
Volume 42, 2023 Guest-edited by Mitia Rioux-Beaulne and Frans De Bruyn
Table of contents (9 articles)
-
Introduction [en français]
-
Introduction [in English]
-
Voltaire, penseur de la modernité ? Le récit voltairien de l’empirisme triomphant
Nicholas Cronk
pp. 1–14
AbstractFR:
Le récit de l’empirisme triomphant mis en circulation par Voltaire est à réexaminer. C’est dans ses Lettres sur les Anglais (1733) que Voltaire construit une histoire de la pensée empirique qui oppose Locke à Descartes, et qui culmine dans la pensée de Locke et de Newton. Inutile d’insister sur les simplifications évidentes de ce récit novateur. Premièrement, Voltaire innove en présentant les idées clés de Newton. Deuxièmement, il suggère, de façon audacieuse, que Newton et Locke sont des hérétiques, proches de l’athéisme. Troisièmement, il insiste sur le rôle du doute et cherche à aligner leur pensée avec le courant du scepticisme qui dérive de Montaigne et de Bayle. En suggérant que Bacon a été le précurseur de Newton et de Locke, Voltaire ne fait qu’adopter la position de la Royal Society à Londres, qui, dès sa fondation en 1660, avait érigé Bacon en père fondateur. Cette histoire voltairienne de l’empirisme s’implante vite en France. Dans l’Encyclopédie, par exemple, D’Alembert reprend les thèses essentielles de Voltaire dans son « Discours préliminaire » (1751). La narration triomphale de l’histoire de l’empirisme qui dérive des Lettres sur les Anglais se trouve ainsi peu à peu absorbée dans le discours quotidien des philosophes, et atteint son apogée chez Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795). Les Lettres sur les Anglais nous sont devenues tellement familières que nous risquons de rester insensibles à leur profonde étrangeté. Le récit de l’empirisme triomphant élaboré par Voltaire dans ce livre est particulièrement singulier : il s’agit d’une fiction voltairienne qui a eu longue vie.
EN:
The story of the triumph of empiricism popularised by Voltaire needs to be re-examined. It is in his Letters concerning the English nation (1733) that Voltaire constructs a history of empirical thought that opposes Locke to Descartes, and culminates in the thinking of Locke and Newton. There are obvious over-simplifications in this innovative account. Firstly, Voltaire breaks new ground in presenting Newton’s key ideas. Secondly, he suggests, daringly, that Newton and Locke are heretics, whose views are close to atheism. Thirdly, he insists on the role of doubt, and attempts to align the English thinkers with the current of scepticism deriving from Montaigne and Bayle. In suggesting that Bacon was the precursor of Newton and Locke, Voltaire is simply adopting the line of the Royal Society in London, which since its foundation in 1660 had regarded Bacon as its founding father. This Voltairian account of empiricism quickly takes root in France. In the Encyclopédie, for example, D’Alembert recycles Voltaire’s basic arguments in his ‘Discours préliminaire’ (1751). The triumphal account of the history of empiricism that derives from the ‘English letters’ is thus gradually absorbed into the general world view of the philosophes, reaching its apogee in Condorcet’s Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795). The ‘English Letters’ have become so familiar to us that we risk overlooking their profound strangeness. The account of triumphant empiricism expounded by Voltaire in this book is particularly odd: a Voltairean fiction that has enjoyed a long life.
-
“The example and ornament in this transplanted Christian Colony”: The “Death Writing” of St. Catherine Tekakwitha and Pierre François Xavier de Charlevoix’s Histoire et description générale de la Nouvelle-France (1744)
Kelly Plante
pp. 15–38
AbstractEN:
Interdisciplinary scholarship in the fields of Native American and Indigenous Studies (NAIS), ethnography, anthropology, and history has widely debated the powerful biography of St. Catherine Tekakwitha, the first Indigenous saint. This essay close-reads life writings by and about Tekakwitha as so death-centric that they can be referred to as “death writing.” Death writings document relationships among the living and the dead. This essay examines Indigenous materials alongside a colonial text: first Tekakwitha’s participation in the tradition of wampum, followed by Jesuit explorer and author Pierre François Xavier de Charlevoix’s obituary of her appended to his History and description of New-France (1744). This dual approach affords two perspectives on the power of Tekakwitha’s memory: both Tekakwitha and Charlevoix contributed to the emergence of modern forms of life writing in the eighteenth century. I present Charlevoix’s monumental text as an obituary on a macro level, of the dying French colonial and Jesuit order, and on a micro level, with its appended collection of obituaries of Indigenous individuals, with the foremost presented as Tekakwitha. I argue that New-France asserts the importance of France, the Jesuits, and Charlevoix himself, by aligning them with the European project of colonization and by invoking the power of deceased Indigenous individuals, especially Tekakwitha. Simultaneously, Tekakwitha’s death writing has functioned as a reservoir of power sustained by the controversy of her characterization as an exemplary Indigenous woman. The essay concludes by asserting Tekakwitha as an “active presence” who continues to shape discourse on her legacy.
FR:
Les études interdisciplinaires dans les domaines des études amérindiennes et indigènes (NAIS), de l’ethnographie, de l’anthropologie et de l’histoire ont largement débattu de l’importante biographie de sainte Catherine Tekakwitha, la première sainte indigène. Cet article propose une lecture attentive des récits de vie de Tekakwitha et sur Tekakwitha, qui sont tellement centrés sur la mort qu’on peut les qualifier d’« écrits sur la mort ». Les écrits sur la mort documentent les relations entre les vivants et les morts. Cet article examine les documents autochtones parallèlement à un texte colonial : d’abord la participation de Tekakwitha à la tradition du wampum, puis la notice nécrologique de l’explorateur et auteur jésuite Pierre François Xavier de Charlevoix, annexée à son Histoire et description de la Nouvelle-France (1744). Cette double approche offre deux perspectives sur le pouvoir de la mémoire de Tekakwitha : Tekakwitha et Charlevoix ont tous deux contribué à l’émergence de formes modernes de récits de vie au dix-huitième siècle. Je présente le texte monumental de Charlevoix, à un niveau macro, comme une nécrologie de l’ordre colonial français et jésuite en déclin ; et, à un niveau micro, comme un recueil de nécrologies d’individus indigènes, dont la plus importante est celle de Tekakwitha. Je soutiens que la Nouvelle-France sert à affirmer l’importance de la France, des Jésuites et de Charlevoix lui-même, en les alignant sur le projet européen de colonisation et en invoquant le pouvoir des personnes autochtones décédées, en particulier Tekakwitha. Simultanément, l’écriture de la mort qu’illustre Tekakwitha a fonctionné comme un imaginaire de l’énergie, renforcé par la controverse suscitée par sa caractérisation en tant que femme indigène exemplaire. L’article conclut en affirmant que Tekakwitha est une « présence active » qui continue à façonner le discours sur son héritage.
-
Des déclinaisons de l’illusion et de son rôle dans le Discours sur le bonheur d’Émilie du Châtelet
Francesca Francoeur
pp. 39–53
AbstractFR:
Cet article examine l’accent placé sur l’illusion dans le Discours sur le bonheur d’Émilie du Châtelet. Il considère, premièrement, sa spécificité en la différenciant de l’erreur et analyse les quatre types d’illusions présentés par la marquise du Châtelet, puis précise comment les illusions se manifestent et le pouvoir que nous avons sur elles. Deuxièmement, il postule que les illusions sont des plus nécessaires pour la félicité, bien que les illusions ne puissent pas nous rendre heureux par elles-mêmes si les autres conditions du bonheur ne sont point remplies. Cette étude aborde, enfin, deux difficultés au sein de l’ouvrage de Mme du Châtelet. Il soutient que l’exercice contradictoire de la raison sur les illusions peut être résolu si la raison inspecte les illusions uniquement lorsque le malheur survient. Il propose également que le concept de l’illusion permet de faire sens de la définition paradoxale du bonheur chez la marquise.
EN:
This article examines the emphasis placed on illusion in Émilie du Châtelet’s Discourse on Happiness. It first considers its specificity by differentiating it from error and analyzing the four types of illusions that the Marquise du Châtelet discusses, then addresses how illusions manifest themselves and what power we have over them. Secondly, it posits that illusions are of the utmost necessity for bliss, although illusions cannot make us happy by themselves if the other conditions of happiness are not met. This study, lastly, tackles two difficulties within Mme du Châtelet’s work. It argues that the contradictory action of reason on illusions can be resolved if reason only inspects illusions when unhappiness arises. It also proposes that the concept of illusion makes it possible to make sense of the Marquise’s paradoxical definition of happiness.
-
The Importance of a Rhetorical Approach for the Historically Informed Performance of Music: 1740–1830
Anders Muskens
pp. 55–90
AbstractEN:
During the period 1740–1830, the classical art of rhetoric was still largely connected to music. Eighteenth-century theorists emphasized crucial links between rhetoric and the musical arts. Each mode of expression informed the other, with common goals of expressing, communicating, and persuading. Rhetoric guided musical composers and performers alike, who sought to capture the hearts and minds of listeners through artistic expression. However, such principles arguably deserve more attention in modern musical education and performances of this repertory. This essay outlines some basic principles behind a rhetorical approach to eighteenth-century music for modern musical performers in the historically informed performance field.
FR:
Au cours de la période 1740-1830, l’art classique de la rhétorique était encore largement lié à la musique. Les théoriciens du xviiie siècle ont mis l’accent sur les liens cruciaux entre la rhétorique et les arts musicaux. Chaque mode d’expression se nourrit de l’autre, avec pour objectifs communs la volonté de s’exprimer, de communiquer et de persuader. La rhétorique a guidé les compositeurs et les interprètes qui cherchaient à capter le coeur et l’esprit des auditeurs par le biais de l’expression artistique. Cependant, ces principes méritent sans doute plus d’attention dans l’éducation musicale moderne et dans l›interprétation de ce répertoire. Cet article présente quelques principes de base d’une approche rhétorique de la musique du xviiie siècle à l’intention des interprètes modernes dont le travail se veut historiquement informé.
-
Repenser la société française sous l’Ancien Régime dans le roman oriental : l’exemple d’Abbassaï (1753) d’Anne-Marie de Fauques
Isabelle Tremblay
pp. 91–108
AbstractFR:
Dans son roman oriental pseudo-historique intitulé Abbassaï, histoire orientale (1753), Anne-Marie de Fauques pose un regard critique sur la France d’Ancien Régime. En feignant de retracer l’histoire d’un espace lointain à une époque révolue, elle tend aux lectrices et aux lecteurs un miroir qui les invite à s’interroger sur les relations entre les sexes, de même que sur les relations de pouvoir propres aux sphères religieuse et sociale. Espace d’expérimentation idéologique, Abbassaï témoigne de l’effort que déploie la romancière pour repenser l’ordre établi au moyen de la fiction.
EN:
In her pseudo-historical oriental novel Abbassaï, histoire orientale (1753), Anne-Marie de Fauques takes a critical look at 18th-century France. This novel holds up a mirror to readers that invites them to reflect on the dynamics of gender, as well as on power in religion and society. As a narrative space for experimenting with new ideas and for challenging mainstream ideology, Abbassaï is a testament to Anne-Marie de Fauques’ effort to imagine a new social order through fiction.
-
The Maternal Picturesque in Mary Wollstonecraft and Elizabeth Simcoe
Eric Miller
pp. 109–138
AbstractEN:
Mary Wollstonecraft (1759–97) and Elizabeth Simcoe (1762–1850) composed narratives of their travels: accounts influenced by picturesque theory, especially as articulated by William Gilpin. Wollstonecraft’s Letters Written During a Short Residence in Sweden, Norway, and Denmark appeared in 1796; Simcoe, a gifted artist, kept a written and visual diary of her 1791–96 sojourn in Lower and Upper Canada, as spouse of the first Lieutenant-Governor of Upper Canada, John Graves Simcoe (1752–1806). Wollstonecraft and Simcoe took small children with them—Wollstonecraft, her daughter Frances (born May 14 1794); Simcoe, her daughter Sophia (born October 25 1789) and her son Francis (born June 6 1791). Gilpin’s aesthetic program favours the irregular, the varied, the marginal; Wollstonecraft and Simcoe, divergent in avowed political convictions, adapt Gilpin’s practice and improvise modes of a specifically maternal picturesque. Domestically, the presence of children is expected; to situate them in the wilds and on frontiers changes their role—and the role of their mothers. Wollstonecraft’s account of a visit to Sarp Falls in Norway and Simcoe’s visions of Niagara (as well as of the Don River) reveal, respectively, Wollstonecraft’s apocalyptic, and Simcoe’s gradualist, sensibility. Wollstonecraft projects the presence of her daughter into the Scandinavian landscape, drawing on Shakespeare’s fairyland to introduce preternatural dimensions into an empirical-minded narrative; Simcoe figures her son Francis as a mediator between the empire in which she believes, and Indigenous peoples whom she acknowledges as central to the defence, the consolidation, and the future of the province over which her husband presides.
FR:
Mary Wollstonecraft (1759-1797) et Elizabeth Simcoe (1762-1850) ont écrit des récits de voyage, récits influencés par la théorie du pittoresque, en particulier telle qu’elle a été formulée par William Gilpin. Wollstonecraft a publié ses Lettres écrites pendant une courte résidence en Suède, en Norvège et au Danemark en 1796 ; Simcoe, une artiste douée, a tenu un journal écrit et visuel de son séjour dans le Bas et le Haut-Canada entre 1791 et 1796, alors qu’elle était l’épouse du premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe (1752-1806). Wollstonecraft et Simcoe ont emmené avec eux de jeunes enfants – Wollstonecraft, sa fille Frances (née 14 mai 1794), Simcoe, sa fille Sophia (née 25 octobre 1789) et son fils Francis (né 6 juin 1791). Le programme esthétique de Gilpin favorise la dissymétrie, la variation et le marginal ; Wollstonecraft et Simcoe, qui différaient d’opinions politiques, adaptent la pratique de Gilpin et inventent des modalités de la sensibilité pittoresque propres à leur rôle de mère. Dans la représentation de la vie de tous les jours, on s’attend à ce que les enfants soient présents ; le fait de les situer dans les régions sauvages et aux frontières modifie leur rôle – et celui de leur mère. Le récit par Wollstonecraft d’une visite aux chutes de Sarp en Norvège et les visions de Simcoe de Niagara (et de la rivière Don) révèlent respectivement la sensibilité d’apocalypse de Wollstonecraft et la sensibilité progressiste de Simcoe. Wollstonecraft projette la présence de sa fille Frances dans le paysage scandinave, s’inspirant de la féérie de Shakespeare pour introduire des dimensions surnaturelles dans un récit empirique. Simcoe présente son fils Francis comme un médiateur entre l’empire britannique auquel elle croit et les peuples autochtones qu’elle reconnaît comme essentiels à la défense, à la consolidation et à l’avenir de la province que son époux dirige.
-
Writing History, Writing Novels: Historical Fiction and Eighteenth-Century Research
Chantel Lavoie and Eric Miller
pp. 139–157
AbstractEN:
This article features excerpts from two historical novels set in the eighteenth century, The Boy in the Chimney and The Canada Act, written by Chantel Lavoie of Royal Military College and Eric Miller of the University of Victoria respectively. The novels are inspired in part by the authors’ historical and literary research in eighteenth-century studies. Readings from the novels at the 2022 CSECS conference in Ottawa (Canada), generated a fruitful discussion about turning academic scholarship into fiction. The extracts illustrate the connection between critical and creative writing and show how writing historical fiction can be both a mode of historical analysis and a form of critical engagement with a text or a writer.
FR:
Cet article présente des extraits de deux romans historiques se déroulant au dix-huitième siècle, The Boy in the Chimney et The Canada Act, écrits respectivement par Chantel Lavoie du Collège royal militaire et Eric Miller de l’Université de Victoria. Ces romans s’inspirent en partie des recherches historiques et littéraires des auteurs dans le cadre de leurs recherches sur le dix-huitième siècle. La lecture de ces romans lors de la conférence 2022 de la SCEDHS à Ottawa (Canada) a donné lieu à une discussion fructueuse sur la transformation de la recherche historique en fiction. Les extraits mettent en évidence le lien entre l’écriture critique et l’écriture créative et montrent comment l’écriture de fictions historiques peut être à la fois un mode d’analyse historique et une forme d’engagement critique vis-à-vis d’un texte ou d’un auteur.