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En 1823 paraît Ourika, un roman de Mme de Duras dont on a beaucoup reparlé ces dernières décennies[1]. Je ne vais pas en proposer une nouvelle lecture, mais rappeler certains éléments de sa composante historique, car l’héroïne du roman, Ourika, a bel et bien existé. Elle fut rapportée d’Afrique à l’âge de 2 ou 3 ans par le chevalier de Boufflers, gouverneur du Sénégal de 1785 à 1787, qui l’a offerte à son oncle le maréchal de Beauvau. La famille de Beauvau n’est pas la seule à avoir profité de la prodigalité du chevalier de Boufflers. Il a offert d’autres « négrillons[2] » à ses proches, à la reine et à la famille d’Orléans. Il était de bon ton au xviiie siècle dans les milieux aristocratiques de s’entourer de petits « négrillons » qui, le temps de leur enfance, distrayaient le beau monde. Mme de Genlis, « gouverneur » des enfants du duc d’Orléans, a bien rendu compte de la condition de ces enfants noirs vivant au Palais Royal dans ses écrits[3]. Ils sont choyés comme le sont les animaux de compagnie et « règnent » dans le salon, aussi longtemps qu’ils demeurent petits et amusants ; ils sont ensuite « relégués dans l’antichambre[4] » pour être aussi vite remplacés par un autre petit négrillon. Ce ne fut pas le cas d’Ourika, qui fut tendrement aimée par la famille de Beauvau, si l’on en croit les souvenirs de la maréchale[5]. Elle mourut malheureusement à la fleur de l’âge en 1799.

Une vingtaine d’années plus tard, Mme de Duras se met à écrire un roman mettant en scène Ourika. La conception de ce roman commence dans son salon : « En 1820 seulement, ayant un soir raconté avec détail l’anecdote réelle d’une jeune négresse élevée chez la maréchale de Beauvau, ses amis, charmés de ce récit (car elle excellait à raconter), lui dirent : “Mais pourquoi n’écririez-vous pas cette histoire ?”[6] ». L’impulsion est donnée. Selon Pailhès, « [e]lle avait dû composer Ourika, du moins en partie, […] de janvier à avril 1821[7] » et Chateaubriand en avait suivi de près la composition ; il en avait lu les épreuves. Dans son Journal des années 1821-1827, Mme de Duras annonce le 8 janvier 1822 : « J’ai fait Ourika je ne sais si j’ai réussi. Cette occupation a interrompu le journal, je vais le reprendre[8] ». Or, à l’entrée du 20 novembre 1821, elle avait écrit :

« […] C’est un évén[ement] qui s’est passé de nos jour[s et dont] j’ai été témoin. Le chevalier de Boufflers avoit rapporté du Sénégal à Made la maréchal de Beauvau une petite négresse »… Et Mme de Duras raconte l’histoire d’Ourika, élevée au milieu de « la société la plus spirituelle de Paris », mais progressivement isolée par la couleur de sa peau : « elle en étoit venue à ne pouvoir se regarder dans un miroir. Sa figure lui paroissoit celle d’un monstre, elle devint triste, sauvage, chaque année ajoutoit à sa mélancolie. Elle mourut de chagrin avant 20 ans, et se trouva heureuse de mourir »[9].

On s’était jusqu’ici posé des questions sur la mort, non de l’Ourika de papier, mais de la petite Ourika arrivée à Paris en 1786. Mme de Beauvau n’en mentionne pas la cause dans ses Souvenirs. Dans l’entrée de son journal, Mme de Duras, qui se pose en témoin, donne ici clairement les raisons de la mort d’Ourika. À propos du roman, Chateaubriand écrit mi-décembre à Mme de Duras : « […] en lisant les premières pages, j’ai pleuré » et « Je suis tout ému d’Ourika[10] », fin décembre. Goethe, lui-même, reconnaît après avoir lu Ourika : « À mon âge, il ne faut pas se laisser émouvoir à ce point[11] ». Les lecteurs d’Ourika ont donc été attendris par la destinée tragique de cette enfant noire déracinée qui n’a pu, en fin de compte, trouver place dans la société française.

On pourrait dès lors penser que cette apparente sollicitude, jointe à l’abolition de la traite des Noirs[12], ferait passer la mode du négrillon si répandue sous l’Ancien Régime. Or Chateaubriand a lui-même reçu un petit négrillon, nommé Morgan, de son ami Drovetti, consul général de France à Alexandrie[13]. Il nous le confie dans sa relation du Congrès de Vérone :

Pour nous délivrer de ce rendez-vous de mouches qui bourdonnent partout où s’épand quelques gouttes d’or, nous n’avions pas, comme l’amiral turc de M. Choiseul-Gouffier, un lion familier venant sentir aux mains de nos visiteurs[14] ; mais nous avions un négrillon qui leur passait entre les jambes, les tiraillait et les interrompait dans leurs discours. Il nous avait été envoyé d’Égypte par notre hôte et ami, Mr. Drovetti. Il était fils de prince ; il s’appelait Morgan (la perle), nom de tendresse que lui avait donné sa mère[15], égorgée par les soldats du pacha[16]. Cet enfant était à peu près de l’âge de M. le duc de Bordeaux ; celui-ci admettait à ses jeux l’orphelin esclave[17] privé de son trône d’ébène. Morgan n’a pas vécu ; il est mort à Rome, où nous l’avions mis à la propagande[18], dans l’espoir d’en faire un archevêque d’Éthiopie : il a rendu son dernier soupir à la primeur du jour, à une heure matinale comme sa vie. Morgan, la perle de sa mère, est allé parer dans le ciel cette pauvre mère. Ce petit roi noir, à l’instar du petit roi blanc, son camarade, avait été jeté par la dérision du sort à la garde de notre faiblesse. Nous aurions mieux été assis avec lui sous un palmier, aux sources du Nil, que lui, courant auprès de nous sous les fauteuils de sa Majesté très-chrétienne, à l’hôtel des affaires étrangères[19].

Nous sommes en 1823, au moment où Morgan s’amuse à l’hôtel des Affaires étrangères, l’année même où fut publié Ourika[20] ! Et il doit être bien jeune puisque le duc de Bordeaux est né en 1820. Quant à Chateaubriand, il doit alors être encore imprégné et « ému » de l’histoire d’Ourika dans laquelle il a été plongé durant sa rédaction. Morgan est sans doute un cadeau du pacha Méhémet-Ali à Chateaubriand, alors ministre des Affaires étrangères[21]. Dans une lettre du 5 février 1824 à l’amiral, comte d’Augier, Drovetti dénombre les cadeaux envoyés à cette date de la part du vice-roi (le pacha) :

M. le Commandant de la corvette m’a fourni encore l’occasion favorable de faire l’envoi de huit chevaux des plus belles races d’Égypte et d’un jeune éléphant offert à S.M. et à S.A.R.M.sr le Dauphin, par son Altesse le Vice-Roi. […] Mr Perrey, qui a été présenté plusieurs fois à S.A. le Vice-Roi, a reçu de ce prince l’accueil le plus flatteur. – je charge cet Officier, de remettre Lui-même à leur E.E. les Ministres des Finances, de la Marine, de la Guerre, et des Affaires Etrangères, les présents de S.A. le Vice-Roi […][22].

On peut donc raisonnablement supposer que Morgan fut offert à Chateaubriand, au même titre qu’un cadeau diplomatique, lors de l’un de ces envois orchestrés par Drovetti. Chateaubriand lui-même dit son intention d’envoyer un cadeau à Méhémet-Ali dans une lettre du 24 mars 1823[23]. Avait-il déjà reçu Morgan à cette date ? Le fait que Chateaubriand évoque Morgan dans un texte relatant sa vie publique en tant que ministre des Affaires étrangères laisse à penser qu’il voulait situer la présence de l’enfant dans ce contexte. Mentionnons cependant que Morgan arrive en France alors que l’on a discuté au Congrès de Vérone de l’abolition de la traite des noirs. « Toutes les puissances répondirent que la traite des nègres était abominable, qu’elles étaient prêtes à concourir aux mesures jugées exécutables, pour assurer l’abolition totale de ce commerce […][24] ». Et, dès son entrée en fonction en tant que ministre des Affaires étrangères, Chateaubriand écrit le 31 janvier 1823 au comte de Beaurepaire, chargé des affaires de France à Constantinople :

J’ai l’honneur de vous adresser la copie d’une Ordonnance du Roi, qui défend, sous des peines sévères, à tout armateur et capitaine français d’employer ou d’affréter leurs navires pour transporter des esclaves.

Ces coupables désordres ont été particulièrement remarqués soit dans les mers du Levant, soit dans les parages d’Égypte et de Barbarie ; et les guerres civiles qui désolent ces contrées ont souvent offert l’occasion d’y abuser du droit de la force. Les individus tombés au pouvoir de leurs ennemis sont traités comme esclaves et transportés sur d’autres rivages pour y être vendus. Le Roi a voulu empêcher qu’un acte si contraire aux lois de l’humanité ne fût protégé par ses sujets et couvert de son pavillon[25].

Dans ces conditions, comment expliquer la présence de Morgan sur le sol français ? S’il n’est pas esclave, quel est donc son statut social et juridique ?

Dans Le congrès de Vérone, l’enfant nous est d’abord présenté dans la pure tradition de l’Ancien Régime : il est assimilé à l’animal exotique domestiqué (« nous n’avions pas […] un lion familier […] mais […] un négrillon ») à vocation ludique : il distrait ici de l’ennui et des désagréments des sollicitations importunes à l’hôtel des Affaires étrangères[26]. Dans un deuxième temps, son ascendance aristocratique permet une comparaison avec le duc de Bordeaux, son camarade de jeux occasionnel, puisqu’ils sont tous deux rois sans trône (« Ce petit roi noir, à l’instar du petit roi blanc »). Le récit de Chateaubriand est publié 15 ans après les faits. Au moment de la narration, Morgan n’est plus de ce monde et le duc de Bordeaux, devenu comte de Chambord en 1830 et considéré comme le roi Henri V par les légitimistes, est en exil avec sa famille. Chateaubriand semble implicitement reconnaître le dommage causé à Morgan par le déracinement dont il a été l’objet. On apprend aussi dans ce texte publié en 1838 que Morgan meurt à la fleur de l’âge, comme Ourika, mais on ne sait ni de quoi, ni quand au juste[27].

Quelles sont les traces laissées par Morgan après 1823 ?

En août 1824, on le retrouve en Suisse avec Mme de Chateaubriand[28]. Voici ce que rapporte le fils de Louis Caumont, directeur de pensionnat, à qui Mme de Chateaubriand s’était adressée, espérant qu’il prenne en charge l’éducation de Morgan :

En 1824, Mme de Chateaubriand, passant quelques mois à Neuchâtel […], fit un jour appeler mon père auprès d’elle et lui proposa de prendre en pension chez lui un joli petit nègre de sept ans, dont un chef africain avait fait présent à son mari. Ce petit nègre était rempli d’esprit, mais ignorant les premiers principes de l’instruction au-delà de la lecture. Cette bonne dame pensait qu’il ne serait pas déplacé au milieu de jeunes gens déjà instruits et beaucoup plus âgés que lui. Elle l’avait traité jusque-là en enfant gâté, le faisant habiller par un domestique, qui ne lui avait pas même appris à attacher ses souliers, et le couchant dans un lit de grand seigneur. Et elle pensait que cet enfant ne donnerait pas de peine, qu’il n’y avait pas à se gêner avec lui pour la nourriture, et qu’on pouvait tout uniment lui donner pour lit un sac de paille ! Elle voulait qu’il fût élevé dans la religion catholique, et prétendait qu’il serait facile à mon père, qu’elle savait être protestant, de l’élever dans les croyances romaines. Bref, cette Mme la vicomtesse de Chateaubriand, femme du célèbre auteur du Génie du Christianisme, alors exilé de France par les Bourbons, elle-même se jugeant une femme supérieure, déraisonnait. Le petit négrillon resta chez elle.

Nos pensionnaires le voyaient souvent ; il venait jouer avec eux presque tous les soirs, à la promenade du Crêt, et c’était pour eux un divertissement de s’entretenir avec lui ; les plus jeunes n’auraient pas demandé mieux que de le voir entrer dans le pensionnat ; mais dans quelle catégorie aurait-il fallu le placer[29] ?

Mme de Chateaubriand tente de faire entrer Morgan dans ce pensionnat de Neufchâtel en vain. On comprend les raisons du refus de Caumont qui, par deux fois, mentionne la difficulté qu’éprouverait le petit négrillon à trouver « place » au sein du pensionnat. Ces propos font écho à la plainte d’Ourika qui dit dans le roman : « Cette société où j’étais déplacée[30] ». On apprend également que Morgan attisait l’intérêt des pensionnaires pour lesquels il était un divertissement, une curiosité exotique. Cette impression est relayée par une note de l’éditeur Philippe Godet : « Ce négrillon, qui répondait au nom de Morgen [sic], […] a laissé un vif souvenir à ceux qui l’avaient connu. Un de nos abonnés, qui était enfant en 1824, nous a raconté qu’il s’est souvent baigné au Crêt avec le groom de Mme de Chateaubriand : les gamins s’amusaient à le frotter et le savonner “pour voir s’il était bon teint”[31] ».

Le 22 octobre 1824, la vicomtesse de Chateaubriand et Morgan rentrent à Paris. Un an plus tard, le 31 décembre 1825, Chateaubriand écrit à la comtesse de Castellane :

Voici comment va se passer mon premier jour de l’an. Comme je suis tout seul dans le monde, je fais venir ma famille, c’est-à-dire Morgan, auquel Mme de Chateaubriand a acheté un jacko. Le pauvre garçon qui n’a que moi ici-bas mangera beaucoup, dormira longtemps, presque toute la journée ; il est tout nu ou à peu près, car je ne suis pas bien riche et ses habits ne lui durent pas quinze jours. On lui mettra une de mes vieilles redingotes, un pantalon trop grand pour lui, un bonnet de Mme de Chateaubriand et des pantoufles à Joséphine, et il sera comme s’il était encore en Abyssinie chez le roi son père. Quelle destinée encore pour ce malheureux petit nègre : être jeté dans mes bras du bout du monde, moi, qui ne peux rien pour lui. Il y a dans ce dessein de la Providence quelque chose qui me touche : le pauvre orphelin est mal tombé[32].

Dans ce passage pour le moins surprenant, Chateaubriand nous présente d’abord Morgan comme s’il était son fils adoptif. Peut-on y voir, alors qu’il a 57 ans, une certaine nostalgie de l’enfant qu’il n’a jamais eu ni vraiment voulu ? Ne confie-t-il pas dans ses Notes et pensées : « Haine des enfants et pourtant profond désir d’en avoir d’une femme aimée[33] ». Une femme aimée comme la comtesse de Castellane à qui il écrit le 5 octobre 1823, alors que Morgan venait d’entrer dans sa vie : « […] je perds cette nuit que j’aurais passée dans tes bras ! […] Tu m’aurais donné un fils ; tu aurais été la mère de mon unique enfant[34] ». Mais l’inclusion de Morgan dans le cercle familial est vite démentie dans la suite de la lettre où Chateaubriand s’avoue incapable de prendre complètement en charge « le pauvre orphelin ». Il le dépeint dans un accoutrement grotesque, le renvoyant figurativement d’où il vient… l’Abyssinie. On verra plus loin comment il compte s’y prendre pour le renvoyer sur la terre de ses ancêtres. En attendant, Morgan vit dans l’entourage de Chateaubriand et celui-ci demande le 28 septembre 1826, à l’auteur d’Ourika :

Voulez-vous servir de marraine à Morgan ? Je serai le parrain. Si vous ne pouvez l’être en personne, voulez-vous donner votre procuration à Mde de Rauzan ? Si vous acceptez l’une ou l’autre proposition voulez-vous fixer l’époque du Baptême ? Ce sera quand vous voudrez. […] Il faut seulement que je sache quand il y aura baptême pour en prévenir l’archevêque. La cérémonie aura lieu dans la chapelle particulière. Vous sentez qu’il ne s’agit d’aucun frais et que le pauvre Morgan n’a besoin que d’être chrétien. Je ne puis lui donner de trésor que pour l’autre monde[35].

Mme de Duras, malade, a accepté de devenir marraine par procuration puisqu’il lui écrit le 4 octobre : « Nous nommerons donc Morgan François Claire. Il sera baptisé le 19 à l’infirmerie jour où l’on célébrera la St Thérèse[36]. L’archevêque de Paris fera le Baptême[37] ». Baptiser Morgan, en faire un chrétien, est primordial attendu qu’il ne peut être heureux que dans l’autre monde. Le baptême n’est pas passé inaperçu puisqu’il fut annoncé dans le Journal des débats le 21 octobre :

On célèbrera à l’infirmerie de Marie-Thérèse, rue d’Enfer, no 86, dimanche prochain, à trois heures, la fête de la patronne de l’établissement. M. l’archevêque de Paris administrera le baptême à un jeune Nègre âgé de neuf ans. Cet enfant, né en Abyssinie, a échappé presque seul, il y a quatre ans, au massacre que le pacha d’Égypte fit de la tribu dont son père étoit chef[38].

Le lendemain, Chateaubriand écrit à Mme de Cottens[39] :

Hier nous avons eu la cérémonie de notre Sainte-Thérèse, à l’Infirmerie, et nous avons baptisé un pauvre petit Noir, que la Providence m’a envoyé quand j’étais ministre. Il est mal tombé et son père blanc n’est guère plus riche que son père noir : mais enfin, il m’est donné de Dieu et du malheur, je lui serai bon parent[40].

Chateaubriand ne mentionne pas cette fois le nom du « pauvre petit Noir ». Pourtant Morgan s’est enrichi depuis la veille de ses prénoms de baptême ; il s’appelle désormais Morgan François Claire. Chateaubriand semble apprécier l’opposition noir-blanc pour établir un parallèle entre individus vivant une situation difficile. On se souvient du parallèle établi dans le Congrès de Vérone entre le petit roi noir (Morgan) et le petit roi blanc (le duc de Bordeaux), tous deux privés de leur trône. Ici Chateaubriand évoque plus, dans le comparatif père blanc/père noir, ses propres difficultés financières qu’un statut paternel.

Le journal la Quotidienne rendit compte de la cérémonie le 24 octobre :

M. l’archevêque a prononcé dans cette occasion un discours rempli de cet esprit de charité qui anime ce prélat ; il l’a terminé par une allocution dont voici à peu près les termes : Et vous, âmes généreuses (faisant allusion à M. et à Mme de Chateaubriand) qui avez adopté cet enfant du malheur sans être vous-mêmes dans la prospérité, le temps des tribulations finira ; vous n’abandonnerez point l’enfant que la Providence vous a envoyé, et le Père Commun de la grande famille des hommes vous récompensera de votre charité[41].

Le lendemain, le Journal de Paris imputera à la Quotidienne d’avoir fabriqué les propos de l’archevêque ; propos qui seront confirmés par Chateaubriand dans sa lettre du 26 octobre au rédacteur de la Quotidienne. On y lit :

Je dois à la vérité de déclarer, Monsieur, que vous avez rapporté avec exactitude le passage du discours de M. l’archevêque de Paris. Le baptême d’un orphelin, à qui la religion rendait une famille, devait naturellement conduire le charitable prélat à parler des tribulations de la vie, et de la miséricorde d’un Dieu qui fait souvent sortir notre bonheur de ces épreuves[42].

L’« adoption[43] » de Morgan, suggérée dans les lettres à Mme de Castellane et Mme de Cottens, est mentionnée dans le discours de l’archevêque, mais on ne peut pourtant la prendre au pied de la lettre[44] puisque « [Chateaubriand] avait l’intention de faire apprendre au petit Morgan l’état de charpentier et menuisier, et de l’envoyer au Brésil, où les ouvriers de ce métier étaient recherchés, et où un noir pouvait devenir citoyen. “Cela vaut mieux sans doute que d’être un mauvais sujet de laquais sur le pavé de Paris !”[45] »

Si Morgan s’inscrit dans la famille chrétienne par son baptême, il ne peut cependant trouver « place » dans la société française. Et un avenir au Brésil ne se dessine pas non plus. En effet, en 1828, Chateaubriand obtient le poste d’ambassadeur à Rome. Morgan est du voyage puisque, d’après le récit du congrès de Vérone, il a été placé à la Propaganda Fide (Congrégation pour la Propagation de la Foi) qui « ne forme que des jeunes gens venus des pays infidèles ou hérétiques, et destinés à y retourner pour porter la vraie foi[46] ». Et Chateaubriand est un fervent partisan de l’oeuvre missionnaire[47].

Le 16 octobre 1829, Chateaubriand, de retour à Paris[48], écrit, probablement à Monseigneur Castracane, alors secrétaire de la Propagande :

Monseigneur,

C’est un devoir sacré pour Mde de Chateaubriand et pour moi, en quittant Rome, de vous remercier de vos bontés pour le pauvre petit orphelin que la Charité chrétienne vous a fait prendre sous votre protection. Nous espérons qu’il se rendra digne de vos bienfaits, qu’il apprendra de Votre Eminence les vertus nécessaires à la carrière apostolique et périlleuse qu’il doit parcourir un jour […][49].

Morgan, le petit orphelin, a alors une douzaine d’années et son avenir est déjà tout tracé : il s’agit pour lui de passer de nombreuses années à Rome au séminaire de la Propaganda Fide afin de devenir un prosélyte de la « vraie foi » sur sa terre natale.

Morgan a donc passé 5 à 6 ans de sa vie auprès des Chateaubriand ; le petit négrillon qui courait sous les fauteuils de l’hôtel des Affaires étrangères et amusait la galerie s’est vu à un âge précoce dicter un avenir auquel il a pourtant échappé puisqu’« il a rendu son dernier soupir à la primeur du jour, à une heure matinale comme sa vie », apprend-on dans le Congrès de Vérone. Dans ses Notes et pensées, écrites après 1830[50], Chateaubriand confie : « Il a péri à cinq heures du matin, à une heure matinale comme sa vie : il semble qu’on ait voulu lui éviter la chaleur du jour[51] ». Chateaubriand suggère encore une fois les difficultés qu’aurait rencontrées le « pauvre Morgan » s’il avait vécu. Chateaubriand n’évoque pas les circonstances de sa mort. En fait, Morgan était entré à la Propaganda Fide le 13 avril 1829[52] et y est mort le 28 mars 1831 de phtisie, nous révèle l’unique document concernant Morgan Franciscus aux archives historiques de la Propaganda Fide[53].

On ne peut refuser à Chateaubriand d’avoir été pétri de bonnes intentions et pourtant ses propos sont pour le moins déroutants. Que ce soit dans le Congrès de Vérone ou ses lettres à la comtesse de Castellane, Mme de Cottens ou Mme de Duras, il est difficile de vraiment démêler ses sentiments. Il semble éprouver de la compassion pour le pauvre orphelin mais reconnait qu’il est mal placé pour assurer l’avenir et le bonheur de l’enfant. Il ne peut que s’engager à le faire entrer par le baptême dans la famille chrétienne. Chateaubriand ne croit pas au bonheur sur terre pour Morgan (« le trésor est pour l’autre monde ») ou pour « le pauvre nègre » en général. Et seule la religion peut ouvrir cet autre monde, ce qui explique son ardent soutien de l’oeuvre missionnaire. Voici ce qu’il dit à la Chambre des pairs, à la séance du lundi 13 mars 1826[54] :

À Dieu ne plaise que je veuille diminuer l’horreur qu’inspire la traite des noirs[55] ; mais enfin je parle devant des chrétiens, je parle devant de vénérables prélats d’une Église naguère persécutée. Quand on arrache un nègre à ses forêts, on le transporte dans un pays civilisé ; il y trouve des fers, il est vrai ; mais la religion qui ne peut rien pour sa liberté dans ce monde, quoiqu’elle ait prononcé l’abolition de l’esclavage ; la religion, qui ne peut le défendre contre les passions des hommes, console du moins le pauvre nègre, et lui assure dans une autre vie cette délivrance que l’on trouve près du réparateur de toutes les injustices, près du père de toutes les miséricordes[56].

Morgan, le petit négrillon de Chateaubriand, dont on apprend l’existence presque par inadvertance, n’a pas ou peu retenu l’attention des biographes[57]. Ghislain de Diesbach a le mérite de mentionner Morgan dans sa biographie, mais rien dans le texte n’explique ou ne commente sa présence dans l’entourage des Chateaubriand. La première occurrence révèle sa présence en Suisse auprès de Mme de Chateaubriand. « Elle est arrivée à Neuchâtel avec sa femme de chambre Joséphine et un négrillon, Morgan, qui, avec les deux chattes, égayait le bureau de Chateaubriand aux Affaires étrangères. Ce singulier trio a beaucoup étonné les populations […][58] » : le biographe souscrit ici à la représentation classique, sous l’Ancien Régime, de l’enfant noir considéré au même titre que l’animal de compagnie. La deuxième occurrence[59] reprend, en partie, le passage de la lettre envoyée à Mme de Castellane le 31 décembre 1825, citée plus haut. Mais ce passage ne sert qu’à mettre en évidence la tristesse et le dénuement de Chateaubriand face à ses revirements de fortune depuis qu’il est éloigné du pouvoir[60]. De Morgan, il n’est pas réellement question.

On attribue les propos suivants à Chateaubriand en 1822 :

Tout m’ennuie ; ma vie entière n’est qu’un long ennui ; dès l’enfance j’étais indifférent à tout ; j’ai voyagé sans voir, espérant chasser l’ennui qui revenait toujours, poussé par je ne sais quelle lassitude d’existence. Je n’ai rien observé avec intérêt. Tout passait devant mes yeux sans me piquer du désir de connaître ; ma vie n’est qu’indifférence ; je serais désolé d’avoir fait le mal ; ce ne m’est pas un grand plaisir d’avoir fait le bien. La vertu m’est chère, mais c’est plutôt par raisonnement que par sentiment. Je ne m’attache à rien ; je sers le roi de tout mon coeur, mais sans joie et sans goût. Mon existence est une contrainte perpétuelle. La vertu est une belle chose ; mais il faut des caractères exprès pour en jouir. […] Il y a des âmes à demi mortes ; la mienne est née ainsi[61].

Dans un tel état d’esprit, comment Chateaubriand aurait-il pu sérieusement intégrer dans son foyer l’enfant qui allait bientôt surgir dans sa vie ? Morgan paraît devant lui, non en enfant désiré mais comme cadeau diplomatique (tel un animal exotique), cadeau que le ministre des Affaires étrangères ne peut sans doute pas refuser. Morgan ne fut donc pas adopté, quoiqu’on en dise[62]. Si le jeune enfant fut comparé, dès son entrée à l’hôtel des Affaires étrangères, à un animal domestique, à l’instar des chats de Chateaubriand, on peut imaginer qu’il devint en grandissant plus encombrant que ces félins. Cet enfant, sans statut social ou juridique, sans place réelle dans l’entourage de Chateaubriand, ne pouvait espérer, si l’on en croit ce dernier, qu’une vie meilleure dans l’autre monde où il redeviendrait « la perle de sa mère ».