Micheal Eamon a bien souligné le rôle du coffeehouse et de l’imprimé dans la construction d’une identité loyaliste britannique nord-américaine à Québec et à Halifax dans les années 1780-1790. Les observations de Eamon concernant les coffeehouses demeurent toutefois parcellaires et invitent à approfondir l’étude. Pour sa part, Julia H. Roberts a pris pour cadre le Haut-Canada, une société anglo-américaine arrachée à la forêt entre 1790 et 1840. Les tavernes des pionniers hauts canadiens abriteraient une vie sociale marquée par l’autorégulation ainsi qu’une mixité négociée de genre, de statut social et d’ethnie négociée. On retrouverait dans ces bois, pour l’essentiel, le type de mixité sociale qui a été souligné par Benjamin L. Carps pour New York durant la période prérévolutionnaire. Là où en ville cette forme de sociabilité aurait présidé à une mobilisation politique insurrectionnelle, au Haut-Canada elle aurait participé à l’établissement d’une société pionnière mixte et harmonieuse. Comme le relève Mary Anne Poutanen pour Montréal, les formes d’espaces de divertissements semi-publics urbains sont loin d’être univoques. Si, d’un côté, on observe une culture élitaire, réglementée et ordonnée de la taverne, d’un autre côté on constate tout un univers d’établissement « désordonnés » (disorderly house) dont l’existence est assujettie à un jeu de négociation communautaire. Il existe des espaces de divertissement respectables et d’autres qui le sont moins ; il existe des lieux fameux (fama), mais aussi des lieux malfamés. Cette dichotomie s’appuie d’abord sur un discours de la respectabilité, mais s’alimente aussi à une anxiété sociale et politique montante. Cette crainte de la déchéance sociale s’exprime, selon Nancy Christie, de manière aiguë au cours des années contre-révolutionnaires (1780-1820). Les autorités ont alors le projet de resserrer l’encadrement du pouvoir patriarcal sur l’espace privé familial afin de consolider l’attachement symbolique et surtout juridique des chefs de famille au pouvoir impérial. Cette stratégie constitue une tentative d’endiguement des influences de la pensée de John Locke et de l’individualisme, jugées séditieuses, que l’on croit suppurer de la république voisine. Nous verrons comment l’autorité coloniale subordonne par le truchement d’une augmentation de son pouvoir de surveillance des tenanciers en superviseur d’un espace transitoire d’échange et de mobilité. Les deux premières sections s’appuient sur une lecture attentive et croisée d’un corpus de sources incluant gazettes, correspondances officielles et privées, récits de voyage, mémoires, licences, certificats, reconnaissances et ordonnances. Nous proposons de dégager les conditions d’émergence d’un discours officiel de la méfiance et de la surveillance face à une culture commerciale de la taverne au Québec depuis le début du gouvernement civil en 1764 jusqu’à 1825. Cette dernière date marque une rupture dans la retranscription des verbatim de témoignages dans les notes de banc du juge en chef du district de Montréal, James Reid. Dans un premier temps, nous traiterons des conditions présidant à la constitution d’une culture de la taverne élitaire après la Conquête. Nous discuterons du rôle de ces espaces dans les conditions d’émergence d’une opinion publique dans la colonie. Nous discuterons également de la construction d’un climat de suspicion de la part des autorités entourant ces espaces. Nous verrons enfin que l’appareillage de surveillance étatique s’oriente d’abord sur la cooptation des tenanciers, maîtres de leur domaine situé à l’intersection du privé et du public. Dans Life of Johnson, James Boswell rapporte ainsi les propos tenus par son ami, le lexicographe Samuel Johnson : Johnson différencie la sociabilité privée qu’il désigne comme caractéristique des pratiques françaises, et celle que fournit la tavern life, considérée comme le privilège des Anglais. Cette envolée participe à la construction du discours identitaire nationale britannique qui, comme l’a soutenu Linda Colley, est …
Taverne sous surveillance : conditions d’émergence de nouveaux espaces de divertissement semi-publics au Québec (1764-1825)[Record]
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Mathieu Perron
Université du Québec à Trois-Rivières