Durant la seconde moitié du xviiie siècle, les échanges entre le théâtre et le roman se multiplient. Le théâtre influence le roman par le biais de ses sujets, de ses personnages et de ses intrigues. La fréquentation mondaine du théâtre est mentionnée dans plusieurs romans tels que Les liaisons dangereuses et Le neveu de Rameau. Les romanciers s’amusent à faire jouer à leurs personnages des scènes de comédies. Le théâtre occupe progressivement une place encore plus importante dans le roman du Tournant des Lumières, où il ne se contente plus de mimer des personnages stéréotypés ou des scènes de pièces de théâtres populaires. Les auteurs adoptent désormais un cadre scénique vivant et sensible du théâtre : le tableau. Le concept de tableau a tout d’abord été conçu par Denis Diderot pour ses drames. Bien qu’il n’ait pas inventé le mot, c’est lui qui l’a théorisé le mieux dans ses « Entretiens sur Le Fils Naturel ». Selon lui, un tableau est une « disposition de […] personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile ». Non seulement Diderot aime ce type de scène pittoresque, mais il l’envisage comme un critère essentiel pour la réussite d’une pièce. D’autres auteurs du xviiie siècle tels que Richardson et Sade sont aussi loués pour leur art de composer des tableaux. Comme l’a déjà souligné Catherine Ramond, les études sur le tableau dans les romans se limitent souvent à un romancier. De plus, les recherches dans ce domaine sont dans la plupart des cas restreintes à un genre de tableau. Deux types de tableaux feront l’objet de la présente analyse et ce, dans deux romans, Pauliska, ouLa perversité moderne de Jacques-Antoine Révéroni Saint-Cyr et le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki. Dans ces deux textes, les évènements sont racontés par plus d’un personnage ; la voix narrative de Pauliska est divisée entre deux héros, alors que le Manuscrit trouvé à Saragosse est un récit polyphonique. Ils se rejoignent par leur maniement des tableaux, notamment dans les scènes de débauche et de merveilleux. Les publications des romans de Révéroni Saint-Cyr et Potocki ainsi que la théorie des tableaux de Diderot seront d’abord rappelées. Il s’agira de voir comment la mise en relief des tableaux libertins est appuyée d’une part par les pantomimes et, d’autre part, par la sonorité, afin de rendre la théâtralité du tableau. Les tableaux fantastiques tout comme les tableaux libertins comptent sur la dimension sonore pour créer l’ambiance. Par contre, dans les tableaux fantastiques, les effets fantasmagoriques sont définis par un jeu de lumière particulier. Avant d’aborder l’analyse des tableaux, il est important de rappeler le sujet et la genèse des romans. Pauliska, ou La perversité moderne, publiée en 1796, se déroule entre 1793 et 1795, au moment de l’envahissement de la Pologne par Catherine II. L’héroïne se réfugie en Hongrie, côtoyant les pires violences et des lieux obscurs tels que des montagnes, des grottes et des souterrains. Le récit est marqué par l’imaginaire, des illusions de spectre et des outils de séduction. Révéroni Saint-Cyr emploie le mot « moderne » dans son titre puisque Pauliska et son amant Édouard abordent des inventions modernes comme le magnétisme et l’inoculation, dont se servent des êtres méchants pour leur propre plaisir sexuel. En 1798, le rédacteur des Veillées de Muses écrit dans le compte rendu qu’il consacre à Pauliska : « Ses tableaux sont bien affligeants pour l’espèce humaine, s’il est vrai qu’elle puisse tomber dans cet état de corruption qui ne lui laisse plus d’objets …
Les tableaux dans le Manuscrit trouvé à Saragosse et dans Pauliska, ou La perversité moderne[Record]
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Natalie LaFleur
Université de Montréal
Université Paris-Sorbonne