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Généralement, lorsqu’on pense au vaudeville français, deux périodes et deux formes viennent à l’esprit. Soit ce terme nous renvoie à la chanson populaire satirique, datant du quinzième siècle dont l’origine fut attribuée à Olivier Basselin[1], soit il nous fait penser à la pièce bien faite du dix-neuvième siècle, ce genre théâtral que l’on associe immédiatement à Scribe, Labiche ou Feydeau principalement, et qui faisait fureur dans de nombreuses salles de spectacle parisiennes et de province. Pourtant, le vaudeville dramatique existe déjà au siècle précédent en tant que pièces en vaudevilles où des airs populaires, dans les deux sens du terme, servaient de support musical — autrement dit de timbre — à de nouvelles paroles, afin de créer le dialogue des pièces. Cette structure se distingue du vaudeville final, que l’on retrouve à la fin de maintes comédies de l’époque, et qui a une fonction plutôt paratextuelle en se détachant le plus souvent de l’intrigue. En effet, la forme des pièces en vaudevilles est suffisamment répandue au siècle des Lumières pour qu’elle ait, à partir de 1792, un théâtre qui lui soit dédié, appelé justement le Théâtre du Vaudeville. D’ailleurs, l’ouverture de cette salle a eu lieu quelques mois à peine après qu’ait été signé le traité portant sur la liberté des théâtres qui permettait à tout un chacun d’ouvrir une salle de spectacle, abolissant de ce fait le privilège et le monopole que certains théâtres avaient sous l’Ancien Régime. Pourtant, contrairement à d’autres scènes, celle du Vaudeville maintiendra son statut et deviendra à son tour un théâtre privilégié lorsqu’en 1807, un décret napoléonien mettait fin à la liberté des théâtres accordée en 1791, réduisant le nombre de salles de trente-cinq à huit. Il est donc évident que l’époque révolutionnaire constitue une période charnière et primordiale pour ce théâtre et le genre éponyme qui s’y épanouira et qui, de toute évidence, profite d’une grande popularité à l’époque qui nous intéresse. Il est alors important de regarder de plus près la forme que les pièces en vaudevilles avaient acquise entre les deux périodes mentionnées ci-dessus, c’est-à-dire entre la naissance de la chanson satirique et la mise en place du vaudeville en tant que genre théâtral, ayant une structure fixe et dont la musique est complètement éliminée dans la seconde moitié du xixe siècle. L’examen de la forme des pièces en questions fait notamment ressortir la qualité hybride de ce corpus : une hybridité matérielle, créée par le mélange de la prose et de la musique qui se retrouve encore dans les pièces du xviiie siècle, ainsi qu’une certaine hybridité générique, issue d’un emploi transtextuel d’oeuvres savantes au sein de ces petites comédies dites légères.
Un corpus hybride et les questions qui en découlent
Tout d’abord, quelques précisions sont nécessaires en rapport avec les pièces ayant servi de support aux analyses du présent article. Il s’agit d’ouvrages composés principalement en collaboration par un groupe d’hommes de théâtre connus comme le quatuor de vaudevillistes : ils sont Pierre-Yvon Barré, Pierre-Antoine-Augustin de Piis, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet. Notons que Barré fut un des co-fondateurs du théâtre et également son premier directeur, de 1792 à 1814. Malgré ce rôle administratif il a tout de même contribué à la création d’une grande partie du répertoire joué dans son établissement ayant écrit, entre autres, des comédies-parades en vaudevilles, des comédies-vaudevilles, des opéras-comiques en vaudevilles, des pièces patriotiques et des divertissements. Ces termes provenant des pages de titre des ouvrages publiés à l’époque illustrent justement la variété générique des pièces en vaudevilles qui ne doit pourtant pas surprendre étant donné qu’au xviiie siècle, les genres mineurs étaient en constante évolution et leurs caractéristiques étaient assez difficiles à expliciter, même pour les contemporains[2]. La définition de l’opéra-comique, par exemple, est différente si l’on fait référence à la première partie du siècle des Lumières ou bien à la seconde. De même, on a bien du mal à percevoir une différence très nette entre une « pièce en prose et en vaudevilles » et une « petite comédie en vaudevilles[3] ». On peut également se demander quelle est la place, dans le répertoire à l’étude, des comédies-parades dont les personnages reviennent plus d’une fois au sein des pièces en vaudevilles que nous avons analysées. Ce genre, hybride en soi, constitue, entre autres, un mélange sur le plan de la hiérarchie des genres compte tenu de ses racines foraines et de la présence d’éléments plus subversifs de la parade. Et quel est le rôle de la littérature plus savante qui se voit disséminée de diverses façons dans ces pièces ? Voici certaines questions qui ont guidé nos analyses et auxquelles nous avons cherché à répondre dans cet article, du moins de façon sommaire. L’étude d’une grande partie des pièces jouées sur la scène du Théâtre du Vaudeville à la fin de l’Ancien Régime ainsi qu’à la Comédie-Italienne pour laquelle Barré, Piis et Radet avaient écrit avant l’ouverture de leur propre théâtre, nous a permis de voir que de nombreux éléments de la parade — doubles sens souvent grivois, usage d’absurdités spatiotemporelles et relatives à l’intrigue, etc. — se retrouvent aussi dans les pièces en vaudevilles hybrides qui font appel à cette marque générique. Cependant, ce qu’il importe davantage de regarder en rapport avec les comédies-parades de Barré et de ses collaborateurs est justement la structure de ces pièces et le rôle que la musique y tient.
Les airs dans les premières pièces de Barré et de ses collaborateurs
Soulignons tout d’abord que les premières pièces écrites par Barré, accompagné par Piis uniquement, avaient toutes été soit des parodies d’opéras, soit des comédies-parades en vaudevilles et sans prose[4]. Telle fut leur pratique avant que d’autres dramaturges ne se joignent à eux et que, suite à ces nouvelles collaborations, la structure des pièces ne change pour inclure également la prose. En analysant le fonctionnement des airs, nous avons noté que ces premières oeuvres constituent une sorte de tremplin qui a permis aux auteurs de mettre en place des mécanismes que le vaudeville dramatique de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle finit par intégrer. Il faut savoir que dans ces premières pièces où la musique règne, les airs se suivent et se modifient même au sein d’un échange ressemblant à un dialogue du style tac-au-tac, donnant ainsi à voir (ou plutôt à entendre) une profusion musicale qui crée un rythme assez accéléré. Ce rythme marque des aspects d’un comique sous-jacent, présent soit par des doubles sens provenant principalement de l’usage d’airs gaillards — un emploi assez typique de vaudevilles dans les pièces de théâtre —, soit par un renversement connotatif de tons.
L’exemple de Cassandre oculiste (1780)
Ceci est le cas dans une pièce comme Cassandre oculiste, comédie-parade datant de 1780, où des échanges entre Léandre et Pierrot par exemple, font ressortir un mélange de tons pathétique ou tragique, suivi de comique. Dans cette pièce où, exceptionnellement, Cassandre et Léandre sont amis, le jeune amoureux, Léandre, se lamente sur le sort dans lequel il se trouve : il est amoureux de la même femme que le vieil oculiste, la patiente de celui-ci, Isabelle, qui bien évidemment, à la fin de la pièce, lorsqu’elle sera guérie de sa cécité, choisira sans hésitation le jeune Léandre. Mais avant que cela n’arrive, Pierrot, le valet de Cassandre, essaye à plus d’une reprise de pousser le jeune amoureux à poursuivre ce que son coeur désire. Dans une réplique chantée sur l’air « L’amitié seule me séduit », Léandre s’exprime ainsi :
Ne crois pas qu’à la courtiser,
Jamais mon coeur se détermine.
PIERROT.
Mon Maître devoit épouser
L’incomparable Colombine.
LÉANDRE, avec emphase.
Il n’importe, Pierrot,
Et je mourrai plutôt
Que de manquer à l’amitié si tendre
Qui me lie à Monsieur Cassandre.
Suite à ce couplet qui est donc chanté sur le même air, Pierrot répond sur un autre timbre, intitulé « Sous le nom de l’amitié » :
Sous le nom de l’amitié,
Fausse délicatesse !
Soufflez-lui sa maitresse ;
Ah ! si c’étoit sa moitié,
Vous tâcheriez sans cesse
D’en tirer aile ou pié,
Sous le nom de l’amitié.[5]
Reprenant la thématique de l’air précédent, celle de l’amitié, le valet retourne la situation désespérée de Léandre et rappelle à celui-ci que si un homme hésite à courtiser la maîtresse d’un ami, la même réticence ne se voit pas lorsqu’il s’agit de l’épouse d’un autre. Il insinue ainsi que Léandre ne se serait pas privé de convoiter Isabelle si elle avait déjà été mariée au vieux Cassandre[6] et il encourage donc l’ami de l’oculiste à se servir de sa position privilégiée auprès de ce dernier afin d’atteindre ses objectifs amoureux.
Les deux airs employés ici recourent donc à la même thématique à des fins diamétralement opposées. Si le premier nous présente l’affliction produite lorsque l’amour se heurte à l’amitié, le deuxième donne des tons libertins au sentiment noble exprimé par Léandre. Ceci est d’autant plus vrai compte tenu du fait que les spectateurs de l’époque auraient certainement reconnu cet air débordant de connotations grivoises. Il se retrouve en entier dans le recueil anonyme La lyre gaillarde, et joue justement sur la sonorité de certains mots pour produire des sens secondaires sexuels. Pour ce faire, les trois premières syllabes d’un vers sont reprises deux fois avant que celui-ci soit répété au complet, procédé explicité à l’écrit dans l’ouvrage en question et illustrés dans les vers suivants : « Par un com. (bis) / Par un compliment joli[7] » ou bien « Il est mou. (bis) / Il est mousquetaire noir[8] » ou encore « On me fou. (bis) / On me fouroit au Couvent[9] ». Il est vrai que les vers de Pierrot ne produisent pas les mêmes connotations par la répétition syllabique, mais il est très probable que l’air ait toutefois maintenu sa structure car, d’après nos observations, s’il était fréquent de modifier les paroles des vaudevilles, il l’était moins de toucher à la musique. Bien sûr, on ne peut pas dire avec certitude que les vers de La lyre gaillarde soient ceux d’origine, mais le fait que la parution de ce recueil précède de peu la création de Cassandre oculiste nous fait croire que les paroles grivoises employées dans cette version de l’air étaient probablement connues par le public et certainement par les auteurs de cette comédie-parade. La juxtaposition des deux airs, dans l’échange rythmé cité ci-haut, ne produit donc pas uniquement un mouvement linéaire, c’est-à-dire sur le plan du dialogue entre les deux hommes. Les vers chantés par Pierrot provoquent un renversement connotatif, produisant ainsi l’effet comique attendu dans ce type de pièce : un changement occasionné par le passage du sentiment noble exprimé par Léandre, à un sentiment lié premièrement au bas corporel, par le biais de l’association à un sens sexuel évoqué par le timbre, et deuxièmement au bas dramatique, car ce type de chanson se retrouve plutôt dans des oeuvres grivoises.
Ainsi, le mélange des tons produit le comique de la scène et cette hybridité est soutenue par les airs de vaudevilles sans lesquels les diverses connotations seraient, pour le moins, difficiles à percevoir. L’hybridité à laquelle participe ce mélange des tons reste en effet associée au vaudeville dramatique où l’on trouve toujours un personnage qui tourne des propos plus sérieux en drôlerie, maintenant ainsi l’atmosphère légère de la pièce. De plus, nous avons également noté que la musique des comédies-parades, particulièrement dans les cas où l’on retrouve une multitude d’airs qui se suivent, a pour rôle de guider le regard du spectateur, tout en lui chuchotant des significations secondaires, faisant surgir un discours non-dit que les initiés du Théâtre du Vaudeville ne devaient avoir aucun mal à entendre ni à comprendre. En plus de ces connotations secondaires grivoises, les auteurs qui nous intéressent aimaient inclure dans leurs ouvrages des commentaires métathéâtraux. Cette pratique deviendra une qualité principale du vaudeville dramatique reconnu, quant à lui, pour faire de l’actualité et des événements de son temps la base des divertissements qu’il offrait à ses spectateurs. Ce type de commentaire métathéâtral faisait souvent référence à une représentation qui se donnait au même moment sur un théâtre rival du Vaudeville, ce qui explique que le commentaire était bien évidemment de nature railleuse ou même provocatrice. Pourtant cette pratique, très fréquente à la fin du xviiie siècle, n’a pas été perpétuée au siècle suivant de la même manière et, pour cette raison, ne fait pas l’objet d’analyses plus détaillées dans le présent article[10]. Il n’empêche que ces renvois et divers commentaires métathéâtraux se voient amplifiés par le biais des airs qui, souvent, renferment des significations secondaires subtiles, mais reconnaissables par les amateurs de pièces en vaudeville.
La prose dans les pièces en vaudevilles
La portée des airs de vaudevilles est évidente, surtout dans les premières pièces de nos auteurs qui sont entièrement composées de musique. Lorsque, par la suite, la prose vient s’ajouter aux chansons, celle-ci a plutôt la fonction de les circonscrire, tout en signalant les idées plus poignantes des passages en question, agissant à la manière d’une balise et mettant parfois l’accent sur un passage musical en particulier. Bien sûr, le mélange de prose et de musique deviendra la structure que le vaudeville dramatique retiendra et qui sera perpétuée pendant la première moitié du xixe siècle. Mais dans ces pièces plus tardives, ce sont les chansons qui vont entrecouper la prose et mettre en lumière des idées ou des thèmes plus importants et non pas l’inverse comme c’est le cas ici. Pendant les années 1790, les vaudevillistes sur lesquels nous nous sommes penchée sont encore en train d’expérimenter avec la forme de leurs ouvrages, donnant plus de poids aux paroles parlées dans une pièce, ou bien remettant l’accent sur la musique dans une autre.
Toutefois, d’un autre point de vue, la prose joue un rôle important dans une grande partie des pièces étudiées, notamment en ce qui concerne l’inspiration des auteurs. Nous faisons référence aux différents ouvrages dans lesquels ces derniers ont puisé les sujets ou les épisodes de certaines de leurs pièces, comme les contes du chevalier Boufflers — L’Oculiste dupe de son art et Le Gascon dont nous voyons des traces dans des pièces telles que Cassandre oculiste et Cassandre astrologue — ou même des contes de Voltaire — L’Ingénu, La petite digression et, bien évidemment, Candide. De ce fait, on peut voir un lien qui s’établit entre ces pièces en vaudevilles et la littérature plus sérieuse de la même période, ce qui témoigne, entre autres, de l’érudition des auteurs. En effet, plusieurs formes littéraires s’infiltrent dans les ouvrages de Barré et de ses collaborateurs, ce qui crée évidemment un nouveau type d’hybridité. De plus, il n’est pas surprenant de retrouver, dans ce corpus hybride, un grand nombre d’ouvrages qui rendent hommage aux personnages et auteurs renommés de leur siècle ou des siècles précédents. Ces pièces que nous avons analysées ailleurs en tant qu’apothéoses dramatiques[11] mettent en scène des hommes de lettres comme Racine et Boileau, ou bien Rousseau et Voltaire. Elles rendent pourtant le même type d’hommage à Le Sage, Favart ou Vadé également, à savoir au père et au parrain du théâtre de la Foire ainsi qu’au créateur du genre poissard, mettant donc ces derniers sur un pied d’égalité avec les précédents. Pour la présente étude nous nous concentrerons cependant principalement sur la présence des oeuvres de Voltaire dans les pièces en vaudevilles de Barré et de ses collaborateurs, plus précisément sur la présence et la portée hypertextuelle de son Candide au sein de deux de ces ouvrages dramatiques, Léandre-Candide ou les Reconnoissances (de 1784) et Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin (de 1788). La première est une mise en scène modifiée du dernier chapitre du conte philosophique tandis que la deuxième présente la vie de Candide et de ses compagnons après qu’ils se soient installés dans la petite métairie sur les bords de la Propontide où lui et Cunégonde, que l’on retrouve sous le nom de « M de Candide », ont même fondé une famille.
Candide dans les pièces de Barré et de ses collaborateurs
Précisons de prime abord que l’emploi fait par les vaudevillistes de Candide constitue plutôt une forme de consécration des écrits de Voltaire et non pas, comme l’avait proposé Jean Emelina, un exemple du « phénomène littéraire […de] l’altération et la dégradation d’un chef d’oeuvre, victime de sa popularité, et qui entraîne dans son sillage […] toute une flotille [sic] d’imitations inévitablement médiocres et justement décriées[12] ». Il nous semble en fait que Barré et ses collaborateurs ne cherchaient pas à imiter leur hypotexte, et encore moins à en faire une parodie. D’ailleurs, ces pièces font preuve d’une profonde appréciation pour le philosophe et ses écrits. Leur vaudeville final le montre[13] : les auteurs y remercient et louent davantage celui à qui ils ont osé emprunter la base de leurs ouvrages. De plus, on voit dans les pièces des liens avec la philosophie de Voltaire malgré les écarts souvent évidents avec le texte d’origine. Justement, en dépit de l’introduction d’éléments tenant de la parade de société dans la pièce Léandre-Candide, celle-ci témoigne d’un certain respect de la pensée voltairienne qui s’opposait à la croyance leibnizienne que tout était prédéterminé par une puissance divine, le mal autant que le bien. Dans cette pièce en vaudevilles, c’est le hasard qui vient s’opposer et mettre en question une telle vision du monde. Ce type d’événement fortuit et sans causes apparentes s’oppose radicalement à la position leibnizienne. Les exemples de hasard dans Léandre-Candide sont bien nombreux et certainement intentionnels. Impossible à en faire une liste exhaustive ici mais regardons l’exemple le plus frappant de hasard qui est l’achèvement de la pièce, rendu possible grâce à un coup de théâtre, usage dramatique du hasard par excellence. En fait, Pierrot (Cacambo) vient annoncer que le pacha Usbec, à qui appartenait Isabelle (Cunégonde), avait manqué de respect au Sultan Achmet et qu’il fut alors décapité. Isabelle hérite ainsi du sérail dont elle faisait également partie, ce qui lui permet d’offrir sa main à son amoureux après avoir libéré tous les esclaves. Une situation qui, à peine quelques minutes auparavant, semblait désespérée, est abruptement résolue sans la moindre difficulté. Celle-ci et les multiples autres occurrences fortuites dans cette comédie-parade, témoignent d’une prise de position de la part des vaudevillistes, qui se rangent donc du côté de la pensée voltairienne, même s’ils choisissent de présenter la fin de l’intrigue sous une lumière plus positive — voire optimiste[14] — que celle de Voltaire mais qui sera néanmoins réexaminée dans leur deuxième pièce hypertextuelle, Candide marié.
Si Léandre-Candide rappelle de façon plus évidente les détails de l’intrigue du conte voltairien, créant toutefois un écart avec son hypotexte par l’emploi d’éléments et de personnages typiques de la parade de société, la comédie Candide marié, se détache davantage de son hypotexte étant donné que son intrigue débute un certain nombre d’années après l’achèvement du conte. Plusieurs personnages qui n’existaient pas chez Voltaire surgissent ici (comme Justin, le fils de Candide par exemple) et le personnage anonyme du Turc qui, à la fin du conte philosophique suggère à Candide de cultiver son jardin. Ce dernier reçoit dans cette pièce une identité et un rôle impératif au déroulement des évènements : il s’appelle Caleb, il a deux filles et une métairie dont l’importance est si grande qu’elle constitue le décor du second acte. Précisons que le premier acte se focalise en entier sur une opposition entre l’amour — dont la valeur est amplifiée ici par le biais des détails rajoutés à la relation entre Candide et sa femme — et la philosophie, une antinomie qui se perçoit aussi dans une division des personnage. Cette comédie offre en effet une version bien plus sentimentale du message du conte philosophique, une qualité retrouvée souvent dans le vaudeville du xixe siècle. Mais la pièce correspond toutefois aux écrits de Voltaire où, selon grand nombre de ses critiques, il exprimait non seulement sa raison mais également sa sensibilité. Cette perspective témoigne, une fois de plus, d’un certain respect porté par nos vaudevillistes à l’écriture voltairienne, surtout de ses contes qui, comme le souligne Paule Andrau, « traduisent l’hésitation constante de leur auteur entre raison et sensibilité[15] ». Bien sûr, lors de la première représentation de Candide marié, le public connaissait aussi L’Ingénu de Voltaire (1767), un conte qui selon Jacques Goldzinck constitue un « récit bourré d’idées et d’esprit, mais aussi de sentiments[16] ». Si nous renvoyons à cet ouvrage qui n’a, en apparence, aucun lien avec les deux pièces à l’étude, c’est parce qu’il est impossible d’effacer de la mémoire collective de l’époque, la vision globale des écrits de Voltaire[17]. En d’autres mots, si Candide marié ne représente pas tout à fait la perspective voltairienne du conte lui servant d’hypotexte, cette comédie reflète toutefois une image de la pensée du philosophe à l’époque où la pièce est mise en scène et met en valeur notamment la qualité hybride du corpus qui nous intéresse.
Effets de l’hybridité générique
Précisons que Voltaire, aussi bien que d’autres comme Racine, Gessner, Rousseau par exemple, sont également intégrés au corpus à l’étude de manière intertextuelle — parfois des passages sont littéralement insérés dans les pièces — mais toujours de façon visible à un public connaisseur de ces ouvrages. Cette tentative n’échappe pas aux critiques ou historiens du théâtre comme par exemple Maurice Albert qui remarque qu’à la fin du xviiie siècle « le vaudeville se fait littéraire et semble vouloir fréquenter les critiques et l’Académie. Il célèbre les grands écrivains, et le répertoire du théâtre qui porte son nom devient un cours anecdotique de littérature française[18] ». L’hybridité qui résulte de ce mélange de littérature savante au sein des pièces en vaudevilles dites légères se construit sur plusieurs couches qui donnent à voir un réseau relationnel dépassant même les limites des textes — c’est le cas des apothéoses dramatiques où sont mis en scène des épisodes de la vie quotidienne de certains auteurs. Ce réseau s’amplifie davantage de par les airs, les connotations qui leur sont attribuées et l’usage que nos vaudevillistes en font. Mais tout cela aurait peu de valeur sans un élément de très grande importance. Il s’agit de la gaieté, la « franche et vraie gaieté[19] » si convoitée par les publics de l’Ancien Régime et que Beaumarchais regrettait de ne plus retrouver dans les comédies de son époque, blâmant sa disparition sur « ces mots si rabattus, bon ton, bonne compagnie, […] dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent et où ils finissent[20] ». Nous pourrions alors dire que Barré et ses collaborateurs arrivent à répondre aux lamentations de Beaumarchais dans leurs pièces en vaudevilles qui réussissent peut-être précisément puisqu’elles ne cherchent pas à employer un bon ton, mais visent plutôt un divertissement plein d’esprit que leurs contemporains apprécient considérablement, à en croire la presse de l’époque :
Le grand talent de MM. de Piis et Barré est de bien choisir leurs airs, et de tirer souvent des refrains les plus connus tout le sel de leurs couplets. Ce qui paraît leur manquer le plus, c’est sans doute l’usage et le ton de la bonne compagnie : mais, avec ce défaut de moins, auraient-ils plu aussi généralement, dans un moment où les tréteaux des boulevards semblent être devenus sérieusement l’objet de la jalousie et de l’émulation de tous les autres spectacles ?[21]
Sans aucun doute, les pièces de ces vaudevillistes ont eu, pour la plupart, un succès auprès de leurs contemporains qui justifie amplement leur étude détaillée. De plus, les éléments des pièces en vaudevilles analysés ici mettent en lumière les multiples changements et transformations de cette forme dramatique à un moment charnière de l’histoire non seulement du Théâtre du Vaudeville mais aussi de la France entière. Les diverses manifestations d’hybridité témoignent des tendances et des goûts de l’époque ainsi que des transformations occasionnées par un besoin de survie dans un milieu théâtral très mouvementé. Les pièces en vaudevilles de la Révolution constituent en effet des ouvrages dramatiques hybrides où sont visibles les marques d’un passé forain qui se mélangent à des éléments annonçant le vaudeville du xixe siècle.
Appendices
Notes
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[1]
Henri Gidel, Le vaudeville, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 7.
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[2]
La Correspondance littéraire de Grimm et Diderot par exemple, dans laquelle on trouve un grand nombre de critiques des ouvrages qui nous intéressent, ne maintient pas toujours une uniformité générique, faisant ainsi voir l’instabilité de ces formes dramatiques mineures.
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[3]
Marques génériques qui proviennent de diverses pages de titre des pièces étudiées.
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[4]
Voir le recueil en deux volumes : Pierre-Yvon Barré et Antoine-Pierre-Augustin de Piis, Théatre de M. de Piis, Écuyer, Secrétaire Interprete de Monseigneur Comte d’Artois ; et de M. Barré, Avocat en Parlement ; contenant les Opéra-Comiques en Vaudevilles, et autres Pieces qu’ils ont composées en société, pour le Théâtre Italien, depuis 1780 jusqu’en 1783, Londres, [s. éd.], 1785, vol. 1 & 2.
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[5]
Cassandre oculiste, sc. 1, dans P.-Y. Barré et A.-P.-A. de Piis, op. cit., 1785, vol. 1, p. 7.
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[6]
La situation évoquée par Pierrot rappelle parfaitement les intrigues typiques des parades de société de la deuxième moitié du siècle, notamment l’intrigue des amours adultères de Léandre et Isabelle lorsque celle-ci est mariée au vieux barbon Cassandre. Pour de plus amples explications à ce sujet, voir notre article, « La parade de société au siècle des Lumières : caractéristiques et typologies », dans Marie-Laure Girou-Swiderski, Stéphanie Massé et Françoise Rubellin (édit.), Ris, masques et tréteaux : aspects du théâtre du xviiie siècle. Mélanges en hommage à David A. Trott, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 197-213.
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[7]
[S.a.], La lyre gaillarde, ou nouveau recueil d’amusemens, Aux Porcherons, [s. éd.], 1776, p. 68.
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[8]
Ibid.
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[9]
Ibid., p. 67.
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[10]
Cette perspective est élaborée dans notre thèse où nous analysons les différents cas de commentaires métathéâtraux d’une pièce donnée relatifs précisément à des représentations mises en scène à la même époque que celle-ci. Nos diverses analyses nous ont portée à développer la notion d’« interthéâtralité » qui renvoie à l’émergence, au sein d’une pièce, par des renvois plus ou moins explicites, à ces autres représentations théâtrales (Johanna Danciu, « Pierre-Yvon Barré, ses collaborations et la (re)naissance du vaudeville : l’hybridité d’un répertoire dramatique protéiforme », Toronto, Université de Toronto, thèse de doctorat, juin 2012, p. 203).
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[11]
Voir à ce sujet notre article, « Les apothéoses dramatiques aux érudits et aux forains de l’Ancien Régime sur la scène du Théâtre du Vaudeville », dans Guillemette Marot-Mercier et Nicholas Dion (dir.), Diversité et modernité du théâtre du xviiie siècle, Paris, Hermann, Collections de la République des Lettres, 2014, p. 313-328.
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[12]
Jean Emelina, Comédie et tragédie, Nice, Publications de la Faculté de Lettre, Arts et Sciences humaines de Nice, 1998, p. 493.
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[13]
Dans le vaudeville final de la première pièce, fait sur l’air de Figaro, Pierrot chante l’avant dernier couplet : « Chacun sçait l’illustre père / Dont notre Candide est fils : / Parmi nous, s’il dégénère, / Sans doute on dira, tant pis, / Mais de sa gaîté première / S’il a quelques traits heureux, / Peut-être on dira, tant mieux » (Pierre-Yvon Barré, Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Jean-Baptiste Radet et Jean-René le Couppey de la Rosière dit Rozières, Léandre-Candide, ou les Reconnoissances. Paris, chez Brunet, 1784, acte II, sc. 16, p. 70.) Les auteurs ne cherchent donc pas à se mettre au même niveau que Voltaire, mais plutôt à reproduire un élément du conte de celui-ci — possiblement l’esprit présenté sous forme humoristique dont fait preuve le conte — qu’ils qualifient comme sa gaieté première. Dans la comédie Candide marié, où le vaudeville final est sur l’air « Par sa légéreté » [sic], ce sont tous les personnages qui chantent en choeur cette dernière strophe adressée, selon la didascalie, au public : « Aujourd’hui, tout tremblant, / Un auteur, pour vous plaire, / Dans le parc de Voltaire, / Entre furtivement, / Vole en cachète ; / Mais l’heureux larcin ! / S’il a, d’une fleurette, / Orné notre jardin. / Ah ! qu’il répète / Cet heureux larcin, / S’il a, d’une fleurette, / Orné notre jardin » (Pierre-Yvon Barré et Jean-Baptiste Radet, Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin, Paris, Chez Brunet, 1788, acte II, sc. 8, p. 67.). Dans ce deuxième hypertexte, le lien de parenté noté auparavant est effacé car ici Voltaire n’est plus dit être le père du personnage principal de la pièce dont, d’ailleurs, l’auteur est présenté comme un larron qui s’était infiltré dans le jardin voltairien pour dérober une petite fleur. L’emprunt fait au conte philosophique, étant plus ténu dans cet ouvrage dramatique, est alors présenté comme un vol « heureux » s’il a pu divertir le public en ornant mieux le jardin créé par Barré et Radet dans leur pièce.
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[14]
L’accent que nos vaudevillistes mettent sur l’esprit joyeux du conte, comme ils l’indiquent d’ailleurs dans un des deux vaudevilles finaux, se voit mélangé, surtout dans la deuxième pièce à l’étude, à une sentimentalité qui annonce bien celle de certains vaudevilles du xixe siècle.
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[15]
Paule Andrau, Voltaire, L’Ingénu, Paris, Bréal, 2002, p. 27. Andrau souligne que, pour Voltaire, « [c]et affrontement entre la valeur absolue des choses de l’esprit et celle, relative, des choses du coeur est au centre de ses préoccupations ».
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[16]
Jacques Goldzinck, « Un Huron chez Louis XIV », dans Voltaire, L’Ingénu, Paris, Classiques Larousse, 1994, p. 13.
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[17]
D’ailleurs, Morris Bishop note que « L’Ingénu is an excellent corrective to Candide. Here is no black pessimism ; the positive value of civilization appears ; honor, fidelity, virtue, receive their due ; evil is even shown repentant » (Morris Bishop, Candide and Other Philosophical Tales by Voltaire, New York, Chicago, Boston, Charles Scribner’s Sons, 1929, p. xvii.).
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[18]
Maurice Albert, Les Théâtres des boulevards (1789-1848), Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 195-196. Les propos d’Albert sont appuyés par les remarques d’un spectateur du Théâtre du Vaudeville de la période qui nous intéresse : « C’est une idée fort heureuse, disait alors un des auditeurs de ce cours, que celle de faire passer successivement en revue tous les hommes illustres dans la littérature. On aime à voir sur la scène des personnages dont on a souvent admiré les talents. C’est en quelque sorte vivre avec eux » (Mémoires historiques et Critiques. Lettre IX, citée par M. Albert, op. cit., 1969, p. 196. Nous soulignons.).
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[19]
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, « Préface » du Mariage de Figaro, dans Théâtre. Lettres relatives à son théâtre, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1949 [éd. Maurice Allem], p. 241.
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[20]
Ibid. Dans cette même préface, Beaumarchais expliquait que le public avait perdu la capacité de juger des ouvrages : « À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, d’affecter, comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s’amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin ? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles doivent aimer ou rejeter ».
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[21]
Friedrich Melchior Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc […], Paris, Garnier Frères, Libraires-Éditeurs, 1880, t. 12, [oct. 1777 – juillet 1781], p. 458. Nous soulignons.