Spontanément, nous avons plutôt tendance à nous méfier du devoir moral, ou plutôt de celles et ceux qui font, ou prétendent faire, du devoir moral le motif principal de leurs actions. Que penser en effet des gens qui font leur devoir avant tout parce que c’est leur devoir et pour aucune autre raison ? Ne risquent-ils pas de devenir, si l’on ose dire, des marionnettes du devoir, qu’ils ne feraient qu’appliquer froidement quelles que soient les circonstances, ce qui n’aurait rien de particulièrement louable d’un point de vue moral, voire serait parfois carrément dangereux ? Trois exemples, tirés respectivement de l’histoire du xxe siècle, d’une expérience de pensée philosophique et d’une fiction littéraire serviront à illustrer ce point. L’exemple historique est sans doute le cas le plus célèbre, et certainement le plus caricatural, d’un homme tentant de justifier des actes des plus ignobles en prétendant n’avoir fait que son prétendu devoir. Eichmann, comme le relate Hannah Arendt, « agissait, dans tout ce qu’il faisait, en citoyen qui obéit à la loi. Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait aussi à la loi. » Évidemment cette « loi » qu’Eichmann prétend respecter en agissant par devoir n’a rien à voir avec la « loi morale » universelle que met en avant Kant et à laquelle Eichmann se réfère mais, comme le fait remarquer Johann Chapoutot, « se confond avec la législation de l’État, c’est-à-dire avec le droit positif allemand des années 1933-1945. » L’impératif catégorique kantien — « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » — se trouvant ainsi gravement dénaturé, nazifié, en un « Agis de telle sorte que le Führer, s’il prenait connaissance de ton acte, l’approuverait ». Plus grave encore, écrit Arendt, Eichmann se réfugiant derrière le respect strict de ses « devoirs meurtriers » envers les Juifs d’Europe pour faire taire ce qui lui restait de conscience, ne fit aucune exception, même quand ses propres supérieurs le lui ordonnaient : « Pas d’exception — voilà la preuve qu’il avait toujours agi contre ses “penchants” sentimentaux ou intéressés, qu’il n’avait jamais fait que son “devoir”. » Le deuxième exemple, bien moins terrible que le précédent, et que l’on peut qualifier d’expérience de pensée, fut inventé par un philosophe de la morale professionnel, Michael Stocker, dans le cadre d’un article paru en 1976, intitulé « The Schizophrenia of Modern Ethical Theories ». Dans ce texte, Stocker nous demande de nous mettre à la place d’un malade cloué dans son lit d’hôpital : Cet ami, qui ne viendrait me rendre visite que parce qu’il estime qu’il est de son devoir d’agir tout le temps pour le mieux, serait, selon Stocker, déficient moralement, car il n’agirait pas pour les bons motifs. Dans cette situation de relation personnelle entre lui et moi, l’acte de Smith n’est pas un acte d’amitié, lui qui se prétend pourtant mon ami, s’il est accompli par devoir d’agir pour le mieux : si c’est son « devoir », il aurait agi exactement de la même façon envers n’importe qui d’autre, moi qui voudrais qu’il n’agisse ainsi que « parce que c’est moi ». Son amitié pour moi aurait dû suffire à le motiver à venir me voir et c’est bien ce qui me déçoit dans sa conduite. Le motif du devoir, lorsqu’il est inapproprié, mettrait ainsi en danger le caractère personnel de certaines relations humaines (familiales et amicales notamment). Le troisième et dernier cas de figure …
Liminaire
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Vincent Boyer
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec
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