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Cet ouvrage s’inscrit dans la longue liste des livres portant sur les célèbres « lecteurs de Bergson » : Lévinas, Camus, Deleuze… à laquelle s’ajoute désormais Marcel Jousse (1886-1961), le fondateur de l’anthropologie du geste et du rythme. Contrairement aux autres lecteurs de Bergson, Jousse tomba dans l’oubli juste après sa mort, à la même époque où l’oeuvre de Bergson connut une éclipse, avant d’être réactivée par Gilles Deleuze. Aujourd’hui même, c’est Marcel Jousse qui connaît un regain d’intérêt, discret mais profond.

Cet ouvrage d’Élisabeth Vasseur est issu de sa thèse à l’Institut Catholique de Paris, destinée à contribuer à la fois aux études bergsoniennes et aux études joussiennes en croisant et en mettant en lumière leurs affinités électives, autant que leurs désaccords. Cela permet au lecteur d’Élisabeth Vasseur de découvrir Marcel Jousse, encore méconnu, et de redécouvrir Bergson à travers le prisme original d’une rencontre intellectuelle avec un non-philosophe, d’autant plus que Jousse et Bergson n’appartiennent pas à la même génération.

Soulignons le mérite de l’auteure qui s’est retrouvée confrontée à une difficulté méthodologique de taille : étudier en profondeur deux oeuvres complètes. La source fondamentale et incontournable pour accéder à Marcel Jousse tient dans les 72 volumes de ses cours oraux, toujours inédits, saisis sur le vif par les sténotypistes des universités, et désormais accessibles en 2 CD, auprès de l’association de Marcel Jousse. Ces cours ne sont pas de style écrit, mais de style oral et gestuel, conformément aux enseignements du professeur Jousse. Ils sont donc intellectuellement et stylistiquement très différents de l’oeuvre littéraire de Bergson, membre de l’Académie française et prix Nobel de littérature. Il fallait qu’Élisabeth Vasseur se confronte aussi à la complexité propre à l’oeuvre bergsonienne : une oeuvre double à la fois littéraire et philosophique — Bergson insistait, lui, sur le caractère musical de son écriture. Il lui a fallu, enfin, étudier Bergson dans ses publications, Bergson en sa correspondance et enfin, celui des archives privées, ainsi que celles de Lydie Adolphe, fondamentales pour ce travail de recherche : autant de nuances complémentaires, indispensables pour comprendre Bergson et sa pensée dans son ensemble.

Marcel Jousse commence à se faire connaître à la fin des années 1920 avec la publication de son Style oral, rythmique et mnémotechnique des Verbo-moteurs. À cette époque, Bergson, en pleine gloire, règne sur la philosophie française et connaît aussi un rayonnement international certain : il mourra en 1941, après avoir refusé de se convertir au catholicisme dont il était si proche, en signe de solidarité avec les Juifs, alors persécutés — Bergson était lui-même d’origine juive.

Cette relation aux deux traditions religieuses est commune aux deux hommes et explique l’admiration de Jousse pour Bergson, car Marcel Jousse est prêtre, jésuite, et un des rares philosémites de l’Entre-deux-guerres ; il est un expert reconnu pour sa maîtrise de l’hébreu et surtout de l’araméen ancien. Une partie de son travail consistera à étudier les racines sémitiques de Iéshoua, rabbi judéo-araméen de Galilée qui enseignait en utilisant la science pédagogique traditionnelle des rabbis d’Israël. Et c’est justement ce que Jousse voit en Bergson, à tort ou à raison, en particulier dans le rapport de Bergson à la métaphore.

Bergson s’est toujours tenu à distance de toute interprétation judaïsante de son oeuvre ; il se sentait intellectuellement plus proche du catholicisme. Mais Jousse, anthropologue du style, se sent moins attiré par les idées philosophiques de Bergson que par le Style Bergson. Marcel Jousse lit stylistiquement Bergson et il y perçoit le style d’un rythmo-mimeur. Il scrute le rythme et le geste bergsoniens dans la manière d’enseigner du Maître, autant que dans son écriture.

Ainsi, Bergson est une référence omniprésente dans les cours de Marcel Jousse, en Sorbonne, à l’École d’anthropologie ou à l’École Pratique des Hautes Études, durant les années 1930. C’est tout l’intérêt du travail d’Élisabeth Vasseur que de nous donner accès à cette lecture anthropologique et stylologique du grand philosophe qui, jusqu’alors, aura été lu essentiellement en fonction de ses idées.

La méthode ouverte et la philosophie de la liberté rapprochent aussi les deux hommes et les deux oeuvres. Jousse voit en Bergson un géant qui a refusé les cadres intellectuels existants pour fonder sa philosophie — quelqu’un qui a su créer sa propre méthode afin de renouveler les problèmes. Justement, c’est ce que Jousse tente de faire avec sa méthode qui consiste à tout requestionner au moyen du geste et du rythme : à poser des problèmes neufs avec des gestes neufs. Il reconnaît dans Bergson la figure de celui qui l’a précédé dans cette voie, contribuant à l’ouverture intellectuelle et à la liberté culturelle qui caractérisait le Paris des années 1920 et 1930. Le bergsonisme aura ainsi représenté un écosystème favorable à l’originalité d’un Marcel Jousse. D’ailleurs, Jousse commence doucement son déclin juste après la guerre, en même temps que l’influence de Bergson commençait à s’estomper et que d’autres mouvements de pensée le remplaçaient : existentialisme, structuralisme, marxisme…

Mentionnons enfin les travaux de Pierre Janet, le fondateur de la psychopathologie française au tournant du siècle dernier, qui relie, biographiquement et intellectuellement, Bergson et Jousse ; mais Janet les distingue et les sépare aussi, ce qui résume bien la complexité du « dossier » qu’Élisabeth Vasseur a constitué et étudié. Janet est premier par rapport aux deux autres protagonistes de notre histoire. Bergson est un lecteur du « premier Janet », celui d’avant la guerre de 1914-1918, et se sert de ses travaux pour être au plus près des résultats que cette science nouvelle présente, particulièrement au sujet de la mémoire. Janet et Bergson deviennent de proches amis. Jousse, quant à lui, sera l’élève de Pierre Janet après la Grande Guerre, jusqu’à ce que Janet prenne sa retraite en 1940, donc durant presque 20 ans. Ce sont les années où Janet développe un autre axe de recherches et fonde ce que l’on connaît désormais comme la « psychologie de la conduite ». On retrouve dans les cours de Marcel Jousse l’influence cruciale de ce « second Janet », mais pas du « premier ». Avec Bergson, c’est le contraire.

Cependant, nous retrouvons en chacun de ces hommes et de leurs oeuvres respectives, un axe, presque une quête commune : comprendre l’élaboration de l’humain, comprendre comment les choses se forment en l’Homme en même temps qu’il fait, qu’il agit ou qu’il s’exprime — « l’élaboration de soi par soi-même », disait Bergson, ouvrant la voie à la thématique centrale du mimisme chez Marcel Jousse.

La relation entre Bergson et Jousse est donc moins grande, ou moins pertinente, que l’étude de l’élaboration des deux oeuvres dans leur contexte et le destin de celles-ci. En effet, Bergson a repéré le jeune Jousse, en 1928, grâce à la lecture des Nouvelles littéraires où Frédéric Lefèvre, une autre figure incontournable de cette époque, s’entretint avec Marcel Jousse pour la série des « Une heure avec ». Bergson se confie alors à Lydie Adolphe et lui confie que Jousse « avait trouvé le bon filon ». Les deux hommes se rencontrèrent une fois, quelques années plus tard. Il n’est pas possible de savoir comment se déroula leur discussion : ni l’un, ni l’autre, n’en rendirent compte… ni ne donnèrent suite.

C’est donc bien la lecture joussienne de Bergson qui l’emporte sur le rapport entre les deux personnalités et, particulièrement, avec le recul que nous avons, la comparaison et la confrontation entre deux oeuvres qui se rencontrent en divers points de tangente, mais jamais sur le terrain de la métaphysique. Une ambiance intellectuelle les relie ; une stylistique les réunit ; un contexte les a mis en syntonie et, désormais, une autre configuration intellectuelle réactive cette résonance ; les idées les séparent souvent, ainsi que quelques malentendus entre les deux penseurs qui, chacun, créent leur langage, rendant délicate la discussion entre les deux oeuvres, hier comme aujourd’hui.

La docteure Élisabeth Vasseur relève le défi, tout en nous invitant par là même à redécouvrir la richesse intellectuelle de cette période d’avant-guerre. Phénoménologue de formation, elle ouvre son sujet avec Husserl, puis avec Merleau-Ponty, préparant la voie d’une phénoménologie du geste et du rythme.