Abstracts
Résumé
Le mouvement pentecôtiste au Burkina Faso s’identifie par la présence de « prieurs ». Les « prieurs » sont des personnes qui offrent une gamme de services religieux et spirituels tels que la prière, la guérison, l’exorcisme et l’orientation. Ces activités sont au coeur de la pratique de la prière et du développement d’un pentecôtisme local. Cet article approfondit les expériences du « prieur », un praticien de cette pratique spirituelle. Il examine la structure de sa pratique, son identité et son essence. L’analyse est basée sur des informations recueillies à partir de la littérature existante et d’une enquête de terrain explorant les circonstances dans lesquelles ce phénomène se produit.
Abstract
In Burkina Faso, the Pentecostal movement is defined by the presence of “prieurs”. These individuals within the Pentecostal community provide prayer, healing, exorcisms, and spiritual guidance. These offerings are central to the practice of prayer and the development of local Pentecostalism. This article explores the experiences of a particular “prieur”, examining his practice, structure, and essence. It also considers the circumstances under which this phenomenon occurs. The evidence used in this article comes from an analysis of existing literature and field research.
Article body
À l’instar du pentecôtisme africain, le mouvement pentecôtiste au Burkina Faso a entrepris une sorte de « pentecôtisation » au cours des dernières décennies. Sa capacité à s’intégrer localement n’élude nullement son inscription dans la modernité et la post-modernité. Ce double ancrage reflète l’art de la pratique pentecôtiste d’opérer une synthèse. Les dynamiques religieuses contemporaines liées à la personnalisation de la religion amplifient ce changement. La figure du « prieur » en est une illustration. Elle transcende les cercles pentecôtistes et est présente également dans d’autres milieux religieux comme les catholiques, les musulmans et les animistes. Cette figure est profondément ancrée dans l’imaginaire africain, tant sur le plan individuel que collectif.
Cet article s’inspire d’une collecte de données réalisée en 2020 dans le cadre de ma recherche doctorale sur les groupes de prière pentecôtistes au Burkina Faso. Il concerne une partie de l’élaboration de la thèse, notamment le contexte de la pratique des « prieurs[1] ». Cette catégorie, appelée « pusudba » ou « ceux qui prient », a émergé dans les Assemblées de Dieu, qui furent la première dénomination locale issue du mouvement de réveil du début du xxe siècle. En 1921, l’Église a été créée sous le pseudonyme de « merka » pour ses membres, en clin d’oeil aux origines américaines des missionnaires. De ce fait, le pentecôtisme burkinabè se distingue comme l’une des premières formes de pentecôtisme sur le continent africain. Cependant, cette distinction n’équivaut pas à une « pentecôtisation[2] » complète. Semblable au pentecôtisme classique, il était limité jusqu’à récemment à l’accomplissement du travail missionnaire et aux obligations traditionnelles telles que la prédication et l’instruction. Cet exemple illustre parfaitement le développement d’un continuum d’Églises pentecôtistes à travers la mission.
Les tendances religieuses contemporaines ont donné naissance à un pentecôtisme pluraliste, ouvert et fragmenté. Les acteurs de ce mouvement rivalisent d’influence avec les institutions établies. Il n’est donc pas surprenant qu’une figure charismatique, tel que le « prieur », soit apparue comme un représentant de cette nouvelle conviction, revitalisant un pentecôtisme en déclin avec un souffle nouveau. Ce phénomène n’est pas nouveau : il se produisait déjà dans les années 1960 avec les pasteurs Baré Zoré, Silamané Roamba et Koudregma Yaméogo[3]. Cependant, les enjeux de la prière dans les temps modernes justifient cette contribution axée sur une figure charismatique émanant à la fois des dynamiques internes et externes. Même si elle se situe généralement à la périphérie de l’orthodoxie pentecôtiste, elle offre un hybride de pratique religieuse et de spiritualité.
Nous commencerons par replacer le « prieur » dans le contexte du pentecôtisme africain et burkinabè, afin de définir son rôle. Nous explorerons ensuite les circonstances de son apparition, à partir de trois grands repères : sociétal, moderniste et sécuritaire. Enfin, nous approfondirons les spécificités de sa formation religieuse et spirituelle.
I. Le « prieur » : la plasticité d’une figure spirituelle
Le pentecôtisme africain est fortement influencé par la figure du « prieur ». Cette figure a été conceptualisée de diverses manières, démontrant la diversité des prismes et des représentations sociales qui éclairent son approche. Cependant, le « prieur » est également connu pour son instabilité, comme en témoignent les catégories de pasteurs, prophètes et guérisseurs[4]. Si ce dynamisme est évident, il ajoute de la complexité, dans la mesure où la figure du prophète est moins liée à une fonction spécifique, telle que faciliter la modernité, qu’à l’interprétation des sentiments changeants des différents groupes de population à travers le temps et l’espace[5]. Les acteurs pentecôtistes revendiquent souvent de multiples dons, tels que la guérison, la prophétie, les miracles et la capacité de parler en langues. Ils peuvent opérer à l’intérieur ou à l’extérieur des cadres ecclésiastiques conventionnels, avec ou sans l’approbation de ces institutions, et affirmer leur possession du « pouvoir », du « feu » ou d’autres onctions. Selon André Mary, « les personnages présents dans le paysage africain sont polyvalents dans leurs fonctions, assumant souvent les rôles de messie prophétique, de prophète guérisseur ou même de prophète d’Église selon les besoins[6] ».
P.-J. Laurent le définit comme « croyant-guérisseur ». Il s’agit d’« un membre des fidèles qui a reçu le don de guérir, du Saint-Esprit, et fréquemment d’autres dons s’ajoutent, tels que le don de discernement (sur les causes de la maladie), de parler en langues […], de puissance, d’interprétation et de prophétie[7] ». Cette définition met en évidence la double composante des dimensions catéchumène et thérapeutique, ce qui correspond davantage à une construction théorique qu’à une conceptualisation pratique. Alors que certains membres des Assemblées de Dieu considèrent le croyant-guérisseur comme un prophète, Laurent soutient que le terme « croyant-guérisseur » est plus approprié[8]. Cependant, le rôle du « prieur » évolue et la pratique ne peut plus être comprise uniquement à travers ce prisme. Pour refléter ces changements, le terme « prieur » peut être utilisé comme catégorie conceptuelle.
La langue mooré du Burkina Faso a inspiré le concept de « puusda », qui se traduit par « celui qui prie ». Un puusda est un individu qui s’engage dans des activités spirituelles et religieuses, notamment la prière, la prophétie, la guérison, l’exorcisme et la relation d’aide. Si les services de ces acteurs religieux s’adressent à un public large et ouvert, ils comportent à la fois des aspects individuels et collectifs. Sur le plan individuel, ils reçoivent un large éventail de clients cherchant des solutions à leurs besoins personnels, le tout sous la promesse de confidentialité. Les réunions avec un puusda ont généralement lieu à son domicile ou dans des lieux de culte. Sur le plan collectif, ils dirigent des pratiques de prière publique accompagnées de chants, de prédications et de prières collectives. Leur renommée est en grande partie due à leurs talents oratoires et à leur lutte contre Satan et d’autres forces obscures dont les actions et les stratégies sont dévoyées et dévoilées à travers des prophéties, des visions et le parler en langues.
Dans le pentecôtisme burkinabè, la figure du « prieur » s’est profilée au sein des cellules de prière, des groupes de prière constitués en dehors des Églises établies. Ces structures informelles mettent l’accent principalement sur la prière et en attirant des individus de diverses confessions qui partageaient le même désir de se connecter avec Dieu par la prière et les expériences spirituelles, et de lui révéler leurs préoccupations. Dans ces groupes, les principaux objectifs, tels que précisés par P.-J. Laurent, sont de demander la guérison des malades et la protection de Dieu pour ses confrères dans la prière. Ils ont été identifiés comme des lieux d’activité spirituelle intense, où l’on peut assister à la consécration et à l’effusion de figures charismatiques. P.-J. Laurent a évoqué leurs visées : « Ces groupes ont comme objectifs principaux de prier pour les malades et de demander la protection de Dieu pour “une soeur” ou un “frère en prière”[9] ». Ils se sont transformés en lieux d’effervescence spirituelle, de jaillissement et de consécration de la figure charismatique du « prieur ».
Le rôle du « prieur » a évolué depuis ses origines rurales vers un phénomène spirituel au sein d’un pentecôtisme urbanisé qui a été largement façonné par les défis de son environnement politique, économique et social instable. Cela reflète une crise au sein de la communauté pentecôtiste : les Églises officielles n’ont pas réussi à répondre aux besoins de leurs membres en termes de soutien émotionnel et d’écoute, ce qui a conduit les individus à rechercher des groupes pentecôtistes informels et des dirigeants offrant une option spirituelle plus attrayante. Ces « Églises parallèles » offrent une alternative viable à la détresse humaine et représentent une réponse populaire au désir d’une expérience spirituelle plus personnalisée. Elles s’inspirent du « prieur » et de ses qualités charismatiques, ce qui les distinguent des Églises pentecôtistes conventionnelles.
II. Le contexte d’émergence du « prieur »
Les publications de Pierre-Joseph Laurent mettent en lumière l’émergence de la figure du « prieur » au sein du pentecôtisme rural des Assemblées de Dieu[10]. Néanmoins, l’environnement urbain et les défis économiques et sociaux qu’il présente ont conduit à une augmentation de la demande de services de prière. Par conséquent, le berceau de ce phénomène englobe à la fois des facteurs internes et externes au mouvement pentecôtiste burkinabè.
1. Le contexte social, économique et politique
Dans une époque marquée par des crises économiques, politiques et sociales, la pratique des « prieurs » est devenue un phénomène religieux. Ce changement s’est produit à la suite de la révolution sankariste (1984-1987), ainsi que de la mise en oeuvre de programmes d’ajustement structurel et de la dévaluation du franc CFA au début des années 1990. Considérée à l’origine comme un épiphénomène des zones rurales, cette pratique est depuis devenue un phénomène religieux urbain institutionnalisé, grâce aux efforts des acteurs pentecôtistes qui ont su s’en saisir[11]. Cette capacité à mêler modernité et tradition fut un facteur clé de leur succès. Comme l’ont observé Maud Lasseur et Cédric Mayrargue, les relations entre acteurs religieux africains ne sont pas seulement marquées par des conflits, mais aussi par « des emprunts, des mimétismes, des évolutions convergentes[12] », ce qui a conduit à une diversification du paysage religieux.
L’offre de la guérison par la prière est intrinsèquement liée au phénomène des « prieurs ». Elle est devenue un point de convergence à la suite des circonstances sociétales et économiques vécues par la population, qui comprenait l’impact perturbateur de la révolution sur les individus[13]. Cela les a poussés à chercher du réconfort dans la vie spirituelle à travers l’Église. La période révolutionnaire a coïncidé avec l’émergence des veillées, qui étaient des rassemblements de prière qui duraient jusqu’aux petites heures du matin. Au fil du temps, ces rencontres sont devenues des plateformes de partage et d’expression d’un évangile de guérison, de délivrance et de prière.
2. La « modernité insécurisée »
La figure du « prieur » est issue d’un pentecôtisme burkinabè adapté à un environnement de « modernité insécurisée[14] ». Ce phénomène, semblable au « fait social total[15] », agrège des facteurs sociétaux, culturels, religieux, économiques et politiques qui façonnent les expériences de la communauté pentecôtiste. Il met également en lumière les moments où naissent de nouvelles pratiques, où convergent le rural et l’urbain, le traditionnel et le moderne, le païen et le chrétien[16]. Selon Laurent, le pentecôtisme burkinabè existe à la frontière entre la société traditionnelle et la société moderne, la conversion étant un processus de bricolage qui relie les deux[17]. Malgré cette perspective binaire, la « guerre contre Satan » du pentecôtisme nécessite le rejet de certains aspects des deux mondes.
Le phénomène pentecôtiste est complexe et multiforme, comme en témoignent sa pratique et sa rhétorique. Cette complexité crée un paradoxe dans lequel « les pratiques charismatiques les plus largement répandues et apparemment les plus standardisées du pentecôtisme apparaissent à bien des égards comme analogues à des formes traditionnelles de comportement charismatique[18] ». Ainsi, si la rhétorique pentecôtiste critique certains aspects des traditions africaines comme la sorcellerie, le culte des ancêtres et le monde des esprits, elle s’appuie simultanément sur ces mêmes référents, comme les expériences oniriques, les expériences spirituelles, la voyance, la guérison, la rencontre ou la confrontation des pouvoirs. Les pentecôtistes africains ont ainsi proposé un Dieu libérateur, dans le but de contrer l’influence spirituelle des guérisseurs et des sorciers.
Considérer le pentecôtisme uniquement comme une religion de déconnexion, c’est négliger sa nature adaptative et sélective en réponse aux jeux des parties prenantes. Le point de vue moderniste est insuffisant pour construire le seul cadre d’analyse du pentecôtisme au Burkina Faso, car celui-ci conserve encore des références culturelles malgré des ruptures présumées avec la société traditionnelle. Une approche synthétique dite « bricolage[19] » englobe mieux cette réalité. La « modernité insécurisée » saisit cette tension et la traduit comme « la permanence d’une pensée religieuse, magique, et une conception de la personne, certes en voie de transformation mais toujours essentiellement basée sur un “moi” composé de plusieurs instances[20] ». La fin des anciennes solidarités, le déplacement culturel et l’incapacité de l’État à répondre aux aspirations individuelles contribuent tous à un choc des ego qui amplifie la méfiance et jette les bases de la « crise sorcière ».
En période de troubles sociétaux, certaines personnes ont trouvé du réconfort dans la foi pentecôtiste. Le concept du pentecôtisme-remède lui est applicable, car « les Églises des Assemblées de Dieu du Burkina Faso, en ville surtout, deviennent ainsi des lieux où les fidèles espèrent déposer ce fardeau, né d’une gestion magique de la société gouvernée par la défiance, la rancoeur, la peur […]. La “famille de prière” apaise par la confiance retrouvée au sein d’un groupe d’affinités électives[21] ». Ces adaptations mettent en évidence la réception du pentecôtisme en Afrique, où il mêle futur et passé au milieu des traditions de la culture d’accueil[22]. Par exemple, face à l’insécurité, la prière est considérée comme une ligne d’action légitime. Son objectif ultime est d’atteindre la dignité non seulement spirituelle, mais aussi sociale et économique. Elle a été traduite par Laurent « comme une aspiration à plus de paix, de concorde, par l’observance, d’abord entre soi, des préceptes de la Bible, c’est-à-dire de principes moraux[23] ». Ayesi Awakye, quant à lui, la considère comme une théologie de libération spirituelle qui nécessite un message prophétique de délivrance[24].
La pratique de la prière, comme cadre d’expression pentecôtiste en Afrique, a connu des changements importants au cours de son évolution. Le thème des communautés pentecôtistes a évolué au-delà des concepts traditionnels d’unité, d’harmonie et de paix. Le discours actuel met l’accent sur l’atmosphère omniprésente de suspicion qui les imprègne. La « crise sorcière », autrefois cause majeure de conversion, est désormais devenue un problème intrinsèque au pentecôtisme africain. Un « prieur » a résumé succinctement ce point de vue dans une interview : « Le diable est dans la prière. » C. Henry et E. Tall ont abondé dans le même sens :
[…] ces nouveaux prophètes guérisseurs contribuent à élargir le champ de la sorcellerie par l’adoption de la witchdemonology et la création ad libitum de nouveaux « mauvais esprits qu’il faut chasser du corps souffrant des fidèles. En empruntant aux techniques les plus récentes de l’Internet et du marketing, ils assurent leur popularité et court-circuitent la hiérarchie de leur Église, mais n’échappent pas au paradoxe classique du « cercle du prophète et du sorcier », et sont parfois accusés de participer de cette sorcellerie qu’ils cherchent à éradiquer[25].
3. La triple insécurité
Dans le sillage d’une « modernité insécurisée », un triple sentiment d’insécurité peut expliquer le contexte dans lequel a émergé la figure du « prieur » dans le pentecôtisme burkinabè. Cette notion comprend trois domaines distincts mais interdépendants : la religion, l’identité et l’économie. Lorsqu’on examine l’aspect religieux, il apparaît clairement que la conversion au pentecôtisme peut créer de l’insécurité. Ce fait est étayé par une abondante littérature explorant la dissociation par rapport à la tradition[26], l’arrimage entre le pentecôtisme africain et les pratiques traditionnelles[27] et le recours fréquent aux ancêtres pour expliquer diverses situations[28]. En conséquence, le thème de la sorcellerie a refait surface, entraînant une recrudescence de l’offre de prière[29].
Se convertir, c’est rompre les liens avec son passé[30] et devenir membre d’une nouvelle communauté avec ses propres attentes. Pour le pentecôtiste, cela signifie rejeter la conformité à sa société d’origine afin de s’intégrer harmonieusement dans la communauté des croyants en Christ. Pour ce faire, il doit d’abord reconnaître que son rédempteur n’est pas une idole ou une superstition, mais plutôt Jésus lui-même. Pour y parvenir, il doit s’engager dans un double processus de déconstruction (reconnaître la futilité des coutumes) et de reconstruction (en s’appuyant sur la puissance de Jésus-Christ). Ce changement de mentalité est ardu, car il nécessite une bataille entre les deux mondes entre lesquels le croyant se trouve pris. L’intervention des « prieurs » est donc nécessaire, car ils agissent comme un rempart contre les obstacles qui s’opposent à la marche triomphale du croyant, tels que Satan, les démons et les coutumes dépassées. Tout comme les religions traditionnelles offrent aux Africains une protection contre les forces malveillantes, la prière pentecôtiste sert de « talisman » dans la lutte contre Satan.
L’incapacité des Églises traditionnelles à apporter une réponse satisfaisante aux défis de la « modernité insécurisée » vécue par les chrétiens exacerbe l’insécurité religieuse. Cela était évident dans le cas des Assemblées de Dieu, qui sont restées pendant un certain temps « enfermées dans leur mission quelque peu routinière d’évangélisation et de formation biblique, se [montrant] de moins en moins aptes à répondre aux attentes d’une partie de leurs fidèles accablés par le malheur et, de ce fait, de plus en plus réceptifs aux expériences spirituelles venues d’ailleurs[31] ». Cette même critique des institutions religieuses est reprise par les « prieurs », qui soulignent le décalage entre la hiérarchie ecclésiale et les besoins des chrétiens. Néanmoins, il est possible d’interpréter l’approche de laisser-faire des Assemblées de Dieu comme une approbation tacite de pratiques non accréditées.
L’insécurité identitaire naît d’une gestion de la « crise sorcière », par laquelle les pentecôtistes sont invités à rompre avec leur passé et, notamment, à ne plus se référer aux institutions constructrices de l’identité dans la société traditionnelle. Au Burkina Faso, le peuple Moose comptait sur un devin connu sous le nom de kinkir-baga, qui se traduit par « celui qui consulte les génies[32] ». Ce médiateur agissait comme intermédiaire entre les humains et les esprits, fournissant des conseils sur des enjeux touchant la maladie, l’infertilité, la recherche d’emploi, les voyages et les rêves. Bien que la pratique soit souvent décrite comme mystique, il est important de noter qu’elle assume un rôle social. Elle agit comme un pont entre la religion et la maladie, permettant aux individus de trouver un espace où les deux peuvent se croiser. De ce fait, la rupture était loin d’être un processus purement mécanique[33].
Dans le passé, l’encadrement social, familial et coutumier était assuré par des institutions telles que la pratique du kinkir-bagre[34], utilisée pour la protection des individus et des clans. Cependant, l’introduction du pentecôtisme a entraîné une rupture, conduisant au développement d’insécurités identitaires et à un besoin de nouvelles sources d’assurance comme les « prieurs ». Pour répondre à ce besoin, ces acteurs religieux proposent des conseils spirituels à travers des conversations personnelles et des prières d’accompagnement pour aider les individus à retrouver un sentiment de sécurité. De ce fait, le « prieur » acquiert le statut de kinkir-baga pentecôtiste tout en légitimant sa pratique de la prière. L’utilisation de ses services fonctionne de manière similaire au kinkir-bagre, en mettant l’accent sur la confidentialité, les préoccupations spirituelles, l’interprétation des rêves, la communication avec les divinités, la réception des messages divins, la transmission d’un message au client, les transactions financières et l’implication des femmes.
La « crise sorcière » fréquemment évoquée dans la littérature pentecôtiste[35] est associée à cette insécurité identitaire. Cette crise dérive d’un processus de modernisation sociétal inachevé compte tenu de la perpétuation d’une gestion magique des rapports sociaux par le biais de manipulations sorcières[36]. Par ailleurs, elle est également la préoccupation première des « prieurs » engagés dans la lutte contre Satan.
L’émergence d’acteurs porteurs d’une offre religieuse et spirituelle est consécutive à la « crise sorcière ». Ils l’entérinent et l’amplifient compte tenu de leur capacité à reproduire une nouvelle insécurité basée sur une rhétorique spirituelle analogue à cette crise. À ce propos, Joseph Tonda fait allusion aux discours sur la sorcellerie, au langage spécifique sur les forces et les esprits du mal, les attaques contre la franc-maçonnerie et la Rose-Croix qualifiées de sorcières des temps modernes[37]. Ces « prieurs » se positionnent en défenseurs contre les « forces invisibles » et perpétuent le marché de la guérison, des miracles et de la délivrance, aggravant encore la crise.
Dans les années 1990, la mise en oeuvre de réformes économiques par les institutions financières internationales a conduit à une insécurité économique, car la capacité de l’État à intervenir dans les secteurs sociaux a considérablement diminué et les populations urbaines se sont appauvries[38]. Dans un tel environnement, les messages de foi, de guérison, de réussite, de prospérité, de grâce et de salut holistique des Églises pentecôtistes ont trouvé un public réceptif. Le slogan « Le Christ peut tout donner » démontrait la flexibilité du pentecôtisme en apportant un remède spirituel à l’incertitude. Cependant, le rôle du « prieur » comporte également sa propre insécurité économique. Même si cette pratique ne peut être simplement réduite à une simple stratégie de survie, dans la mesure où certains acteurs impliqués jouissent d’une indépendance financière et subviennent aux besoins fondamentaux des nécessiteux, il est indéniable que la compensation financière et matérielle reste une source de revenus importante et un aspect essentiel du processus de guérison[39]. Cela met en évidence les complexités et les nuances de la politique du don, y compris l’idée selon laquelle l’efficacité de la prière peut être influencée par la qualité de la compensation. Cette idée n’est pas sans rappeler la théorie du don et du contre-don de Marcel Mauss[40].
III. La construction d’une figure de la prière
La figure de la prière ne se donne pas ; elle s’acquiert. À la suite de la réception charismatique, le « prieur » se construit. Ce processus de maturation du « prieur » dans sa pratique de la prière se scinde en cinq étapes, depuis la révélation jusqu’au plein exercice du don.
1. Le charisme fondateur
Le charisme est un don divin accordé à un croyant pentecôtiste par l’entremise d’un songe, d’un rêve, d’une prophétie, d’une vision ou d’une révélation. Cette réception est considérée comme une élection divine et une consécration dans l’optique d’accomplir une mission sui generis. Elle correspond à celle des prophètes fondateurs des Églises indépendantes africaines qui affirment « avoir été saisis par Dieu ou l’Esprit Saint pour une mission bien précise, surtout celle de guérir et de mener une croisade contre la sorcellerie et certaines pratiques traditionnelles[41] ». Cette croyance justifie le rôle charismatique de la prière concomitante à celui du « prieur ». En conséquence, le croyant pentecôtiste subit une transformation, passant de l’ombre à la lumière et devenant un individu doté des « dons de la prière[42] ». Le charisme fondateur contribue donc au développement charismatique du « prieur », c’est pourquoi il revêt une charge symbolique. Il représente le lieu où l’individu a rencontré Dieu pour la première fois, un souvenir constamment revisité pour commémorer une investiture charismatique.
P.-J. Laurent a raconté l’histoire d’une personne qui a démontré un profond engagement dans la prière. Sa dévotion s’est intensifiée après avoir vécu la mort et la résurrection miraculeuse de ses trois enfants :
J’avais à ce moment 22 ans et mes enfants, sept, cinq et trois ans. Et ils ont été frappés d’une maladie : une maladie qui tue. Les enfants ont perdu connaissance et sont morts en un seul jour. J’ai commencé à prier et une lumière m’a remplie. Une voix disait : « Tes enfants vont retrouver la vie, mais ce ne sera pas pour eux seuls. Les gens viendront chez toi, tu me prieras, et le Seigneur Dieu tout-puissant les exaucera. Lorsque j’ai eu fini de prier, les enfants avaient retrouvé la vie. J’ai alors décidé de ne plus laisser Dieu, de ne plus consulter les charlatans […] lorsque mes enfants seraient malades. Ce jour-là, tout le village était là ; il y avait même un infirmier, il peut témoigner qu’il n’a rien pu faire. À l’instant où mes enfants guérissaient, Dieu m’a révélé que les gens viendront me consulter. J’ai alors jeûné et prié pendant six mois pour demander à Dieu ce qu’il allait me donner pour que les gens viennent ainsi me voir[43].
Les « prieurs » emploient une rhétorique soutenue par des récits qui mettent l’accent sur l’essence surnaturelle de leur charisme. C’est pourquoi les principales méthodes pour recevoir les charismes passent par les rêves, les visions et les prophéties. L’un des « prieurs » a raconté son expérience en ces termes :
Pendant une nuit, Dieu m’a présenté une foule immense, d’une taille indescriptible. Au centre se tenait une silhouette dont le visage était si brillant que je ne pouvais pas la regarder directement, comme le soleil. À ce moment-là, elle m’a appelé par mon nom et j’ai essayé de me cacher, mais elle m’a révélé la mission que je devais entreprendre, elle a dit que je délivrerais les gens[44].
Le processus reste analogue dans un autre cas.
Vers minuit, une sensation de chaleur envahit mon corps et m’obligea à me lever pour prier. C’est alors que j’ai observé un groupe de neuf étoiles et des anges qui les accompagnaient s’approcher de moi. Les étoiles étaient placées au premier plan, éblouissantes par leur éclat, tandis que l’ange restait au fond. J’ai regardé avec admiration, seul dans un fourré. L’ange m’a dit que le Seigneur leur avait envoyé neuf dons uniques, parmi lesquels je devais en choisir un. En réponse, j’ai imploré l’ange de choisir le don qui correspondait le mieux à mes capacités et que je pouvais gérer convenablement. L’ange a répondu avec approbation et a choisi l’une des étoiles brillantes avant de me l’offrir, en proclamant : « Prends, ceci est le don de la guérison. » C’est ainsi que j’ai acquis ce don[45].
La rencontre avec Dieu à travers une expérience spirituelle est le moyen par lequel on reçoit le charisme fondateur. De cette rencontre naît « celui qui prie ». Cette transcendance divine sacre et consacre le « prieur », sa pratique de la prière et les récits sous-jacents. Elle est souvent utilisée comme un outil pour valider sa pratique de la prière à travers des déclarations telles que « Dieu m’a choisi » ou « J’ai reçu un don de Dieu » ou « Dieu m’a donné une mission ».
Le charisme fondateur a la capacité de donner à un pentecôtiste une nouvelle identité en tant qu’entité parlante. Il permet à un individu autrefois anonyme et sans voix de s’exprimer et d’agir, le conduisant vers la pratique de la prière. À la lumière du processus de légitimation charismatique du leadership politique souligné par Patrick Charaudeau, la capacité des pentecôtistes à s’exprimer au sein des espaces religieux pentecôtistes découle de mécanismes de légitimation fondés sur la reconnaissance « par le corps social, du droit à agir au nom d’une valeur qui est acceptée par tous[46] ». Le charisme fondateur que décrit André Mary est ce qu’il appelle le moment charnière qui a transformé la vie du prophète. Cet événement marque la phase initiale de l’entreprise prophétique, telle que conceptualisée par A. Mary, qui s’est inspiré de l’exemple de Kacou Séverin, prophète pentecôtiste de Côte d’Ivoire. Séverin a reçu une révélation de Jésus-Christ selon laquelle il remporterait la victoire sur les forces maléfiques[47].
Dans ce processus de légitimation, le charisme détermine la reconnaissance et confère l’autorité. Comme le souligne P. Charaudeau, « la légitimité peut également être attribuée par une source transcendantale, sacrée, ce qui suppose de la part des membres de la société une croyance forte en l’existence de cette transcendance[48] ». Dans la pratique de la « prière », l’expérience de la transcendance divine confère le pouvoir ou l’onction, c’est-à-dire, la capacité d’opérer de manière surnaturelle. C’est une condition préalable à la fabrication d’une pratique et d’une vie de prière.
2. Le charisme en quête de soi
Dans la deuxième phase, le « prieur » passe par un processus d’affermissement de son charisme. La force du charisme est renforcée par la manifestation pratique du don initial. L’expérience charismatique joue donc un rôle crucial à la fois dans la construction et dans la communication de ce don. Le « prieur » se considère comme une personne qui possède des paroles et des actions divines, devenant ainsi une figure centrale dans le domaine de la prière. En parlant et en agissant au nom de Dieu et en utilisant son charisme, il est transporté dans un monde où l’expérience charismatique est la norme. Cet accent mis sur la pratique est illustré par une « prieuse » (maman Guigma), qui met en avant cette facette :
Durant un séjour à Tanghin Dassouri, j’ai rencontré une femme que l’on croyait possédée par un mauvais esprit. Les habitants hésitaient à me permettre de l’approcher, encore moins de la toucher. Malgré leurs réserves, je me suis assis à côté d’elle, j’ai posé ma main sur elle et j’ai offert une prière. En réponse, elle poussa un cri perçant. Le lendemain, je lui ai demandé de venir chez moi. Étonnamment, elle est arrivée. Après avoir prié pour elle, je lui ai conseillé de consulter un médecin. Un mois plus tard, elle a régurgité douze surprenants balais, suivis de tabac et de savon. La nouvelle de cet incident s’est rapidement répandue et c’est à ce moment-là que les gens ont commencé à me remarquer[49].
Bien que la notion de « prieur » soit très spécifique, le développement des capacités charismatiques peut être divisé en deux étapes distinctes : la révélation et la démonstration du don. Au cours du processus de devenir « prieur », il y a un moment décisif où l’impact du charisme est ressenti à travers des manifestations spirituelles. Une explication de ce phénomène est que lorsque vous priez pour une personne malade, le Saint-Esprit vous révèle la racine de sa maladie, indiquant une cause démoniaque, satanique ou naturelle. Cette révélation est le signe que vous avez reçu un don du Saint-Esprit[50].
La recherche d’un moi charismatique se transforme aussi en une quête de Dieu comblant le fossé entre le charisme reçu et celui manifesté. Ce déclenchement de charisme peut parfois provenir d’une origine transcendantale, comme l’illustre Daniel Conseiga[51] pour qui l’expression du don de guérison lui a été dictée : « Tu n’as pas été autorisé à commencer l’oeuvre de guérison. Quand je te ferai savoir quand tout est prêt. » La première manifestation charismatique a lieu dix-huit mois plus tard : « Lorsque j’ai été autorisé par le Seigneur à exercer le don de guérison, je me suis rendu discrètement dans une église. Le pasteur m’a invité à prier pour les malades. Pendant que je priais, vingt-trois personnes ont été instantanément guéries. Ce fut le début de ma pratique de prière. »
La quête d’un moi charismatique devient une expérience de soi dans laquelle le « prieur » est l’impétrant de son propre charisme. Cette expérience l’assujettit au don ; elle est vécue personnellement avant d’être conférée à la communauté. En devenant le témoin initial de son propre charisme, le « prieur » est doté de la qualité de témoin de la grâce divine et de l’agir de Dieu. Cette double attribution nourrit un style oratoire charismatique fondé sur une expérience directe du divin :
Au départ, mon expérience était avec moi-même. Je souffrais d’un ulcère qui me causait une douleur intense et me faisait souvent me demander si j’allais passer la nuit. Un jour, j’ai prié Dieu, en plaçant mes mains sur mon ventre et en demandant la guérison. Miraculeusement, j’ai été guéri et mes ulcères ont cessé de me tourmenter. Je suis certain que c’est l’oeuvre de Dieu qui m’a guéri. Cette expérience personnelle reste la pierre angulaire de ma foi, les instances ultérieures d’intervention divine ne faisant que renforcer ma conviction.
Le charisme est grandement renforcé par l’expérience personnelle, qui agit comme un catalyseur d’une quête charismatique très attendue, poussant vers un désir de reconnaissance et de validation.
3. La reconnaissance du charisme
La reconnaissance charismatique implique un processus de double authentification dans lequel le don révélé instaure une validation et une personnification conjointes entre le public et le « prieur ». Un aspect de cette adhésion est la légitimation des actions charismatiques du « prieur » telles que la prière, la guérison ou la prophétie. L’autre composante implique l’auto-identification du prieur en affirmant son autorité en tant que conduit de la puissance de Dieu à travers des expressions telles que « Je prie », « Je guéris » ou « Dieu m’a dit ». La manifestation de la puissance divine à travers le charisme révélé est authentifiée par la collaboration de ces deux formes d’autorité. Ce sujet est très controversé et l’histoire de Maman Guigma en est un exemple. Sa personnalité prophétique a été scrutée de près par l’establishment pentecôtiste :
À un moment donné, notre père spirituel papa [le pasteur de l’Église] a agi de manière inappropriée. J’avais prédit qu’il serait démis de ses fonctions peu de temps après. Le pasteur a alors ordonné que je sois immobilisé et expulsé des lieux au motif que j’étais possédé. J’ai ensuite été emmené chez les intercesseurs[52], où j’ai soutenu ma prophétie selon laquelle le pasteur avait agi de manière immorale en commettant l’adultère et que Lagengo allait le pénaliser pour cela. Même si j’ai été ridiculisée et aliénée par d’autres, ma prophétie s’est réalisée lorsque la sanction a été appliquée moins d’un mois plus tard[53].
Le charisme ainsi que le « prieur » sont tous deux validés par la communauté, qui, à son tour, désigne un pentecôtiste du quotidien comme figure de prière. L’adhésion du public découle de la renommée de la personne et de l’autorité charismatique qu’elle possède. Par conséquent, « [o]n ne se décrète pas croyant-guérisseur. Leur autorité s’élabore de la réputation que leur font les malades guéris et les témoins des miracles[54] ». En plus de révéler la capacité d’agir du « prieur », la reconnaissance démontre également sa puissance, son autorité et son onction divine. Elle peut servir de catalyseur pour la construction d’une figure de la prière émancipée des contraintes institutionnelles et économiques.
En résumé, le charisme fondateur constitue une porte d’entrée vers la pratique de la prière. L’individu dans le rôle de « prieur » subit un processus de raffermissement de son don charismatique grâce à une symbiose d’action, de partage, de don et de réciprocité entre le « prieur » et son public. Le charisme manifesté par le « prieur » nourrit la foi de ses disciples, tandis que la demande, voire la popularité, de leur soutien stimule le développement des pratiques de prière. Cette connexion est pertinente lorsqu’on l’examine à travers le prisme de
la validité des actes du prophète [qui] ne peut être évaluée qu’en les considérant correctement dans un vaste système de réciprocité. L’efficacité du leader est conditionnée par la participation collective d’un public de suiveurs. La validité du charisme du prophète est garantie par le processus de socialisation dans lequel son expérience individuelle est canalisée. Le prophète affiche publiquement les signes de son charisme tant par des actes que par des récits de témoignages et des publications hagiographiques. Le public accepte, développe et diffuse ces « signes et établit une relation d’interdépendance socioculturelle réciproque avec le prophète[55].
4. L’affirmation du charisme
Le processus de construction et de renforcement du capital symbolique du « prieur » est l’affirmation du charisme. Cette démarche implique de s’affranchir des contraintes institutionnelles et de se présenter comme une figure accessible et indépendante. Dans cette quatrième étape, le « prieur » opère une distanciation physique, qui se formalise par la création d’une cellule de prière. Cette structure informelle représente à la fois les tendances individualistes et collectivistes du « prieur ». En termes d’engagement communautaire, il maintient des liens avec ses origines tout en élargissant sa sphère d’influence. Même si une éventuelle séparation peut être inévitable, elle se produit progressivement plutôt que soudainement. Le « prieur » dans ce scénario est un stratège magistral, habile à cultiver et à préserver les relations jusqu’à ce que le moment optimal pour les dissoudre se présente.
La cellule de prière est un lieu de rassemblement informel pour la pratique des dons charismatiques. Dirigée par le « prieur », elle accueille généralement les réunions dans sa propre maison. L’organisation de ces rencontres spirituelles est facilitée par un accord tacite avec la communauté environnante. La cellule de prière de Maman Guigma en est un excellent exemple. Malgré les nuisances sonores potentielles, elle a réussi à s’entendre avec ses voisins qui tolèrent ses pratiques de prière à la maison. Le public est majoritairement féminin, mais plusieurs pasteurs y ont également participé. L’attitude confiante et autoritaire du leader se manifestait par sa liberté d’expression, la réception attentive de ses propos et son approche proactive dans la direction du groupe. Sa capacité à combiner prière, chant et prophétie lui permettait de communiquer aisément avec les participants, dévoués à sa cause.
L’expérience de la pratique de la prière est unique pour une femme qui s’identifie comme une « prieuse ». En effet, son développement charismatique est centré sur le concept de cellule. En dépit de son autorité charismatique, elle est souvent dépourvue de pouvoir institutionnel et est donc incapable de lancer ou de diriger une Église. Cependant, le succès des cellules de prière dirigées par des femmes peut provenir d’un désir sous-jacent de transformer leur autorité charismatique en autorité institutionnelle. Les pratiques cérémonielles de ces cellules sont similaires à celles de la pratique de prière organisée dans les églises, notamment le chant, la prière à haute voix, les séances de délivrance, la prédication et la prise d’offrandes. La cellule de prière et la « prieuse » elle-même partagent les mêmes qualités et attributs que la pratique de la prière et le « prieur », telles que l’éclat, la puissance et la performance. Cette réplication répond à un double objectif : établir l’importance des femmes dans ce contexte et fournir un cadre pour amplifier leur charisme.
5. Le déploiement du charisme
En définitive, le « prieur » évolue vers une indépendance religieuse et spirituelle. Elle peut être synonyme de rupture avec sa communauté et de création d’une Église affiliée à une dénomination pentecôtiste déjà existante ou une Église pentecôtiste indépendante. Elle émerge souvent de conflits d’autorité au sein d’une Église pentecôtiste où coexistent plusieurs autorités : l’autorité charismatique du « prieur » et l’autorité institutionnelle du pasteur. La prééminence de la première, du point de vue de l’adhésion publique, confère au « prieur » une assise populaire lui permettant de développer un réseau d’influence à même de faciliter une éventuelle rupture avec sa communauté d’origine. La séparation peut aussi se réaliser à l’amiable. Le pasteur « prieur », doublement doté d’une autorité institutionnelle et charismatique, est habilité à fonder une Église. Dans ce cas, l’autorité charismatique et l’autorité institutionnelle se rencontrent ; la seconde facilite l’expression de la première.
Au-delà de ces deux extrêmes de la disjonction dans la figure du « prieur », il existe le cas rarissime de la collaboration entre l’autorité institutionnelle et l’autorité charismatique. Cette éventualité, loin d’être une hypothèse d’école, permet à ces deux autorités (le pasteur et le « prieur ») de s’engager dans une coexistence pacifique qui dissimule la compétition religieuse au « nom de Dieu ». Ce fut le cas d’Élisée Sawadogo dont les performances spirituelles en matière de guérison et de prophétie lui ont permis de sortir de l’anonymat et d’acquérir une stature à la fois nationale et internationale[56]. Cependant, les velléités d’indépendance ont eu raison de l’entente cordiale entre ce dernier et son pasteur.
Le conflit libère l’autorité charismatique des contraintes institutionnelles et contribue à stimuler l’enthousiasme charismatique dans la pratique. Lorsque le leader charismatique est privé de soutien institutionnel et, par conséquent, incapable d’exprimer son charisme, le conflit devient un thème récurrent. Cette confrontation avec l’institution est le moyen par lequel il exerce son influence spirituelle au sein de la communauté pentecôtiste, car elle lui permet d’affirmer sa réception du don. Qualifiée d’investiture de l’Esprit par Laurent, elle permet au « prieur » d’intégrer « de nouveaux réseaux d’interdépendance au sein desquels ils occupent désormais une position contractuelle, statutaire, ou encore rationnelle[57] ». Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant qu’il y ait une opposition entre le charisme du « prieur » et l’institution, d’autant plus que, comme le souligne Coulmont, il existe une tendance chez les pasteurs prophètes à détenir un charisme personnalisé qui s’appuie plus sur la reconnaissance des fidèles que l’approbation institutionnelle. De plus, leur inscription dans une logique de compétition ne facilite pas l’édification d’un cadre religieux apaisé[58].
Au sein des Églises pentecôtistes prétendument charismatiques, on peut observer une configuration wébérienne de la pratique religieuse. Le « prieur », étant donné son leadership charismatique initial, devient une figure de proue qui relègue le pasteur (ou l’autorité institutionnelle) en seconde zone[59]. L’idée wébérienne selon laquelle les prophètes ne proviennent pas du clergé n’est pas applicable au cas présent. La figure du « prieur », qui peut émerger du clergé pentecôtiste pour s’y opposer, brouille les lignes d’une telle analyse. Cette figure est de nature dissidente et oedipienne. La nature dissidente est due à sa capacité à créer une nouvelle communauté en se détachant de sa communauté d’origine. L’aspect oedipien est apparent dans le travail du « prieur » visant à « détruire » la figure paternelle, qui en Afrique est considérée comme le père spirituel ou le pasteur. C’est une étape nécessaire à l’éclosion d’une vie de « prieur ».
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Le phénomène des « prieurs » constitue une évolution inédite dans le pentecôtisme burkinabè. Il marque un changement significatif dans l’approche coutumière de la prière et impose une figure spirituelle — le « prieur » — comme la clé de voûte d’une pratique de la prière. Cette dynamique pentecôtiste substitue à l’institution religieuse conventionnelle une entreprise spirituelle empreinte de charisme, conduisant à un réalignement et à un brouillage des frontières au sein du pentecôtisme africain et burkinabè. Ce phénomène n’est pas sans rappeler les nouvelles formes de religiosité endogène qui ont émergé parallèlement[60]. Il résulte d’une confluence de facteurs globaux et locaux, donnant naissance à un pentecôtisme « glocal[61] ». Figure dominante au sein du pentecôtisme africain, le « prieur » est aussi doté de plasticité, ce qui le complexifie. Par conséquent, il ne se donne pas ; il est à saisir, sinon à conquérir. Seul un cheminement à ses côtés permet d’appréhender la complexité inhérente aux figures spirituelles. Ainsi, pour comprendre cette pratique, il est crucial d’observer et de participer à sa liturgie, ainsi que de revisiter le parcours historique, religieux et spirituel du « prieur ».
Le mécanisme déployé par les « prieurs » dans l’appropriation de leur charisme est similaire aux stratégies séculières. Dans la littérature académique, en particulier dans les domaines de la sociologie et des sciences politiques, le sujet du charisme a été largement étudié et discuté. Le charisme a été défini comme une qualité unique ou une combinaison de qualités qu’un individu possède, qui évoque des sentiments de dévouement, de loyauté et d’admiration de la part d’un public. Bien que sa nature exacte reste insaisissable, les experts s’accordent à dire qu’il s’agit d’un mélange de traits de personnalité, de capacités de leadership et de compétences en communication. Divers chercheurs affirment que les normes culturelles, le contexte historique et la dynamique sociale peuvent influencer son développement et son expression. De plus, le leadership charismatique est souvent considéré comme un outil puissant pour rallier des individus ou des groupes vers un objectif spécifique. La démarche des « prieurs » n’est guère différente ; elle s’inscrit dans une logique similaire.
Appendices
Notes
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[1]
Voir Charles J. Guibla, Les « prieurs » : le cas du Burkina Faso. D’une proposition d’interprétation théologique à une perspective missiologique en contexte pentecôtiste africain, Thèse de doctorat, Université Laval, 2022.
-
[2]
Ce mot est entendu comme une adaptation locale du pentecôtisme.
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[3]
Voir André Brisset, Trois ministères de puissance en Afrique, Yverdon, Alliance Missionnaire Internationale, 1977.
-
[4]
Voir Joseph Tonda, « Pentecôtisme et “contentieux matériel” transnational en Afrique centrale. La magie du système capitaliste », Social Compass, 58, 1 (2011), p. 52 ; André Mary, « Parcours visionnaires et passeurs de frontières », Anthropologie et Sociétés, 27, 1 (2003), p. 112 ; Élisabeth Dorier-Apprill, « Les Églises néo-traditionnelles dans le pluralisme religieux africain. Le cas de Mvulusi, une Église guérisseuse à Brazzaville », Géographie et Cultures, 42 (2002), p. 73-92.
-
[5]
Pierre-Joseph Laurent, « Du rural à l’urbain. L’Église des Assemblées de Dieu au Burkina Faso », dans René Otayek, dir., Dieu dans la cité. Dynamiques religieuses en milieu urbain ouagalais, Bordeaux, Centre d’études d’Afrique noire, 1999, p. 150.
-
[6]
André Mary, « Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte d’Ivoire », Politique africaine, 87 (octobre 2002), p. 69.
-
[7]
« […] a member of the faithful who has received the gift of healing from the Holy Spirit, and frequently other gifts are added, depending on the case, such as the gift of insight (into the causes of sickness), of speaking in tongues (often in glossolalia), power, interpretation and prophecy » (Pierre-Joseph Laurent, « The Faith-healers of the Assemblies of God in Burkina Faso : Taking Responsibility for Diseases Related to “Living Together” », Social Compass, 48, 3 [2001], p. 334).
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[8]
Cf. ibid.
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[9]
André Mary, « Préface » dans Pierre-Joseph Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, Paris, IRD/Karthala, 2003, p. 347.
-
[10]
P.-J. Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso.
-
[11]
P.-J. Laurent, « Effervescence religieuse et gouvernance. L’exemple des Assemblées de Dieu du Burkina Faso », Politique africaine, 87 (octobre 2002), p. 115.
-
[12]
Maud Lasseur, Cédric Mayrargue, « Le religieux dans la pluralisation contemporaine. Éclatement et concurrence », Politique africaine, 123, 3 (2011), p. 6.
-
[13]
André Soubeiga, « Quête de guérison, conversion, évangélisation. Groupes charismatiques et Églises pentecôtistes face au Mal », dans René Otayek, dir., Dieu dans la cité, p. 111.
-
[14]
P.-J. Laurent, « En guise de réponse : les Assemblées de Dieu du Burkina Faso et la trans-nationalité du pentecôtisme », Civilisations, 51, 1 (2004), p. 210.
-
[15]
Voir Marcel Mauss, « Essai sur le don forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1 (1923), p. 30-186.
-
[16]
Pierre-Joseph Laurent, Charlotte Plaideau, « Pentecôtismes et néo-pentecôtismes : des religions de l’accumulation ? », Revue théologique de Louvain, 41, 2 (2010), p. 222.
-
[17]
Voir P.-J. Laurent, « The Process of Bricolage Between Mythic Societies and Global Modernity : Conversion to the Assembly of God Faith in Burkina Faso », Social Compass, 52, 3 (2005), p. 309-323.
-
[18]
« […] the one that follows from the way Pentecostalism’s most widely distributed, and seemingly most highly standardized charismatic practices appear in many ways to be analogues of traditional forms of charismatic behavior » (Joel Robbins, « On the Paradoxes of Global Pentecostalism and the Perils of Continuity Thinking », Religion, 33, 3 [2003], p. 230).
-
[19]
La notion de bricolage a été empruntée à Lévi-Strauss. Selon lui, le bricolage est l’art d’exécuter des tâches diversifiées en utilisant les moyens disponibles, c’est-à-dire, « un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier ». En d’autres termes, le bricolage est le fruit des matériaux « recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir” » (Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1960, p. 27).
-
[20]
P.-J. Laurent, « Effervescence religieuse et gouvernance », p. 102.
-
[21]
P.-J. Laurent, C. Plaideau, « Pentecôtismes et néo-pentecôtismes », p. 220.
-
[22]
Ibid., p. 222.
-
[23]
Id., « Effervescence religieuse et gouvernance », p. 104.
-
[24]
Joseph Quayesi-Amakye, « Prosperity and Prophecy in African Pentecostalism », Journal of Pentecostal Theology, 20 (2011), p. 294.
-
[25]
Christine Henry, Emmanuelle Kadya Tall, « La sorcellerie envers et contre tous », Cahiers d’études africaines, 189-190 (2008), p. 22.
-
[26]
Birgit Meyer, « Les Églises pentecôtistes africaines, Satan et la dissociation de “la traditionˮ », Anthropologie et Sociétés, 22, 1 (1998), p. 63-84.
-
[27]
Élisabeth Dorier-Apprill, « Les Églises néo-traditionnelles », p. 73-92.
-
[28]
James P. Kiernan, « The ‘Problem of Evil’ in the Context of Ancestral Intervention in the Affairs of the living in Africa », Man, 17, 2 (1982), p. 287-301.
-
[29]
P.-J. Laurent, « Effervescence religieuse et gouvernance », p. 95-116.
-
[30]
Birgit Meyer, « “Make a Complete Break with the Past.” Memory and Post-Colonial Modernity in Ghanaian Pentecostalist Discourse », Journal of Religion in Africa, XXVIII, 3 (1998), p. 316-349.
-
[31]
A. Soubeiga, « Quête de guérison, conversion, évangélisation », p. 112.
-
[32]
Marc Egrot, « La divination comme lieu de rencontre entre maladie et religion en pays mossi (Burkina Faso) », dans Massé Raymond, Benoist Jean, Convocations thérapeutiques du sacré, Paris, Karthala (coll. « Médecines du Monde »), 2002, p. 447.
-
[33]
Ibid., p. 447-475.
-
[34]
En langue mooré, ce mot signifie divination.
-
[35]
Voir Joseph Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », Politique africaine, 3 (2000), p. 48-65 ; Paul Geschiere, « Sorcellerie et modernité : retour sur une étrange complicité », Politique africaine, 79 (octobre 2000), p. 17-32 ; P.-J. Laurent, « Effervescence religieuse et gouvernance », p. 105.
-
[36]
P.-J. Laurent, « Effervescence religieuse et gouvernance », p. 105.
-
[37]
J. Tonda, « Pentecôtisme et “contentieux matériel” », p. 52-53.
-
[38]
P.-J. Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, p. 314.
-
[39]
Ibid., p. 326.
-
[40]
M. Mauss, « Essai sur le don forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », p. 30-186.
-
[41]
Ludovic Lado, « Les enjeux du pentecôtisme africain », Études, 409 (2008), p. 63.
-
[42]
Cette expression était utilisée par un « prieur » pour évoquer la prière comme cadre pour recevoir les dons du Saint-Esprit.
-
[43]
Chantal Tapsoba, communication personnelle ; citée dans P.-J. Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, p. 316.
-
[44]
Zinsoné Moussa, communication personnelle, 29 mai 2020.
-
[45]
Daniel Conseiga, communication personnelle, 19 mai 2020.
-
[46]
Patrick Charaudeau, « Le charisme comme condition du leadership politique », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 7 (2015), consulté le 30 novembre 2020, http://journals.openedition.org/rfsic/1597 .
-
[47]
Voir A. Mary, « Parcours visionnaires et passeurs de frontières », p. 115 ; Id., « Prophètes pasteurs », p. 76.
-
[48]
P. Charaudeau, « Le charisme comme condition ».
-
[49]
Maman Guigma, communication personnelle, 13 avril 2020.
-
[50]
Serge Yago, communication personnelle, 14 mai 2020.
-
[51]
Daniel Conseiga, communication personnelle, 19 mai 2020.
-
[52]
Ce terme fait référence à un groupe dédié à l’intercession et la prière au sein des Églises pentecôtistes.
-
[53]
Maman Guigma, communication personnelle, 13 avril 2020.
-
[54]
P.-J. Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, p. 320.
-
[55]
« […] the validity of the prophet’s acts can only be evaluated by viewing it correctly within a wide system of reciprocity. The leader’s efficiency is conditioned by the collective participation of an audience of followers. The validity of the prophet’s charisma is guaranteed by the process of socialization into which his individual experience is channeled. The prophet displays the signs of his charisma publicly with both acts and narration-testimony and hagiographic publications. The public accepts, develops and diffuses these “signs” and establishes a relationship of reciprocal socio-cultural interdependence with the prophet » (Vittorio Lanternari, « Dreams and Visions from the Spiritual Churches of Ghana », Paideuma, 24 [1978], p. 90-91).
-
[56]
P.-J. Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, p. 312.
-
[57]
Ibid., p. 322.
-
[58]
Baptiste Coulmont, « Tenir le haut de l’affiche : analyse structurale des prétentions au charisme », Revue française de sociologie, 54, 3 (2013), p. 507-536.
-
[59]
Jean-Pierre Bastian, « De l’autorité prophétique chez les dirigeants pentecôtistes », Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 81, 2 (2001), p. 189-202.
-
[60]
Cédric Mayrargue, « Trajectoires et enjeux contemporains du pentecôtisme en Afrique de l’Ouest », Critique internationale, 22 (2004), p. 95.
-
[61]
Voir Sébastien Fath, « Protestantisme français et territoire », Pouvoirs Locaux : les cahiers de la décentralisation, 69 (2006), p. 66-70.