Article body
Ce livre de vulgarisation scientifique a un titre prometteur et surprenant : Que faire de l’Ancien Testament ? Une longue introduction (p. 9-26) de Gabriella Aragione fait le point sur la notion d’hérésie dans le christianisme primitif, en s’appuyant notamment sur les travaux d’Alain Le Boulluec, La notion d’hérésie dans la littérature grecque. iie-iiie siècle, Paris, 1985. Pierre Prigent a transformé ce qui a tout l’air d’être des conférences en deux chapitres, l’un consacré à Marcion, l’autre dédié à Origène. Dans la première partie (p. 29-92), l’auteur présente Marcion, en passant très vite sur sa vie, jugée légendaire, et en présentant sa propre opinion sur la reconstruction de l’oeuvre marcionite, telle qu’elle est élaborée par A. von Harnack, Marcion, l’évangile du dieu étranger[1]. Dans la deuxième partie (p. 95-142) sur Origène, après une biographie, vient une présentation du débat autour de l’accusation d’hérésie que l’on a portée contre Origène dans les siècles qui ont suivi sa mort. Suit une courte réflexion sur la question de la liberté chez Origène et sa façon de lire les Écritures. Le livre se termine par une postface (p. 145-173) où Claude Mourlam compare la méthode exégétique d’Origène sur les livres de Josué et Genèse aux tendances modernes de l’interprétation des mêmes passages et propose un regard critique sur la façon de faire d’Origène.
Commençons par saluer la volonté de vulgarisation des auteurs. Nous manquons de tels ouvrages et la volonté de s’adresser à un public plus vaste que celui des seuls spécialistes est un effort louable et indispensable. De là vient la difficulté de faire un compte rendu d’un tel ouvrage pour le spécialiste d’Origène que nous voudrions être. Telles ou telles inexactitudes qui vont indisposer le savant ne comptent guère à côté d’une prose accessible et parfois enjouée qui permet au grand public de connaître un moment clé de l’histoire de la lecture de la Bible, dans les débuts du christianisme. Nous avons aussi trouvé de-ci de-là quelques passages inspirants, comme l’affirmation que, loin de vouloir annuler l’Ancien Testament, Marcion « non seulement connaît bien l’Ancien Testament, mais lui reconnaît souvent une réelle autorité » (p. 55). La citation antisémite d’Adolf von Harnack qui en 1921, dans son Marcion, voulait supprimer l’Ancien Testament dans le protestantisme moderne est une perle, triste et sombre, qui montre l’aveuglement de toute une génération de savants : « Mais depuis le xixe siècle, conserver encore [l’Ancien Testament] dans le protestantisme comme document canonique est la conséquence d’une paralysie religieuse et ecclésiale » (p. 52). Elle a le scandaleux mérite de poser la question de l’Ancien Testament dans le christianisme.
Notre regret de lecteur est de ne pas avoir trouvé de réponse construite et argumentée, même en conclusion, à la question que pose le titre « Que faire de l’Ancien Testament ? », mais simplement une multitude de microréponses éparpillées au cours de l’ouvrage. Affirmer en conclusion (p. 172) que l’interprétation d’Origène n’est « visiblement jamais en porte-à-faux avec les interprétations que peut susciter une exégèse moderne » n’est pas répondre à la question. D’abord, on sera surpris de cette affirmation de Claude Mourlam, comme si l’exégèse historico-critique était l’alpha et l’oméga de toute interprétation du texte. Si on doit lui reconnaître d’avoir permis un réel progrès dans la compréhension de la Bible en la remettant dans son contexte historique, cette méthode a le grave inconvénient de rendre totalement étranger le lecteur à la Bible hébraïque, qui ne devient plus qu’une collection d’histoires du passé sans lien avec le lecteur. La force d’Origène est justement qu’il part du lecteur, de son progrès spirituel, et qu’il donne une leçon de vie dans son interprétation biblique. Certes, il le fait en recourant à l’allégorie, chose qui finit par faire du texte un simple prétexte… Mais ne doit-on pas reconnaître aussi l’aboutissement absurde de l’estrangement du texte biblique qui est produit par la critique historique moderne ? Elle peut conduire parfois, à force d’érudition plus ou moins exacte, à la conclusion qu’on n’a plus rien à faire de l’Ancien Testament, chose paradoxale dans le protestantisme qui revendique pour seule autorité la Scriptura sola… Cette enquête reste donc quelque peu superficielle, surtout que les analyses sur Marcion et Origène tournent souvent au catalogue : catalogue des passages (de l’Évangile de Luc et des 10 épîtres pauliniennes) que Marcion aurait gardés ou supprimés, liste des erreurs supposées d’Origène, etc. Nous craignons que le lecteur qui ne serait pas savant ne se lasse « de suivre ces recherches austères » (p. 91) et surtout sans grand rapport avec le titre…
On restera enfin parfois sceptique sur la qualité de l’information que Pierre Prigent met à la disposition du lecteur. Passons sur une amusante coquille où Marcion devient Marion (p. 80). On trouve plusieurs inexactitudes qui laissent un peu perplexe le lecteur savant : Tertullien est présenté (p. 31) comme ayant exercé la fonction d’avocat à Rome alors que l’unité des deux Tertullien, le chrétien et le juriste, est plus que controversée. L’auteur se demande où Tertullien va « trouver ses connaissances précises du montanisme » (p. 73) alors que c’est justement « de 207-208 que l’on date les premiers témoignages de l’adhésion de Tertullien au montanisme, années où se situe la rédaction du premier livre du Contre Marcion[2]. » Nous doutons fort que Clément d’Alexandrie ait dit (p. 36) dans ses Stromates VI, 3, 13, 1 (?) que « la création est une nature mauvaise tirée d’une matière mauvaise ». Et effectivement, il s’agit dans les Stromates III, 3, 3, 12 d’une affirmation marcionite : « Les gens de Marcion [supposent] qu’une nature mauvaise [a été tirée] d’une matière mauvaise et qu’elle est venue à l’être du fait du juste démiurge ». C’est pour cela qu’ils s’abstiennent de mariage. Ce n’est donc pas l’opinion de Clément, mais bien celle de Marcion. Pierre Prigent est également partisan de l’idée dissidente que la traduction grecque de la Bible hébraïque s’appellerait « Septante » parce que les traducteurs juifs auraient achevé leur travail au bout de 72 jours (p. 137) et il va même jusqu’à rajouter cette information absente dans le texte (p. 101) du Contre les hérésies d’Irénée de Lyon, alors qu’Irénée défend manifestement l’opinion courante que c’est parce que les traducteurs étaient soixante-dix. Pierre Prigent ne connaît manifestement pas le traité De la prière (15, 1) d’Origène dont nous préparons une nouvelle édition critique, où Origène dit qu’on ne doit pas prier le Fils, en tant qu’il n’est pas Dieu au même titre que Dieu le Père. Cela aurait dû le conduire à nuancer l’affirmation : « Pourtant toute l’oeuvre [d’Origène] confesse la divinité du Christ » (p. 124). Plus globalement, nous regrettons que pour Marcion et pour Origène, l’auteur n’ait pas eu recours à l’Histoire de la littérature grecque chrétienne. Des origines à 451, Paris, 2016-2020, dirigée par Bernard Pouderon et al., où il aurait trouvé au tome 2, p. 703-725 une belle synthèse d’Enrico Norelli sur Marcion et surtout au tome 3, p. 173-325 l’excellente monographie de Gilles Dorival sur Origène, qui fera date dans l’histoire de la recherche. À la fin de cette recension, nous souhaitons que ces critiques de détails ne fassent pas oublier l’intérêt de l’ensemble du livre.