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L’analyse de la vie et de l’oeuvre de Paul de Tarse, ce passionné de l’ordre, a engendré des débats passionnés et parfois virulents depuis plus de deux millénaires. Friedrich Nietzsche, dans sa critique acerbe, décrit Paul comme un « dysangéliste », et un « génie dans la logique inexorable de la haine ». Michel Onfray, une figure éminente de la philosophie contemporaine française, présente dans ses travaux de philosophie populiste une interprétation de Paul de Tarse comme un nihiliste radical. Onfray remet en question la possibilité qu’un autre individu aussi névrosé ait jamais engendré une transformation intellectuelle, idéologique et philosophique d’une telle ampleur, aux conséquences aussi délétères. En effet, il est indéniable que les textes souvent ambigus de Paul ont été utilisés pour appuyer des attitudes misogynes, homophobes et esclavagistes.

Dans son ouvrage intitulé Paul de Tarse : L’enfant terrible du christianisme[1], le théologien suisse Daniel Marguerat s’efforce de déconstruire ces préjugés en prenant en compte de l’ensemble du contexte culturel, historique et rhétorique des écrits pauliniens. Il décrit Paul sous un angle plus humain et souligne sa résilience physique extraordinaire, manifestée par les diverses épreuves corporelles qu’il a endurées, incluant trois flagellations romaines, des épreuves que seuls quelques individus auraient pu survivre. Marguerat nous encourage à transcender la figure du théologien Paul pour comprendre l’homme dans toute son humanité, avec ses épreuves, ses luttes et ses tribulations.

L’auteur tente notamment de réfuter l’accusation de misogynie qui colle à Paul depuis des siècles. Il affirme que Paul a établi une égalité intrinsèque entre hommes et femmes dans le culte chrétien ! Cela serait notamment démontré par le fait que les femmes de l’église de Corinthe ont été autorisées à prier et prophétiser, des fonctions traditionnellement réservées aux hommes. Cependant, Paul insistait sur le fait que les femmes devaient se voiler lors des rituels, conformément aux normes de l’époque qui voulaient que les femmes mariées se voilent en public. Selon Marguerat, la position de Paul était que le voile est un signe de l’autorité de la femme, plutôt que de sa subordination. Les femmes qui retiraient leur voile étaient considérées comme se détachant de la relation avec leur mari et rejetant leur identité sexuelle. Pour Paul, l’égalité ne signifiait pas uniformité, et il s’opposait à l’indifférenciation sexuelle. Marguerat affirme également que l’ordre de Paul que les femmes « se taisent dans les assemblées » devrait être interprété dans le contexte des problèmes spécifiques de l’église de Corinthe à l’époque, et non comme une interdiction générale aux femmes de parler. L’objectif de Paul était de maintenir l’ordre et l’édification de la communauté dans les cultes. En conclusion, Marguerat affirme que Paul n’était pas misogyne ou antiféministe, mais qu’il cherchait à établir une forme d’égalité entre les sexes dans un contexte sociétal qui ne le permettait pas naturellement. Il négociait entre les valeurs chrétiennes émergentes d’égalité et les normes sociales préexistantes de la société méditerranéenne antique. L’ordre romain, tolérant à l’égard des croyances religieuses, déteste en effet le désordre. Aux soupçons dont les chrétiens étaient l’objet, Paul n’a pas voulu ajouter celui d’être un ferment de troubles sociaux.

Marguerat note que dans le contexte des écritures pauliniennes, l’homosexualité est abordée, de manière allusive pour la féminine, explicitement pour la masculine, caractérisée comme « l’infamie d’homme à homme » (Rm 1,26-27). Dans un cadre décontextualisé, cette affirmation est souvent invoquée par les défenseurs de l’hétérosexualité. Il convient néanmoins de souligner que Paul n’élabore pas un discours détaillé sur la moralité sexuelle, mais utilise plutôt un cliché de la morale juive, qui manifestait une aversion envers l’homosexualité.

L’apôtre parle de « rapports contre nature », mais il est important pour Marguerat de rappeler qu’à l’époque antique, le concept de « nature » faisait généralement référence à une norme culturelle. Cet argument est donc spécifique à une culture donnée et ne prétend pas à l’universalité. Par exemple, dans la controverse sur le voile des femmes à Corinthe, Paul qualifie de « contre-nature » le fait pour un homme de porter les cheveux longs (1 Co 11,14). De plus, il est important de noter que les cultures antiques n’associaient pas nécessairement l’homosexualité à l’identité personnelle innée, mais plutôt à un choix éthique librement consenti. Paul ignorait tout ce que nous savons aujourd’hui sur l’homosexualité.

L’argumentation de Paul sur l’homosexualité est davantage plus rhétorique que théorique : Paul ne théorise pas sur l’homosexualité en tant que telle, mais l’inclut dans le contexte plus général des perturbations causées par la rupture de la relation avec Dieu (Rm 1,18-32). Sa thèse fondamentale, comme il l’énonce en Rm 1,16-17, est que l’Évangile est la puissance salvatrice de Dieu pour quiconque croit. Lorsque Paul parle de l’inclusion des individus dans le Christ, il proclame qu’« il n’y a plus ni juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Ga 3,28). L’implication est que l’accueil en Christ est inconditionnel, sans limitations liées à la religion, au statut social, ou au sexe. Par conséquent, une lecture attentive de Rm 1,26-27 suggère que ces versets ne sont pas nécessairement adaptés pour justifier une position antihomosexuelle.

L’intensité de la cruauté manifestée par Saul dans ses persécutions, notamment son implication dans l’assassinat brutal de Stéphane, attestée non seulement par Luc mais aussi par le fait que les vêtements de la victime ont été déposés à ses pieds, évoque une âme fanatique. Saul révèle certains traits de caractère à la fois indéniablement surprenants et admirables, en particulier sa vigueur, sa détermination et son sens prononcé de l’organisation. Cependant, il est également possible d’entrevoir en lui des traits plus sombres, rappelant ceux d’un agent de police dans l’acception la plus péjorative du terme. Après tout, Saul a endossé un tel rôle durant la première moitié de sa vie, ayant été investi par le Sanhédrin du pouvoir d’arrêter et de condamner à mort.

L’ardent fanatisme qui caractérise la première partie de la vie de Saul peut, selon mon interprétation, être expliqué par sa posture en tant que fervent défenseur de l’ordre. Il n’a pas initialement persécuté les chrétiens en raison d’une adhésion idéologique ou d’un attachement à la Torah, mais parce qu’ils perturbaient l’ordre établi. Ainsi, son fanatisme pourrait être perçu comme une manifestation de rigidité face à tout désordre ou déviance par rapport aux normes de son temps et de sa société. Dans cette optique, ses tendances apparentes à la misogynie et à l’homophobie, discernables dans certains de ses écrits, peuvent être envisagées comme une extension de cette obsession pour l’ordre. Dans les sociétés antiques, où les rôles de genre étaient rigoureusement délimités, toute infraction à ces normes était généralement perçue avec méfiance et réprobation. Parallèlement, l’homosexualité était souvent stigmatisée en raison de sa non-conformité aux normes hétérosexuelles prévalentes. Ainsi, l’attitude inflexible de Saul envers ces déviances sociales pourrait être interprétée comme une manifestation de son engagement envers l’ordre établi.

C’est dans ce contexte que je considère l’interprétation de certains aspects des écrits de Paul par Marguerat comme étant excessivement optimiste. Bien qu’il soit indéniable que Paul ait parfois préconisé l’égalité, il a plus fréquemment soutenu des principes de soumission et de discrimination en faveur de l’ordre établi. Quant à la réfutation des accusations de misogynie et d’homophobie, l’auteur donne l’impression de chercher à sauver les meubles du Titanic.

Cela dit, il faut reconnaître que de l’ouvrage de Marguerat, avec ses sections concises qui s’imbriquent en une cadence presque romanesque, émane un attrait particulier. Sa représentation de Paul inspire une réévaluation de l’homme à l’origine des épîtres, invite à une étude plus exhaustive d’une personnalité atypique qui est souvent mal interprétée. Marguerat remet en question les idées d’influenceurs comme Nietzsche, qui avait une vision très sombre de Paul. Paul de Tarse : L’enfant terrible du christianisme pourrait être utilisé comme une base pour d’autres recherches et pourrait provoquer de nouvelles discussions dans le monde académique. En revisitant l’homme qui devint Paul, Marguerat contribue à une herméneutique renouvelée des écrits de l’apôtre des incirconcis.