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Depuis l’échec des négociations constitutionnelles canadiennes, la philosophie politique normative portant sur le renouvellement des relations entre Allochtones et Autochtones a progressivement délaissé la perspective institutionnelle des années 1990[1] pour penser la décolonisation sous l’angle de la transformation « par le bas » de la société. Avec ce tournant, les discours normatifs ont de plus en plus pris pour objet l’action politique individuelle et les mouvements sociaux, mettant à l’avant-plan la problématique de l’alliance entre les différents individus et entre les luttes des différents groupes militants[2]. L’originalité de Refonder l’interculturalisme réside dans sa tentative d’explorer la problématique de l’alliance tout en retournant à un langage normatif s’appliquant aux structures institutionnelles de la société québécoise.

Jérôme Gosselin-Tapp opère cette reconceptualisation de l’alliance en éclaircissant et en étendant le modèle de l’interculturalisme, cadre normatif qu’il voit émerger de la quête d’autodétermination nationale du Québec depuis 1960. Les objectifs centraux du livre sont les suivants. L’auteur vise d’abord à éclairer la spécificité philosophique et historico-politique du modèle québécois en le distinguant du multiculturalisme : cette spécificité réside, selon l’auteur, dans l’exercice et la conceptualisation de droits non seulement individuels, mais aussi proprement collectifs. Ensuite, même si jusqu’à aujourd’hui, l’interculturalisme a surtout été mobilisé pour penser la gestion de la diversité religieuse et ethnoculturelle, l’auteur montre que l’importance qu’il accorde aux droits collectifs permet d’étendre son champ d’application aux relations entre nations autochtones et québécoise. À titre de nations minoritaires au sein du fédéralisme canadien, ces dernières ont des besoins particuliers liés à leurs droits collectifs à l’autodétermination, dont l’interculturalisme aide à penser la conciliation. Enfin, cette conciliation est articulée au sein d’une proposition politique concrète : les traités modernes négociés dans un rapport de nation à nation sont présentés par l’auteur comme une stratégie permettant d’accroître l’autodétermination interne des nations québécoise et autochtones en matière de protection environnementale. Par ce Plaidoyer aux dimensions multiples, Gosselin-Tapp participe ainsi à moderniser le nationalisme québécois pour l’aider à faire face aux « défis du xxie siècle » (p. 5).

Le livre comporte six chapitres. Le premier chapitre opère une généalogie historico-politique de l’interculturalisme et dégage le fil rouge reliant la loi 101 à la crise des accommodements raisonnables : contre les tendances assimilatrices d’un multiculturalisme fondé sur les droits individuels, les nationalistes québécois n’ont cessé d’affirmer leurs droits collectifs en tentant de les équilibrer avec les droits des individus appartenant à d’autres groupes minoritaires. Ce faisant, le Québec est cependant « tombé dans le piège de la recolonisation » (p. 29) face aux peuples autochtones, dont l’opposition au Livre blanc, entre autres luttes, exprimait pourtant un rejet du multiculturalisme analogue au sien.

Une fois dégagées les racines de l’interculturalisme, ainsi que sa convergence apparente avec les luttes autochtones, le deuxième chapitre dégage les fondements conceptuels de l’approche québécoise. Si les différentes variantes du multiculturalisme diffèrent quant au fondement normatif adopté, elles partagent la prémisse selon laquelle l’individu est « la seule source valide de revendications morales » (p. 47). En cas de conflit avec les droits collectifs, cet individualisme moral implique alors que les « droits individuels, étant donné leur rôle fondateur, se voient accorder la primauté sur les droits différenciés par le groupe » (p. 48). Pour sa part, l’interculturalisme admet autant le collectivisme moral que l’individualisme moral. C’est cette spécificité philosophique du modèle québécois, perdue dans les débats académiques eurocentrés, qui le rend plus apte à répondre aux besoins des minorités nationales en contexte québécois.

Le troisième chapitre se tourne ensuite vers les critiques autochtones des institutions canadiennes pour dégager leurs recoupements avec les critiques interculturalistes du multiculturalisme. D’un côté, les théoriciens de la résurgence rejettent les politiques de reconnaissance de l’État colonial, dont les politiques multiculturalistes, car elles sont des « cadeaux empoisonnés offerts par le gouvernement canadien afin de saboter leur quête d’autodétermination » (p. 64). De l’autre côté, les penseurs de la « réconciliation » (p. 61) critiquent l’exigence, formulée de façon récurrente dans les jugements de la Cour suprême et les traités modernes, de concilier les droits autochtones avec la souveraineté de facto de la Couronne. Ces critiques éclairent la nécessité de sortir du cadre institutionnel actuel en cheminant vers un « fédéralisme par traités » (p. 69) négocié sur une base égalitaire de nation à nation. Ces négociations profiteraient autant au Québec qu’aux peuples autochtones, car elles permettraient de contourner l’inertie constitutionnelle canadienne en plaçant les pouvoirs acquis sous la protection constitutionnelle de l’article 35(1).

Cette articulation des projets d’autodétermination peut toutefois paraître improbable si on présuppose que « la souveraineté territoriale, pour être effective, doit être exclusive » (p. 80-81). Le quatrième chapitre déconstruit cette prémisse via le dialogue avec les traditions politiques autochtones autour de l’autonomie territoriale. Du côté québécois occidental, on conçoit cette dernière à travers le prisme de la « souveraineté-possession » : être souverain signifie exercer une autorité exclusive sur son territoire, ce qui implique que l’autonomie territoriale soit un jeu à somme nulle. Par contraste avec ce rapport abstrait au territoire, les conceptions traditionnelles exprimées par les nations autochtones sont fondées dans le maintien de relations concrètes avec le territoire, lesquelles sont source d’obligations et de responsabilités. Gosselin-Tapp nomme « souveraineté-protection » (p. 93) la conception de l’autonomie territoriale émanant de ce rapport enraciné au territoire. L’hypothèse explorée au sixième chapitre est que les traités modernes rendent possible d’exercer « de manière concomitante » (p. 81) ces deux formes de souveraineté.

Avant d’arriver à cette proposition politique, le cinquième chapitre se penche sur la justification philosophique de l’approche enrichie de l’interculturalisme comme « modèle d’alliance » (p. 97). En s’inspirant des écrits tardifs de Rawls, l’auteur montre comment la reconnaissance de la « cooriginarité de la liberté des Anciens et de la liberté des Modernes » (p. 102) doit nous amener à ne pas « souscrire exclusivement au collectivisme moral ou à l’individualisme moral » (p. 106), mais à reconnaître autant les droits des individus que les droits des corps collectifs qui fondent l’existence citoyenne des individus. Cette conception libérale républicaine de l’interculturalisme nous oriente ainsi vers la recherche d’un équilibre entre les différents droits collectifs et individuels. Cet équilibre doit être dynamique, contextuel, renégocié et fondé sur la reconnaissance réciproque entre les groupes et individus.

C’est au sixième chapitre que Gosselin-Tapp rassemble enfin les différents fils de l’argument pour montrer comment, en pratique, les revendications québécoises et autochtones à l’autonomie territoriale peuvent être conjuguées au sein d’une alliance dont l’objet principal est la protection environnementale. Pour répondre aux ingérences actuelles du gouvernement canadien en la matière, l’auteur propose d’adopter une Charte québécoise de l’environnement qui opérerait une réforme du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) de manière à accorder plus d’autorité à ce dernier face au gouvernement québécois ainsi qu’une plus grande représentativité aux nations autochtones. Parallèlement, la Charte exprimerait l’ouverture à négocier des traités dans un rapport de nation à nation, lesquels fourniraient simultanément une assise constitutionnelle aux pouvoirs gagnés de part et d’autre. Selon l’auteur, cette solution reviendrait à harmoniser les conceptions occidentale et autochtones de l’autonomie territoriale, car elle accroîtrait la « souveraineté-possession » (face à Ottawa) du Québec tout en conférant plus de pouvoir aux nations autochtones pour réaliser « leur autodétermination d’une manière qui reflète » leur conception relationnelle de la « souveraineté-protection » (p. 140-141).

En définitive, Refonder l’interculturalisme est un livre pertinent, dont la qualité principale est d’ouvrir des pistes de réflexion philosophiques et stratégiques qui recentrent les débats sur la décolonisation autour des structures institutionnelles fondamentales du Québec. Devant la complexité de la situation à laquelle il répond, le Plaidoyer allie l’analyse conceptuelle et empirique pour mobiliser une pensée actuelle et consciente de la trajectoire historique dans laquelle elle s’inscrit. Cette force pourrait toutefois être vue comme une faiblesse par les spécialistes disciplinaires : la multi-dimensionalité de l’analyse appelle de nombreuses questions d’approfondissement sur les plans historique, politique et philosophique que l’auteur ne peut formuler dans l’espace de ce court Plaidoyer.

Nous nous permettrons cependant d’émettre deux réserves. Premièrement, l’argument général repose sur l’idée selon laquelle les nations autochtones et québécoise ont des intérêts communs en raison de leur statut partagé de minorités nationales au sein du Canada. Or, bien que cette idée ne soit pas affirmée naïvement par l’auteur, elle aurait pu être problématisée davantage. En effet, Gosselin-Tapp reconnaît explicitement que la quête d’autodétermination du Québec s’est historiquement effectuée « aux dépens de l’autonomie des nations autochtones » (p. 29), ce qui a créé des asymétries de pouvoir importantes — d’où la prudence exprimée initialement : « Je souhaite simplement ouvrir un horizon philosophique où leurs intérêts peuvent possiblement se rejoindre » (p. 15). Néanmoins, il semble qu’au fil de l’argumentation, l’auteur baisse progressivement la garde, au point d’affirmer vers la fin que les intérêts du Québec et des nations autochtones « se rejoignent la plupart du temps, dans le contexte politique canadien » (p. 121). Selon nous, une plus grande attention aurait pu être portée à la matérialisation institutionnelle des asymétries de pouvoir entre Québécois et Autochtones au cours de l’histoire récente, ce qui aurait permis de problématiser de façon plus convaincante la convergence d’intérêts initialement déduite d’une analogie de statut vis-à-vis d’Ottawa. Par exemple, à l’aune du développement d’un État francophone dans les 50 dernières années, l’auteur aurait pu se demander si la « fragilité linguistique » (p. 33) vécue par la nation québécoise aujourd’hui est véritablement commensurable à celle des peuples autochtones qui ont subi jusqu’à tout récemment l’entreprise génocidaire des Pensionnats (dont plusieurs étaient opérés en français).

La question de l’autonomie territoriale nous semble elle aussi impliquer une conflictualité plus grande que l’auteur ne le laisse paraître. Sur le fond, la proposition de l’auteur de négocier des traités modernes exempts de la clause d’« extinction » nous semble reformuler une vision déjà exprimée dans les années 1990 à laquelle nous n’avons rien à opposer[3]. Notre réserve concerne plutôt la conceptualisation de ces traités comme une conciliation entre deux formes de souveraineté territoriale. Effectivement, cette solution conceptuelle nous semble être une fausse piste dans la mesure où elle ouvre sur une vision du rapport de nation à nation où l’autonomie territoriale des peuples autochtones s’accomplit en gagnant plus de pouvoirs en matière de « protection environnementale » et où l’État québécois conserve quant à lui un ensemble de prérogatives exclusives liées à sa « souveraineté-possession » — prérogatives qui, telle la « propriété » des ressources naturelles, sont pourtant nécessaires à l’exercice d’une réelle autodétermination dans le cadre d’une économie capitaliste. Puisque nous sommes d’accord avec l’idée de l’auteur selon laquelle l’autodétermination de différentes nations peut être réalisée à travers des juridictions partagées et non seulement exclusives[4], il nous semble crucial de dépasser cet horizon de la consultation des peuples autochtones autour d’activités économiques autorisées par l’État québécois en élargissant le champ des juridictions partagées au-delà des frontières suggérées par la distinction conceptuelle entre souveraineté-protection et souveraineté-possession.

On ne doit pas pour autant abandonner le modèle de l’interculturalisme. Ces nuances nous amènent plutôt à conclure ceci : une prise en compte plus sérieuse de la conflictualité latente des « besoins empiriques particuliers » (p. 14) du Québec et des nations autochtones devrait nous amener à réduire les efforts consacrés à démontrer conceptuellement l’affirmation selon laquelle les différentes quêtes d’autodétermination ne sont pas incompatibles. Cela inviterait à accorder plus d’attention aux conditions empiriques de l’alliance et aux « sacrifices » (p. 117) devant être consentis par le Québec afin de respecter pleinement les droits collectifs des peuples autochtones.