Article body
Dans une récente publication intitulée La fin de la culture religieuse : Chronique d’une disparition annoncée, Mireille Estivalèzes élabore une réflexion interdisciplinaire à la fois rigoureuse et critique sur l’état actuel de l’enseignement de la culture religieuse dans les écoles québécoises. Estivalèzes, une éminente spécialiste en histoire et sociologie des religions, positionne son ouvrage au carrefour des sciences de l’éducation, de la sociologie et de la philosophie politique.
La première partie de ce livre se propose d’examiner de manière exhaustive les différentes critiques formulées à l’encontre du défunt programme d’Éthique et Culture religieuse (ECR) instauré au Québec en 2008. Estivalèzes identifie trois principaux groupes d’opposants : ceux qui s’opposent sur des bases religieuses, ceux qui avancent des arguments nationalistes, et ceux qui se placent dans une perspective laïque et féministe.
L’étude s’engage à retracer l’histoire de ces discours critiques en prenant en compte la multiplicité des acteurs impliqués. Estivalèzes aborde la complexité des stratégies discursives utilisées par ces groupes, ainsi que leurs diverses mobilisations médiatiques et juridiques. Cette démarche vise à comprendre comment certains de ces discours ont eu une influence sur la politique éducative et, en particulier, sur les décisions du ministère de l’Éducation.
L’ouvrage cherche aussi à mettre en lumière le rapport ambivalent qu’entretient la société québécoise avec la religion. D’un côté, il y a un attachement historique à la religion catholique, qui a joué un rôle essentiel dans l’identité et la survie du peuple canadien-français. De l’autre, une hostilité teintée de rancoeur existe à l’égard de cette même tradition religieuse et de ses institutions.
Estivalèzes adopte comme prisme d’analyse les conceptions variées de la liberté de conscience, de la liberté de religion et de la laïcité. Elle montre comment ces notions sont au coeur des débats contemporains non seulement au Québec, mais aussi dans d’autres sociétés démocratiques. Elle examine ainsi les définitions divergentes de la laïcité, oscillant entre un principe garantissant le pluralisme et une vision émancipatrice visant à libérer les citoyens du poids des traditions religieuses.
Enfin, la première partie de l’essai aborde le rôle des médias et de la sphère politique dans la propagation des critiques du programme ECR, en éclairant des phénomènes actuels préoccupants. Estivalèzes, mentionne notamment la rhétorique conspirationniste, le rejet de l’expertise scientifique, le primat de l’indignation sur la réflexion, et la tendance à la polarisation et à l’instrumentalisation des opinions publiques.
La seconde partie ambitionne de dévoiler les mécanismes internes de l’élaboration des programmes d’enseignement. Estivalèzes prend pour objets d’étude deux curricula : le programme d’Éthique et Culture religieuse (ECR) et celui de Culture et citoyenneté québécoises. Ce choix méthodologique permet une analyse nuancée des jeux d’influence, des critères politiques et pédagogiques, ainsi que de la mise en application desdits programmes.
Estivalèzes commence par une critique acerbe du manque de transparence et de délibération citoyenne dans l’élaboration du programme de Culture et citoyenneté québécoises. Elle souligne à quel point ce déficit peut être problématique. Ce constat sert de toile de fond à une étude plus large des réalités de terrain liées à l’enseignement de ces matières. Estivalèzes pointe, entre autres, les défis liés au non-respect du volume horaire dédié à ces cours, la concurrence avec d’autres disciplines et l’attribution de l’enseignement à du personnel non qualifié. Ces difficultés pratiques révèlent un fossé entre les intentions pédagogiques et leur réalisation concrète.
Le coeur de cette seconde partie réside dans une interrogation fondamentale sur le rôle de l’école dans la société contemporaine. Estivalèzes pose une question cruciale : l’école doit-elle demeurer un lieu de transmission de la culture humaniste, ou doit-elle plutôt évoluer pour prioriser le développement de compétences pragmatiques adaptées aux exigences du monde moderne ? Ce questionnement est articulé autour de l’examen du programme de Culture et citoyenneté québécoises, qui intègre une pluralité de thématiques allant de l’éducation à la sexualité, à la sensibilisation aux changements climatiques, en passant par la santé mentale et l’utilisation responsable des technologies numériques.
Estivalèzes souligne la tendance pédagogique qui privilégie des contenus plus techniques aux dépens d’une éducation plus traditionnelle centrée sur la culture religieuse et humaniste. Cette tendance, argue l’auteure, pourrait conduire à une transformation radicale du projet éducatif sous-jacent à l’école. Le programme ECR devient ainsi un point focal pour discuter de ces mutations et de leur adéquation avec les besoins et les attentes de la société québécoise contemporaine.
Le livre d’Estivalèzes se distingue par sa capacité à contextualiser ces tensions dans une trame historique plus large. Elle y analyse également la manière dont ces discours ont été instrumentalisés à des fins politiques, notamment par le ministère de l’Éducation, dans un processus marqué par un déficit de transparence et de consultation des experts du domaine. Ce faisant, l’auteure ne se limite pas à une critique des discours, mais conteste également les procédures et mécanismes démocratiques sous-jacents à la réforme des programmes éducatifs.
Cela étant dit, je perçois le titre comme étant quelque peu sensationnaliste. Il semble annoncer que la culture religieuse disparaîtra de la société, alors que le livre démontre seulement qu’elle disparaît des écoles primaires et secondaires, ce que nous savions déjà depuis trois ans.
Une auteure qui souligne avec raison l’importance d’une connaissance de la réalité sur le terrain devrait s’abstenir d’énoncer des spéculations dont on peut estimer que leur force suffit à salir le travail des enseignants qui ne pensent pas comme elle, et ne peut justifier qu’on les fasse en disant seulement « on peut se demander » : « Plusieurs de ces critiques, chantres d’une laïcité antireligieuse, sont des professeurs de philosophie au collégial. Au vu de leurs écrits, on peut se demander quelle est l’attitude qu’ils adoptent sur le plan professionnel en tant qu’enseignants, et comment ils s’assurent de respecter la pluralité des positions philosophiques des penseurs étudiés, de même que la diversité des convictions de leurs étudiants, sans assener leur propre vérité subjective » (p. 158). De plus, la présentation des auteurs des discours critiqués est parfois enrobée d’attaques ad personam : elle raconte une anecdote sur l’attitude de l’un lors d’une rencontre au Salon du livre (p. 139), elle soupçonne les propos d’un autre d’être un règlement de compte personnel (p. 156). Estivalèzes aurait dû s’en tenir à la critique de leurs discours et ne pas commettre elle-même ce qu’elle reproche aux autres de faire.
L’auteure a également tendance à beaucoup critiquer le « littéralisme » en termes de lecture des textes sacrés. Ce « littéralisme », qu’elle affirme percevoir dans La face cachée du cours éthique et culture religieuse, un ouvrage collectif dirigé par Daniel Baril et Normand Baillargeon auquel j’ai participé[1], serait selon elle coupable d’anachronisme. Je suis incertain quant à la manière dont l’auteure utilise le concept de « littéralisme », ce qui rend difficile l’évaluation de sa critique. Je présume que le littéralisme pourrait poser problème si l’on envisage les textes bibliques comme des narrations historiques avérées, une position anti-moderne déplorable qui est celle des fondamentalistes. Toutefois, remettre en question ces récits en tant qu’exemplaires pour la jeunesse, comme le fait l’ouvrage La face cachée du cours éthique et culture religieuse, ne requiert pas nécessairement une contextualisation des valeurs de l’époque. Bien que les actions éthiquement sous-optimales puissent apparaître relativement moins sévères si elles étaient socialement acceptées dans leur contexte historique, cela ne les absout pas de leur caractère éthiquement problématique[2].
De plus, Estivalèzes caricature parfois la position de ses adversaires. Par exemple, elle écrit : « […] certains scientifiques, comme Richard Dawkins, discréditent la foi et jugent que l’adhésion à la théorie de l’évolution, et plus largement à la démarche scientifique, exige de choisir l’athéisme » (p. 166). Estivalèzes caractérise Dawkins comme athée militant, mais sa posture personnelle est plus nuancée et je ne l’ai jamais vu affirmer que l’adhésion à la démarche scientifique « exige de choisir l’athéisme[3] ». En somme, l’auteure s’engage dans la même démarche rhétorique qu’elle dénonce chez tous ceux qu’elle critique, à savoir la présentation sélective de données afin de corroborer une hypothèse préconçue.
Enfin, considérant son expertise en la matière, l’auteure aurait dû offrir une meilleure vue d’ensemble de la place de la religion dans la société. Par exemple en faisant la comparaison avec la France, où la laïcité appliquée au niveau préuniversitaire était plutôt stricte, mais où le phénomène religieux est resté très discuté à l’université et dans la société.
Malgré tout, La fin de la culture religieuse : Chronique d’une disparition annoncée est un ouvrage important qui, à l’instar d’une capsule temporelle, consigne les principaux arguments du débat ayant entouré l’apparition du cours d’ECR il y a plus d’une quinzaine d’années. Les arguments avancés par l’auteure étaient d’actualité quand le cours d’ECR est apparu, mais en 2023 le paysage religieux québécois a beaucoup changé, avec de moins en moins de jeunes qui sont croyants. On espère qu’une chronique actuelle suivra bientôt.
Appendices
Notes
-
[1]
François Doyon, « Les vertus antiphilosophique du cours ECR », dans Daniel Baril, Normand Baillargeon, dir., La face cachée du cours Éthique et culture religieuse, Montréal, Léméac, 2016, p. 67-87.
-
[2]
La philosophie a toujours été une critique des systèmes religieux, insistant sur la rationalité comme critère d’évaluation (Hans-Georg Gadamer, Interroger les Grecs : Étude sur les présocratiques, Platon et Aristote, Montréal, Fides, 2006, p. 178). Si on accepte cette idée de la philosophie critique de la religion, on doit proposer un cours qui commence par présenter la religion (composante culture religieuse), mais qui fait tout de suite intervenir sa critique, du moins en ce qui concerne les prescriptions comportementales des religions (composante éthique). Le cours aurait pu être fait ainsi, dans l’entrecroisement des composantes plutôt que dans leur stricte distinction. Mais encore, ça implique d’enseigner la critique des religions, ce que les idéateurs du cours refusaient.
-
[3]
« Je ne peux pas en être certain mais je pense que Dieu est très improbable, et je mène mon existence en me fondant sur le présupposé qu’il n’existe pas » (Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu [The God Delusion], trad. Marie-France Desjeux-Lefort, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 59). Voir aussi John Bingham, « Richard Dawkins : I can’t be sure God does not exist », The Telegraph (24 février 2012).