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Giorgio Agamben, dans Le Règne et la Gloire[1], inscrit sa recherche dans un double rapport de filiation et de contestation avec la pensée de Foucault. Ce livre permet donc de repérer le point sur lequel, tout en assumant ses hypothèses fondamentales relatives à l’histoire du pouvoir en Occident, il se sépare de lui. Le lieu de cette divergence, comme on va le voir, est théologico-politique.

Agamben précise tout d’abord le lien de continuité qui unit son travail à celui de Foucault :

Cette enquête [sur le pouvoir conçu comme oikonomia — i.e. comme gouvernement des hommes — en Occident] […] s’inscrit […] dans le sillage des recherches de Michel Foucault sur la généalogie de la gouvernementalité[2]

exposées en 1978, dans le cours Sécurité, territoire, population[3]. Celles-ci, toutefois, en dépit de leur fécondité, s’étant engagées dans une impasse, il importe « de comprendre les raisons internes qui [les] ont empêché[es] d’arriver à leur terme[4] ». Elles ne tiennent pas seulement au fait que Foucault en serait resté à une phase relativement tardive d’évolution de la pensée chrétienne, alors qu’il importerait, pour comprendre la genèse du pouvoir-oikonomia, de « remonter jusqu’aux premiers siècles de la théologie chrétienne[5] ». Elles résident surtout dans la méconnaissance par Foucault du véritable foyer originaire[6] de la conception moderne du « gouvernement » : non pas les guides de conduite pastorale, ni, encore moins, les traités d’instruction du prince, mais le concept d’oikonomia, au centre de la théologie trinitaire. C’est en mettant en évidence ce « dispositif de l’oikonomia trinitaire » que l’on pourrait reconstituer la véritable genèse du « gouvernement », centré, non plus sur la suprématie de la loi, mais sur la gestion économique des hommes.

L’analyse d’Agamben se rattache au schéma de la sécularisation[7], tel que l’a défini C. Schmitt dans une formule célèbre : « Tous les concepts prégnants de la doctrine moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés[8] ». Thèse à laquelle Agamben se propose d’apporter un complément décisif, en affirmant que la théologie chrétienne n’a pas donné naissance au seul paradigme « fond[ant] dans le Dieu unique la transcendance du pouvoir souverain », mais à deux paradigmes « antinomiques », qui ont cependant « fonctionné de manière connexe » : la théologie politique, au sens de Schmitt, et la « théologie économique », dont procéderait la biopolitique moderne[9].

Le point aveugle de l’analyse foucaldienne du pastorat[10], selon Agamben, consiste dans « l’absence de toute référence à la notion de providence[11] ». Seule, en effet, la distinction entre providence générale et providence spéciale (ou destin), issue du paradigme théologico-économique, permettrait de comprendre comment s’est formé, au sein de la pensée chrétienne, un concept spécifique du « gouvernement », non réductible au « règne » divin. C’est pour avoir méconnu ce dispositif théologique que Foucault aurait échoué à expliquer « le passage du pastorat ecclésiastique au gouvernement politique[12] ».

Providence est le nom de l’« oikonomia », dans la mesure où elle se présente comme gouvernement du monde. Si la doctrine de l’oikonomia et celle de la providence qui en dépend peuvent être considérées, en ce sens, comme des machines pour fonder et expliquer le gouvernement du monde et si elles ne deviennent intelligibles qu’à cette seule condition, il n’en est pas moins vrai, en retour, que la naissance du paradigme gouvernemental ne devient complètement compréhensible que dans la mesure où on le restitue au fond « économico-théologique » dont il est solidaire[13].

Il ne s’agit pas ici d’examiner l’interprétation — par ailleurs, très intéressante — que propose Agamben de la fonction théologique du concept d’oikonomia, mais de se demander si le paradigme théologique qu’il s’applique à reconstruire avec tant de finesse érudite est réellement nécessaire pour retracer la généalogie de la gouvernementalité moderne. Sur un plan très général, il va de soi qu’on ne saurait comprendre la conception médiévale du gouvernement sans la resituer dans son cadre théologico-politique, du fait de l’intrication entre autorité spirituelle et pouvoir temporel, et dans les structures de pensée forgées par la représentation chrétienne des rapports entre Dieu et le monde (rôle de la providence, temps orienté vers l’accomplissement des fins dernières). C’est en ce sens que l’on peut dire, avec M.-J. Mondzain, que « l’économie pastorale est mimêsis de l’économie providentielle[14] ». La question que je souhaite poser, toutefois, est plus étroitement circonscrite : dans quelle mesure la prise en compte du paradigme trinitaire est-elle la condition d’intelligibilité du pastorat défini comme oikonomia psuchôn ? Je ne me situe donc pas, comme Agamben, sur le plan de la théologie dogmatique, pour me demander quelle structure de gouvernement divin, modèle ou matrice du gouvernement politique, en découle ; je pars du concept même de « gouvernement des âmes » par lequel Foucault définit le pastorat et dont j’ai cherché, pour ma part, à montrer comment, à partir de Grégoire le Grand, il s’était progressivement « politisé[15] ».

Ma réponse s’articulera en trois temps : je rappellerai d’abord la nécessité d’un rapport historico-critique aux concepts et m’appuierai essentiellement, pour cela, sur le 2e Discours apologétique de Grégoire de Nazianze ; plus brièvement ensuite, je préciserai le champ référentiel de l’« art des arts » que constitue le gouvernement des âmes et esquisserai, enfin, un rapprochement comparatif avec le concept arabo-musulman de tadbîr (conduite, direction).

I. Le rapport historico-critique aux concepts

Relisons d’abord le texte dans lequel Foucault, en 1978, remonte aux sources, sinon doctrinales, du moins lexicales du pastorat chrétien[16]. Celui-ci rappelle d’abord que « les Pères grecs et très précisément saint Grégoire de Nazianze » employaient, pour désigner « cet ensemble de techniques et de procédures », « un nom très remarquable, […] oikonomia psuchôn, c’est-à-dire l’économie des âmes ». L’économie, ainsi, se trouve dissociée de la sphère purement domestique ou familiale (selon son acception grecque classique : « oikos c’est l’habitat »), pour s’étendre à « la communauté de tous les chrétiens », en vue, non plus de la bonne gestion des richesses, mais du « salut des âmes ». Il observe aussitôt, toutefois, qu’« “économie”, évidemment, n’est sans doute pas le mot qui, en français, convient le mieux pour traduire cette oikonomia psuchôn ».

Les latins traduisaient par regimen animarum, « régime des âmes », ce qui n’est pas mauvais, mais il est évident qu’en français […] on a l’avantage ou le désavantage de posséder un mot dont l’équivoque est tout de même assez intéressante pour traduire cette économie des âmes. Ce mot […] c’est évidemment le mot « conduite ». Puisque, finalement, ce mot « conduite » se réfère à deux choses. La conduite, c’est bien l’activité qui consiste à conduire, la conduction si vous voulez ; mais c’est également la manière dont on se conduit, la manière dont on se laisse conduire […]. Conduite des âmes, je crois que c’est par là qu’on pourrait traduire le moins mal peut-être cette oikonomia psuchôn dont parlait saint Grégoire de Nazianze, et je pense que cette notion de conduite, avec le champ qu’elle recouvre, est sans doute un des éléments fondamentaux introduits par le pastorat chrétien dans la société occidentale.

Commentant cet extrait du cours, Agamben écrit :

Même si Foucault, pour donner sa définition « économique » du pastorat, cite précisément Grégoire de Nazianze — un auteur dont nous avons pu constater le rôle décisif dans la construction du paradigme trinitaire — il semble ignorer complètement les implications théologiques du terme oikonomia, auquel est consacrée notre recherche[17].

Il importe de remarquer, tout d’abord, que Foucault fabrique l’expression oikonomia psuchôn. Comme je l’avais signalé, dans la note de mon édition, cette expression ne se trouve pas chez Grégoire de Nazianze[18]. Dans le passage du 2e Discours relatif à l’application différenciée de la médecine des âmes (hê tôn psuchôn iatreia, 2, 16, 5) selon les catégories de fidèles, toutefois, celui-ci écrit : « Il y a entre ces catégories d’êtres parfois plus de différence, en ce qui concerne les désirs et les appétits, qu’en ce qui concerne l’aspect physique ou, si l’on préfère, le mélange et la combinaison des éléments dont nous sommes faits. Il n’est donc pas très facile de les gouverner », ce dernier verbe traduisant tên oikonomian[19]. C’est donc vraisemblablement à partir de cet usage du mot oikonomia, pour désigner le gouvernement pastoral des brebis, en tant qu’êtres de désirs et d’appétits, que Foucault forge l’expression citée[20].

Mais, ce faisant, il a tout à fait raison de traduire le mot oikonomia par « conduite[21] », qui rend bien compte du mot utilisé par le Père cappadocien, agein (2, 16), et que Rufin — Rufin d’Aquilée (v. 345-v. 410), traducteur des Pères grecs, et spécialement d’Origène — traduit par dirigere vel imbuere[22]. Or, c’est à travers cette traduction latine, certainement, que Grégoire le Grand, qui ne lisait pas le grec, connaissait le texte du nazianzène, et à partir d’elle que, dans sa Regula pastoralis, véritable manuel de direction pastorale rédigé à la fin du vie siècle, il définit le regimen animarum comme « l’art des arts, ars artium[23] ». Regimen — gouvernement, conduite — est donc le concept latin correspondant au terme employé par Grégoire de Nazianze pour désigner la direction des âmes, que Foucault, voulant établir un parallèle avec le gouvernement domestique selon Aristote, remplace par oikonomia.

Notons au passage que, dans les textes ultérieurs où il cite l’expression de Grégoire de Nazianze, technê technês, ars artium, il ne parle plus jamais d’oikonomia psuchôn, mais simplement d’« art de diriger les âmes[24] », ôtant ainsi à ce dernier toute dimension « économique ».

Cette « traduction » d’oikonomia par « conduite » — pour en rester au cours de 1978 — ignore-t-elle les implications théologiques du concept d’oikonomia, comme le prétend Agamben ? Ce dernier, selon lui, ne saurait se comprendre qu’en référence à la théologie trinitaire. L’oikonomia pastorale ne prendrait tout son sens qu’à l’intérieur du paradigme « économique » fondant, dans l’être divin, la distinction de « l’être et de l’agir, [de] la substance et de la praxis[25] ». Au mystère de la relation Père-Fils correspondrait celui d’une praxis divine — c’est-à-dire d’une action de Dieu dans le monde —, « complètement distincte de son être[26] ». Or Grégoire (v. 329-v. 389-390) fut, au ive siècle[27], un défenseur acharné du dogme trinitaire contre les dernières résistances de l’hérésie arienne, laquelle, condamnée au concile de Nicée (325)[28], affirmait la supériorité ontologique du Père par rapport au Logos fait homme[29]. Et c’est en termes d’oikonomia qu’il justifiait sa tentative d’exposer le mystère de l’articulation trinitaire des hypostases[30].

Est-il légitime, pour autant, de rattacher l’oikonomia pastorale à l’oikonomia divine comme à son principe d’intelligibilité ? Le gouvernement des âmes ne se comprend-il qu’à partir du mystère de l’économie trinitaire ? À prendre la question dans son étendue la plus large, il est clair que la conduite pastorale des âmes en vue de leur salut s’inscrit dans le cadre du plan divin de rédemption, ou, en d’autres termes, que l’oikonomia des âmes tire son principe et sa fin de l’oikonomia rédemptrice, révélée par l’Incarnation. Corrélation évidente, que Foucault, bien évidemment, n’a pas manqué de rappeler :

Le pastorat a rapport au salut, puisqu’il se donne pour objectif essentiel, fondamental, de mener les individus, ou de permettre en tout cas que les individus avancent et progressent sur le chemin du salut. Vrai pour les individus, vrai pour la communauté aussi. Il guide donc individus et communauté sur la voie du salut[31].

Mais telle n’est pas la thèse d’Agamben, qui se révélerait alors d’une grande banalité. Le rapport qu’il établit entre oikonomia divine et oikonomia des âmes n’est pas d’ordre causal ou final, mais d’ordre paradigmatique : c’est dans le dispositif « économique » de la Trinité que le gouvernement pastoral trouverait sa condition, non pas eschatologique, mais structurelle de possibilité. Cet argument, toutefois, à propos du passage de Grégoire que « traduit » Foucault, demeure extrêmement allusif et suppose une cohérence systématique que ne confirme pas l’examen des textes. L’objet du 2e Discours, dit « apologétique », de Grégoire est en effet très différent de celui des Discours dits « théologiques » (27-31) relatifs à la Trinité. Il s’agit pour l’auteur, dans le 2e Discours, de justifier son refus, après son ordination, d’assumer les responsabilités du sacerdoce (par crainte, notamment, d’y être insuffisamment préparé)[32] et, par suite, d’exalter la grandeur de cette fonction. Il traite donc d’un sujet, le sacerdoce, auquel il a accordé, dans ses écrits, non moins de temps et d’attention — mais sur un autre plan et dans une autre perspective — qu’au problème trinitaire[33]. Et c’est dans le cadre de ce traité de théologie pratique qu’il en vient à développer la métaphore du prêtre-pasteur.

II. Le 2e Discours apologétique de Grégoire de Nazianze

Restituons brièvement le mouvement de son argumentation. Le discours commence sur le mode du plaidoyer. Parmi les raisons de sa désobéissance, la plus importante, écrit Grégoire, est sa conscience de la difficulté de « gouverner les âmes humaines » (anthropôn epistatein psuchais), tâche bien différente de celle qui consiste à « diriger (archein) un troupeau de brebis ou de boeufs[34] ». Notons tout de suite ce mot epistatein, traduit par « gouverner », qui signifie plus précisément : avoir la surveillance, la direction, le soin de quelqu’un ou de quelque chose, et, par extension, commander à un être, rationnel ou non. C’est un verbe, donc, dans lequel se mêlent les idées de soin, de vigilance et de commandement, et qui implique une supériorité de nature (l’âme par rapport au corps) ou de valeur (les meilleurs par rapport aux moins bons) de la part de l’instance qui préside. Gouverner les âmes, c’est donc exercer sur elles une ferme autorité, par la supériorité de sa vertu, en vue de leur perfectionnement. En quoi cette fonction diffère-t-elle de celle du berger ou du bouvier ? Faut-il voir, dans la façon dont la présente Grégoire, une critique du modèle pastoral traditionnel ? Nullement. Son propos n’est pas de récuser l’identification du prêtre au pasteur, mais de corriger l’idée fausse que ses contemporains, à partir de cette image familière, se font de l’office sacerdotal. Rien de plus simple, en effet, que d’engraisser des troupeaux, en les menant au pâturage, tout en jouant de la flûte (selon le cliché bucolique issu de la poésie alexandrine) à l’ombre d’un chêne. Tout au plus les pasteurs doivent-ils, parfois, « faire la guerre aux loups [ou] examiner une bête malade[35] ». À cette image idyllique de l’insouciance pastorale, Grégoire oppose la très grande difficulté de conduire des âmes vers le bien. Aussi est-il nécessaire, pour ne pas galvauder le sacerdoce, de bien prendre la mesure des exigences propres au pastorat spirituel.

Celui-ci suppose, en premier lieu, la plus haute vertu chez celui qui l’exerce. Non seulement par devoir d’exemplarité[36], mais aussi parce que cet effort pour n’être jamais « inférieur à la dignité dont on est revêtu[37] » est la condition d’un gouvernement non violent, usant de la seule « persuasion pour attirer à lui[38] ». Or, la loi divine prescrit — citation de la première épître de Pierre — « de faire paître le troupeau dans la liberté et non dans la contrainte[39] ». Tel est le premier aspect de l’extrême difficulté de la fonction sacerdotale, du côté de son titulaire. Mais celle-ci comporte un autre aspect, du côté, cette fois, non du pasteur, mais des brebis. L’objet de la vigilance pastorale, on l’a vu, ce sont les âmes. Cet objet, toutefois, n’est pas immédiatement donné. Ou plutôt, il n’est donné au pasteur que sous une forme mélangée, impure, liée par de multiples attaches à l’élément inférieur[40]. Le gouvernement de l’âme a donc affaire à une réalité complexe, qu’il importe de savoir traiter avec discernement, pour atteindre sa fin spirituelle. C’est à cet endroit que Grégoire utilise la fameuse formule, citée par Foucault : « l’art des arts et le savoir des savoirs [est] de conduire l’être humain » (technê tis einai technôn kai epistêmê epistêmôn anthropôn agein)[41].

La question précise qui se trouve ici posée est celle de la prostasia du prêtre, c’est-à-dire des conditions de son autorité : « Je ne vois pas, écrit Grégoire, à quel savoir (epistêmên) [l’homme le plus vertueux] aura recours, à quelle force (dunamei) il se fiera pour oser assumer cette autorité (prostasian)[42] ». Bien plus qu’oikonomia, utilisé incidemment dans le texte pour désigner le gouvernement des hommes, c’est prostasia qui constitue le terminus technicus de l’office pastoral, comme le confirme le § 78, où Grégoire met en relation le « gouvernement des âmes » (psuchôn hêgemonian kai prostasian) et celui (epistatein) du « troupeau[43] ». Alors qu’oikonomia, en outre, n’est jamais associé au mot psuchôn, prostasia l’est à trois reprises : dans le passage que l’on vient de citer, ainsi que dans les § 43, où, traduit par « tutelle », il est accouplé avec « pédagogie » (tên tôn psuchôn paidagogian kai prostasian)[44], et le § 91 (Bernardi traduit : « l’autorité sur les âmes »). Oikonomia, enfin, apparaît dans le texte avec des significations très variées (deux occurrences du mot, sur les quatre, se rapportent à l’action divine[45], une, on l’a vu, au gouvernement des hommes, une dernière est sans intérêt spécial), tandis que prostasia (dix occurrences[46]) est toujours référé à l’idée d’une autorité ou d’une charge à exercer, d’une fonction de direction.

Cette fonction est celle du prostatês, mot qui signifie à la fois dirigeant et protecteur, et qui correspond à l’institution sociale, fortement enracinée dans la société du Bas-Empire, du patronage. Un « patron », au sens ancien du mot, est « [un] puissant personnage qui étend sa protection sur villes, villages et contrées, et qui en reçoit soumission[47] ». Cette protection, accordée aux individus en échange d’un lien de clientèle, pouvait être d’ordre judiciaire ou fiscal. Les historiens distinguent deux types de patrocinium : celui exercé par les détenteurs d’une autorité civile ou militaire, réprouvé par le Code Théodosien (ve siècle) comme contraire aux intérêts fiscaux de l’État[48], et celui exercé par les grands propriétaires fonciers, avec lequel s’accommodait mieux le pouvoir impérial[49]. Quoi qu’il en soit de cette différence, le patronage constituait une pratique sociale très répandue dont le discours de Libanius, Peri tôn Prostasiôn (Sur les Patronages), offre une description détaillée[50]. P. Brown, dans un chapitre important de son livre Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive[51], a bien montré comment l’aide aux pauvres, « composante cruciale de […] l’autorité de l’évêque sur la communauté[52] », avait facilité le processus faisant « de l’évêque un patron urbain de première importance[53] ». L’exemple qu’il évoque est celui de Basile de Césarée, dont Grégoire de Nazianze était un ami très proche[54]. Le 2e Discours ayant été écrit peu avant l’accession de Basile au siège épiscopal, il est aisément compréhensible que Grégoire ait eu recours à ce vocabulaire « patronal » pour définir l’office du sacerdoce, étendant au soin de l’ensemble des fidèles la tâche, propre au « patron »-évêque, de protection des faibles.

Est-ce à dire, comme le suggère J. Bernardi, que « Grégoire […] voi[e] moins dans le prêtre un pasteur qu’un prostatês, un patron[55] » ? Le sacerdoce, pour lui, consiste-t-il en un pouvoir « patronal », plutôt que pastoral ? Je ne le pense pas. Au terme de la première partie du Discours, qu’il consacre aux difficultés de la conduite des âmes (la section suivante, § 35-50, traite de l’enseignement de la vérité, fonction à laquelle il réserve plus spécifiquement le mot oikonomia[56]), il revient à l’image du pasteur, écrivant :

[…] tel est l’ouvrage qui incombe en ce domaine au bon pasteur (τῷ ἀγαθῷ ποιμένι), à celui qui est appelé à connaître « les âmes de ses brebis » (Prov. 27, 23) d’une connaissance véritable et à les conduire selon les règles de l’art pastoral (κατἀ λὁγον ποιμαντικῆς), de cet art droit, juste et digne de notre vrai pasteur (τοῦ ἀληθινοῦ ποιμένος).

Loin de dévaluer le modèle du bon berger au profit de celui du patron, tout l’effort de Grégoire, dans ce texte est de rendre au premier son éminente dignité, conforme à l’exemple christique. Mais, ce faisant, il inscrit l’office pastoral dans un cadre « économique », qui n’est pas celui de la théologie trinitaire, mais celui, plus prosaïquement, d’un système de relations « patronales », constituant les fidèles en objet de bienveillance, en échange de leur soumission. C’est sur ce plan des nouvelles formes de domination urbaines, distinctes des grandes structures de l’administration impériale, que l’on voit le pastorat se transformer progressivement en instrument de gestion politique (ainsi P. Brown observe-t-il, à propos de l’assistance aux pauvres, que « l’action de l’évêque et du clergé eut pour résultat de rendre [ces derniers] plus visibles » et, par là même, « plus faciles à contrôler[57] »).

Nous venons donc de voir qu’il n’est nul besoin de faire appel à un paradigme théologique pour rendre compte de l’art pastoral tel que le définit Grégoire de Nazianze. Non seulement cet art n’est pas formulé en termes d’oikonomia, mais il s’insère dans les catégories de la prostasia, c’est-à-dire d’une autorité tutélaire prenant la forme du patronage, selon une pratique, issue du clientélisme, très répandue dans l’Empire tardif.

Sans doute Foucault n’a-t-il pas du tout orienté son analyse dans cette direction. La formule de Grégoire de Nazianze — « c’est l’art des arts et le savoir des savoirs que de conduire l’être humain » — ne l’intéresse qu’en tant qu’elle marque l’émergence, dans le discours chrétien, d’un nouvel art de diriger les hommes :

Il ne faut tout de même pas oublier, dit-il en 1978, que c’est saint Grégoire de Nazianze qui a défini le premier cet art de gouverner les hommes par le pastorat comme technê technôn, epistemè epistemôn, l’« art des arts », la « science des sciences ». Ce qui sera répercuté ensuite jusqu’au xviiie siècle sous la forme traditionnelle que vous connaissez, ars artium, regimen animarum[58].

Mais il est une autre raison, après celle que l’on vient de voir, qui permet de soustraire sa lecture à la critique d’Agamben. Elle tient, cette fois, non plus au cadre argumentatif et au contexte historique d’énonciation, mais au champ référentiel des concepts de technê technôn et epistêmê epistêmôn.

III. Le champ référentiel du concept en question

Relisons le fameux passage, déjà partiellement cité, du 2e Discours :

Il me semble que c’est l’art des arts et le savoir des savoirs que de conduire l’être humain, qui est le plus divers et le plus complexe des êtres. C’est là chose facile à saisir, si l’on établit un parallèle entre la médecine des âmes (tôn psuchôn iatreian) et les soins du corps (tôn sômatôn therapeia)[59].

Comme le souligne Foucault, pour la première fois, en 1981[60], c’est un paradigme médical, et non pas théologique ou trinitaire, qui structure l’ensemble de ce passage du Discours de Grégoire de Nazianze[61]. Je me limiterai ici à deux remarques.

1) Dans son beau livre Direction spirituelle en Orient autrefois[62], qui constitue une source importante des analyses de Foucault, Irénée Hausherr, citant le passage de Grégoire de Nazianze sur « l’art des arts », ne se contente pas d’évoquer la comparaison avec la médecine, mais rappelle que technê technôn, epistêmê epistêmôn avait été, dans l’Antiquité, la définition même de la philosophie[63]. Foucault, en 1978, le souligne à son tour, mettant en évidence le lien de continuité entre philosophie et gouvernement des âmes :

[…] qu’est-ce que c’était que l’ars artium, la technê technôn, l’epistêmê epistêmôn avant Grégoire de Nazianze ? C’était la philosophie. C’est-à-dire que bien avant les xviie-xviiie siècles, l’ars artium, ce qui prenait dans l’Occident chrétien la relève de la philosophie, ce n’était pas une autre philosophie, ce n’était même pas la théologie, c’était la pastorale. C’était cet art par lequel on apprend aux gens à gouverner les autres, ou on apprend aux autres à se laisser gouverner par certains[64].

Or c’est bien en ces termes que Grégoire, lui-même, décrit l’office pastoral :

[…] c’est une philosophie qui dépasse nos forces que celle qui consiste à accepter la direction des âmes et leur gouvernement, à recevoir le gouvernement du troupeau sans avoir encore nous-mêmes appris à nous laisser mener au pâturage comme il faut, sans avoir non plus purifié notre âme comme elle mérite de l’être[65].

C’est donc du côté de la philosophie, traditionnellement comprise comme médecine des âmes[66], qu’il convient de chercher le modèle du pastorat. Là encore, le champ de référence du gouvernement des âmes, n’est pas théologico-« économique », mais philosophico-thérapeutique.

2) Ce paradigme médical — dont Agamben ne dit rien, tant il est entendu, d’entrée de jeu, que le seul paradigme ayant une valeur heuristique est théologique et trinitaire — traverse toute la littérature sur la « direction des âmes » (au sens purement religieux), comme l’illustre, par exemple (un exemple entre mille !), l’ouvrage du janséniste Jérôme Besoigne (1686-1763)[67], qui, comparant le confesseur à un « Médecin spirituel », pose la question de l’expérience qui convient à l’exercice de « la direction des âmes […], l’art des arts, ars artium, regimen animarum[68] », puis développe la comparaison classique entre médecine des corps et médecine des âmes :

C’est [l’]habileté à connoître la nature de la maladie & son principe, qui fait le mérite d’un Médecin des corps, & qui fait de même celui d’un Médecin des âmes : avec cette différence, que dans la médecine des corps le Médecin a besoin encore d’une connoissance fort étendue & variée à l’infini, des différens médicamens & de tous les régimes dont il faut qu’il fasse l’application à son malade suivant la qualité du mal : au lieu que dans la cure des maladies spirituelles, hors certaines pratiques qu’on diversifie, le fond du régime est le même pour toutes ; et que d’ailleurs il se trouve tout dressé dans les saintes règles établies par nos Pères, dont il ne s’agit que de s’être bien rempli, & d’avoir ensuite la prudence & le bon jugement pour en faire l’application selon le besoin & les forces du pénitent[69].

IV. La nécessité d’une approche comparative

Une troisième raison — extérieure, cette fois, à la lecture foucaldienne — de ne pas rattacher directement le regimen au paradigme théologique réside dans sa proximité avec le concept arabo-musulman de tadbîr[70], qui signifie conduite, direction, maniement d’une affaire, administration, régime d’un malade[71].

Analysant le vocabulaire des Miroirs des princes arabo-musulmans de l’âge classique (viiie-xive siècles) — les « règles pour la conduite du pouvoir politique », selon l’appellation exacte du genre[72] —, Makram Abbès met en relief deux grandes catégories de concepts servant à décrire le politique : les premiers, mulk et sultân, se rapportent au pouvoir en tant que domination, force contraignante ; les seconds, siyâsa et tadbîr, au pouvoir comme activité orientée par une fin éthique[73]. Alors que tadbîr, qui « insiste sur les étapes, les règles et les lois grâce auxquelles s’élabore une action[74] », « renvoie à une conception globale, planifiée et finalisée de la politique, siyâsa concerne l’application concrète de ces mesures et leur conduite à terme[75] ». M. Abbès se trouve ainsi conduit à interroger l’équivalence des concepts de tadbîr et regimen. S’ils désignent « un ensemble de tâches reliées entre elles par une rationalité de type téléologique », la différence entre l’un et l’autre

consiste dans le fait que la tradition arabo-musulmane n’a pas développé le tadbîr ou la siyâsa dans le sens d’une direction spirituelle ou d’un gouvernement ecclésial, puisque cette activité directive était purement individuelle et soustraite à toute institutionnalisation, à l’exception peut-être — et il ne s’agit certainement pas de la même signification — du cas des confréries mystiques[76].

Tadbîr a donc un sens politique ou moral, mais non religieux. (Il conviendrait de se demander — mais je laisse, bien sûr, la question ouverte — si l’absence d’une dimension spécifiquement religieuse est liée au texte même du Coran[77] ou au fait que, comme l’écrit G. Dagron[78], dans l’islam, comme d’ailleurs dans le judaïsme, « le synchronisme fut si parfait entre la révélation religieuse et l’organisation politique que la distinction entre Église et État n’a guère de sens ».)

Cette analyse est confirmée par les précieuses remarques de Yassine Essid, dans son livre At-Tadbîr/Oikonomia : pour une critique des origines de la pensée économique arabo-musulmane, qui met en évidence les liens étroits entre tadbîr et « économie ». Contrairement à Kurt Singer[79], qui affirmait qu’aucune civilisation, en dehors des Grecs, n’avait forgé de concept exprimant l’effort d’adapter les moyens aux fins, d’organiser, de gouverner les hommes et de gérer les ressources disponibles de façon à produire plus de richesses et à augmenter le bien-être collectif, Essid affirme que le mot tadbîr, précisément, condense ces différentes significations[80].

Rappelant à son tour l’étymologie du mot — le verbe dabbara, en relation avec (1) la considération des fins, (2) l’idée d’effort raisonné sur l’issue à donner à une affaire, (3) les idées, enfin, de direction et de mesure —, Essid précise les domaines auxquels il s’applique : l’Univers, tout d’abord, dont l’organisme humain reproduit l’ordre harmonieux, modèle d’harmonie et de mesure que doivent imiter les hommes et les États pour tendre à la perfection ; l’organisation d’une communauté, politique, urbaine ou familiale, ensuite, et la gestion optimale des ressources[81]. On retrouve donc, dans ces acceptions, les différents éléments d’une oikonomia « comme principe général de rationalité[82] » (y compris dans sa dimension proprement « économique », au sens étroit d’administration du foyer domestique, tadbîr al-manzil)[83].

Je n’entends pas suggérer, à travers ces brèves références, que regimen et tadbîr procéderaient d’une même façon de penser l’activité gouvernementale. Mais il me paraît nécessaire d’analyser les similitudes et les différences dans leurs usages respectifs, sur fond d’une commune référence à la tradition grecque, pour mieux voir en quoi ils se rejoignent ou s’écartent l’un de l’autre. L’appartenance de l’oikonomia, comme paradigme gouvernemental, à la pensée théologique chrétienne s’en trouverait, à coup sûr, fortement relativisée.