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Introduction

Parmi les questions que l’interprétation des Seconds Analytiques soulève, celle qui consiste à savoir en quoi une démonstration contribue à l’obtention d’une connaissance nouvelle sur quelque chose me semble particulièrement importante pour saisir sa valeur philosophique. Les caractéristiques que doit comporter une démonstration suggèrent que sa construction n’aurait pour but que d’axiomatiser une pluralité de connaissances préalables afin de les exposer et de les enseigner. La thèse de Barnes sur ce point est connue. La théorie ne viserait pas à développer une méthode dont le but est d’orienter ceux qui prétendent obtenir une vérité scientifique nouvelle, mais plutôt d’organiser systématiquement des vérités déjà connues afin de les enseigner[1].

Cette question concerne également la tradition des commentaires de cet ouvrage et le problème, me semble-t-il, n’est pas uniquement exégétique. Lorsque, par exemple, les premiers commentateurs latins tentaient de comprendre ce texte, aussi bien en ce qui concerne des questions spécifiques que la question de sa signification d’ensemble, leur but était de construire leur propre modèle de connaissance scientifique[2]. Pour cette raison, pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la science ou de la rationalité scientifique, la question de savoir ce que les auteurs médiévaux entendaient par scientia et démonstration renferme un intérêt philosophique et historique intrinsèque[3]. Leur modèle a régné en Europe pendant quelques siècles et son abandon graduel semble s’expliquer par le fait qu’il n’aurait pas été apte à faire progresser notre connaissance du monde[4]. Mais cette vision, qui a été nuancée par quelques chercheurs[5], est problématique, notamment par le fait qu’elle semble exiger à la théorie scientifique scolastique quelque chose qu’elle ne cherchait pas à accomplir. Donc, la question de savoir en quoi une démonstration est censée offrir un moyen discursif d’appréhender quelque chose d’ignoré s’avère fondamentale, car elle peut donner les moyens pour prouver que, malgré le fait que ladite démonstration ne saurait jamais être un instrument adéquat pour faire progresser le volume de nos connaissances sur le monde, elle possède un intérêt concernant l’amélioration de la qualité de nos connaissances[6]. Ce travail cherche à offrir une petite contribution à la résolution de cette question à partir de certains textes de Thomas d’Aquin qui seront confrontés à quelques-uns de ceux d’al-Ghazālī, qui est une de ses sources. L’objet précis sur lequel porte notre analyse est celui de la distinction entre les deux types de démonstration reconnues par les commentateurs scolastiques d’Aristote : la démonstration propter quid et la démonstration quia[7]. Il nous semble que cette distinction possède quelques particularités qui méritent l’attention et nous allons en proposer une analyse réfléchie afin d’extraire quelques conclusions visant à donner une réponse à la question posée plus haut.

Certains textes de Thomas d’Aquin portant sur cette distinction seront notre point de départ[8], même si nous allons approcher la question d’un point de vue très général qui révèle probablement un arrière-fond partagé par les commentateurs scolastiques. Cette perspective générale se justifie par le fait que le présent travail est une tentative de reconstruction de certains présupposés qui seraient implicites dans les textes. Notre objectif n’est donc pas l’exposition systématique de la notion de démonstration, mais l’identification des attentes qui guident l’élaboration de cette doctrine dans son ensemble. Si l’on part du principe qu’une théorie de la démonstration doit, avant tout, décrire en profondeur une technique qui facilite pour l’homme un certain progrès dans l’acquisition des connaissances[9], on peut s’attendre à ce que ces auteurs aient une idée d’où ils attendent un tel progrès. Nous avons choisi d’analyser des textes de l’Aquinate à propos de la distinction entre les types de démonstration afin de souligner quelques particularités qui semblent renseigner sur ce qui était pour lui la nouveauté cognitive qu’on obtiendrait par le biais d’une démonstration. Étendre nos conclusions à tous les commentateurs scolastiques nécessiterait certainement une étude plus exhaustive de leurs textes, mais c’est précisément ce que vise la perspective adoptée.

L’hypothèse que nous allons soutenir est que la théorie de la démonstration cherche principalement à offrir la description d’un type de savoir dont la spécificité est l’articulation ou l’organisation de connaissances universelles. Cette hypothèse suppose que le syllogisme démonstratif se fonde sur des vérités apprises préalablement[10]. De ce point de vue, les Seconds Analytiques n’auraient pas pour but de proposer une « logique de la découverte » et s’inscriraient dans la volonté d’offrir une « logique résolutive[11] », notamment en ce qui concerne la théorie de la démonstration propter quid. Cela signifie que le but assigné à la démonstration par cette théorie serait de rendre compte de la façon par laquelle l’intellect peut opérer une résolution des effets à leurs causes propres[12]. Nous voulons cependant montrer que cela ne signifie pas que la démonstration ne fait apprendre rien de nouveau ou que sa valeur serait purement pédagogique. Bien au contraire, le but de cette théorie serait de décrire les caractéristiques d’une façon particulière d’apprendre quelque chose d’ignoré, car le syllogisme démonstratif révélerait à l’intellect la connexion causale qui existerait entre des connaissances préalables. Autrement dit, la formation d’un syllogisme de ce genre répondrait à l’intention de saisir le rapport nécessaire entre plusieurs contenus intelligibles préalablement découverts, ce qui peut être conçu comme un progrès réel et significatif de notre connaissance sur le monde. Par ailleurs, on peut dire que la présence du paradoxe de Ménon dès le début des Seconds Analytiques donne à l’ensemble du texte toute son orientation[13] : la doctrine de la démonstration serait un développement systématique sur la façon particulière par laquelle une connaissance dite « scientifique » s’avère un véritable apprentissage à propos d’une chose ignorée, quoique pas ignorée absolument[14].

Comme nous avons mentionné précédemment, cet article cherche à reconstruire certains présupposés implicites qui guideraient l’exposé de Thomas d’Aquin, mais qu’il n’aurait pas jugé nécessaire d’expliciter, à l’instar d’Aristote lui-même et de ses sources. En effet, sa façon de comprendre le type de progrès qu’une démonstration est censée produire n’était pas une question qu’il aurait jugé nécessaire d’aborder explicitement, peut-être parce qu’il aurait jugé qu’il s’agissait d’un présupposé trivial[15]. Afin de reconstruire ce présupposé, il s’avère pertinent de confronter nos analyses des textes de Thomas d’Aquin avec celle d’un texte dont il ne fait guère de doute qu’il a été une source importante pour lui comme pour ses prédécesseurs : la Logica d’al-Ghazālī, dans les chapitres qui s’occupent des deux types de démonstration reconnus par Aristote[16]. En effet, ces chapitres contiennent quelques idées qui renseignent sur la conception de progrès de la connaissance dans la théorie de la démonstration du philosophe arabe, conception qui serait la même que celle du philosophe scolastique. Étant donné que le texte d’al-Ghazālī aborde la question des types de démonstration en se concentrant sur des aspects différents de ceux auxquels l’Aquinate porte attention, son étude permet d’inférer quelques conclusions qui complémentent l’étude de ceux de Thomas. En même temps que ces conclusions permettent d’enrichir la reconstruction des présupposés qui habitent les textes thomasiens, elles donnent l’occasion de les confirmer.

Afin de mieux cerner la portée de notre hypothèse, ajoutons que les présupposés en question impliquent que cette théorie de la science s’éloigne des débats épistémologiques contemporains qui s’occupent des questions de méthode et de vérification ou encore des conditions de possibilité du progrès de notre connaissance[17]. Bien qu’une démonstration soit censée prouver la vérité d’une proposition, cette théorie soulignerait plutôt que sa fonction est d’exposer comment l’intellect doit articuler un ensemble de notions pour acquérir une connaissance achevée ou parfaite[18]. Pour cette raison, à la différence des théories portant sur le fonctionnement de la connaissance sensible ou intellectuelle, la doctrine de la démonstration se limiterait à décrire un idéal cognitif qui devrait orienter la recherche à l’intérieur d’une discipline[19]. Par conséquent, le fait que cette théorie ne soit pas particulièrement utile pour faire progresser les sciences ne serait donc pas une faiblesse, car sa richesse philosophique se placerait ailleurs[20]. Nous tenterons donc de la comprendre par ses propres ambitions/attentes théoriques afin de reconnaître la valeur philosophique qu’elle possède en elle-même[21].

Dans les prochaines sections, nous tenterons de fournir des arguments à l’appui de l’hypothèse décrite ci-dessus. Dans la section I, nous expliquerons la signification de l’opposition générale entre la connaissance quia et la connaissance propter quid que l’on trouve dans quelques textes de Thomas. La section II offre un bref exposé sur sa version des deux types de démonstration, quia et propter quid, afin d’inférer quelques hypothèses concernant la signification d’ensemble de la théorie de la démonstration. Finalement, la section III confrontera ces hypothèses aux textes d’al-Ghazālī déjà mentionnés. Le texte du philosophe arabe sera abordé dans la dernière section de cet article, car notre lecture de celui-ci est soutenue par des questions qui émergent des hypothèses que nous proposons sur l’Aquinate.

I. Connaître quia et connaître propter quid

Il convient de commencer par l’analyse de deux textes de Thomas qui utilisent les expressions « connaissance quia » et « connaissance propter quid » afin d’expliquer la signification générale de ces concepts. Ces textes sont la leçon 2 du Commentaire des Seconds Analytiques (désormais In I An Post. 2) et la leçon 1 du Commentaire à la Métaphysique (désormais In I Met. 1).

Le premier de ces textes traite des éléments qui constituent les démonstrations : les principes (principia), le sujet (subiectum) et les propriétés (passiones). D’après le modèle de la démonstration propter quid, un syllogisme démonstratif devrait avoir pour but de justifier, par l’application des axiomes, l’appartenance nécessaire d’une propriété au sujet[22]. Ainsi, la question de ce texte est celle de savoir de quelle manière ces trois éléments sont connus avant la démonstration[23].

Tout d’abord, Thomas explique qu’il y a deux manières de posséder une connaissance préalable de quelque chose : quia est et quid est[24]. Sur les principes, on ne peut avoir qu’une connaissance quia, car « les choses complexes ne peuvent pas être définies » (complexa non diffiniuntur). En effet, les principes étant des propositions (enunciatio quedam), il n’est pas pertinent de connaître leur essence. La seule chose qu’il est possible de savoir au sujet d’un principe est le fait qu’il soit vrai (quia verum est). À l’autre extrême, concernant le sujet, Thomas explique que la démonstration demande une connaissance préalable quia et quid. Cela signifie qu’il faut connaître préalablement le fait que le sujet de la démonstration est, aussi bien que son essence. On peut ajouter que cette double connaissance préalable du sujet est indispensable parce que le but de la démonstration propter quid étant d’établir l’appartenance nécessaire d’une propriété au sujet, il est présumé que l’on connaît d’avance ce que ce sujet est et le fait qu’il est. Concernant la propriété, on ne peut pas avoir d’elle une connaissance quia avant la démonstration, car le but de celle-ci est justement d’établir le fait qu’elle appartient nécessairement au sujet. Pour cette raison, la seule connaissance préalable que l’on peut avoir de la propriété est celle de ce qu’elle est (quid est) conforme à sa définition[25].

Un deuxième extrait important qui utilise le terme quia pour caractériser des types de connaissance se trouve dans In I Met. 1[26]. Thomas emploie le terme quia dans un contexte où il est question d’une division de la connaissance. Cette division répond à des critères complètement différents à ceux qui sont appliqués dans le texte que nous venons d’examiner. En expliquant la distinction aristotélicienne entre, d’une part, la connaissance par expérience et, d’autre part, la science ou l’art, Thomas affirme que, par le biais de la première, on connaît quelque chose quia et, par la deuxième, on la connaît propter quid. La science permet de connaître la cause de quelque chose, c’est-à-dire qu’elle fait connaître pourquoi ou ce en raison de quoi (propter quid) quelque chose est. En revanche, l’expérience représente la connaissance quia de quelque chose, c’est-à-dire une connaissance qui renvoie uniquement au fait que quelque chose est. La supériorité de la science et de l’art réside dans le fait qu’ils ajoutent à la connaissance d’un objet par l’expérience la cause qui l’explique[27]. Par exemple, par le processus qui conduit à la connaissance par l’expérience, c’est-à-dire le processus qui implique la sensation de plusieurs objets semblables et la rétention de ces objets dans la mémoire[28], on peut savoir qu’il est vrai que « telle médecine a été bénéfique pour la santé de Socrate et de Platon ». Cette proposition n’est certes pas une proposition universelle, mais elle exprime le fait qu’une médecine a été plusieurs fois bénéfique pour la santé[29]. À partir d’autres textes de Thomas d’Aquin, on peut supposer que cette proposition fondée sur l’expérience peut donner lieu, sans une démonstration, à la formation d’une proposition universelle[30]. Or, ce que nous devons retenir ici n’est pas l’opposition entre connaissance particulière et connaissance universelle, mais que ce type de proposition se limite à constater le caractère habituel d’un phénomène, seule chose qui pourrait être obtenue à partir de l’expérience sensible. L’idée d’une connaissance quia de quelque chose exprime justement cette caractéristique des connaissances qui s’obtiennent par expérience. En revanche, la science représente une connaissance plus complète d’une chose : ne se limitant pas à constater un ensemble de faits, elle révèle à l’esprit la cause de ces faits. La connaissance de la cause permet donc à quelqu’un d’aller au-delà de la pure constatation du caractère habituel d’un phénomène. C’est justement cette articulation de l’« information » obtenue par l’expérience avec une cause qui est exprimée par la formule « connaissance propter quid ».

On peut ajouter que, dans le schéma décrit, l’acquisition d’une science suppose une connaissance préalable de la chose qui est censée être connue par cette science. Ainsi, étant donné que la connaissance scientifique est représentée principalement par la conclusion d’une démonstration, on pourrait dire que le contenu de cette conclusion est connu préalablement au sens d’une connaissance quia et que la démonstration permet de le connaître propter quid. Autrement dit, si au commencement nous savions seulement qu’une chose a lieu — par exemple, que « telle genre d’herbe est bénéfique pour la santé » — grâce à la démonstration nous apprenons la cause par laquelle cette chose a lieu — c’est-à-dire, nous apprenons pourquoi ou ce en raison de quoi « telle herbe est bénéfique pour la santé ». La science s’avère ainsi la connaissance d’une vérité qui était, d’une certaine manière, préalablement connue, mais qui acquiert, grâce à la démonstration, un nouveau statut par le fait que l’objet connu est mis en rapport avec sa cause. Cela signifie que, dans ce contexte, la distinction entre « connaissance quia » et « connaissance propter quid » rend compte de deux façons d’avoir la connaissance d’une proposition vraie. Ces deux façons représenteraient de surcroît les étapes d’un processus par lequel la connaissance d’une vérité subit un changement de statut ou de dignité. Dans un premier temps, on constate un fait général et, dans un deuxième temps, on le rend plus intelligible par la saisie de sa cause.

Nous voulons également attirer l’attention sur le sens trivial de l’expression « connaître quia » afin de tirer quelques conséquences qui nous semblent importantes pour la question de savoir en quoi une démonstration produit une connaissance nouvelle. En effet, cette expression se borne à renvoyer à une caractéristique possible pour toute connaissance, à savoir le pur constat de la vérité d’une proposition ou de l’existence de quelque chose. Cet emploi du terme possède une conséquence qu’il convient d’expliciter ici. D’après ladite signification, « connaître quia » peut correspondre aussi bien au constat d’un fait contingent tel que « le chien dort » qu’à la connaissance des axiomes tels qu’« il est impossible que deux propositions contradictoires soient vraies ». Cette expression ne renvoie aucunement à ce qu’on pourrait appeler le « contenu » de la connaissance à laquelle elle réfère. Ainsi, on ne peut pas conclure que la connaissance quia s’assimile à la connaissance par l’expérience car, dans le premier livre de la Métaphysique, elle permet de distinguer l’expérience et la science. On ne peut pas non plus dire que la connaissance quia exclut celle de l’essence des choses parce que, dans le premier chapitre du livre I des Seconds Analytiques, elle permet de distinguer la connaissance de l’existence d’une chose de celle de son essence. Bref, la formule en question peut être appliquée à n’importe quel type de contenu cognitif, car elle en fait abstraction. Ainsi, la connaissance des principes, celle du sujet auquel renvoient les prédicats d’une science ou la conclusion d’une démonstration, sont susceptibles de correspondre à la définition de connaissance quia. C’est pourquoi son utilisation se fait toujours dans un contexte comparatif.

Ce que nous suggérons est que cette utilisation joue un rôle théorique bien précis consistant à mettre en évidence, par le biais d’un contraste, l’aspect d’une recherche qui est satisfait par l’obtention d’une classe particulière de connaissance. Autrement dit, cette utilisation chercherait à souligner en quoi exactement l’acquisition d’une classe particulière de connaissance ferait disparaître une classe particulière d’ignorance. La comparaison permettrait de mettre en lumière la spécificité d’un type d’apprentissage par opposition à d’autres. Or, étant donné que l’expression « connaissance quia » permet de souligner l’idée d’avoir appris un contenu dont on reconnaît la vérité ou l’existence actuelle, lorsque cette expression est utilisée afin de comparer l’expérience et la science conçue comme « connaissance propter quid », cela vise à faire remarquer la spécificité de l’apprentissage scientifique en le caractérisant comme la saisie de l’articulation causale entre les vérités auxquelles on a préalablement donné son assentiment.

Cette conclusion peut être renforcée en faisant attention à une particularité des deux textes examinés qui semble montrer une contradiction. Lorsqu’il est question des connaissances préalables de la science, il est affirmé que notre connaissance préalable de la propriété ne peut correspondre qu’à une connaissance quid est, car la connaissance quia est censée être obtenue par le biais de la conclusion d’une démonstration. Certes, si la démonstration propter quid a pour but d’établir qu’une propriété appartient à un sujet, il serait absurde d’admettre que l’on connaît préalablement que cette propriété est, parce que cette connaissance ne serait rien d’autre que celle de savoir que la propriété appartient effectivement au sujet. Mais cette affirmation ne semble pas compatible avec le positionnement de la Métaphysique, à savoir que la science fournit une connaissance propter quid d’une vérité dont on avait préalablement une connaissance quia. En effet, comme on a vu, l’essentiel de ce texte est que la science ajoute la connaissance de la cause d’un phénomène général là où l’expérience se limite à révéler que ce phénomène a lieu. Or, si on sait préalablement qu’il est vrai que ce phénomène a lieu, ne connaîtra-t-on pas également qu’il est vrai que la propriété appartient au sujet ? Par exemple, si je sais par expérience que « cette espèce d’herbe soigne la fièvre », ne sais-je pas en même temps que « soigner la fièvre » est une propriété de « cette espèce d’herbe » ? Pourquoi donc est-il dit dans les Seconds Analytiques que notre connaissance préalable de la propriété ne peut pas être quia ?

Ce problème disparaît si l’on admet que la formule « connaissance quia » n’a pas de signification en dehors d’un contexte comparatif. Sa fonction se limiterait à marquer une condition spécifique possible de notre connaissance qui serait difficile à saisir sans le contraste car, comme on a vu, tout contenu cognitif pourrait être qualifié de cette manière. Par la suite, nous tenterons de montrer quelle est la condition spécifique qu’on cherche à exprimer par l’emploi de cette formule dans les deux contextes examinés afin de renforcer et compléter l’hypothèse annoncée.

Tout d’abord, s’agissant de la comparaison entre la connaissance préalable de la propriété et celle du sujet, la négation de la possibilité de savoir préalablement que (quia) la propriété est doit être comprise sous un rapport bien particulier. En effet, il convient de rappeler que la fonction déclarée de la démonstration n’est pas uniquement celle d’établir la vérité de l’appartenance de la propriété au sujet, mais qu’elle est aussi, notamment d’établir qu’elle appartient proprement à ce sujet. Autrement dit, le syllogisme démonstratif doit établir l’appartenance de la propriété à un sujet en tant qu’il est tel sujet spécifique[31]. Rien n’empêche donc que quelqu’un possède une connaissance de la propriété avant la démonstration, et même une connaissance de son appartenance à un sujet, tant que cette connaissance n’est pas du genre de celle qui est censée s’acquérir par le biais d’une démonstration. Ainsi, le rôle du syllogisme démonstratif serait moins d’établir la pure appartenance d’une propriété à un sujet que celle d’établir l’appartenance de celle-ci à ce sujet en tant que propriété qui lui appartient en raison de son essence. C’est de cette manière particulière que la connaissance préalable de la propriété ne saurait pas être qualifiée de « connaissance quia », car la démonstration serait le seul instrument apte à nous faire savoir que cette propriété est en tant que propriété de ce sujet.

Or, à partir de ces considérations, on comprend pourquoi l’énoncé selon lequel on ne peut pas savoir que la propriété est avant la démonstration ne contredit pas l’affirmation selon laquelle l’expérience peut nous faire connaître préalablement la vérité de la proposition qui sera la conclusion de ladite démonstration. Dans le premier cas, il ne s’agit pas de dire que nous n’avons nullement constaté que le contenu spécifique correspondant à la propriété fait partie de la réalité, mais uniquement d’insister sur le fait que ce constat n’est pas du genre qui est censé être acquis grâce au syllogisme démonstratif. Il n’y a donc aucun problème si, dans la comparaison entre l’expérience et la science, on affirme quelque chose qui semble impliquer qu’on connaît que la propriété est avant la démonstration. En revanche, ce que nous devons retenir dans ces deux textes, c’est qu’il est question de faire remarquer différentes manières de savoir ou d’apprendre quelque chose et « connaître quia » n’est rien d’autre que le constat de la vérité d’une proposition ou de l’existence d’une chose. Par conséquent, lorsque cette manière de connaître est utilisée pour désigner la différence entre une connaissance qui n’est pas scientifique et une connaissance qui est scientifique, il faut porter l’attention sur la caractéristique spécifique qui fait d’un savoir ou d’un apprentissage quelque chose de plus que le constat d’une vérité ou de l’existence de quelque chose. Dans la comparaison de Métaphysique I, ce qui fait de la science quelque chose de plus que le constat de la vérité est qu’elle est caractérisée comme une connaissance propter quid. Nous suggérons donc que ce qui est en train d’être souligné est l’aspect de la connaissance de quelque chose qui se trouve renouvelé par la formation d’un syllogisme démonstratif. Si nous pouvons posséder de nombreuses connaissances sur un objet particulier par le fait qu’on a appris plusieurs vérités à son propos, ces connaissances ne deviendront une science que lorsqu’on aura réussi à les articuler de sorte qu’elles reproduisent l’ordre causal auquel elles appartiennent. C’est un progrès qualitatif ne consistant donc pas en un accroissement d’information sur le monde.

Par conséquent, ce n’est pas uniquement par le fait qu’une vérité connue est saisie par sa cause que la science est dite « connaissance propter quid », mais surtout parce que, dans cette opération, plusieurs vérités sont articulées. La nouvelle connaissance qui est acquise n’est rien d’autre que l’articulation qui est saisie par le biais du syllogisme. Celle-ci est ajoutée au pur assentiment accordé à une vérité quelconque. Même l’idée selon laquelle la démonstration permet de connaître que telle propriété appartient à tel sujet peut être adaptée à ce schéma. En effet, ce n’est que parce que cette propriété est connue par sa cause propre que son appartenance à un sujet est établie. Donc, ce qui est proprement apporté par la démonstration est cette mise en rapport de la propriété avec sa cause — l’une et l’autre préalablement connues, mais pas en tant que cause et effet[32] — où l’appartenance de la propriété à sa cause se retrouve, en quelque sorte, confirmée[33]. J’estime, par ailleurs, que cette idée d’une connaissance consistant à saisir la façon par laquelle une chose peut être réduite à sa cause est l’essence de la logique dite « résolutive[34] ».

Cette hypothèse demande cependant que l’on envisage une question concernant la distinction entre deux types de démonstration : quia et propter quid.

II. Les types de démonstration

Tout d’abord, il convient de souligner que la démonstration propter quid est normalement considérée comme la démonstration simpliciter[35] ou comme la démonstration au sens strict. Robert Grosseteste, par exemple, l’appelle « demonstrationem dictam propriisime[36] ». Cette formule exprime l’idée que la démonstration ne se réalise de façon authentique que lorsqu’un syllogisme révèle à l’intellect la cause qui explique ce que quelque chose est. Par conséquent, l’idée de démonstration quia s’avère problématique[37] d’autant que, comme nous l’avons vu, une connaissance est dite « scientifique » justement parce qu’elle est propter quid. Si le but de toute démonstration est de produire une connaissance propter quid, comment l’idée de démonstration quia pourrait-elle avoir un sens ? Plus encore, si la démonstration fait progresser notre connaissance par le fait qu’elle révèle l’articulation causale entre nos connaissances préalables, quelle est la place de la démonstration quia ? La réponse à ces questions sera l’occasion de compléter les conclusions de la section I. Nous tenterons de montrer que la présence d’une démonstration « faible » à l’intérieur d’une théorie qui cherche à décrire les caractéristiques d’un discours apte à réaliser l’idée d’une connaissance parfaite sur quelque chose confirme les conclusions que nous avons proposées. En effet, si la démonstration quia s’avère une option légitime face à l’impossibilité d’obtenir une connaissance proprement scientifique et, de ce fait, « parfaite » au sens le plus strict du terme, ses caractéristiques mettront en évidence, par le biais d’un contraste, ce qui correspond proprement à la démonstration simpliciter. Une démonstration est dite quia en raison du type de savoir qu’elle est censée produire, par opposition à celui qui est censé être produit par une démonstration dite propter quid. En plus, si ce dernier type de démonstration représente le sommet d’une théorie cherchant à exprimer toutes les propriétés d’une connaissance scientifique, ce qui lui est essentiel affectera la définition des autres types de démonstration.

La doctrine de la démonstration quia est développée systématiquement par Thomas dans son commentaire du chapitre 13 du livre I des Seconds Analytiques[38]. Tout d’abord, il dit que la démonstration étant un syllogisme qui fait savoir, elle se divise en celle qui fait savoir propter quid et celle qui fait savoir quia[39]. Ensuite, il dit qu’il y a deux types de démonstration quia, selon les deux manières par lesquelles une démonstration peut ne pas être simpliciter. Ce critère de division ne nous renseigne pas uniquement sur la priorité de la démonstration propter quid mais aussi sur le fait qu’elle offre les critères conceptuels pour la description d’autres formes plus faibles de connaissance scientifique.

En premier lieu, étant donné qu’une démonstration propter quid doit se réaliser à partir de la cause (ex causis) et à partir de ce qui est immédiat (ex inmediatis), il faudra distinguer deux types de démonstration quia[40]. La première correspond aux démonstrations réalisées par un moyen « médiat », c’est-à-dire celles qui sont réalisées par une cause qui n’est pas prima (prima causa)[41]. Grâce à l’exemple que Thomas apporte plus tard, on sait qu’il se réfère aux causes qui ne sont pas des causes propres d’un effet, mais des causes éloignées de celui-ci[42]. Ainsi, en constatant par les sens qu’un mur n’est pas un animal, on peut démontrer que ce mur ne respire pas[43]. Cela ne signifie pas que la cause propre de la respiration soit l’animalité, car il y a des animaux qui ne respirent pas. Mais si nous arrivons à constater qu’une chose n’est pas animal, on pourra savoir que cette chose ne respire pas, parce qu’une condition du phénomène de la respiration est l’animalité. L’essence de la démonstration présentée par cet exemple est qu’elle permet de savoir que quelque chose n’est pas à partir d’une autre chose très générale.

Ce que nous devons retenir ici est qu’il s’agit d’un syllogisme qui se limite à établir une vérité, c’est-à-dire à prouver que quelque chose est vrai. Or il n’est pas une démonstration simpliciter précisément parce que ceci est tout ce que ce syllogisme fait. Il offre une raison pour donner son assentiment à une proposition universelle avec certitude, mais rien de plus. Et c’est pourquoi il est qualifié de « démonstration quia » : il produit une connaissance qui est dite « nouvelle » parce que notre assentiment est renforcé dans un sens où on ne craint plus l’erreur à son propos. D’après notre hypothèse, il ne fait pas davantage parce que son moyen terme renvoie à une cause si éloignée que le type de savoir qui en résulte ne peut pas être décrit comme l’articulation d’un effet à sa cause essentielle, c’est-à-dire qu’il n’est pas question d’offrir une explication causale.

Le deuxième type de démonstration quia est celui qui est réalisé par « conversion » (per conuertencia). Cela arrive quand un syllogisme établit l’existence d’une cause à partir de la constatation des effets « convertibles et immédiats » (convertibiles et inmediatos)[44]. De la même manière qu’une démonstration est propter quid lorsqu’on réussit à inférer une chose de sa cause propre, la marque distinctive de ce genre de démonstration est qu’elle permet d’inférer qu’une chose est à partir de la constatation de ses effets propres. On voit bien qu’il s’agit d’une inversion de la démonstration propter quid. Au lieu d’établir que l’effet est à partir de sa cause propre, cette démonstration établit que la cause est à partir de son effet propre. De manière similaire, si la démonstration propter quid utilise comme moyen terme la cause propre, ce second genre de démonstration quia utilise l’effet propre comme moyen pour établir l’existence de la cause. On peut affirmer ceci parce que Thomas dit que le moyen de la démonstration est l’effet « convertible » et « immédiat ». Il est dit « immédiat », car il est un effet qui n’a pas d’intermédiaire par rapport à cette cause. Il est « convertible », parce qu’il s’agit d’un effet propre dont la présence rend nécessairement compte de l’existence de la cause[45].

La marque distinctive de ce type de démonstration quia est qu’elle permet d’établir qu’une cause spécifique est ou existe. Son but est celui de vérifier l’existence de quelque chose et la raison qui nous conduit à construire le syllogisme est celle de prouver qu’il est vrai que telle chose existe et, en principe, il est sous-entendu qu’avant ce syllogisme on ne possède pas cette connaissance[46]. On peut observer que, comme dans le premier type de démonstration quia, celle-ci permet à l’intellect de justifier son assentiment à propos d’une proposition, mais rien de plus. C’est pour cette raison qu’elle n’est pas une démonstration simpliciter : à la différence de la démonstration propter quid, elle ne se construit pas formellement pour révéler à l’intellect l’articulation entre une cause et son effet.

On peut maintenant proposer quelques conclusions. En premier lieu, la nécessité de développer de manière approfondie l’idée d’un type de démonstration plus faible dont la caractéristique principale serait celle de donner une preuve permettant à l’intellect d’accepter comme vraie une proposition rend plus certaine la vérité de notre hypothèse selon laquelle le but de la démonstration en tant que connaissance parfaite est de révéler une articulation causale réelle. Le fait que la théorie laisse une place secondaire pour des démonstrations se limitant à offrir les raisons qui fondent notre assentiment présuppose que le but formel de la démonstration simpliciter se situe à un niveau supérieur de celui qui serait assigné au pur assentiment.

En second lieu, il ne faut pas ignorer le fait que le second type de démonstration quia est conçu à partir du modèle de connaissance scientifique correspondant à la démonstration propter quid. Ce n’est qu’en pensant à ses caractéristiques essentielles que l’on fait la description du second type de démonstration quia. Mais cela présuppose que, comme la démonstration propter quid, ce genre de démonstration quia ne renvoie qu’à un idéal de connaissance ou au résultat final d’un processus de recherche. Donc, le fait que cette démonstration soit conçue comme celle dont le seul but serait de fonder l’assentiment ne doit pas nous incliner à penser que la théorie serait en train de fournir une méthode orientée vers la découverte. Sa description dépend complètement de la démonstration propter quid et laisse sans réponse la question de savoir ce que l’on doit faire pour apprendre que les prémisses rendent compte d’un effet « convertible » et « immédiat » à propos de l’effet. Il semble donc que la description de ce type de démonstration répond aussi à l’intention de montrer la façon d’articuler des connaissances préalables afin qu’elles deviennent scientifiques[47].

Ajoutons que la valeur cognitive de ce type de démonstration ne diffère pas trop de celle qui correspond à la démonstration propter quid. En effet, on peut dire qu’à chaque fois que l’existence d’une cause est inférée à partir du constat de son effet propre, nous obtenons, du même coup, une compréhension plus achevée de cet effet grâce à la lumière explicative de cette cause[48]. Autrement dit, en même temps que l’effet permet de prouver l’existence de sa cause, il est mieux compris grâce à elle. On voit ainsi que le rôle résolutif de la démonstration a lieu aussi dans la démonstration quia.

Pour finir, il convient de mentionner que cette structure de connaissance propter quid semble même se réaliser dans le premier type de démonstration quia que nous avons examiné. En effet, toutes les démonstrations permettent à l’intellect de saisir une vérité accompagnée de la preuve qui la soutient et c’est pour cette raison que cette vérité est rendue nécessaire. À la différence de l’expérience, aucune démonstration ne se limiterait purement à révéler la vérité d’une proposition. Ainsi, les démonstrations quia ne seraient certes pas des connaissances scientifiques achevées, mais elles auraient toujours l’aptitude de rendre un assentiment certain grâce à l’articulation de connaissances préalables.

Dans la prochaine section, nous tenterons de confronter ces conclusions avec quelques idées que l’on peut tirer d’un texte d’al-Ghazālī et qui semblent complémentaires.

III. Deux types de démonstration chez al-Ghazālī

Le texte en question se trouve dans la Logica Algazelis[49], traduction latine de la section logique du Maqāṣid al-falāsifa (Les intentions des philosophes), qui est lui-même une reprise synthétique du Dānesh-Nāmeh (Le livre de science) d’Avicenne, écrit en persan[50]. Commençons par justifier brièvement la pertinence de l’utilisation de ce texte pour compléter et confirmer les conclusions que nous avons tirées des textes de saint Thomas.

Le Maqāṣid, dont des traductions latines existaient depuis le xiie siècle, était la source principale des auteurs latins pour connaître les différents aspects de la pensée d’Avicenne et la Logica était apparemment la source principale des logiciens du xiiie pour leur connaissance de la logique arabe[51]. En plus, dans le premier livre de son commentaire des Seconds Analytiques, dans le chapitre 2 du traité I, Albert le Grand divise les propositions en treize types afin de reconnaître celles qui peuvent être utilisées dans les démonstrations[52]. Albert dit explicitement quelles sont ses sources : Al-Fârâbî, Avicenne et al-Ghazālī[53]. Or il se trouve que la traduction latine d’al-Ghazālī mentionnée plus haut consacre quelques pages à cette même question[54] et l’exposé d’Albert est basé presque littéralement sur ce texte[55]. Par conséquent, on peut supposer qu’Albert connaissait le texte que nous allons analyser et commenter à présent. De plus, que Thomas ait connu ce texte directement ou non, on peut dire du moins que la doctrine qu’il contient circulait dans son milieu d’enseignement et qu’il la connaissait ou l’avait adoptée. Rappelons que le commentaire d’Albert est la principale source de Thomas pour la rédaction de son propre commentaire[56]. Il est donc possible de considérer le texte du philosophe arabe comme un bon exemple des sources que Thomas a pu employer qui portent sur le progrès dans la connaissance en tant qu’implicitement présent dans l’idée de démonstration. Comme nous le verrons, une telle conception apparaît de façon beaucoup plus explicite que dans les textes de l’Aquinate que nous avons examinés plus haut, ce qui nous porte à conjecturer que le texte d’al-Ghazālī peut nous renseigner sur ses présupposés implicites, que nous tentons de reconstruire dans cet article.

Les passages de la Logica qui nous intéressent ici se trouvent dans le chapitre 5, section 1 et cherchent à systématiser une doctrine des types de syllogisme démonstratifs. Le philosophe arabe commence par indiquer qu’il y a deux types de syllogisme démonstratif :

Syllogismus demonstrativus dividitur in eum quo acquiritur cause esse conclusionis, et in eum quo acquiritur fides eius, quod est esse. Primus vocatur demonstratio de quare. Secundus vocatur demonstratio quia est[57].

La façon de formuler la division, dans ce passage, est très révélatrice. En effet, le premier type de démonstration correspond à celle par laquelle on acquiert la cause de l’être (cause esse) de la conclusion. Le second type correspond à la démonstration par laquelle on acquiert une fidem de la conclusion. L’idée d’acquérir « la cause de l’être » de la conclusion est une façon de renvoyer à la cause réelle de l’être de la chose connue dans la conclusion et pas à la cause de la conclusion en tant que conclusion. Autrement dit, il est question de souligner qu’elle ne se borne pas à révéler sa cause logique, ce qui est d’autant plus clair quand on constate que le second type de démonstration est celui par lequel on acquiert la fidem de la conclusion. On doit interpréter cela dans le sens où ce type de démonstration permettrait à l’intellect de donner son assentiment à une proposition[58]. Donc, ce n’est que ce second type de démonstration qui aurait pour fonction principale d’établir la vérité de la conclusion par le biais d’une preuve. De plus, le premier type de démonstration est nommé demonstratio de quare, ce qui révèle que son but est de manifester à l’intellect la chose « par laquelle » ou « à partir de laquelle » une autre chose est, puisque ce mot est constitué de « qua » qui signifie « à partir de quoi » ou « par quoi » et « re » signifie « chose ».

Cette façon d’exprimer la division entre deux types de démonstration affirme expressément la présence de certaines des caractéristiques que nous avons attribuées respectivement aux démonstrations propter quid et aux démonstrations quia. Pour référer à la démonstration propter quid, al-Ghazālī emploie le terme quare ; pour référer à la démonstration quia, il emploie la même formule. Or, concernant la démonstration propter quid ou quare, le texte dit de manière explicite qu’elle fait connaître la cause de l’être de la chose connue dans la conclusion. Autrement dit, la chose exprimée par la conclusion n’est pas ce qui est principalement révélé à l’intellect par ce type de démonstration, c’est plutôt sa relation à une cause qui est mise au jour. Cela suggère l’idée que la démonstration propter quid a moins le but de provoquer l’assentiment de l’intellect à propos de la vérité de sa conclusion — assentiment qui pourrait avoir été acquis préalablement par d’autres moyens — que le but de manifester le rapport de la chose connue dans la conclusion avec sa cause. Ainsi, la nouveauté apportée par le biais de ce type de démonstration serait moins le fait qu’une chose est que le fait que cette chose est parce qu’elle (propter quid) est causée par une autre chose. Par exemple : l’homme rit parce qu’il est rationnel. Ici, ce qui est appris n’est pas le contenu exprimé par la proposition « l’homme rit » qui représente la conclusion du syllogisme. La nouvelle connaissance qui est acquise et qui était préalablement ignorée consiste en l’articulation que l’intellect réussit à établir entre la vérité « l’homme rit » et sa cause réelle, en l’occurrence, la rationalité. Cette articulation causale reconnue par cet intellect serait concrétisée par le parce que qui lie les deux concepts.

En ce qui concerne la démonstration quia, l’intérêt de ce passage réside dans le fait qu’il affirme explicitement l’idée que sa fonction est d’établir que quelque chose est, en même temps que cette mise en relief marque le contraste entre la fonction de cette démonstration et celle dont la fonction serait de faire connaître l’articulation causale entre une chose et une autre. En effet, la démonstration quia vise à renforcer ou à fonder l’assentiment de l’intellect à propos d’une vérité et son but est précisément de lui donner les raisons qui permettent de croire quelque chose. La nécessité d’insister sur ce point repose sur l’intérêt de distinguer cette manière d’acquérir une nouvelle connaissance de celle qui consiste à la saisie du pourquoi de l’être de quelque chose[59].

Les exemples employés par al-Ghazālī pour illustrer ce que désigne chacun de ces deux types de démonstration sont éclairants. Pour la démonstration de quare, il dit :

Verbi gratia, si quis tenuerit in illo loco esse fumum et dixerit sibi quis : ‘Cur dicis hoc ?’, dicet : ‘Quia ignis est ibi ; sed ubicumque est ignis, ibi est fumus ; ergo fumus est ibi.’ Iam ergo fecit nobis demonstrationem de quare, scilicet de causa credendi fumum esse et de causa fumi[60].

Cet exemple est illustratif, car, en rendant explicite son but, il met l’accent sur le type de questionnement auquel une démonstration de quare est censée devoir répondre. Si quelqu’un affirmait que dans un certain endroit il y a de la fumée et que quelqu’un d’autre lui demandait « pourquoi dis-tu cela ? », la réponse qu’il devrait apporter en suivant la structure de ce type de démonstration devrait être : « parce qu’il y a du feu là, et partout où il y a du feu, il y a de la fumée. Or, étant donné qu’il y a effectivement du feu, il y a donc de la fumée ». D’après la structure du raisonnement de cet exemple, la cause d’un phénomène — en l’occurrence, le feu — est présentée comme le moyen terme, connu d’avance, de la réalisation effective de ce phénomène (la fumée). En ayant connaissance de la présence du feu et sachant préalablement que la fumée en est un effet propre et nécessaire, on infère la présence de la fumée, pas seulement dans le sens où le but serait de vérifier la présence effective de la fumée, mais surtout dans le sens où l’on connaît sa cause ou le « pourquoi » de son existence. Certes, c’est la connaissance de la cause réelle d’un phénomène qui permet d’inférer sa réalisation effective, mais la question est orientée principalement vers la connaissance du pourquoi. Par ailleurs, on pourrait dire que, pour d’autres cas semblables, ce serait la connaissance préalable du phénomène qui susciterait un questionnement de ce genre, permettant d’entreprendre la recherche d’une cause explicative. La construction du syllogisme aurait pour but d’établir le lien entre ce phénomène et sa cause. L’exemple en question, même s’il renvoie à un événement singulier, se prête bien à la confirmation de la fonction que nous attribuons à ce genre de démonstration, car le constat de la présence du feu est normalement accompagné de celui de la fumée. Donc, l’utilisation d’un syllogisme de ce genre pour justifier la présence de la fumée semble avoir moins l’intérêt de prouver cette présence effective que celui de l’expliquer. Rien n’empêche non plus d’appliquer cette possibilité à l’exemple du texte en l’abordant d’une perspective universelle. En effet, on pourrait supposer que l’on connaît d’avance le feu et la fumée et que le syllogisme permettrait d’expliquer la fumée par la recherche d’une propriété qui lie nécessairement ces deux choses. Sans doute, la démonstration permettrait de déduire l’une à partir d’une autre, mais son but ne serait pas de prouver que la première est effectivement — car cela pourrait être connu d’avance — mais d’expliciter la connexion essentielle qui existe entre les deux.

L’exemple donné par al-Ghazālī pour illustrer l’essence de la démonstration quia permet de confirmer ces idées en raison du contraste qu’il crée :

Cum vero dixerit : ‘Ignis est ibi’ et dixerit quis : ‘Quare hoc dixisti ?’ respondebit : ‘Quia fumus est ibi ; sed ubi fumus, ibi est ignis.’ Iam ergo assignavit causam credendi ignem esse ibi, non causam essendi ignem ibi et qua causa ignis est ibi[61].

Si on nous demandait pourquoi on affirme qu’il y a du feu, on devrait répondre que c’est parce que la fumée est là et que partout où il y a de la fumée, il y a du feu. Or, al-Ghazālī explique que ce genre de réponse établit la cause par laquelle on croit ou l’on donne son assentiment à l’affirmation « il y a du feu », pas la cause par laquelle le feu est effectivement là. Sachant qu’il y a de la fumée et que partout où il y a de la fumée il y a du feu, on infère la présence du feu. Le but de la démonstration n’est donc pas celui de mettre en évidence la cause réelle de quelque chose — dont on n’aurait pas préalablement connaissance — mais d’établir qu’une cause est là à partir du phénomène observé. Ici, le moyen terme est l’effet, car c’est par le biais de cet effet qu’on déduit l’existence de la cause. Mais, en plus, ce moyen terme n’exprime pas la cause de la chose connue par la conclusion — en l’occurrence, la cause de l’être du feu. Il exprime uniquement la cause de l’assentiment, c’est-à-dire la raison par laquelle on s’aperçoit qu’elle est vraie. Dans le cas de la science, qui est universelle, il serait question d’inférer l’existence d’une cause universelle quelconque par le biais de la réalisation d’une certaine classe d’effets.

La lecture de ces passages peut être renforcée et complétée par l’analyse de quelques passages de la section 1. Dans cette section, l’auteur énumère et explique les quatre questions qui sont pertinentes pour la science : an est¸ quid est, quale est, quare est[62]. En se référant explicitement aux questions qui mettent en mouvement la recherche d’une connaissance scientifique, ce texte renseigne assez clairement sur la fonction cognitive que notre auteur confère à la démonstration, c’est-à-dire sur le propos qu’il assigne à la construction d’un syllogisme démonstratif. Autrement dit, ce texte s’avère très utile pour découvrir ce à quoi il s’attendait de ce genre d’opération intellectuelle. Parmi les questions énumérées, il est suffisant pour notre propos d’attirer l’attention sur les questions an est et quare est, car elles concernent directement la démonstration[63]. La question an est est définie comme celle qui cherche si la chose possède l’être (quaeritur an res habeat esse)[64]. Cela ne signifie pas que cette question se limite à chercher si quelque chose existe, car elle peut concerner le fait que quelque chose est d’une façon déterminée, c’est-à-dire le fait d’avoir une « disposition » (dispositio) quelconque qui la caractérise[65]. On voit comment cette question ne se sépare pas de manière radicale de la question de l’essence de la chose, mais l’aborde du point de vue de l’assentiment de l’intellect : « telle chose possède telle ou telle caractéristique ? » L’essentiel est qu’elle se questionne sur la vérité d’une proposition qui attribue, soit l’existence, soit une « disposition » à une chose.

La question quare est est définie comme celle qui cherche la cause de la chose (quaeritur causa rei)[66]. Son contraste avec la question an est met en évidence que la question quare est répond à l’intention de rendre compte de la cause de quelque chose dont l’existence est déjà connue. Son but cognitif n’est donc pas celui de nous informer de l’existence d’une chose ou sur le fait qu’une propriété ou une disposition appartienne réellement à un sujet, mais celui de montrer pourquoi une chose existe ou pourquoi ladite propriété appartient au sujet.

Il est intéressant de noter que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette question ne correspond pas, selon al-Ghazālī, à la même qu’il a nommée quare dans le chapitre que nous avons commenté. Dans ce contexte, cette expression exprime l’idée de démonstration en général, ce qui inclut aussi bien la démonstration quia que la démonstration propter quid. En effet, on peut se demander aussi le pourquoi de la chose que le pourquoi de l’énoncé (sententiae) qui déclare que cette chose est. Ce n’est pas la même chose de se demander « pourquoi le tissu est-il brûlé ? » que de se demander « pourquoi dis-tu que le tissu est tombé dans le feu[67] ? » Dans le premier cas, la recherche porte sur la cause réelle qui explique pourquoi le tissu est brûlé, à savoir « qu’il est tombé dans le feu ». Dans le second cas, la recherche porte sur la preuve qui nous fait croire ou donner notre assentiment au fait que le tissu est tombé, preuve qui est donnée à partir de notre observation de l’effet, à savoir que le tissu est consumé par le feu. Signalons que, dans le premier cas, l’exemple employé suppose une connaissance préalable de la chose expliquée : le tissu brûlé. La question est donc orientée vers la connaissance de la cause d’une chose déjà connue et qui se présente comme le point de départ de l’investigation.

Ce dernier texte nous permet d’ajouter quelques remarques visant à préciser les implications de la doctrine développée par al-Ghazālī. On pourrait se demander pourquoi al-Ghazālī distingue les questions an est des questions quare est si la question an est paraît susceptible d’être réduite au second type de question quare. Nous suggérons que ce texte a le but de distinguer deux types d’enjeux théoriques. D’une part, celui d’établir les types de question que l’on peut se poser pour apprendre quelque chose de nouveau ; d’autre part, celui de diviser les types de démonstration permettant d’apprendre quelque chose de nouveau de manière scientifique. C’est une chose que d’identifier les types de questions que l’on peut se poser à propos de la réalité et c’en est une autre de montrer la façon d’y répondre. Ce texte s’occupe du premier de ces enjeux, même si l’une des manières de se poser des questions conduit naturellement à la réalisation de démonstrations, c’est-à-dire à la formation d’un discours permettant l’obtention d’une connaissance parfaite. Cette manière de procéder semble révéler une distinction entre la pratique scientifique et l’idée de la science en tant que chose réalisée. La pratique est plus complexe et concerne l’homme et sa façon d’envisager le réel lorsqu’il a le désir de le connaître. Elle couvre la totalité du processus qui commence par une question, est suivi d’une recherche et s’accomplit par une démonstration. L’idée de la possession d’une science, par contre, ne vise que le résultat final et plus achevé de ce désir et la doctrine de la démonstration aurait pour but de le décrire.

Cette distinction entre les questions qui ouvrent une recherche scientifique et les réponses systématiques que l’on peut donner à ces questions nous permet de compléter et de confirmer nos conclusions à propos de Thomas. En effet, comme nous l’avons suggéré, ce texte d’al-Ghazālī contiendrait une conception du progrès de la connaissance qu’une démonstration serait censée produire et cette conception aurait été transmise à Thomas d’Aquin. Étant donné que cette conception est assez explicite chez le philosophe arabe, elle permet de mettre en évidence quelques idées qu’on ne pourrait pas inférer directement des textes de l’Aquinate.

En effet, si ladite distinction fait partie des présupposés adoptés par l’Aquinate, il s’avère plus vraisemblable d’admettre que, dans le texte de la Métaphysique qu’il commente, l’enjeu est pour lui d’obtenir une réponse à une question générale ayant pour but de définir des degrés de perfection de la connaissance humaine. Avec cela en arrière-plan, il est pertinent de se servir de la distinction entre les connaissances permettant de savoir si quelque chose est — c’est-à-dire celles concernant purement l’assentiment accordé à une proposition — de celles qui visent le pourquoi de quelque chose ou le pourquoi de notre assentiment. Cette distinction offre un critère pour souligner la supériorité de la science ou de l’art à l’égard de l’expérience : le premier type de connaissance révèle le pourquoi d’une vérité alors que le deuxième type se borne à manifester cette vérité. Or, à ce niveau du questionnement sur la connaissance, la réponse demeure encore vague parce que « connaître le pourquoi » de quelque chose peut avoir plus d’une signification.

En revanche, la théorie de la démonstration telle qu’elle est exposée dans les Seconds Analytiques aurait pour but de préciser systématiquement la définition des caractéristiques d’une connaissance parfaite, c’est-à-dire d’une connaissance qui atteint le plus haut degré d’achèvement. Dans ce nouveau contexte, il est pertinent de distinguer entre les différentes manières de connaître le « pourquoi », ce qui donnerait lieu à la distinction entre la démonstration propter quid, qui est la seule à répondre à une telle question de façon stricte, et la démonstration quia. On voit bien que la vraisemblance de cette lecture est justifiée par le fait que, comme nous l’avons montré auparavant, les formules « connaissance propter quid » et « connaissance quia » possèdent une signification très générale et flexible. Ainsi, quoique toute démonstration puisse, d’un certain point de vue, être qualifiée de « connaissance propter quid » par le fait même d’être une démonstration, certaines démonstrations peuvent, en même temps, être qualifiés de « connaissances quia » si on les compare avec celles qui révèlent la connexion réelle entre une chose et sa cause.

En retournant au texte que nous avons commencé à analyser dans cette section, il convient de faire quelques remarques qui permettront de compléter le schème décrit. Dans l’exemple utilisé par al-Ghazālī pour illustrer la démonstration de quare, c’est la cause (le feu) qui est connue préalablement. Ce qui n’est pas connu est son rapport nécessaire avec l’effet, quoique rien n’empêche que ce dernier ne soit pas déjà connu sous un certain rapport. Dans le second cas, ce qui est connu est l’effet, et non pas la cause. C’est donc l’existence de la cause qui est inférée à partir de la connaissance que nous avons de l’effet. C’est pour cette raison qu’il s’agit d’une démonstration quia : son but est de manifester à l’intellect que la chose est ou existe, pas son pourquoi réel, même si, par cette démonstration, l’intellect connaît la raison lui permettant de donner son assentiment à la vérité en question. En revanche, lorsque nous pouvons déterminer la cause réelle de quelque chose, on peut, du même coup, inférer que cette chose est et pourquoi elle est, ce qui rend ce type de connaissance une connaissance achevée au sens propre.

Ajoutons quelques précisions qui permettront de cerner l’arrière-plan ontologique de la théorie décrite, tel qu’il est exposé par al-Ghazālī lui-même. La raison qui, d’après ce philosophe, explique pourquoi la démonstration de quare nous permet de connaître aussi bien la vérité de la conclusion que la cause réelle de la chose connue peut être exprimée en ces termes : l’existence de la cause permet que l’effet existe, mais l’existence de l’effet, en revanche, n’est pas ce qui permet que la cause existe[68]. Autrement dit, lorsqu’on a constaté qu’un phénomène existe on peut inférer l’existence de sa cause, mais cette connaissance ne révèle toutefois pas une explication causale de cette cause. Or, lorsqu’on connaît ce phénomène par sa cause, la même démonstration est susceptible de révéler à l’intellect que cet effet existe ainsi que son explication causale, car la cause est, en même temps, ce qui explique et ce qui produit l’effet. Par ailleurs, nous pouvons ajouter que lorsqu’un syllogisme reproduit un ordre causal spécifique — ce qui a lieu avec la démonstration propter quid —, il est susceptible d’établir aussi bien le pourquoi ontologique d’une chose que le pourquoi logique de la proposition qui exprime la connaissance de cette chose. Lorsqu’un syllogisme ne reproduit pas cet ordre — ce qui a lieu avec la démonstration quia —, il peut certes établir le pourquoi logique, mais pas le pourquoi ontologique.

Conclusion

Cette étude est une tentative de contribution à l’explication de la signification générale de la théorie médiévale de la démonstration à partir de la distinction entre connaissance quia et connaissance propter quid d’après quelques textes de Thomas d’Aquin. Étant donné que nous avons tenté de reconstruire certains présupposés implicites de cette théorie, nous nous sommes servis de la version latine de la Logique d’al-Ghazālī qui est très probablement une source importante de l’Aquinate. Comme nous l’avons constaté, le texte du philosophe arabe renseigne sur sa façon de comprendre pourquoi une démonstration permet d’obtenir une nouvelle connaissance sur quelque chose. En effet, notre but a été de mettre en évidence la valeur philosophique de la théorie de la science scolastique en répondant à la question de savoir en quoi une démonstration est censée faire progresser notre connaissance de la réalité.

Bien que la validité de nos conclusions ne devrait pas être considérée applicable à d’autres textes que ceux étudiés ici, notre objectif est qu’elles servent à mieux comprendre les questions implicites qui se trouvent derrière des efforts des commentateurs latins. Autrement dit, notre but est que l’hypothèse soutenue soit une clé de lecture pour les textes scolastiques traitant de la théorie de la démonstration. Nous espérons qu’une meilleure compréhension de la signification de cette théorie nous permettra de reconnaître aussi bien son intérêt philosophique intrinsèque que son influence historique.

Nous avons vu que la théorie de la démonstration a pour but de donner une description précise et détaillée des caractéristiques d’un discours qui permet de connaître la réalité selon son articulation causale réelle, sa première fonction étant celle de reproduire cet ordre causal dans l’intellect. Le but principal de ce discours ne serait donc pas d’établir la vérité d’une hypothèse quelconque expliquant le monde, mais celui de faire apparaître la relation causale essentielle et nécessaire entre des réalités préalablement connues, quoique de façon « désarticulée ». Plusieurs informations obtenues par l’expérience sur un genre déterminé du réel seraient coordonnées dans un tout qui reproduirait dans l’intellect leur ordre causal. Or cette fonction de la démonstration ne limite pas sa valeur à un rôle purement pédagogique, car le fait de saisir un ordre causal à partir des connaissances préalablement apprises se conçoit, à l’intérieur de la théorie, comme un progrès réel dans la connaissance du monde. C’est bien un progrès, car une démonstration représente l’état achevé de la réponse à la question de « pourquoi quelque chose est » ou de « pourquoi quelque chose est telle qu’elle est ».

Cet idéal de connaissance qui se réalise par la démonstration propter quid n’est pourtant pas rigide. Étant donné que les humains ne peuvent pas former, à partir de l’expérience, toutes les intellections qui pourraient servir de moyen terme pour une démonstration simpliciter, cette théorie offre également la description d’un type de démonstration qui, sous le modèle de la première, permettrait d’établir l’existence de ces réalités ignorées qui seraient aptes à expliquer d’autres réalités spécifiques et préalablement connues. Ce type de démonstration, la démonstration quia, est certes plus faible que la démonstration propter quid, mais son but est le même : que l’intellect discerne l’articulation causale d’une chose avec une autre. La différence est qu’elle concerne les cas où il ne possède pas de certitude concernant soit l’existence, soit la nature de la cause. Ajoutons que ces deux types de démonstrations sont susceptibles d’être considérées comme deux genres de réponse à la question de savoir « pourquoi » quelque chose est vrai, quoiqu’il n’y ait que la démonstration propter quid qui puisse offrir une réponse dans laquelle la cause logique s’assimile à la cause réelle. C’est pour cette raison que ce type de démonstration représente la science au sens strict : elle permet d’accéder au plus haut degré de perfection de connaissance de quelque chose.

Cette théorie de la démonstration s’avère donc une doctrine logique qui n’est pas apte à offrir une méthode visant à augmenter le volume de nos connaissances sur le monde. Son intérêt philosophique demeurera invisible tant qu’on lui demandera plus que ce qu’elle prétend apporter. Toute tentative de retrouver cet intérêt devrait demander pourquoi savoir quelle est la meilleure façon de relier entre elles les intellections issues de l’expérience pourrait apporter des réponses susceptibles d’améliorer notre connaissance du monde. Un tel questionnement n’est toutefois pas détaché des questions d’ordre ontologique dont on n’a pu s’occuper ici.