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Les communautés nouvelles catholiques[1], apparues pour la plupart durant la période subséquente à la tenue du concile Vatican II, constituent une force dans le paysage catholique contemporain[2]. Elles ont des vocations nombreuses, des implantations multiples et des apostolats dynamiques. Jean-Paul II voyait en elles l’un des « fruits les plus significatifs du printemps de l’Église déjà annoncé par le concile Vatican II[3] ».

Si l’on ne peut méconnaître l’apport notable des communautés nouvelles à la vitalité de l’Église, il n’est pas possible non plus d’ignorer les difficultés éprouvées par un certain nombre d’entre elles. En effet, nous avons vu se multiplier ces dernières années des abus en tout genre, perpétrés notamment par des fondateurs renommés, de même que des dysfonctionnements internes menant certaines communautés à la dérive sectaire. En somme, reprenant ici le thème du congrès qui a donné naissance à la présente contribution[4], les communautés nouvelles, pour certaines d’entre elles du moins, s’avèrent être plus fragiles que nous ne l’aurions cru de prime abord.

À la lumière des faits récents, il est nécessaire de procéder à une relecture critique de l’expérience des communautés nouvelles. Cette critique requiert l’adoption d’un point de vue nuancé sur la réalité visée. Ceci implique, d’un côté, de tenir compte des forces qui caractérisent globalement les communautés nouvelles. Nous y consacrerons la première partie de l’article. Cette dernière se veut volontairement plus courte que la partie suivante. Cela tient au fait que dans nos publications antérieures, qui ont principalement porté sur les traits et les facteurs d’attrait caractérisant les communautés nouvelles, nous avons déjà présenté ces forces[5]. Nous faisons donc le choix de renvoyer à ces publications et, dans le cadre présent, de nous limiter à une synthèse basée sur ces dernières. D’un autre côté, dans la seconde partie de cet article, nous nous pencherons sur les fragilités qui caractérisent également les fondations nouvelles. Il s’agira de l’essentiel de notre propos. Pour ce faire, nous nous baserons, d’une part, sur nos propres observations et, d’autre part, sur la littérature produite, particulièrement dans le monde francophone, sur le thème du sectarisme, des abus et du discernement ecclésial au regard des communautés nouvelles catholiques. Nous précisons d’emblée que notre intention n’est pas d’apporter des solutions immédiates aux difficultés relevées. Nous interrogeant sur les causes de ces difficultés, nous souhaitons plutôt dresser un état des lieux en pointant certaines dimensions névralgiques dans la vie des communautés souffrantes. Cette étape, préalable à toutes les autres, est destinée à ouvrir la voie à d’ultérieures recherches et interventions.

I. Forces

Au cours des dernières décennies, les communautés nouvelles ont connu un relatif mais indéniable succès. Dans des contextes sociaux sécularisés et dans un catholicisme marqué par la décroissance, en Occident du moins[6], comment comprendre l’essor de ces communautés et leur attrait pour nombre de contemporains ? Le phénomène est d’autant plus surprenant que les communautés de fondation ancienne peinent à recruter et que leur avenir est, selon les cas, fragile et incertain. En nous basant sur nos travaux antérieurs, ainsi que sur ceux d’autres auteurs[7], il est possible de dresser une liste sommaire d’éléments qui, à nos yeux, représentent des forces pouvant être reconnues aux communautés nouvelles.

1. Des moyennes d’âge relativement basses ou des proportions générationnelles équilibrées

« Les jeunes attirent les jeunes », dit l’adage. Ce facteur représente assurément une force et une source d’attrait pour de nouveaux membres. En même temps, après plusieurs décennies d’existence, les communautés nouvelles, qui ne sont plus si nouvelles, possèdent aujourd’hui des membres dont l’âge correspond au stade de la maturité ainsi qu’à celui de la vieillesse. Autrement dit, bien que certaines communautés puissent comporter un noyau substantiel de membres jeunes, d’autres présentent plutôt un visage intergénérationnel jouissant, selon les cas, d’un relatif équilibre.

2. La centralité de Dieu, de la vie spirituelle et de la prière

La quête de Dieu ou la vie avec Lui constitue assurément l’un des motifs centraux de l’engagement communautaire. Des expériences de conversion ou encore des expériences spirituelles fortes marquent souvent la vie des personnes qui chercheront dans la voie communautaire un prolongement de ces expériences déterminantes. De ce point de vue, les communautés nouvelles incarnent ce qui fait le propre de la vie consacrée : une consécration vitale à Dieu et une polarisation de toutes les sphères de l’existence autour de Lui. La vie spirituelle prend des accents variés, s’inspirant de l’une ou l’autre des traditions spirituelles existantes (bénédictine, cartusienne, franciscaine, ignatienne, foucauldienne, etc.), parfois combinées à des sensibilités particulières, comme le Renouveau charismatique ou des courants traditionalistes. Dans tous les cas, la prière occupe habituellement une place prédominante dans la vie des membres et plusieurs communautés optent pour une forme de vie de type semi-contemplatif que l’on peut rapprocher de celle des ordres canoniaux ainsi que des ordres conventuels ou mendiants du Moyen Âge[8].

3. Une vie communautaire intense, chaleureuse et accueillante

Prenant le contre-pied de l’individualisme ambiant et présentant, dans une certaine mesure, une alternative aux paroisses ou aux instituts de vie consacrée dont les tissus communautaires se sont relâchés au fil du temps, les communautés nouvelles optent généralement pour une vie communautaire intense, chaleureuse et accueillante. Celle-ci s’inspire largement du prototype de la communauté chrétienne primitive, décrite dans les Actes des apôtres[9], dont l’idéal cherche à être actualisé. Un temps significatif peut être accordé à la vie fraternelle, tandis que les relations interpersonnelles sont souvent empreintes de simplicité, de cordialité et l’on cherche à développer des liens fraternels nourrissants. Enfin, une attention particulière est accordée à l’accueil des personnes de passage ou qui souhaiteraient se joindre à la communauté. Le témoignage d’une communauté unie et aimante est une source d’attrait, de crédibilité, et revêt par voie de conséquence une indéniable valeur évangélisatrice.

4. Un éventail d’appartenances et de modes de vie communautaire

Tandis que certaines communautés nouvelles reprennent le modèle des instituts de vie consacrée ou des sociétés de vie apostolique réunissant en unités distinctes des hommes ou des femmes tous engagés au célibat évangélique, les communautés nouvelles mixtes et pluriétatiques réunissent, pour leur part, des membres des deux sexes. Dans le premier cas, tous sont célibataires. Dans le second, nous retrouvons l’ensemble des états de vie et des vocations ministérielles existant dans l’Église : laïques mariés, avec ou sans enfants, célibataires consacré(e)s et ministres ordonnés, principalement diacres (célibataires ou mariés) et prêtres[10]. Aux membres formellement engagés dans la communauté s’ajoute, sous forme de cercles concentriques, tout un dégradé de personnes affiliées. Les modes de vie — communautés d’alliance ou communauté de vie[11] — ainsi que les modalités d’engagement — ad tempus ou ad vitam — sont souvent souples et variés. L’image de l’Église comme Peuple de Dieu, mise en valeur par Vatican II, est souvent invoquée comme source d’inspiration et de légitimation de cette diversité d’appartenance[12].

5. Une réponse aux nécessités de la « nouvelle évangélisation »

De tout temps, les communautés religieuses ont évolué en phase avec la vie et l’activité missionnaire de l’Église. Plus encore, à des moments charnières, des communautés novatrices sont apparues en réponse aux besoins de l’heure. Il n’en est pas différemment aujourd’hui. Dans les sociétés en progressive déchristianisation, « les mouvements ecclésiaux et les communautés nouvelles », disait Jean-Paul II, sont une « “réponse providentielle”, “suscitée par l’Esprit Saint”, à la demande actuelle de nouvelle évangélisation[13] ». Ceci se traduit notamment par une attention soutenue aux besoins d’ordre spirituel, avec une insistance particulière sur la prière comme lieu de la rencontre du Christ, sur l’annonce explicite du Christ et de son Évangile, sur la vie communautaire et l’apostolat commun, puis sur l’éducation de la foi[14]. Ces traits ne sont pas les seuls. Les communautés nouvelles sont également sensibles aux besoins d’ordre matériel, physique, psychique et intellectuel, à l’instar des communautés qui les ont précédées. Les premiers traits relevés sont toutefois dominants.

6. Une filiation catholique affichée, ouverte à l’oecuménisme

Un dernier trait et source d’attrait des communautés nouvelles regarde leur appartenance ecclésiale. Celle-ci se caractérise, d’une part, par une filiation catholique affichée et, d’autre part, par une ouverture à l’oecuménisme. En ce qui concerne le premier trait, l’ecclésialité des communautés nouvelles n’est pas d’abord une question de forme. Plus fondamentalement, il s’agit d’une question de foi et d’inscription de la réalité communautaire dans un ensemble plus large, l’Église, et plus longue, la tradition pluriséculaire de cette dernière. Autrement dit, les communautés nouvelles ne se conçoivent pas comme des monades, autonomes et isolées du reste de l’Église. Cela s’incarne, entre autres, par l’approbation ecclésiale et l’obtention d’un statut canonique adapté aux réalités en cause. Bien que certaines communautés puissent être rivées sur une conception ecclésiale plus ou moins rigide, se traduisant, par exemple, par une forme d’intransigeance catholique, d’autres communautés, au contraire, sans renier leur appartenance primordiale, s’ouvrent à l’oecuménisme et acceptent en leur sein des membres issus d’autres traditions ecclésiales[15]. Dans un cas comme dans l’autre, le fait d’être « de l’Église » est vu comme une source d’enrichissement du point de vue des membres et aussi de crédibilité du point de vue extracommunautaire.

II. Fragilités

Comme toutes les réalités humaines, même celles qui se disent animées par l’Esprit et qui le sont effectivement, les communautés nouvelles comportent des zones d’ombre, des fragilités, dont nous prenons progressivement conscience. Des figures fondatrices emblématiques sont récemment tombées de leur piédestal, accusées, et parfois reconnues coupables, d’abus de pouvoir, d’abus spirituel, de même que d’abus sexuel[16]. Les institutions auxquelles elles ont donné naissance en furent profondément affectées et nombre d’entre elles ont été conduites, avec l’aide des autorités ecclésiastiques, à opérer des transformations structurelles et aussi spirituelles majeures[17]. Des membres, pour leur part, commencent à témoigner[18] et livrent des récits dévoilant un envers du décor (www.lenversdudecor.org )[19] qu’il était parfois difficile de saisir d’un point de vue extérieur[20]. Tenant compte de ces témoignages et nous inspirant des études critiques, de natures diverses (sociologiques, psychologiques, théologiques, pastorales, etc.), qui tentent de cerner la problématique et d’identifier les causes des difficultés éprouvées, nous voulons, dans la présente partie de l’article, mettre en lumière un certain nombre de fragilités qui caractérisent également la vie des communautés nouvelles. Ces zones de fragilités, organisées autour de quatre principaux pôles, comporteront des sous-sections thématiques destinées à illustrer et à préciser notre propos.

1. Le rapport des membres à la personne fondatrice

Les fondateurs charismatiques fascinent et ils entraînent à leur suite des disciples. Cela n’est guère nouveau ni étonnant. Les fondateurs et les fondatrices de communautés religieuses, de toute époque, ont exercé ce type d’attrait. Aujourd’hui encore, ces figures exemplaires constituent une source d’inspiration et de normativité pour les générations successives. À cet égard, rappelons que le concile Vatican II fit du retour à « l’inspiration originelle des instituts » et du maintien fidèle de « l’esprit des fondateurs » l’un des principes essentiels de la rénovation de la vie religieuse contemporaine[21].

En ce qui regarde les fondations postconciliaires, en 1994, lors du synode des évêques sur la vie consacrée, Mgr Jean-Claude Turcotte, archevêque de Montréal — il sera créé cardinal cette même année —, dans une intervention portant précisément sur les communautés nouvelles, affirmait que « [p]articiper à la fondation d’un nouveau groupe parce que l’on croit y être appelé par Dieu, travailler à découvrir jour après jour les chemins concrets de l’incarnation d’un charisme, peut mobiliser l’enthousiasme de quelqu’un, mais il s’agit d’une tâche redoutable. N’est pas fondateur qui veut ». Il dressa ensuite une liste de huit « suggestions, toutes fondées sur l’expérience », destinées à « protéger les personnes qui se joignent aux nouvelles communautés ». La cinquième suggestion concerne spécifiquement le rapport des membres aux autorités en place et, en particulier, à la personne fondatrice : « Cultiver, dans toute la mise en oeuvre du vivre en communauté, le respect et la reconnaissance de l’altérité de l’autre et décourager, par le fait même, un type de rapport fusionnel avec les personnes en autorité et surtout avec la personne fondatrice[22] ».

Nous saisissons, en creux, que le rapport des membres à la personne fondatrice peut, dans certains cas, être problématique. L’histoire récente montre que des personnes équilibrées et bien intentionnées au point de départ se sont progressivement muées en « gourous[23] ». Elles en vinrent à exercer une emprise sur des individus qui devinrent de plus en plus dépendants d’elles et, pour ainsi dire, furent constitués prisonniers d’une relation malsaine et destructrice. En saine théologie, soulignons-le, une personne fondatrice est un doigt qui pointe vers le Christ. C’est le Christ qui doit être suivi en premier[24]. Le fondateur, lui, vient en second. Ou pour le dire autrement, « il s’agit de suivre le Christ dans les pas de la figure fondatrice[25] ». Lorsque le regard demeure fixé sur le doigt, que la personne fondatrice s’interpose ou fait écran au Christ, la sequela Christi, qui est le projet fondamental de toute forme de vie évangélique[26], est nécessairement menacée de déviation.

2. Le rapport des membres aux personnes en fonction d’autorité

S’inspirant souvent des traditions spirituelles et institutionnelles qui les ont précédées, les communautés nouvelles adoptent divers modèles de vie communautaire et de gouvernement. En effet, « il n’est pas nécessaire [qu’un] fondateur invente une institution radicalement nouvelle. Il peut utiliser des modèles qui ont fait leurs preuves, quitte à les adapter à son intuition[27] ». Ainsi, certaines communautés reprennent le modèle bénédictin, celui des Dominicains ou encore le modèle hérité d’Ignace de Loyola, pour ne nommer que ceux-là[28].

Traditionnellement, les diverses formes de vie évangélique apparues au cours de l’histoire comprennent un engagement spécifique à l’obéissance. Cet engagement connaîtra des modalités variées selon les traditions en cause, mais l’intention primordiale demeure la même : conformer sa volonté propre à la volonté discernée de Dieu, à l’exemple de l’obéissance du Christ[29], au coeur d’une fraternité où l’écoute mutuelle (oboedire, prêter l’oreille) est la règle et où le bien de la collectivité implique la soumission libre des individus à l’autorité régulée de l’un des membres[30]. « Pourtant, écrit Henry Donneaud, l’histoire longue de la vie consacrée autant que l’expérience ecclésiale récente nous apprennent que, au nom de l’obéissance, des dérives ont été commises, aux conséquences graves et douloureuses. Existent bel et bien, trop nombreux, des abus d’obéissance[31] ».

Certes, les communautés de fondation ancienne ne sont pas exemptes de dérives autoritaires ou d’abus de pouvoir. Toutefois, leur expérience et leurs institutions éprouvées les préservent habituellement du naufrage[32]. Dans le cas des fondations récentes, pour les raisons que nous évoquerons plus bas, « la proportion des communautés nouvelles concernées par des dérives de l’obéissance est élevée », quoique « toutes n’ont pas été touchées par de tels abus et celles qui l’ont été ne l’ont pas toutes été au même degré[33] ». Au moins quatre éléments entrent en jeu dans la problématique entourant le gouvernement et les rapports d’obéissance au sein des communautés nouvelles.

2.1. Le cumul des fonctions d’autorité, particulièrement chez la personne fondatrice

Un premier élément regarde le rapport entre les membres et la personne fondatrice dans une relation d’autorité où les rôles de fondateur, de supérieur et quelquefois aussi d’accompagnateur spirituel, ou même de confesseur, sont cumulés au risque d’être confondus. Si ces risques peuvent toucher n’importe quelle personne en autorité, le cas des personnes fondatrices revêt un risque supplémentaire en raison de leur prestance personnelle et de leur rôle de premier plan dans les débuts de la fondation. Prenant l’exemple de la Communauté de la Sainte-Croix, aujourd’hui disparue, Henry Donneaud parle d’une « extension abusive de l’autorité » qui est un

point particulièrement délicat dans les communautés nouvelles, lorsque sont réunies en une seule et même personne le fondateur et le supérieur, et surtout, comme dans le cas de la Sainte-Croix, lorsque l’un des fondateurs décide seul qu’il est le fondateur, en écartant les autres, en l’absence de toute règle écrite et de tout droit formalisé. Il y a grand risque que son autorité de fondateur s’étende indûment à une autorité incontrôlée de gouvernement[34].

2.2. La transgression des frontières entre le for interne et le for externe

« Dans sa sagesse, l’Église recommande une distinction entre le for interne et le for externe, entre le rôle de confesseur-accompagnateur spirituel et la charge de Supérieur », rappelle Chantal-Marie Sorlin. Or, ajoute-t-elle, « on s’aperçoit que la confusion est monnaie courante » dans un certain nombre de communautés nouvelles[35]. Il peut en être de même, du reste, au sein des communautés anciennes, comme l’a récemment illustré la journaliste Constance Vilanova[36].

Le domaine de l’accompagnement spirituel et celui de la confession sont plus spécifiquement visés, toujours dans un contexte où l’accompagnateur ou le confesseur exerce simultanément une fonction d’autorité. Le canon 630 de l’actuel Code de droit canonique encadre expressément l’un et l’autre de ces domaines[37]. Le danger réside dans le fait que les informations recueillies par l’autorité dans le cadre de la confidentialité requise de l’accompagnement spirituel ou encore du secret rattaché au sacrement de la confession puissent être utilisées à des fins autres que spirituelles. Or, sur ce point précis, la transgression des frontières entre ce qui relève du for interne et du for externe prête flanc à une kyrielle d’abus. C’est précisément ce que pointe Dysmas de Lassus, sur la base d’une analyse de terrain auprès de victimes d’abus spirituel, où il est fréquemment question, selon l’expression de l’auteur, de « forcing de mon for interne » pour rendre compte de ce point central qu’est

l’entrée de force, au nom de l’autorité, dans le sanctuaire de la vie intérieure. L’expression « abus spirituel », écrit-il, peut sembler forte en raison de son parallèle avec l’abus sexuel, mais ce sont les victimes elles-mêmes qui utilisent des termes semblables, en parlant par exemple de viol de la conscience. Il s’agit d’un abus de confiance qui profite de la disponibilité de la personne pour forcer l’entrée dans son intériorité la plus profonde et, éventuellement, prendre pouvoir sur sa conscience, en utilisant les ressorts de la vie spirituelle. Dans les situations les plus lourdes, on arrive à une véritable emprise[38].

2.3. Une conception faussée de l’autorité et de l’obéissance

Un troisième élément concerne une conception faussée de l’autorité et de l’obéissance qui, dans certains cas, peut constituer un puissant levier de coercition et de manipulation des consciences. Nous touchons ici à un point névralgique qui concerne les communautés anciennes autant que nouvelles. De manière générale, relate Chantal-Marie Sorlin, « [d]ans un monde déficitaire en culture religieuse et à plus forte raison en spiritualité véritable, il arrive que certains engagements ou certains comportements puissent déranger des personnes extérieures et peu au fait de ces réalités[39] ». Pour d’aucuns, l’engagement à vivre dans la chasteté, dans la pauvreté et dans l’obéissance peut susciter de l’étonnement et surtout de l’incompréhension. Plus encore, l’obéissance, où la volonté des individus est inscrite dans une perspective théologique et un projet de vie qui donne sens à leur existence, peut, au contraire, paraître insensée aux yeux des personnes peu familières des discours nuancés de la théologie et des règles prudentielles du droit qui permettent justement de saisir le bien-fondé d’une obéissance libre et mature. En ce sens, souligne Sorlin, « l’obéissance authentique n’est ni autoritarisme ni infantilisation. Obéissance et liberté ne sont pas antinomiques[40] ».

Cela étant dit, les communautés nouvelles, en partie en raison de leur manque d’expérience, peuvent parfois s’engager dans une voie à l’issue funeste, comparable aux sectes religieuses fréquemment décriées pour leurs entraves aux droits humains fondamentaux[41]. Pour les communautés relevant formellement de l’Église, le risque est certes amoindri, mais il n’est pas totalement écarté. Cela fut expressément rappelé par Mgr Jean-Claude Turcotte qui invitait les communautés, d’une part, à « [c]ultiver une franchise non seulement dans le dialogue de chaque membre avec la personne responsable, mais des membres entre eux : il est malsain d’interdire dans un groupe toute critique, toute expression d’un point de vue différent, même si cela se fait au nom d’un héroïsme dans l’abandon de sa volonté propre » et, d’autre part, à « [c]ultiver une conception de l’obéissance qui, en fidélité aux meilleurs acquis de Vatican II, encourage la participation active de chaque membre au discernement de la volonté de Dieu sur sa propre vie et sur les orientations de la vie communautaire, qui respecte l’intelligence et la liberté de chaque personne et décourage tout exercice autocratique de l’autorité et toute obéissance infantile ou servile[42] ».

2.4. Une vision erronée de la volonté et de l’action de Dieu

Si, comme nous le disions, une conception faussée de l’autorité et de l’obéissance peut devenir un puissant levier de coercition et de manipulation des consciences, c’est, entre autres, parce que ce levier prend appui sur une certaine vision de la volonté et de l’action de Dieu. Au regard de la critique théologique, certaines de ces visions doivent être considérées comme erronées ou, du moins, elles méritent d’être questionnées.

En effet, des témoignages récents rendent compte de l’existence de diverses formes de « manipulations divines », soit pour authentifier de visu et sans discernement la vocation d’une personne[43], soit encore pour la contraindre à l’obéissance au nom d’une volonté expresse de Dieu. Or, rappelle Sorlin, « [l]’exercice de l’autorité passe […] par des médiations et non des coups de baguettes magiques du genre “Dieu m’a dit” ou “la Vierge veut”[44] ». Plus encore, comme le démontrent les cas désormais connus des frères Philippe et de Jean Vanier, au-delà des explications historiques, psychologiques ou spirituelles pouvant rendre compte des abus et des mécanismes d’emprise, il y a lieu de se demander s’il n’y aurait

pas aussi, à la racine, des constructions, ou plutôt des distorsions, théologiques ? Sans aucune mauvaise conscience, plusieurs de ces fondateurs parlent de grâce là où il s’agit de péché. Ils ont établi leur emprise et justifié leurs pratiques abusives par un discours théologique ou spirituel dévoyé, ils ont bien souvent manipulé l’autorité de l’Écriture ou des composantes de la tradition mystique pour renforcer leur propre autorité sur leurs victimes[45].

Adoptant un regard plus large et aussi antérieur aux cas qui viennent d’être rapportés, Mgr Jean-Claude Turcotte cible, en deux points, certains enjeux théologiques qui peuvent s’avérer névralgiques dans la vie des communautés nouvelles.

Dans la troisième « suggestion » de la série, il invite les communautés à

[c]ultiver une conception de la relation de la personne humaine à Dieu qui respecte les lois fondamentales de l’Incarnation et de la Rédemption. C’est s’engager dans une impasse, écrit-il, que de promouvoir un immédiatisme de l’intervention de Dieu dans l’existence et, pour cela, encourager une attitude qui fait fi du dur labeur de l’esprit et du coeur nécessaire pour discerner la volonté de Dieu dans le concret de l’existence. Tout recrutement, fondé sur une “révélation privée” de Dieu à la personne responsable et faisant l’économie de la tâche du discernement par chaque personne de la voie à laquelle elle est appelée, prépare de lourds problèmes de conscience.

Puis, dans une perspective semblable, dans la septième « suggestion », il invite à « [c]ultiver une foi fervente, confiante, oui, mais une foi qui mise sur autre chose que sur le merveilleux et sur les phénomènes extraordinaires. Dans le même sens, poursuit-il, on peut, à bon droit, questionner un leadership s’adressant trop à l’émotivité des membres et dirigeant l’existence quotidienne à coup de prophéties et de révélations spéciales[46] ».

3. Le rapport des membres aux institutions de droit ecclésial

Les institutions peuvent, dans certains cas, tuer l’Esprit et l’originalité des communautés naissantes. Dans d’autres cas, toutefois, sinon même dans tous les cas, il faut, un jour ou l’autre, que « l’esprit des fondateurs et leurs intentions spécifiques[47] », pour reprendre les termes de Vatican II, puissent se traduire dans des institutions stables[48] et que les membres puissent évoluer dans un cadre institutionnel apte à favoriser la vie et, au besoin, à les protéger des abus et des dérives sectaires dont il est question dans cet article. Ces institutions relèvent, pour une part, du droit civil et, pour une autre part, du droit ecclésial ou canonique. Nous concentrerons notre propos sur les institutions de droit relevant de cette dernière catégorie.

Se penchant sur la corrélation entre le bon fonctionnement des institutions ecclésiales et communautaires puis la prévention des « dérives sectaires » au sein de « communautés menacées » ou de « communautés de fondation plus récente », le canoniste Loïc-Marie Le Bot cible « trois principales conditions canoniques » dont le respect, ou non, déterminera la vitalité ou le déclin des groupements concernés[49]. Il est à noter que le canoniste s’en tient prioritairement aux instituts religieux qui ont un cadre déterminé dans le droit de l’Église[50]. Les communautés naissantes, de divers types, sont normalement constituées en associations de fidèles[51] avant d’être reconnues comme institut de vie consacrée[52], comme société de vie apostolique[53] ou, le cas échéant, à titre de nouvelle forme de vie consacrée[54], comme c’est le cas de la toute récente catégorie canonique dénommée Famille ecclésiale de vie consacrée[55]. Dans tous les cas, l’intention du législateur demeure la même et correspond aux deux grands axes — vie et protection — énoncés plus haut.

3.1. Un texte constitutionnel clair

La première condition consiste à se doter d’un « texte constitutionnel clair et conforme aux principes de la vie religieuse ». À cet égard, puisant à l’expérience séculaire de l’Église et de la vie consacrée, les autorités ecclésiales responsables de discerner et ultimement d’approuver les communautés naissantes doivent, en outre, être attentives « au respect des conditions formelles imposées par le droit universel et à la formulation cohérente du charisme ». Il en est de même des « conditions faites aux [membres] pour développer leur vocation, par la formation et la prise en compte de leurs aspirations dans le cadre de l’obéissance ». En clair, écrit Le Bot, il faut être attentif, « comme le Code de droit canonique l’y invite, à tout ce qui regarde la protection du for interne et en particulier la confession. Il faut trouver déjà dans ces textes des dispositions préventives ». Ces mêmes autorités seront aussi attentives « aux formulations spirituelles exprimées dans le texte, leur style » et doivent prêter attention aux « fondements anthropologiques, spirituels et théologiques » sous-jacents à ces formulations. Avec prudence, le canoniste souligne, qu’« [u]ne adhésion rapide à des spiritualités non éprouvées ou même peu sûres engendrera dans un groupe un climat difficile : la place de la pénitence, la place de la séparation du monde, l’attachement à des figures spirituelles contestables, l’ajustement de piété mariale. Des règles inspirées de principes spirituels douteux ou déséquilibrés peuvent être sources de danger pour les membres[56] ».

3.2. Des institutions fonctionnant selon le texte constitutionnel

La seconde condition, qui peut paraître évidente mais qu’il n’est pas inutile de rappeler, est que les institutions déterminées par le droit fonctionnent effectivement « selon le texte constitutionnel[57] ». Autrement dit que les institutions soient respectueuses du droit. « Il est nécessaire, écrit Le Bot, d’avoir un attachement à une saine objectivité des institutions, c’est-à-dire qu’elles fonctionnent selon ce qui est prévu, sans changements incessants et arbitraires, ni affranchissement trop rapidement de leur procédure de fonctionnement ».

Cela touche, en particulier, à l’institution fondamentale du « chapitre » qui

doit prendre des décisions pour la vie de la communauté et qui doit fonctionner selon cette finalité. En respectant les compétences du chapitre, il est clair que la communauté trouve un équilibre de fonctionnement entre les membres et le supérieur. Tout n’est pas concentré dans les mains de quelques-uns et pire dans les mains du supérieur. Ceci est une barrière contre un risque de concentration des décisions sinon du pouvoir[58].

Dans cette même ligne, le droit encadre et guide la fonction de « supérieur ». « C’est la tâche la plus rude et sans doute plus exposée aux possibles dérives et aux abus », de souligner Le Bot. « C’est pourquoi, et depuis longtemps, sa tâche est très encadrée par le droit et même surveillée ». Le droit comporte les lignes fondamentales de la vie communautaire, son fonctionnement et ses fins, « mais leur mise en oeuvre dépend des hommes, c’est pourquoi elles doivent être vérifiées et contrôlées par divers procédés et institutions. Comme pour les autres aspects, l’évitement des dérives n’est pas la première tâche que l’on demande au supérieur, mais le respect du droit reste une des conditions les plus fondamentales de leur prévention[59] ».

Enfin, parmi les institutions régulières jouant un rôle primordial dans la vie des communautés, se trouvent : le « conseil » qui, comme son nom l’indique, est « une institution non directement de décision mais de conseil », imposé par le législateur au supérieur et auquel il se doit de « recourir avant chaque décision d’importance » ; le « maître des novices et les autres responsables de la formation » qui assument des charges nettement distinctes de celle du supérieur, évitant ainsi « le cumul des charges, ou leur monopolisation dans des mains peu nombreuses » ; puis l’« économe », dont la fonction diffère de celle du supérieur, mais qui est néanmoins régulée par ce dernier et encadrée par les instances décisionnelles et consultatives précédemment décrites de manière à « prévenir les risques de manque de contrôle en ce domaine délicat[60] ».

3.3. Un contrôle ecclésial interne et externe effectif

La troisième condition canonique à respecter concerne un « contrôle ecclésial interne et externe effectif [61] ». Le droit de la vie consacrée, et nommément de la vie religieuse, prévoit des visites canoniques régulières[62]. Celles-ci sont effectuées par des personnes désignées provenant soit de l’interne (supérieur majeur ou assistant), soit de l’externe (évêque ou délégué). Dans certaines situations, comme ce fut le cas pour un certain nombre de communautés nouvelles — même si cela ne concerne pas seulement ces dernières —, il « est aussi possible d’être l’objet de visite apostolique qui relève alors de cas exceptionnels[63] ». Ces diverses pratiques reposent sur une longue expérience de l’Église et des communautés religieuses en matière de vie commune et de gouvernance. Les visites canoniques ne visent pas d’abord à réagir et à réparer en cas de difficulté. Dans l’esprit du législateur, il s’agit plutôt de prévenir les difficultés. Sur ce plan, écrit Le Bot, « [l]a vigilance et le contrôle de la part des autorités ecclésiales doivent être perçus comme une chance et une opportunité. Sans contrôle ni vigilance, ou quand ils sont redoutés et mal vécus, les difficultés dues à des dysfonctionnements institutionnels ne sont pas loin et même déjà installées ». Ces visites, poursuit-il, sont « une garantie anthropologique d’un fonctionnement institutionnel sain et de confiance les uns dans les autres : les supérieurs n’ont pas peur de ce que peuvent dire librement les [membres], ceux-ci n’ont pas peur de dire ce qu’ils ressentent, aucun n’a de crainte de dire les difficultés que rencontre une communauté[64] ». Ce dernier point rejoint la première « suggestion » faite par Mgr Jean-Claude Turcotte, invitant les communautés nouvelles à « [c]ultiver une transparence du groupe dans ses rapports avec l’ensemble de la communauté chrétienne et surtout avec l’évêque. Dès qu’une “loi du silence” s’instaure dans une communauté, quelque chose ne va déjà plus[65] ».

4. Le rapport des membres aux sphères ad intra et ad extra

La quatrième zone de fragilités repérable dans l’expérience des communautés nouvelles regarde les rapports des membres entre eux au sein de la sphère ad intra, c’est-à-dire dans la communauté, puis le rapport des membres avec les sphères ad extra, à savoir l’Église et la société. Ces dimensions sont souvent traitées dans la perspective globale du sectarisme. Aussi, avant d’aborder les fragilités annoncées, convient-il de clarifier les questions relatives au caractère sectaire parfois attribué aux communautés nouvelles problématiques.

4.1. Traits et tendances sectaires au sein des communautés nouvelles catholiques

Les communautés nouvelles constituent-elles des « sectes » au sein de l’Église ? La question peut paraître provocante, mais elle n’en est pas moins pertinente. En effet, le qualificatif sectaire est employé de plusieurs manières dans la littérature visant ces réalités. Chez certains auteurs, il prend une forme interrogative[66], chez d’autres, il revêt une tournure affirmative[67], chez d’autres encore, la notion de secte est employée avec nuances[68]. Dans ce dernier cas on parlera de traits, de tendances ou encore de dérives sectaires.

Le mot « secte » est piégé. D’une part, suivant son étymologie, c’est-à-dire sequi, suivre, le terme n’a rien de péjoratif. Les chrétiens des premiers siècles, les disciples de Khristós ou de Christus, se sont eux-mêmes qualifiés de la sorte (secta Christi ou Christiana secta)[69]. En ce sens, en nous inspirant des termes contemporains de Luigino Bruni, les communautés nouvelles peuvent être considérées comme des « organisations à mouvance idéale[70] », dont les membres suivent une figure charismatique et/ou qui sont regroupés autour d’un charisme collectif [71] qui, d’un côté, mobilise les membres en vue d’une finalité déterminée et, d’un autre côté, génère des structures correspondantes au charisme en cause. D’autre part, déjà au cours des premiers siècles du christianisme, le terme « secte » a fini par revêtir une connotation négative pour désigner des mouvements taxés d’hétérodoxes ou d’hérétiques qui, pour certains, furent mis au ban ou se séparèrent de l’Église[72]. Une compréhension étymologique faussée, ou du moins disputée parmi les linguistes[73], finira par rattacher le terme « secte » au mot latin secare, couper. Dans cette optique, une secte est un groupement séparé de l’Église, ou encore de la société, auquel cas le terme « schisme » est sans doute le plus approprié pour en parler[74]. Aujourd’hui, le terme « secte » équivaut, en général, à un groupe dont la pensée, l’organisation et les pratiques comportent un certain degré de dangerosité pour les individus et, par ricochet, pour les milieux ecclésiaux ou sociaux environnants[75].

Parmi les communautés nouvelles, un petit nombre seulement peuvent être qualifiées à proprement parler de sectaires ou schismatiques[76]. La vaste majorité d’entre elles peuvent, dans certains cas, tout au plus présenter des traits ou afficher des tendances sectaires. Mais, au sens strict du terme, tant qu’une communauté demeure dans la communion ecclésiale et qu’elle se reconnaît assujettie aux autorités et au droit de l’Église, elle ne peut être qualifiée de secte[77]. En prenant appui sur une partie de la littérature produite sur ce sujet, nous allons porter un regard critique sur les rapports internes et externes caractéristiques des communautés nouvelles au sein de l’Église et dans la société.

4.2. Des rapports internes problématiques

Il peut arriver, pour des raisons diverses, dont celles qui ont déjà été évoquées jusqu’à présent, qu’une communauté connaisse des dysfonctionnements internes plus ou moins importants. Dans les cas les plus graves, les difficultés éprouvées ont rarement une cause unique. Comme le note Chantal-Marie Sorlin, « [s]eul un faisceau de critères permet de déceler la présence de dérives sectaires dans une communauté. On perçoit à ce moment-là qu’on n’a plus affaire à un dysfonctionnement accidentel et circonstancié, mais à un véritable système mis en place et entretenu, consciemment ou le plus souvent inconsciemment[78] ». Plusieurs auteurs, comme c’est le cas de Sorlin, ont développé des grilles de lecture et des critères qui permettent d’évaluer le degré de santé ou, au contraire, de maladie des communautés nouvelles[79]. Tenant compte de ces grilles, nous attirons l’attention sur un certain nombre de critères d’évaluation qui, dans le cas présent, concernent la vie ad intra des communautés.

Un premier aspect touche à la place ainsi qu’au rôle de la personne fondatrice dans la structure et dans le dynamisme communautaires. À cet égard, outre des rapports malsains que des membres peuvent entretenir à son endroit (fusion, dépendance, adulation) ou, à l’inverse, qu’un fondateur peut entretenir à l’endroit des membres (abus de conscience, abus de pouvoir, abus spirituel, abus sexuel, etc.), nous attirons l’attention sur un aspect complémentaire : la nécessité pour la personne fondatrice, de concert avec les membres, de préparer sa succession. Les institutions, c’est-à-dire les règles objectivement établies et les coutumes relevant de la culture d’une communauté, ont précisément pour but d’objectiver et de pérenniser le charisme fondateur au-delà de la personne fondatrice. Dans nombre de cas, l’expérience démontre qu’à défaut d’une préparation suffisante et en raison de l’absence d’une autonomisation de la communauté à l’égard de son instigateur, des communautés sont grandement fragilisées. Parfois même elles risquent de disparaître dès lors que la personne fondatrice meurt ou, comme c’est le cas, hélas, de plusieurs communautés, que cette dernière s’est rendue coupable d’abus sur des personnes[80].

Une seconde dimension concerne le recrutement et l’accueil des membres. Comparativement aux communautés de fondation ancienne — toujours dans le monde occidental —, les communautés nouvelles ont proportionnellement connu de meilleurs taux de recrutement. Mais à quel prix ? En effet, les témoignages internes autant que les regards externes tendent à montrer que certaines communautés ont misé sur le nombre — « faire du chiffre », disent certains[81] — au détriment des personnes dont certaines n’avaient pas la liberté suffisante pour faire un choix éclairé ou qui n’avaient pas les aptitudes requises pour ce type de vie. Promouvoir la vie communautaire est une chose, faire du prosélytisme en est une autre. Les personnes qui ont vécu une conversion, ce qui est le cas de plusieurs, dont les personnes fondatrices elles-mêmes dans certains cas, sont caractérisées par un désir de radicalité évangélique[82]. Rien de plus normal. Aussi, ces personnes trouveront-elles dans les communautés nouvelles une voie particulièrement apte à répondre à leur désir. Or, il y a risque de confondre le radicalisme évangélique propre à la vie baptismale et celui incarné par la voie évangélique proposée par les communautés. Certains sujets fraîchement convertis auraient gagné à être d’abord accompagnés dans leurs premiers pas dans la foi et, plus tard, lorsque la foi aura pris racine et que la vie chrétienne aura acquis suffisamment de maturité, à être accueillis comme membres de la communauté. Le milieu communautaire où s’est vécue la conversion n’a pas nécessairement à être le lieu de la croissance et de la formation, ni celui où se réalisera l’appel à suivre le Christ.

Un troisième trait qui rend les communautés nouvelles attirantes et crédibles tient à leur unité interne, signe et témoignage de leur authenticité évangélique. Or, il arrive que la recherche de l’unité se mue, dans les faits, en une exigence d’uniformité. L’initiation à la vie communautaire et le processus de formation, comme dans toute communauté religieuse, transforment les personnes et, dans une certaine mesure, les modèlent conformément à l’idéal et à l’éthos de la communauté. Mais, là encore, à quel prix ? Dans le meilleur des cas, l’individualité est respectée et même encouragée. Dans le pire des cas, l’individualisme est redouté et, par le biais du langage, des symboles et des rites, les personnalités sont laminées au point où les membres paraissent tous « moulés » à l’identique. Cette recherche de l’unité prend une couleur particulière dans le cas des communautés nouvelles pluriétatiques. L’idéal évangélique, inspiré des Actes, ne saurait être mis en cause. Son actualisation, par contre, peut parfois donner lieu à ce que nous avons problématisé dans notre thèse de doctorat en termes de « confusion » versus « communion » des états de vie et des vocations ministérielles[83]. En général, la situation des couples et des familles, ce qui inclut donc des enfants, est un sujet de préoccupation de la part des autorités ecclésiastiques[84]. Dans certaines communautés, l’idéal évangélique incarné par la vie consacrée a pris une forme monastique, avec tout ce que cela comporte (réclusion, offices, travail intra-muros), et ils y ont inséré des personnes mariées et des familles. C’est un cas d’espèce où, au nom d’un charisme « unitaire », les distinctions nécessaires et les modes de vie adaptés à chaque état n’ont pas été respectés[85].

Un quatrième élément nous fait voir la réalité par l’autre bout de la lorgnette : les membres qui partent. Que leur arrive-t-il ? Le droit de la vie consacrée et les pratiques des instituts prévoient, au terme d’une période probatoire, des engagements à vie. Les engagements pour un temps déterminé (ad tempus), renouvelables à répétition, mais sans perpétuité, sont habituellement exclus. Dans ces communautés, au nom des valeurs fraternelles et pastorales, de même que par un souci de justice, les membres partants sont habituellement accompagnés dans leur départ et soutenus, autant moralement que financièrement, le temps de vivre le passage vers leur nouvelle situation[86]. Ces pratiques varient selon que la personne était engagée à vie ou non. Dans les communautés nouvelles, dont nombre forment des associations de fidèles et qui, par conséquent, ne jouissent pas de toutes les prérogatives associées aux instituts de vie consacrée, les départs de communauté peuvent parfois être mal vécus et même constituer des offenses à une élémentaire justice due aux membres sortants. Les cas récents de crises communautaires où, dans certains cas, un nombre important de membres ont fait le choix de partir ou y furent contraints en raison des circonstances font apparaître plusieurs lacunes. D’une part, l’idée même de partir est assujettie au poids d’un impératif moral voulant qu’une fois engagé l’on ne revienne pas sur sa parole. C’est la fidélité à tout prix. Les départs, parfois nécessaires et justifiés, font porter sur la conscience des personnes le poids d’une culpabilité malsaine. Renoncer à un certain mode de vie n’équivaut pas ipso facto à renier le Christ. D’autre part, riches d’une expérience de vie communautaire qui a parfois duré des décennies, d’anciens membres font l’expérience de la précarité financière. Au nom d’un idéal de pauvreté évangélique, ils ont renoncé à tout bien propre. Les communautés, elles, n’ont pas toujours eu la sagesse ni la prévoyance d’inciter les membres à contribuer aux cotisations sociales en vue de leur retraite. Ce facteur place certaines personnes devant des choix difficiles : rester par sécurité financière ou prendre le risque de partir dans l’espoir de rebâtir sa vie ailleurs et autrement.

4.3. Des rapports ecclésiaux fuyants

Notre regard se porte maintenant sur les rapports qu’entretiennent les membres avec les sphères ad extra, c’est-à-dire en dehors du cercle communautaire, à commencer par l’Église. Contrairement aux sectes proprement dites, les communautés nouvelles sont « d’Église », comme il est souvent dit. Avec raison, affirme Schönborn, « pour beaucoup de chrétiens, il apparaît surprenant qu’il y ait des “sectes” également à l’intérieur de l’Église, alors que ces groupes ont obtenu la reconnaissance et l’approbation ecclésiales[87] ». De fait, parmi les critères de discernement et les conditions sine qua non de toute affiliation ecclésiale, la fidélité à l’Église est un enjeu crucial[88]. Cette fidélité vaut de part et d’autre. L’Église, en ses pasteurs chargés du discernement des charismes, de leur authentification, puis de la reconnaissance canonique des communautés nouvelles, s’engage à leur égard. Les évêques, en particulier, jouent un rôle de premier plan dans ces démarches et ils sont secondés dans cela, comme il fut récemment prescrit dans le motu proprio Authenticum charismatis, par le Siège apostolique en ses instances compétentes[89]. Les communautés nouvelles, de leur côté, sont invitées à la même fidélité envers les pasteurs de l’Église et, plus largement, à l’égard de l’ensemble des membres de l’Église. Théoriquement, la plupart des communautés n’émettront pas d’objection à ce principe. En pratique, toutefois, l’on a vu des communautés s’ériger en forme d’Église « parallèle », quasiment autosuffisante, fuyant habilement le regard des autorités ecclésiales et se comportant à l’égard des autres milieux ecclésiaux, notamment les paroisses et les communautés anciennes, avec la condescendance de ceux qui détiennent la vérité et qui sont, en définitive, les seuls à pouvoir assurer la vitalité et l’avenir du catholicisme. Ces faux-fuyants sont aux antipodes de l’ecclésiologie de communion, où l’« esprit de chapelle » n’a pas sa place, mais où l’unicité de chacun enrichit et renforce l’unité de l’ensemble.

4.4. Des rapports au monde clivants

Historiquement l’Église et les communautés religieuses entretiennent à l’égard du monde, c’est-à-dire la société environnante, un rapport dialectique prônant, d’un côté, une attestation du monde et, d’un autre côté, une protestation à son endroit. L’attestation consiste, comme il fut souligné au concile Vatican II, dans Gaudium et spes, en une solidarité avec les joies, les espoirs et aussi les difficultés du monde contemporain. La protestation, quant à elle, consiste en une critique solidaire des divers aspects de la vie sociale qui souffrent d’une absence de valeurs évangéliques. Dans tous les cas, la vie chrétienne consiste, pour reprendre l’enseignement de Jésus, à vivre dans le monde comme n’étant pas du monde[90].

Les communautés nouvelles, nées dans des sociétés séculières et souvent indifférentes à l’Église, souhaitent offrir une alternative valable aux maux d’une société déchristianisée. En soi, cela est cohérent et ne présente pas de difficulté. Cependant, il peut se produire que la contestation sociale soit telle qu’elle aboutit à la création de milieux sociaux alternatifs, en rupture (secare), s’inscrivant peu ou prou dans la perspective d’une fuite du monde (fuga mundi), parfois aux accents négatifs d’un mépris du monde (contemptus mundi), alors que la vie religieuse, de manière beaucoup plus nuancée, prône une certaine « séparation du monde [a mundo separationem] qui est propre au caractère et au but de chaque institut[91] ». Ces différentes attitudes peuvent générer des rapports clivants entre les milieux communautaires et sociaux. Au risque de la caricature, la société est considérée comme mauvaise et menaçante, tandis que la communauté, elle, est vue comme un havre salutaire. À l’inverse, les communautés de ce type seront considérées par la société comme des groupements marginaux, mésadaptés et, en définitive, potentiellement dangereux parce que sectaires au sens commun du terme. Ces rapports dichotomiques, bien que compréhensibles, ne peuvent cependant être absolutisés. Comme l’affirme le chartreux Dysmas de Lassus, « [l]e rapport au monde extérieur varie beaucoup, d’une communauté à l’autre. Pour lui s’applique pleinement la formule in medio stat virtus [la vertu se situe au milieu] sachant que la position de ce milieu ne sera pas la même pour tous. Mais tout le monde est menacé par les deux extrêmes, la méfiance systématique et la confiance sans discernement[92] ».

Les communautés nouvelles, nonobstant leurs forces, présentent également des fragilités. Notre objectif était de rendre compte de chacun des deux versants de la réalité, avec une attention prédominante, toutefois, sur les fragilités. Les crises que traversent certaines communautés nouvelles peuvent être envisagées comme des moments de croissance. Jean-Paul II invitait, il y a plusieurs années déjà, les communautés nouvelles à accéder à l’âge de la « maturité ecclésiale[93] ». En ce sens, il n’est plus possible aujourd’hui d’invoquer le « droit aux erreurs de jeunesse ! », comme le rapporte Chantal-Marie Sorlin[94], pour justifier des comportements inadmissibles et légitimer des systèmes pernicieux.

Le sort des communautés nouvelles ne regarde pas qu’elles. Dans la ligne de l’enseignement de saint Paul sur les membres souffrants qui affectent l’ensemble du corps ecclésial[95], tous sont concernés par les souffrances encourues par des personnes qui ont généreusement — même si parfois naïvement — engagé leur existence dans une forme de vie évangélique aussi exaltante qu’exigeante. Ces dernières ont droit à la colère, à la déception et aussi à la justice. Cela vaut autant pour les membres qui ont quitté que pour ceux qui ont fait le choix de rester. Par ailleurs, il y a toujours place à de la résilience. La longue histoire de l’Église et de la vie consacrée le démontre à souhait. Cela suppose, cependant, un travail de réforme, voire de conversion, intérieure d’abord, puis extérieure ou structurelle par la suite.

Pour les y aider, parmi les différents moyens pouvant être invoqués — tels que la prévention des abus et des dérives, l’accompagnement des communautés et des personnes, le dialogue entre les communautés nouvelles et anciennes, etc. — la formation joue un rôle déterminant. Formation humaine, théologique et spirituelle des membres. Formation des pasteurs, c’est-à-dire les évêques, leurs délégués et les autres instances ecclésiales impliquées, pour assurer un discernement éclairé et un accompagnement de qualité. Formation, enfin, de spécialistes, membres ou non-membres de communautés nouvelles, capables de porter sur les réalités visées un regard à la fois critique et bienveillant. C’est dans cette optique que nous avons voulu oeuvrer dans le présent article.