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La fragilité n’est certes pas une expérience nouvelle. N’est-elle pas depuis toujours entendue comme constitutive de la condition humaine ? Mais sans doute ressentons-nous aujourd’hui de manière particulièrement vive cette expérience universelle et fondamentale. La fragilité désigne un trait saillant de l’expérience contemporaine du monde et retentit fortement sur la conscience historique autant individuelle que collective. Les limites de toutes sortes auxquelles se heurte le projet moderne de maîtrise du réel ne sont pas étrangères à l’émergence de ce sentiment généralisé de fragilité. Ces limites sont amplifiées par les nombreux effets pervers, souvent non voulus et imprévisibles, qui résultent de l’action humaine. La crise écologique, et plus récemment la pandémie actuelle, sont devenues comme les signes visibles de la résistance du réel sur laquelle se bute la volonté démiurgique humaine et des effets difficilement contrôlables et souvent délétères que celle-ci inscrit dans la texture du réel. Cette crise tend à faire de la fragilité une expérience généralisée, globale, affectant tout existant particulier et jusqu’à l’être en sa totalité. C’est ainsi que l’on valorise de plus en plus, en s’opposant au déploiement de puissance typique du régime d’action moderne, le noyau de valeurs qu’expriment les termes de fragilité, de vulnérabilité et de précarité au titre des caractéristiques primordiales de toute vie, voire de toute réalité existante. La fragilité devient alors une caractéristique fondamentale de l’être et par le fait même une question proprement ontologique.

L’émergence de ce que l’on pourrait qualifier de « conscience généralisée de la fragilité » à titre de trait saillant de la conscience historique de notre époque n’est pas sans lien avec la dimension religieuse de l’existence humaine. La sécularisation progressive de l’expérience humaine, reconduite toujours davantage dans sa dimension proprement mondaine, a mis à découvert cette expérience et l’a privée de l’immémoriale protection que lui procurait la tutélaire présence de l’englobant cosmique et de la divinité[1]. Par ailleurs, le christianisme, par ses effets d’induction sur la culture, n’est pas étranger à l’émergence généralisée de la conscience de la fragilité. La notion de création, qui est le prisme interprétatif par lequel la foi chrétienne aborde l’ensemble du réel, met en effet au coeur de sa vision la dimension de fragilité qui caractérise à la fois toute créature et la totalité de la création. Ce constat suggère la pertinence, l’urgence même d’une relecture de la vision chrétienne de la création. Pour ce faire, je proposerai une brève analyse de la notion de fragilité à partir du langage ordinaire. Cette analyse linguistique permettra de proposer une définition de la fragilité. Sera dit « fragile » ce qui ne peut se maintenir par lui-même infiniment dans la durée, ce qui est toujours déjà menacé de disparition, ce qui ne peut assurer sa solidité ontologique ni garantir sa sécurité existentielle. On constate ainsi une forte proximité de la signification de la fragilité avec tout le potentiel sémantique suggéré par la notion chrétienne de création. Celle-ci en effet connote au premier chef l’idée d’une finitude et d’une dépendance ontologique radicales de tout ce qui existe. C’est pourquoi je me tournerai ensuite vers les ressources qu’offre la reprise spéculative de la notion de création — ce qu’il est convenu d’appeler « métaphysique de la création » — telle que réinterprétée par Jean Ladrière dans l’horizon de certaines avancées de la science et de la philosophie contemporaines, qui touchent en particulier à la critique de l’idée de fondement et au concept d’événement. Cette relecture permettra d’approfondir la dimension de fragilité constitutive qui se tient au creux du processus créateur et qui affecte tout étant créé. Elle rendra possible l’ouverture d’un espace de pensée susceptible d’être prolongé par les ressources proprement théologiques dont est porteuse la foi chrétienne dans la création.

I. De la fragilité[2]

Qu’est-ce que la fragilité ? La forme adjectivale latine fragilis signifie cassant, frêle, périssable, et le verbe frangere, briser, casser, abattre (au sens physique et moral). Est fragile ce qui peut être atteint, altéré, brisé, détérioré, détruit, anéanti, ce qui peut tomber, ce qui manque de solidité. La fragilité (fragilitas) désigne le périssable, le précaire, le transitoire, le passager, le caduc. En langue française, l’opposé de « fragile », « infrangible », se dit de ce qui ne peut être brisé, se rompre ou se fracturer facilement, ce qui est incassable. À la fragilité s’opposent la dureté, la fermeté, la solidité, la résistance, la robustesse, la durabilité, la stabilité, la pérennité.

Suivant Ricoeur[3], reprenant lui-même la dichotomie classique entre ce qui relève de l’ontologique d’une part et de l’existentiel d’autre part, on dira que le fragile, c’est d’abord le périssable ou la faiblesse naturelle, c’est-à-dire la fragilité essentielle, qui se manifeste dans la précarité de la vie et qui est liée à la croissance et au dépérissement de la maladie et de la mort. Il s’agit d’une possibilité inscrite dans la structure ontologique du réel. À cette fragilité ontologique constitutive — Ricoeur parlerait de « fondamental » —, s’ajoute la fragilité historique, événementielle : le fragile, c’est aussi ce qui est menacé par la violence humaine. Bien entendu, cette dichotomie, que Ricoeur applique à la condition humaine, peut être élargie à l’ensemble du réel, dans une perspective ontologique englobante. La fragilité est une condition permanente de tout ce qui existe. Elle peut sembler affecter davantage la matière, mais certes pas uniquement : ce qui est non matériel peut aussi être affecté de fragilité.

La fragilité s’articule autour d’un certain nombre de tensions :

  1. Dans le temps / hors du temps

    Fragilité et temporalité sont intimement liées. Jankélévitch parlait en ce sens de « précarité temporelle[4] ». La fragilité suppose un lien à la durée : est fragile ce qui se tient dans la durée, ce qui est affecté par le devenir, ce qui change, se détériore, périclite, ce qui a nécessairement une fin. La traversée du temps de l’objet fragile est irrémédiablement, à un moment ou l’autre, interrompue : toujours elle se termine. La fragilité c’est la constante possibilité de la fin, la fin comme proximité, comme toujours sur le point de survenir. L’être fragile est ce qui se tient toujours déjà sous la possibilité immédiate de sa fin et se tient du même coup dans l’indétermination de son avenir. La fragilité s’oppose à ce qui est intemporel, éternel, immobile, à ce qui se tient en dehors du devenir.

  2. Capacité / incapacité

    La fragilité est liée à une incapacité, à une privation de puissance, du moins de puissance suffisante pour assurer le maintien de soi dans l’être, la perpétuation de la conservation de soi. Elle dit une incapacité à se maintenir indéfiniment dans l’existence. La fragilité est ce à quoi la force vient à manquer, car celle que détient la chose fragile est toujours, certes en une mesure variable, limitée. La fragilité suppose un certain défaut de performance, un manque de pouvoir-faire, une privation de puissance qui court de la puissance moindre à l’annihilation de toute puissance. Est fragile ce dont la maîtrise sur soi-même est limitée, ce qui ne maîtrise pas sa propre existence, ce qui ne peut se pérenniser.

  3. Fondement / absence de fondement

    La fragilité désigne une disposition foncière à l’instabilité. Est fragile ce qui n’est pas solidement établi, ce qui souffre d’un ancrage suffisant, d’une base stable, d’une fondation ferme. La fragilité est « un déséquilibre continué[5] ». Elle ne peut s’assurer d’une assiette ferme ni établir son propre fondement. La fragilité marque l’absence de garantie, de justification.

  4. Perdition / salut

    La fragilité se rapporte à ce qui peut être sauvé ou perdu, parce que menacé, mis en péril, et ce péril est perpétuel, impossible à conjurer, parce que l’existant peut finir à tout instant[6]. Est fragile ce qui se tient constamment (toujours déjà) sous la menace, parce que le fragile ne possède pas la force nécessaire pour assurer sa propre sécurité, sa propre protection. Est fragile ce qui se tient sous l’horizon de la disparition, de la fin, de la destruction totale, de la mort, du non-être, c’est-à-dire sous l’horizon de la perte de son propre exister. La fragilité manifeste la limitation intrinsèque de tout être, ce qu’expriment les termes classiques de finitude et de contingence. Elle désigne l’existant comme ce qui se tient sous la menace constante de la cessation d’exister, comme ce qui ne se tient pas dans la sécurité par rapport à son propre avenir. Corrélativement, la fragilité fait de l’existant un être qui pose pour lui-même la question de son salut.

  5. Authentique / inauthentique

    Ce qui précède suppose la dichotomie entre l’authentique et l’inauthentique. La fragilité manifeste l’enjeu existentiel qui concerne de manière ultime et radicale tout existant : la réalisation effective, pleine et entière, de ce qu’il est appelé à être. Cette réalisation est une possibilité qui n’est jamais assurée. Elle s’oppose toujours à son contraire, la non-réalisation ultime de soi. La fragilité se loge au creux de l’intervalle qui sépare la capacité ontologique et son actualisation. Cet intervalle ouvre un espace inaugural d’acheminement de l’existant vers sa réalisation intégrale, vers son accomplissement plénier. Cet advenir progressif de l’existant vers sa pleine réalisation est sans cesse menacé par l’arrêt brutal causé par la cessation d’existence. La fragilité est, dans l’existant, une incapacité d’assurer l’intégralité de son propre déploiement, de le mener à son terme, une incapacité à assurer la pleine réalisation de tout le potentiel qu’il recèle. Elle dit l’incapacité d’un succès total. L’existant n’a pas la puissance qu’exige son désir de réalisation de soi, il n’a pas les moyens qu’exige l’effort pour être lui-même. La fragilité désigne l’existant comme ce qui n’a pas la capacité de garantir son authenticité.

Pour préciser ce qu’il en est de la fragilité, il faut encore tenir compte d’un noyau de quatre termes qui lui sont liés tout en étant irréductibles l’un à l’autre.

  1. On distingue d’abord la fragilité de la faillibilité, laquelle renvoie à la faute morale. C’est une dimension fondamentale de la fragilité, mais je n’en tiendrai pas compte ici, me limitant à la dimension proprement ontologique de la fragilité.

  2. La vulnérabilité est également apparentée à la fragilité. La vulnérabilité renvoie à ce qui peut être blessé[7]. Alors que la fragilité est d’ordre interne, la vulnérabilité désigne l’existant qui peut facilement être l’objet d’une atteinte provenant de l’extérieur, d’une agression externe. Toutes deux cependant appartiennent à la constitution ontologique du réel. Ce sont deux possibilités permanentes qui accompagnent l’existant.

  3. La précarité connote l’instable, l’éphémère, le passager, le court. L’usage actuel de ce terme renvoie à la dimension sociale de l’existence, en lui associant les termes d’exclusion et de pauvreté[8].

  4. La faiblesse, enfin, connote ce qui manque de vigueur, de force physique, de puissance de résistance, de capacité, ce qui est désarmé, sans défense, impuissant. Proche de la fragilité, et malgré la connexion forte qui les relie, la faiblesse est pourtant différente en ce que la fragilité n’est pas dénuée de toute puissance. Plutôt que l’absence absolue de puissance, ce qui la caractérise est la limitation qui affecte la puissance qu’elle peut déployer. La fragilité est une capacité limitée de résistance à la puissance négatrice.

En somme, la fragilité est la caractéristique de l’existant qui ne peut se sauvegarder du néant, qui est affecté d’une non-puissance fondamentale face au non-être, à la possibilité de sa propre non-existence. Elle désigne l’insécurité fondamentale de ce qui se tient toujours déjà sous la constante menace de sa propre disparition, de ce qui ne dispose pas d’un abri qui la tiendrait hors de la possibilité de toute menace face à son exister même. La fragilité sourd de la tension qui lie protection et négation de la vie. En recourant au discours de l’immunité, on peut dire que la fragilité apparaît comme l’absence d’immunité de l’existant par rapport à son propre néant[9]. La fragilité est ce qui existe dans la non-sécurité face à son propre exister : l’exister en tant que non sécurisé. Est fragile en somme ce qui est « apparition disparaissante[10] ».

II. La métaphysique de la création

L’acception courante du terme « fragilité » nomme en somme la condition de créature, telle que la comprend, pour l’essentiel, la dogmatique chrétienne à partir du Credo. La condition de créature pose celle-ci dans une relation originaire et unique de radicale dépendance par rapport à Dieu. Toute réalité concrète se reçoit de Dieu et ne tient son existence que de la volonté souveraine et aimante de Dieu. Elle est radicalement contingente au sens où elle pourrait ne pas être et qu’elle ne reçoit l’existence que pour une durée limitée. Ne pouvant elle-même assurer son existence, la créature est essentiellement fragile. La reprise métaphysique de la création permet d’approfondir l’analyse de cette fragilité ontologique. La création est certes une notion théologique qui, en tant que telle, relève de la foi et de la réflexion théologique. Il existe toutefois, au sein de la tradition chrétienne, une reprise proprement philosophique et ontologique de cette notion, qui s’est élaborée, à partir de l’espace de questionnement inauguré par la philosophie grecque, pendant la période médiévale et s’est poursuivie lors de la période moderne classique. C’est ce que l’on entend par l’expression « métaphysique de la création » (ou « métaphysique créationniste »)[11]. Comme le rappelle Ladrière, les penseurs médiévaux ont réinterprété le problème ontologique hérité de la philosophie grecque comme celui du statut de la créature en tant que telle, de telle sorte que « [le] concept de création devient alors le pivot de la pensée spéculative[12] ». Ladrière utilise également l’expression « ontologie créationniste » pour qualifier l’approche métaphysique développée par l’École de Louvain[13]. Il s’agit, comme l’illustre de manière exemplaire l’oeuvre de Thomas d’Aquin, d’une « traduction ontologique de l’acte de création divin, de la langue de la Bible dans celle de la métaphysique[14] ». L’idée de création fournit le cadre d’interprétation du réel dans laquelle une doctrine religieuse devient l’assise d’un discours philosophique de facture ontologique[15]. Dans cette optique, on cherche, pour reprendre les mots de Sertillanges, à manifester les « retentissements » philosophiques de l’idée de création[16]. La métaphysique de la création rattache la structure constitutive de l’étant fini à une source donatrice d’être, c’est-à-dire à « un acte posant originaire, libre expression ad extra d’un principe infini[17] ». On dira, en d’autres termes, que la métaphysique de la création comprend le fondement comme une réalité d’ordre personnel[18]. Il est bien entendu que cette approche n’épuise en rien toute la richesse de sens dont la notion de création est porteuse. Elle est néanmoins éclairante, tant du point de vue proprement philosophique que théologique. Bien que délaissée par la pensée contemporaine, elle mérite d’être réactivée. C’est en tout cas le pari sur lequel repose cette réflexion qui s’appuie sur la réinterprétation contemporaine qu’en propose Jean Ladrière[19].

Le thème central de la métaphysique créationniste est celui de la finitude, définie comme la condition ontologique de tout existant[20]. Ce thème est associé à celui d’un don d’être. L’être créé se reçoit de l’inépuisable bonté du créateur et porte en lui la trace de cette bonté[21]. Le concept de création exprime la positivité de tout existant, elle-même fondée sur la positivité divine. L’être créé est essentiellement, fondamentalement bon. Ce don d’être, tout en imposant une dépendance radicale à la réalité posée, puisqu’elle n’est qu’en vertu du don reçu, accorde néanmoins à celle-ci une réelle authenticité d’existence et une véritable autonomie d’action. L’existence est reçue, mais néanmoins authentique, pleinement consistante et est constituée en véritable pôle autonome d’activité. Tel est précisément l’enjeu de la réflexion spéculative sur la création : montrer « comment l’être fini n’existe qu’en vertu d’un don radical d’être et est par là même véritablement être réel pour son propre compte[22] ». Cette réflexion tente de saisir le paradoxe d’une donation radicale qui pose, tout en affirmant la plus complète dépendance de l’existant en tant qu’il reçoit son existence de la source créatrice, une réelle autonomie d’être en vertu même de cette donation. La donation ontologique est ici promotion, exaltation de la réalité créée :

Le Créateur est source : Il donne à la réalité visible, au ‘cosmos’ tout entier, d’être véritablement par soi, avec ses propres énergies, sa propre capacité d’action, ses propres finalités, bref son propre dynamisme, et cela à tous les degrés d’être qu’il comporte. Le don qui pose la réalité dans l’existence est un afflux inépuisable, comme celui d’une source qui ne cesserait jamais de couler. Le Créateur donne aux réalités créées d’être vraiment des réalités par elles-mêmes, d’être elles-mêmes source, d’être capables d’action, d’être le lieu d’une créativité propre[23].

III. Réinterprétation ladrièrienne de la métaphysique de la création

Ladrière réinterprète la métaphysique de la création dans l’optique d’une phénoménologie ontologique. De manière générale, la phénoménologie vise à rendre compte de la phénoménalisation des phénomènes[24]. Sa tâche est de comprendre le champ général dans lequel toute phénoménalisation se produit. Celle-ci constitue un donné factuel (datum), une donation, qui fournit le point de départ de l’entreprise philosophique se déployant sous la forme d’une interrogation sur le processus de production de la donation. Il s’agit de rendre compte de la constitution de la donation du point de vue de son origine, c’est-à-dire comme survenance, genèse et déploiement du processus même de la phénoménalisation. Plus précisément, il s’agit de circonscrire les conditions de possibilité de la venue du phénomène dans la visibilité, ce qui rend le phénomène visible. La démarche philosophique vise à rattacher le phénomène à sa possibilité originaire, à reconstituer le mouvement d’une constitution toujours en train de se faire, en le renvoyant à sa provenance et sa destination[25].

Cette approche interprète le réel de manière dynamique et non statique. En effet, la manifestation est essentiellement un processus, en vertu duquel le phénomène se produit précisément comme phénomène, comme ce qui est manifeste. La manifestation est une venue, un mouvement, une montée ou une entrée dans la visibilité, bref un advenir « dans le domaine du manifeste[26] ». Le phénomène est donc compris comme le processus de son déploiement. C’est une genèse, un mouvement de constitution toujours en cours. Le phénomène se phénoménalise, il se rend visible, il provient de ce à partir de quoi il se manifeste. La donation est ce processus par lequel la réalité se fait et se fait voir ; elle est ce qui se donne effectivement dans l’immédiateté de l’apparaître[27]. La tâche de la phénoménologie est de rendre compte de la « phénoménalisation » du phénomène, de circonscrire « le mouvement de son devenir-manifeste, son éclosion, sa venue dans le champ de la présence[28] ». Il s’agit en d’autres termes de refaire le mouvement de la manifestation.

La notion de processus introduit celle d’événementialité. La phénoménalisation doit être comprise comme un événement. La tâche de la philosophie est de mettre à découvert le champ événementiel où a lieu l’institution de la manifestation, l’advenir de la phénoménalisation. Elle est d’identifier l’événementialité de tout événement, l’incessant advenir du réel compris comme l’événement fondamental, inaugural, à savoir l’événement toujours advenant de l’être dans l’étant[29]. Il s’agit d’appréhender le phénomène du monde comme genèse évolutive, de dire le déploiement du monde comme événement ontologique primordial, de thématiser l’événement en vertu duquel tout peut advenir, c’est-à-dire l’universalité constituante de l’événement ontologique[30]. Cela demande d’opérer « une transgression radicale permettant à la pensée de se transporter dans ce lieu de dépouillement extrême où toute figure particulière s’efface et où il n’y a plus que l’obscurité abyssale, qui est en même temps éclairement primordial, de ce pur surgissement qui est, au coeur de toute position, la vertu qui en fonde l’effectivité[31] ». Une ontologie phénoménologique, qui cherche à comprendre la manifestation, est donc discours du processus de la manifestation, et plus précisément, de ce qui est le plus central de ce processus, l’événementialité de tout événement[32]. En cherchant à dire l’être comme événement, comme l’événement fondamental par lequel l’être affecte l’étant, la démarche phénoménologique de Ladrière retrouve à nouveaux frais la question de l’être. Nous voilà reconduits au problème classique des rapports entre l’être et l’étant.

Le don d’être pose l’existant créé dans l’être et le fait ainsi exister comme une entité autonome. Cette donation ontologique doit être envisagée de manière dynamique, processuelle. Elle est d’abord et avant tout cette fulgurance émergeante qui apparaît dans la manifestation ontologique comme pur surgissement, comme pure position ou affirmation d’elle-même ; elle s’impose à la manière d’un fait absolu, massif et irrécusable. L’existence se manifeste, comme acte d’autoposition autarcique, comme efficience autoposante, comme pure affirmation d’elle-même[33]. Le trait le plus fondamental de la manifestation ontologique est cette événementialité de l’apparaître, qui fait de l’événement la catégorie centrale du processus ontologique. Le champ ontologique en son entièreté se manifeste comme un champ événementiel, comme l’événementialité d’une incessante émergence, d’une continuelle montée, comme le processus de son propre advenir[34]. Cette événementialité posante doit s’entendre comme un pur surgissement, en deçà des déterminations concrètes selon lesquelles l’existant se présentifie au sein des différentes figures par lesquelles l’être se manifeste.

Il y a ainsi une « corrélation » entre la manifestation, comprise comme processus ontologique, et l’existence : dans la manifestation, l’existant est constitué en tant qu’existant. L’existant apparaît dans l’espace de la manifestation, il est rendu visible, mais sa propre manifestation n’épuise jamais l’inépuisable étendue de cet espace. L’émergence apparaissante de l’étant le pose comme une figure particulière, dans une détermination concrète, mais à durée toujours limitée. L’étant est toujours un « ceci » ou un « cela » particulier, il s’affirme comme une essence particulière, reconnaissable comme telle. Mais cette affirmation de l’existant en sa singularité propre échappe à la luminosité de la pure présence et se tient plutôt dans le clair-obscur :

S’il en est ainsi, c’est que l’étant n’est jamais totalement exposé, dans une simple et radicale affirmation de lui-même, dans une sorte de moment pur où il n’y aurait que l’éclat indéfectible de son irrécusable présence. Il n’est pas dans la clarté d’un jour sans origine et sans déclin. Il vient du non-manifeste, qui n’est pas le néant mais le retrait de ce qui se retranche de l’accessibilité, de la communication, de la participation et de l’effectuation. Il est sur le trajet qui va de ce non-manifeste vers le manifeste, en cheminement pour ainsi dire vers le déploiement en lequel se dit son essence[35].

L’existant est l’événement de son propre déploiement : il n’est pas une essence achevée, mais un processus toujours renouvelé d’une entrée dans l’espace de la visibilité. Il est le produit d’un mouvement qui conjugue le manifeste et le non-manifeste. Ainsi la manifestation est toujours partielle, elle est à la fois monstration effective et retrait[36]. S’il en est ainsi, c’est que l’existant est l’événement de son autocontinuation ; il est dynamisme, devenir temporel, déploiement :

Ce déploiement, c’est précisément le processus par lequel sort progressivement de l’ombre ce qui s’y tenait dissimulé. Mais il n’est jamais une sortie complète de l’ombre. Il appartient à la monstration même en laquelle se produit l’étant qu’il se reploie en son retrait dans le moment même où il se déploie à partir de lui. Le moment d’émergence, où a lieu à proprement parler l’entrée dans le manifeste, est toujours comme une improbable occurrence qui se détache par quelque faveur inattendue et fugitive de cette sorte d’espace obscur qui est avant toute différence[37].

Tout existant concret, tangible, est affecté de cette limitation liée à son historicité. Il s’inscrit dans le champ ontologique compris comme l’événementialité ontologique même, compris comme l’événement unique de l’incessante montée du néant de la réalité[38].

L’affirmation de l’existence propre de tout existant concret se tient constamment sous la menace du retrait[39]. La puissance d’affirmation de l’être se déploie en opposition à son contraire, la non-affirmation de l’être. L’existence s’oppose sans cesse à la possibilité de la pure négation, à la possibilité de la non-occurrence, de la non-position. C’est proprement ici que se situe la fragilité ontologique de l’existence : l’advenir de l’existence est habité par la possibilité contraire de son non-advenir. L’effectivité de l’existant consiste à toujours surmonter à nouveau cette possibilité contraire, ce qui fait précisément de l’existence une durée[40]. L’émergence même de l’être comme existence est la péripétie toujours nouvelle conquise sur la possibilité contraire de sa non-occurrence. Il y a une force secrète au principe de toute émergence, qui donne à l’étant de pouvoir se soutenir dans l’improbabilité de son occurrence. Cette force ontologique se présente comme le surgissement d’une positivité s’affirmant absolument comme le contraire d’une négativité[41]. La force d’être, en tant qu’énergie soutenant l’acte de position comme acte entièrement positif et sans faille, s’oppose à la menace constante du non-être à la manière d’une émergence qui, parce que sans cesse recommencée, gagne sans cesse sur la possibilité de sa non-occurrence. L’avènement ontologique comme événement d’existence est une péripétie toujours nouvelle, incessante victoire sur sa possibilité contraire[42].

Cette opposition entre l’existence et la non-existence, qui mine le passage de la possibilité d’existence à l’existence réelle, soulève la question fondamentale à laquelle doit répondre une enquête ontologique : « Comment peut avoir lieu le surgissement de cette positivité que nomme le terme ‘être’, en tant précisément qu’elle s’affirme absolument comme le contraire du néant[43] ? » La facticité de la manifestation ontologique en tant que surgissement de l’être fait ainsi entrevoir une limitation intrinsèque affectant toute position d’existence dans son affirmation :

Or ce qu’atteste la manifestation, c’est qu’il y a une auto-affirmation du réel par laquelle chaque chose se pose en ce qu’elle est pour son propre compte, se montre en sa réalité de façon irrécusable et irréductible. En chaque chose, en tant qu’elle est manifeste, s’affirme ainsi une force d’autoposition, une vertu originaire de sustentation, par laquelle la chose se tient hors du néant et prend place authentiquement dans le champ de la réalité. Mais en même temps, les choses qui se manifestent apparaissent de façon très évidente comme affectées intrinsèquement de limitation, le signe essentiel de cette limitation étant la temporalité, qui introduit le non-être dans la massivité de l’être. Aucune chose manifeste ne peut donc se poser en sa positivité par des ressources propres. C’est là que se révèle le caractère essentiel de la finitude : l’être fini est cette positivité qui ne possède pas en elle-même le fondement de sa propre possibilité[44].

Ce constat de l’impuissance de l’existant à fonder par lui-même sa propre affirmation d’existence conduit à poser une source donatrice d’être qui ne soit pas elle-même affectée de la limitation propre à l’existant fini :

La structure de la manifestation doit donc comporter un principe adéquat de cette positivité qui est en tout être, capable de rendre compte de ce dont l’être fini lui-même ne peut rendre compte. Ce principe ne peut être conçu que comme se posant lui-même dans cette positivité que représente la force auto-affirmative de l’existence. En tant que principe, il est réel de la positivité même qui se manifeste en tout existant, mais il doit être tel qu’il puisse tenir entièrement cette positivité de lui-même, qu’il puisse en être le fondement adéquat. Ce qui signifie qu’il doit être non affecté de limitation, donc non fini. Il ne peut être principe, c’est-à-dire fondement de la positivité de tout existant, qu’en étant lui-même fondement de sa propre positivité[45].

Cette analyse de la venue de l’être à l’existence réinterprète la métaphysique thomiste que Ladrière résume de la manière suivante :

Dans la métaphysique thomiste, cette positivité de l’être est conçue comme actualité. Tout existant fini, en tant qu’existant authentiquement, doit avoir dans sa propre constitution un acte propre, qui le fait être, mais il n’en est pas le fondement. Le principe de toute positivité doit être un existant qui est pure actualité, un existant qui a la capacité de se poser totalement à partir de lui-même et qui, à ce titre, est source, en tout existant fini, de l’acte qui constitue en propre celui-ci. L’acte constitutif de l’existant fini est acte réel, mais qui ne doit sa vertu d’acte que de sa participation à un acte non fini, c’est-à-dire infini, qui se pose par lui-même. L’existant fini n’est que par dérivation[46].

La création est une relation constitutive de l’être même de la réalité finie, qui rapporte celle-ci à l’être qui la pose[47]. L’acte d’être relatif propre à tout existant s’arc-boute à un acte d’être absolu.

La manifestation ontologique universelle nous met donc en présence du passage incessant et sans cesse renouvelé, toujours nouveau, de l’existence comme pure possible à l’existant concret. Plus précisément, elle nous fait voir l’existant survenant comme pur passage, dans lequel se manifeste un événement de portée ontologique caractérisé à la fois par la force et par la fragilité. La force affirmatrice individualise l’existant en tant qu’étant, en tant qu’elle « est au principe de toute émergence et qui donne à l’étant de pouvoir se soutenir dans l’improbabilité de son occurrence. Elle est, dans la figure qui s’atteste, le pur moment de l’attestation[48] ». Cette force est un acte de position, une énergie de sustentation. L’acte de position est pure positivité, il est « sans faille » : « [Cette positivité] est la massive affirmation de ce qui se sépare absolument du néant[49] ». L’énergie de la force posante fait de l’apparition de l’existant un événement, un hapax. Elle le constitue en une individualité unique, en fait une « auto-attestation singulière » capable d’autoposition. Cette attestation se concrétise dans une figure particulière dont il faut comprendre la présence, bien qu’irréductible, comme une stabilisation momentanée à durée limitée. L’existant apparaît ainsi comme un mixte de force relative et de fragilité absolue, arc-bouté à un lieu suprêmement actif caractérisé par une force donatrice et créatrice capable d’assurer le perpétuel surgissement de la fragilité. Il faut voir l’acte posant comme se situant

en deçà de tout accomplissement. Il est plutôt ce à partir de quoi et en quoi un accomplissement […] peut avoir lieu. Il est l’émergence même de tout ce qui, en quelque figure que ce soit, vient à émerger. Or l’émergence se produit comme péripétie toujours nouvelle conquise sur la possibilité contraire de sa non-occurrence. Le terme même d’émergence suggère l’apparition, à partir de conditions données et par rapport à un substrat d’une suffisante complexité, d’une qualité irréductible à celles qui appartiennent aux composantes du substrat. Mais dans le présent contexte, il vise la survenance de cette qualité fondamentale sans laquelle ne pourrait survenir aucune qualité, et qui est précisément la simple positivité de ce qui se montre. Cette qualité, parce qu’elle première et condition de toutes les autres, ne peut survenir elle-même à partir de conditions préalables. Son émergence est donc émergence en un sens absolu, c’est-à-dire sans support, sans espace, sans préparation, sans potentialité antécédente. C’est la fulguration simple, initiale, sans raison, sans structure, sans visibilité, sans durée, du pur événement par lequel l’être se pose lui-même, comme se tirant du néant, dans l’abrupte facticité de son irrécusable heccéité[50].

En somme, l’acte posant est un acte pur caractérisé par la simplicité et l’inépuisable profusion.

En définitive, l’approche philosophique de Ladrière, axée sur la saisie de la phénoménalisation comme auto-affirmation de soi du phénomène sous le mode de la trajectoire, et cherchant à rendre compte de la processualité du phénomène depuis son émergence jusqu’à sa destination, rejoint la problématique de la création qui en fournit l’horizon interprétatif ultime[51].

IV. Du fondement au « retrait donateur d’être »

L’analyse qui précède trouve écho et s’approfondit à la lumière de la critique contemporaine de la notion de fondement. Dans cette perspective se dessine une ontologie du devenir, une ontologie processuelle qui renonce à l’idée classique de substance[52]. Une telle ontologie abandonne l’idée d’une solidité du fondement, car celui-ci fait désormais défaut. La dichotomie classique entre l’existant et son fondement ontologique disparaît. La perte du fondement signifie une perte de cette « solidité inébranlable » et de « cette consistance sans faille » dont il était précisément le garant. Le fondement ne peut désormais être qu’une halte temporaire au sein d’un processus qui se poursuit sans cesse. L’être apparaît alors sous la forme d’un advenir incessant, d’un passage continuel, comme « événement de sa propre émergence », comme autant de traces d’un passage dans le champ de l’apparaître. Toute stabilisation ontologique n’est que provisoire, relative et inachevée. Le statut de l’être est désormais qualifié par l’incertitude, la fragilité, l’absence de protection et d’appui. La détermination ontologique imposée par la forme est remplacée par la stabilisation provisoire d’une événementialité émergente. La manifestation ontologique n’est plus caractérisée par la présence mais doit être pensée

comme l’inscription d’une trajectoire au sein d’un milieu non figuré qui n’est ni un fond ni un lieu mais un espace actif, une énergie diffuse, siège de potentialités invisibles, concentrant un instant son pouvoir sur une trace fugitive […]. La trajectoire, n’étant que pur passage, [est] […] imminence. Quelque chose est toujours sur le point de se produire. Mais le moment de la production est sans cesse différé. Et pourtant il n’y a pas là qu’une pure possibilité, l’imminence est effective, elle est réellement une venue qui n’en finit pas de venir, comme un geste qui s’élève et ne se conclut jamais. Toujours menacée de ne pouvoir se maintenir dans cette tension d’une attente toujours renouvelée, elle ne retombe pourtant jamais dans le pur et simple effacement de ce qui n’a pas réussi à être. L’imminence est précisément un accomplissement toujours inaccompli, un envol toujours retardé, une chute toujours conjurée, cet instant perpétuellement suspendu, hésitant entre le retour vers la non-présence pure et simple et l’entrée décidée dans une présence franchement partagée[53].

Pour penser le fondement, les métaphores qui s’imposent désormais sont celles de « l’abîme » et du « suspens » :

Là où le fondement fait défaut, le sol se dérobe et ce qui s’ouvre alors, c’est la possibilité d’une chute infinie dans l’incessant retrait de tout support. Là où il n’y a plus d’appui s’ouvre l’abîme, c’est-à-dire le gouffre sans fond qui s’enfonce dans le vertige d’une insondabilité sans limites […] ainsi l’être-advenant est constitué par son rapport à ce qui en lui, est abîme[54].

Il ressort que la participation de l’existant à l’être signifie désormais que celui-ci est

tenu en suspens dans le passage de son émergence et fait apparaître l’être en lui comme un abîme. Mais l’abîme […] est […] ce milieu infini dans lequel et à partir duquel l’être-advenant se produit comme trajet et comme trace. Il est cette énergie qui vient d’une incalculable profondeur, d’un lieu inassignable, d’un lieu qui n’est aucun lieu, qui est seulement cette venue toujours advenante et qui tient pour ainsi dire l’être-advenant au-dessus du vide qui se creuse sous lui, qui le tire sans cesse hors du vertige, conjure toujours à nouveau et toujours victorieusement sa chute, l’élève vers l’espace sans limites qui prolonge l’abîme vers l’infinité d’une ouverture sans bornes. Tenu au-dessus de l’abîme, qui est en lui-même sa propre possibilité, le champ de virtualités à partir duquel il se concrétise, l’être-advenant ne cesse de sortir de sa fascinante obscurité. Son émergence, c’est précisément cette montée hors de l’abîme, qui n’est cependant pas mise en lieu sûr sur quelque plate-forme où il retrouverait la protection d’un fondement, mais ce moment singulier, en lequel son existence se joue comme imminence, et qui reste toujours partagé entre la possibilité d’un engloutissement sans cesse conjuré et ce qui serait la définitive assomption dans un espace sans gravitation, où il n’y aurait plus que l’incandescence d’une indéclinable présence[55].

L’absence de fondement permet au champ ontologique d’apparaître comme un champ événementiel : « [C]’est l’événement de l’advenir, qui comporte à la fois production et récession, inscription dans la concrétude de l’être-advenant et éloignement par rapport à lui de l’énergie qui le produit et qui, en s’éloignant, le laisse à sa précarité et à sa seule réalité de trace[56] ». La catégorie du « retrait » remplace celle du « fondement » :

Le retrait est à la fois l’effacement du fondement et le mode paradoxal selon lequel opère l’énergie productrice, qui anime tout le processus de la manifestation : elle ne fait advenir qu’en se retirant, et c’est pourquoi l’événement de l’advenir n’est jamais que l’imminence de sa survenance, non un accomplissement achevé. Le retrait ouvre un espace, mais ce qui n’est pas le lieu de séjour où serait offerte une présence sans partage, c’est une étendue qui est là seulement pour que puisse advenir la récession. Et elle ne peut être la possibilité de la récession que si elle est elle-même entraînée dans le retrait[57].

V. Une ontologie événementielle

À la lumière de l’analyse qui précède, l’ensemble du champ ontologique se présente comme un devenir d’ampleur cosmique, comme un immense processus instaurateur essentiellement ouvert, toujours en devenir, comme une incessante dérive créatrice, comme une genèse universelle perpétuellement recommencée. Le champ ontologique est l’avènement même de l’être, vaste champ opératoire constitué d’énergie créatrice. Il faut voir ce champ comme dynamique et non statique : l’action instauratrice devient la caractéristique première de l’être. L’être est un champ instaurateur tendu vers un horizon de constitution.

L’être est la continuelle venue de l’existence à elle-même sous la forme d’une infinie suite d’existants singuliers. L’existence est un effort constant d’exister, une action sans cesse recommencée de la force d’être qui instaure les figures ontologiques effectives en actualisant ses potentialités. C’est un possible en constante actualisation de soi. L’existence est un continuel transit du non-être à l’être, sous-tendu, comme sa condition de possibilité, par une énergie portante dont elle ne dispose pas. L’existant existe comme une résistance sans cesse réaffirmée, recommencée, comme une absence toujours surmontée, un manque toujours comblé. C’est dire que l’existence est un perpétuel écart entre ce qu’est devenu l’existant et son à-venir, une déhiscence toujours comblée et rouverte. L’existant ne coïncide jamais entièrement avec lui-même. Il n’existe que comme tension vers lui-même. L’existant est un devenir continué, un mixte toujours renouvelé de pure potentialité et d’acte achevé. Il est sans cesse distendu entre son passé, son avoir-été, et son avoir à être, son futur, entre une actualisation gagnée et une actualisation gagée sur ce qui est toujours encore possiblement à venir. C’est un possible actualisé, mais d’une actualisation incomplète toujours en recherche de la continuation de son actualisation sur le possible qu’il demeure toujours. L’existant concret est toujours l’affirmation renouvelée d’un possible sous la forme de l’effectuation risquée de sa réalisation comme effectivité de ce possible. Le possible devient réalité, il s’inscrit comme un fait réel, comme ce qui subsiste, persévère, ne fût-ce que minimalement, dans l’épreuve de la durée, du constant surmontement de sa propre négation. L’existant est un processus d’instauration d’un parcours existentiel appelé à devenir un avoir-été. C’est un processus instaurateur à durée limitée.

C’est bien cette limitation intrinsèque de l’existant, cette incapacité à conjurer l’épreuve de la durée, en raison de son inscription dans la temporalité toujours finie, qui en manifeste la fragilité ontologique. L’existant se trouve affecté par une incapacité foncière, ontologique à se constituer comme une totalité achevée, dans l’unité de soi à soi, unité en laquelle s’effectuerait la résolution de l’incessant écart qui le sépare de lui-même — écart entre le possible réalisé qu’il est et le possible encore disponible qu’il n’est pas, déhiscence entre son effectivité et l’excédence toujours récurrente de son acte d’autoposition —, unité en laquelle se réaliserait la coïncidence du déjà de son actualisation provisoire et le pas encore de son actualisation toujours à venir. L’existant, comme créature, échappe à la saturation de son être, à sa pleine et entière réalisation. Cet écart est le signe de sa fragilité intrinsèque. Cette fragilité témoigne de son incapacité à sécuriser la dérivation de l’être, à maintenir de manière définitivement assurée la réception de sa propre existence. Voilà la faille ontologique qui inscrit la fragilité au coeur de tout existant. Ce défaut de performance est-il insurmontable, irrémédiable ? L’existant peut-il espérer que soit conjurée la menace qui l’affecte au plus profond de lui-même et que lui soit enfin procuré un habitat sécuritaire ? L’existant peut-il espérer la réussite de soi ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler que la doctrine de la création s’appuie sur un optimisme foncier et sur la conviction de la bonté et de la positivité foncières de la création. L’existence, comme perpétuel advenir d’elle-même, se profile sur un fond d’être fiable, généreux et capable. C’est ce qu’a tenté d’exprimer l’idée classique d’une connexion entre le bien et l’être[58]. L’existant créé se projette sur un fond de bonté et de générosité dont il se reçoit sans cesse. Cette profusion ontologique fait de la fragilité la trace, au coeur même de l’existant créé, de l’excédence événementielle de la force autoposante sous l’horizon duquel il se tient. La relation de création est une relation de suspens de la créature à l’événementialité pure qu’est la source créatrice. Cette événementialité vient de plus loin et va plus loin que la trajectoire événementielle propre à l’existant ; elle ne peut s’y réduire. L’événementialité qu’est l’être créé est portée par une relation d’événementialité absolue. Par rapport à ce fond englobant, l’existence s’éprouve comme passivité, comme réceptivité fondamentale. Il y a donc au principe de l’existant une indéfectible force d’être. L’existant est une force limitée sur fond de force ontologique illimitée. Certes, la réalité créée, dans son autarcie et sa positivité même, se tient dans la fragilité, sans cesse sous l’horizon de l’événement de la cessation d’existence. Mais cette fragilité se profile sur l’horizon d’un acte d’être qui est pleine actualisation de soi, d’une événementialité ontologique comprise comme l’agir primordial, originel, d’une puissance créatrice sans borne, comme l’incessante activité instauratrice d’une plénitude d’exister sans faille, en laquelle se résout sans cesse la dualité entre la puissance d’être et l’actualité d’être, entre le possible et l’effectif. L’acte posant est émergence au sens absolu, sans potentialité antécédente[59]. La relation qui définit la création s’entend d’une relation entre une événementialité limitée à une événementialité infinie. L’existant créé est enserré dans une dynamique qui le transit. Il est sous la garde de cette événementialité qui le dépasse.

La source d’être se présente comme une événementialité pure qui accompagne sans cesse l’événementialité de l’existant. L’événement n’est pas réductible au déploiement d’une essence préalablement donnée, car il est une survenance inattendue. S’il est susceptible de répondre à une attente ou un appel intérieur à l’existant, il ne relève pas d’une loi nécessaire. L’événement ne cesse d’affecter le devenir en le modifiant, en l’affectant d’un excédent, d’un surplus qui vient à l’existant : « L’être est à la fois solide et instable, il est habité par une tension interne qui rend toujours imminente la métamorphose. Or celle-ci n’est pas seulement l’accomplissement d’une essence, elle est la transvaluation de l’essence[60] ». Au-delà des essences, l’événement fait transition vers l’aboutissement de la trajectoire de l’existant en tant que réalité à venir ne relevant que de son propre dynamisme évolutif. Le retrait donateur d’être doit être pensé comme un espace d’action qui permet le déploiement d’une destinée. Il est au principe de ce que Ladrière qualifie d’« attente constitutive ». Il donne l’être, mais est également source de sens. À la fois infiniment éloigné, en tant que source d’être, et infiniment proche, en tant qu’il se tient toujours dans la proximité de la survenance de l’accomplissement, il ouvre l’espace de la promesse, de l’accomplissement de ce que l’existant est appelé à être. Le retrait donateur est inséparable d’une visée qualitative et sotériologique.

L’avenir qui se profile est celui de l’inépuisable possible qu’est l’événementialité pure comme propriété essentielle de l’actualité. L’événement, c’est la rupture, l’inattendu, la nouveauté, la survenance ne provenant d’aucun lieu. L’événement signifie nouveauté, discontinuité, émergence de possibilités inédites. Il est, en un mot, créativité pure. Or, l’ordre événementiel se rapporte à un eschaton, à une réalité à venir. Il permet de penser la possibilité d’une espérance eschatologique comme structure ontologique, en tant que l’eschaton signale le lieu d’une excédence par rapport à l’effectivité des choses, qui transcende l’écoulement du devenir[61]. C’est précisément cette excédence eschatologique qui introduit la dimension de la promesse, qui est elle-même de l’ordre de l’excès, de l’inédit, du surplus. Elle inscrit l’existant créé dans l’horizon d’une générosité sans faille :

Il y a un horizon, sans doute, comme à-venir inépuisable, mais il faut le penser comme non donné, comme non fait, comme ce qui, au contraire, est toujours se faisant. Vu dans cette perspective, l’être est non pas ce qui est déjà posé, mais ce qui ne cesse de se constituer dans l’espace ouvert par la promesse. Il est l’avènement incessant de lui-même. Or cet avènement, c’est très exactement l’événement. Pensée dans la dimension de la promesse, la réalité tout entière apparaît ainsi, dans sa texture la plus intime, de part en part événement[62].

La catégorie de la promesse prolonge et approfondit l’ontologie événementielle dans le sens d’une ontologie de la promesse. La structure ontologique porte le voeu de sa réalisation plénière, elle est un vouloir-être fondamental. La constitution intrinsèque de la réalité supporte le voeu de l’existence et le rend possible comme son présupposé. Il y a pourtant un pari : l’existence doit en quelque sorte miser sur elle-même, sur la possibilité de son succès. Mais il n’existe pas de garantie absolue. L’espérance nous fait entrer dans une dimension nouvelle qui est celle de la confiance, du consentement, du crédit accordé, de la reconnaissance de ce qui s’annonce. Mais sans justification. Ici l’être apparaît à la fois comme donné à lui-même et comme sa propre promesse, comme effectivité et comme appel hors de ses propres limites. L’être est un pas encore qui se tient, à même sa fragilité, sous l’horizon de la promesse de la survenance de la levée de toute menace à son intégrité qu’il ne saurait par lui-même conjurer, de la survenance d’une protection absolue.

Conclusion

La fragilité ontologique trouve sa raison d’être dans la limitation intrinsèque propre à l’être créé. C’est en ce sens que l’on peut la qualifier de « fragilité primordiale ». L’être créé est une puissance d’être et d’agir qui ne possède pas par lui-même la source de son affirmation ontologique. Il est adossé à un fond de puissance d’être auquel il participe et qui le constitue comme « être capable » (Ricoeur). Il est puissance de déploiement existentiel portée par une puissance infinie. Cette capacité ontologique est néanmoins dérivée, et donc limitée. La fragilité primordiale désigne l’incapacité foncière de la créature à maîtriser sa source d’être, à l’enclore dans son propre dynamisme. La créature ne fait pas retour complet sur elle-même : demeure une irréductible béance, un hiatus entre elle et la source d’être. Cet écart constitutif, cette non-coïncidence originelle d’avec sa propre origine, est la faille par laquelle s’introduit la fragilité. Ce défaut d’autosuffisance inscrit la créature dans une dépendance, dans une passivité fondatrice. Cette absence de maîtrise sur sa propre existence fait de la créature un existant toujours déjà situé dans l’horizon de la cessation de son être. Elle se tient sans cesse dans le péril face à la possibilité de sa propre continuation. Elle se déploie néanmoins sur le fond d’une puissance d’être qui ne cesse de l’accompagner et qui l’inscrit dans un vecteur d’être dont l’horizon est la promesse de l’accomplissement entier de son être.

La créature est un mixte de puissance et de fragilité. La métaphysique de la création pousse ce paradoxe à l’extrême : la fragilité d’une existence autonome reçue, dont la maîtrise lui échappe, dont elle ne dispose pas adossée à une indéfectible puissance donatrice d’être. La créature est tout à la fois un vouloir porté par une énergie active fondamentale qui sous-tend son propre agir et limité par sa propre expansion[63]. Elle est une fragilité sans cesse surmontée, mais à durée limitée. En elle se creuse une interrogation fondamentale, qui la constitue en question pour elle-même : lui est-il permis d’espérer conjurer cette menace de disparition, d’anéantissement de soi, trouver une demeure qui lui offre la protection nécessaire à la survie de son existence ? La créature est une fragilité suspendue à l’espérance d’un avènement qui prendrait la forme de l’événement ultime de sa pleine sécurité ontologique.

C’est dans l’espace ouvert par la réflexion spéculative sur la création que la foi chrétienne en la création doit recevoir son espace de résonnance. La création est sous la garde de la Parole créatrice, elle est forte de l’événementialité créatrice. Et la Parole créatrice est salut et espérance. Elle dit que l’incertaine trajectoire existentielle est portée « par la gravitation infinie qui vient d’un lieu inassignable[64] ». Lieu où la fragilité pourrait trouver la sécurité définitive qu’elle cherche. Lieu où la fragilité deviendrait enfin elle-même, sous la garde fiable et bienveillante du Dieu créateur. Or la Parole créatrice s’est faite chair et la création est apparue pleinement comme l’affirmation de l’amour, du souci sans limites de Dieu pour la créature. L’incarnation fait de Dieu un Dieu-pour-nous, elle établit Dieu en humanité. Dieu, nous dit la foi, est le « ‘Fiable’ par excellence », celui qui prend parti et cause pour sa création vulnérable[65]. Elle fait de la fragilité le signe de Dieu.