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Voici le quatrième ouvrage que l’anthropologue française Florence Bergeaud-Blackler — du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’École pratique des hautes études — consacre à la tradition halal et ses multiples transpositions en France. Mais c’est cependant son premier livre qui obtient une visibilité aussi considérable dans les librairies au Québec. Pourtant, Florence Bergeaud- Blackler axe ses recherches sur ces questions depuis plus de vingt ans, ce qui fait d’elle non seulement l’experte en ce domaine — du moins en Europe — mais aussi une pionnière de la recherche savante en cette matière[1]. Elle est rattachée au CNRS.
Subdivisé en cinq parties, Le marché halal ou l’invention d’une tradition débute par une description nuancée de l’évolution des pratiques liées à l’alimentation halal en France depuis la fin des années 1990. La problématisation conceptualise ce que Florence Bergeaud-Blackler identifie comme « la norme halal », en montrant que l’étude du marché halal dépasse le simple problème d’anthropologie religieuse (p. 22-25). Afin de justifier le titre de l’ouvrage, le marché halal y est de prime abord défini non pas comme une tradition authentique, mais plutôt comme « une tradition inventée », à l’évidence insérée dans le système capitaliste occidental, avec ses pratiques, ses arguments de mise en marché, ses acteurs sociaux, ses réseaux, ses rivalités internes, mais aussi des secrets, des discordes et des controverses (p. 18 et chapitre 5).
L’argumentation solidement étayée et abondamment documentée touche une infinité de dimensions parfois insoupçonnées comme l’industrialisation du halal en France, le halal dans les cantines scolaires, le halal à l’armée, le halal dans les prisons françaises ou encore le tourisme halal. Elle soutient que « [l]a marchandisation du religieux fonctionne largement sur l’organisation d’une opacité des structures productives, sur la sacralisation de la pratique et sur l’effacement de l’histoire » (p. 18). Les abondantes sources bibliographiques impressionnent par leur diversité et leur interdisciplinarité, allant des revues en économie jusqu’aux publications officielles du Sénat français (p. 102). On sait par ailleurs qu’une partie significative de ce livre est dérivée d’une thèse d’habilitation HDR[2].
Le point fort du Marché halal ou l’invention d’une tradition réside dans la précision de ses observations et dans sa capacité de les relier à des phénomènes souvent externes aux faits religieux et allant au-delà des simples tabous alimentaires. Les chapitres centraux expliquent habilement comment des conflits externes et des luttes de pouvoir déjà existants au Moyen-Orient au XXe siècle ont par la suite été transposés et réintroduits dans une France laïque : « Le business du contrôle halal va devenir un instrument pour la conquête de l’autorité et de la représentativité islamique qui opposent entre elles les minorités musulmanes, généralement issues de pays ou de continents différents, fraîchement implantées » (p. 41, c’est Florence Bergeaud-Blackler qui souligne). On retient de sa démonstration étoffée que « [l]a magie du halal n’opérerait peut-être pas aussi fortement si on osait prétendre que les produits halal ont été inventés au coeur d’un système capitaliste mondialisé à la fin du XXe siècle » (p. 18).
L’ouvrage se termine par quelques recommandations éclairées à l’attention des décideurs, dans le contexte hexagonal (p. 239 et suiv.). Au terme de cette lecture instructive et rigoureuse, certaines questions demeurent inévitablement en suspens. Ainsi, peut-on ranger cet ensemble de phénomènes religieux et politiques dans ce que l’on nomme au sens large « la mondialisation », ou sinon le considérer comme un transfert culturel ou un problème d’intégration[3] ? Par ailleurs, est-ce que les processus observés s’appliquent exclusivement à la France, ou similairement dans d’autres pays d’Europe ? Enfin, la question de l’ethnocentrisme se pose également chez des groupes dont les idéologies religieuses et les pratiques alimentaires se heurtent aux fondements républicains de la France moderne, un peu comme le Québec avait eu à faire face, à une autre échelle, aux débats sur les accommodements raisonnables, en 2008. Mais ces interrogations plus larges pourront faire l’objet de prochaines études, car ce n’est là qu’une mince partie du menu.
Appendices
Notes
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[1]
Sur ce même sujet, on se référera aux publications suivantes : Florence Bergeaud-Blackler, Johan Fischer, John Lever, Halal Matters. Islam, Politics and Markets in Global Perspective. Londres, Routledge, 2016 ; Florence Bergeaud-Blackler, dir., Les sens du Halal. Une norme dans un marché mondial. Paris, CNRS (coll. « Alpha »), 2015 ; ID., Bruno Bernard, Comprendre le Halal, Bruxelles, Édipro, 2010 ; Florence Bergeaud-Blackler, « La viande halal peut-elle financer le culte musulman ? », Journal des anthropologues, 84 (2001), p. 145-171.
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[2]
Florence Bergeaud-Blackler, « Espace alimentaire et normativités islamiques : anthropologie du marché Halal », Soutenance HDR, Paris, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 22 janvier 2019, https://www.ehess.fr/fr/soutenance/espace-alimentaire-et-normativit%C3%A9s-islamiques-anthropologie-march%C3%A9-halal (consulté le 1er août 2019).
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[3]
Voir par exemple : Olivier Assouly, Les nourritures divines. Essais sur les interdits alimentaires, Paris, Arles, Actes Sud (coll. « Essais Sciences »), 2002.