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Les Quaestiones in libros Physicorum Aristotelis d’Ockham comptent 151 questions, dont les sept premières sont consacrées au statut ontologique des concepts. L’auteur y reprend sensiblement le même matériel argumentatif que dans l’excursus de son commentaire du Perihermeneias qui portait sur le même sujet[1], mais avec deux différences majeures : il réorganise l’ordre de présentation, d’une part, et prend nettement position, d’autre part, en faveur de la théorie des concepts comme actes d’intellection, considérée seulement dans le traitement précédent comme aussi plausible que la théorie des ficta. Je dirai ici un mot de chacun de ces deux points.

J’ai soutenu dans ma note sur le Perihermeneias que la structure déroutante de la discussion d’Ockham sur le statut des concepts dans ce texte tient à ce qu’il a évolué en rédigeant son cours : alors qu’il n’entendait au départ que reprendre un développement de son Ordinatio et passer brièvement en revue quatre positions là-dessus pour favoriser au bout du compte la théorie des ficta, il s’aperçoit en cours de rédaction que l’identification des concepts à des actes d’intellection tient mieux la route qu’il ne l’avait d’abord cru et il est amené à poursuivre la discussion à un niveau ontologique plus général, celui des positions qu’il appelle « génériques » ou « principales[2] ». On comprend bien dès lors ce qui se passe dans ses questions 1 à 7 sur la Physique d’Aristote, rédigées un peu plus tard : il inverse l’ordre de présentation et fournit de la sorte un exposé beaucoup mieux organisé. Les questions 1 à 3 sont consacrées aux trois positions les plus générales : les concepts sont des ficta (question 1), les concepts sont des choses extérieures (question 2), les concepts sont des qualités réelles (question 3). Ayant rejeté les deux premières et montré que la troisième résiste aux critiques, il entreprend alors d’examiner diverses variantes de cette dernière. Il établit que les qualités en question ne sauraient être ni ces fameuses species mentales que plusieurs de ses contemporains posaient avant même les actes d’intellection (question 4), ni des qualités mentales qui « termineraient » les actes d’intellections et leur serviraient d’objets (question 5). Il ne reste qu’une possibilité : les concepts sont les actes d’intellection eux-mêmes. Ockham en distingue deux sortes, qu’il discute séparément : les intellections générales (question 6) et les intellections singulières, ces dernières étant identifiées par lui à des actes d’appréhension intuitive (question 7).

Quant à l’autre différence significative entre le développement des Questions sur la Physique et celui du commentaire au Perihermeneias, il faut en souligner la portée proprement philosophique. Ockham avait d’abord vu les concepts, dans son enseignement sur les Sentences, comme des entités purement idéales produites par les actes d’intellection, ce qu’il appelait des ficta. Cela lui évitait de recourir à des universaux extramentaux pour servir d’objets aux intellections générales, comme le proposait son contemporain Walter Burley. Ce dont il se rend compte en rédigeant son cours sur le Perihermeneias, c’est que la théorie des concepts comme actes d’intellection peut n’assigner à ces actes que des objets singuliers à condition d’admettre qu’un acte unique d’intellection générale renvoie en même temps à une pluralité — voire à une infinité — d’êtres singuliers[3]. Les Questions sur la Physique adoptent la même approche à cet égard, mais de façon encore plus résolue. Deux nouveautés marquent alors l’argumentation. Ockham, d’abord, mentionne maintenant sept arguments contre la théorie du fictum en les reprenant tous à son compte[4], alors qu’il n’en évoquait que trois dans le commentaire du Perihermeneias, en leur avançant d’ailleurs des réponses[5]. Deuxièmement, il invoque de façon décisive l’argument du rasoir en faveur de la théorie des concepts comme actes, ce qu’il ne faisait pas dans le commentaire du Perihermeneias[6]. Que cela soit possible tient à ce qu’il voit bien dorénavant comment cette théorie peut rendre compte des fonctions que l’on veut attribuer aux concepts sans pour autant complexifier l’ontologie ni introduire d’intermédiaires gênants entre la pensée et les choses singulières qui peuplent le monde : considérés comme des qualités réelles, les actes d’intellection peuvent eux-mêmes représenter les choses extérieures, assurer la généralité dans la pensée, être sujets ou prédicats des propositions mentales et fournir des contenus aux jugements et au savoir.

L’idée clé qui rend ce déplacement possible est que la pensée est désormais comprise par Ockham à l’image du langage oral. La comparaison, de fait, surgit à point nommé en plusieurs moments cruciaux de son commentaire au Perihermeneias aussi bien que de ses Questions sur la Physique[7]. Le modèle traditionnel de la pensée comme vision se trouve ainsi écarté au profit d’une conception proprement linguistique[8]. Non que les concepts soient en général tributaires des signes conventionnels que nous utilisons pour communiquer les uns avec les autres — Ockham pense, au contraire, que les concepts simples se forment naturellement dans l’esprit[9] —, mais ils sont, tout comme les mots, des choses réelles (des qualités en l’occurrence) plutôt que de fantomatiques entités idéales et peuvent s’agencer comme eux en propositions grammaticalement structurées. L’acte d’intellection, dès lors, n’est plus un regard qui se porte vers un objet mentalement constitué, il est la représentation mentale elle-même. Ockham ne le décrit pas comme un signe dans les textes dont nous parlons ici, mais il en vient très près en transposant à l’ordre de la pensée intérieure l’appareil de la suppositio, qui servait en logique médiévale à l’analyse des phrases orales ou écrites[10]. Ainsi considéré comme représentation, l’acte d’intellection n’a plus besoin d’un objet unique qui en serait le corrélat mental, il peut simultanément tenir lieu d’une pluralité d’objets singuliers extérieurs à l’esprit[11].

L’idée que le concept soit un acte mental n’est pas propre à Ockham. Elle avait été défendue par d’autres Franciscains avant lui à la fin du treizième et au début du quatorzième siècle, Pierre Jean Olivi, Guillaume de Ware, Jean Duns Scot et Walter Chatton notamment[12]. Elle sera plus tard remise à l’ordre du jour chez les Modernes, par Antoine Arnauld, par exemple, dans son débat avec Malebranche[13], et par Thomas Reid dans sa critique de Locke[14]. Mais l’originalité du venerabilis inceptor fut d’imaginer que les actes mentaux puissent former un véritable langage de la pensée et de leur appliquer en conséquence l’appareil sémantique de la suppositio et des « propriétés des termes » (les proprietates terminorum) que les logiciens médiévaux avaient développé pour l’analyse des langues de communication. Les textes traduits ici par Claude Lafleur et Joanne Carrier nous font saisir sur le vif le travail qui conduisit à ce résultat remarquable.