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Introduction

Selon Anders Runesson, le deuxième chapitre de l’évangile selon Matthieu est le passage le plus explicitement politique du Nouveau Testament[1]. Ce constat s’applique à l’ensemble des deux premiers chapitres de cet évangile puisque la généalogie regroupe plusieurs rois et permet aussi une réflexion politique. Les personnages explicitement qualifiés de rois en Mt 1-2 sont David, Hérode, Archélaüs[2] et Jésus. Jésus, le personnage principal de Mt, est dépeint par une série de correspondances et d’oppositions avec les autres personnages royaux. La caractérisation de ces personnages sera étudiée pour souligner les aspects politiques des deux premiers chapitres de Mt.

L’interprétation politique de textes bibliques est communément étudiée dans un rapport diachronique par des méthodes historico-critiques ou socio-scientifiques. Pour tracer de nouvelles voies, la critique narrative développée lors du symposium du RRENAB (Réseau de recherche en analyse narrative des textes bibliques) en 2017 a permis de développer un regard synchronique sur les effets politiques des récits bibliques[3]. Nous inspirant de l’approche élaborée par Robert Hurley, nous décrirons les effets de la caractérisation des personnages royaux sur les lecteurs et lectrices de Mt 1-2[4].

David est le premier personnage de l’évangile à être qualifié de roi. La généalogie propose la figure de David dans un double mouvement qui commence par légitimer Jésus, présenté comme « fils de David » pour ensuite distancer Jésus de ce roi en rappelant un crime important qu’il a commis. Mt 2 oppose la royauté d’Hérode et celle de Jésus ; l’un est un roi puissant et l’autre est un enfant vulnérable. Les ironies du récit génèrent un effet subversif envers l’autorité d’Hérode ainsi qu’un effet de légitimation du « roi qui vient de naître ». Cette opposition indique aux lecteurs[5] que la royauté associée à Jésus est différente — voire opposée — à celle d’Hérode. La dernière étape de ce parcours sera de préciser la caractérisation de Jésus, en particulier par une attention aux citations prophétiques qui « s’accomplissent » (πληρόω) dans la fabula de ce récit.

I. David, le roi qui engendre par la femme d’Urie

Dans la généalogie de Jésus, au verset 6, David est qualifié de roi (τὸν βασιλέα). Le texte mentionne alors qu’il engendre Salomon « par celle d’Urie » (ἐκ τῆς τοῦ Οὐρίου). Cette expression renvoie les lecteurs au récit du meurtre et de l’adultère — voire du viol[6] — commis par David en 2 S 11. La généalogie ne fait pas que rappeler les crimes de David, mais elle les présente comme une antithèse du titre de roi précédemment évoqué. Les actions de David ne sont pas dignes d’un roi, au contraire, elles sont même passibles de mort selon les codes de loi vétérotestamentaires[7].

Pour légitimer Jésus, la généalogie commence en soulignant le lien entre David et Jésus, le « fils de David ». Cette généalogie accentue alors la différence entre ces deux personnages par l’allusion aux pires crimes de David. Les lecteurs peuvent donc développer l’attente que Jésus soit présenté dans la suite de l’évangile comme un messie provenant de la lignée de David, mais un messie qui se distingue aussi de ce roi.

La suite de la généalogie présente les rois du royaume de Juda, descendants de David. Selon l’interprétation de l’histoire d’Israël proposée dans la généalogie de Mt 1, cette dynastie se termine avec la déportation à Babylone (Mt 1,11-12). Dans la dernière partie de la généalogie (Mt 1,12-16), il n’y a plus de roi. La mention de Zorobabel (v. 12) génère aussi un effet important à souligner. Zorobabel fait partie du premier groupe d’exilés revenant en Judée. Il est le premier gouverneur de Jérusalem mis en place par les Perses et voit à la reconstruction du Temple de Jérusalem. Les livres d’Agée (2,23) et de Zacharie (4,6-10) évoquent Zorobabel comme le centre de l’espoir d’un retour de la lignée davidique[8]. Cependant, cet espoir ne s’est pas concrétisé. Évoquer Zorobabel en Mt 1 rappelle l’échec de l’ultime tentative de raviver la lignée de David.

La fin de la généalogie comporte aussi un renversement. Une longue séquence d’engendrements (ἐγέννησεν, à l’actif) entre hommes se voit arrêtée au v. 16 par « Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est engendré (ἐγεννήθη, au passif) Jésus, que l’on appelle Christ ». La modification du style répétitif amène aussi un lien généalogique différent. Contrairement aux 39 hommes précédemment mentionnés, Joseph, le descendant de David, n’engendre pas Jésus. Ce verset établit un lien entre Jésus et David, mais ce lien est étonnant puisqu’il passe par un engendrement au passif attribué à une femme. La naissance de Jésus se distingue donc de celles de ses ancêtres.

Ce bref parcours permet d’éclairer la portée politique de la généalogie de Jésus. Cette lignée est incontestablement royale, mais elle développe une tension avec la façon dont le pouvoir a été exercé par la royauté en Israël[9]. Comme le dit Élian Cuvillier : « La généalogie matthéenne, en même temps qu’elle justifie le titre Fils de David appliqué à Jésus, semble sinon le contester du moins en dire les insuffisances[10] ». Mt 1,1-17 subvertit le messianisme davidique en revisitant l’histoire du peuple juif pour proposer l’identité de Jésus comme Messie à la fois issu de David et différent de lui. Dès les premières lignes, ce texte laisse entendre que les interprétations courantes du Messie davidique de ses lecteurs se transformeront au cours de la lecture du récit[11]. Cette modification des attentes reliées au fils de David peut se comprendre à la lumière de l’ensemble de l’évangile qui présente Jésus comme un messie crucifié.

II. Demander à Hérode où est le roi

Le deuxième chapitre de l’évangile développe un récit autour d’une opposition entre Hérode, le roi siégeant à Jérusalem, et Jésus, l’enfant de Bethléem. Ce récit s’ouvre avec l’arrivée de mages à Jérusalem. Ces étrangers demandent : « Où est le roi des Juifs (βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων) qui vient de naître ? Car, nous avons vu son astre à l’est (ἐν τῇ ἀνατολῇ) et nous sommes venus pour nous prosterner devant lui » (Mt 2,2). Par cette question, le récit juxtapose la royauté d’Hérode avec celle de l’enfant. Une situation qui engendre une tension narrative intenable puisqu’il ne peut y avoir deux rois pour un même peuple. Au verset suivant, la réaction de bouleversement d’Hérode (ἐταράχθη) montre qu’il perçoit que cette question porte un aspect politique et potentiellement déstabilisant pour son autorité royale.

La requête d’Hérode énoncée par le narrateur au v. 4 reprend celle des mages avec une modification significative. Si les mages cherchent le lieu du roi des Juifs qui vient de naître (ποῦ ἐστιν ὁ τεχθεὶς βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων), Hérode cherche où doit naître le Christ (ποῦ ὁ χριστὸς γεννᾶται). Le récit opère donc une association entre le roi des Juifs et le Christ[12].

La quête même des mages remet donc en question la légitimité de l’autorité royale d’Hérode. L’intrigue de ce récit est construite sur l’opposition entre le roi recherché et celui qui est en place. L’étude de l’ironie telle que celle réalisée par Dorothy J. Weaver est une excellente façon d’approfondir cette opposition[13]. L’ironie est un procédé littéraire qui propose un premier degré de sens pour ensuite inviter les lecteurs à rejeter cette conception et passer à un autre plan[14]. Dans ce cas-ci, le personnage d’Hérode a un pouvoir apparent sur les autres personnages, mais ironiquement, son pouvoir est limité et ne lui permet pas d’arriver à ses fins.

Dès le premier verset du chapitre 2, Hérode est présenté comme roi. La précision temporelle « aux jours d’Hérode le roi » marque bien la domination du souverain sur son époque. Ce sont les jours du roi Hérode. Le récit montre qu’il exerce une forme d’autorité sur les autres personnages. Les chefs des prêtres et les scribes du peuple répondent à sa question (2,4-6). Hérode a le pouvoir d’appeler les mages, des étrangers, pour une rencontre secrète (2,7). Ceux-ci répondent à la question d’Hérode sur le moment de l’apparition de l’astre. À la fin de cette rencontre, Hérode les envoie en mission et « sur ces paroles du roi, ils se mirent en route » (2,9). De façon similaire, Hérode a le pouvoir d’envoyer d’autres personnages pour tuer les enfants des environs de Bethléem (2,16-18). Hérode est donc décrit comme un roi qui exerce les pouvoirs presque absolus associés à ce titre.

Or, plusieurs éléments du récit indiquent aux lecteurs que l’autorité d’Hérode a des limites. L’étude des masculinités, avec son intérêt pour le rapport entre les caractéristiques masculines et le pouvoir, permet une analyse intéressante pour notre propos. Elle permet l’analyse des constructions sociales et narratives des structures de pouvoir en jeu dans la présentation biblique des hommes et de leurs masculinités[15]. La masculinité hégémonique est un concept clé de cette approche pour décrire l’expression de la masculinité qui devient le standard dominant dans la structure politique d’une culture[16]. En Mt 2, la masculinité hégémonique qu’Hérode essaie de réaliser comporte des failles importantes. Le contrôle de soi est une des vertus masculines les plus importantes dans les textes de l’Antiquité gréco-romaine[17]. Les deux émotions attribuées à Hérode montrent le manque de stabilité du roi et laissent voir sa vulnérabilité. Nous avons déjà indiqué qu’Hérode est bouleversé (ἐταράχθη) par la question des mages au v. 2. Cette réaction à la naissance d’un autre roi le déstabilise et montre sa peur de perdre son trône. Hérode exécute alors un plan pour tuer l’enfant qui menace son pouvoir royal[18]. En 2,16, lorsqu’il s’aperçoit que les mages n’ont pas accompli la mission qu’il leur avait donnée, sa colère est extrême (ἐθυμώθη λίαν). Ses états de bouleversement et de colère montrent une image d’un souverain sur une pente glissante.

Le retour des mages par un autre chemin est un affront pour la posture hégémonique de ce roi. Les mages se sont joués (ἐνεπαίχθη) de lui. L’autorité et le contrôle apparent d’Hérode sont remis en question. En tant que roi, Hérode a le pouvoir de vie et de mort sur ses sujets. Il veut exécuter l’enfant, mais ironiquement, c’est lui qui meurt. Son décès est d’ailleurs souligné à trois reprises (v. 15.19.20). Ce récit laisse entendre qu’une force plus grande a le pouvoir sur la vie et la mort d’Hérode.

D’autres éléments pointent vers une caractérisation négative du roi de Jérusalem. Lorsqu’il s’entretient avec les mages, Hérode les rencontre secrètement (2,7). De plus, il ment en prétendant lui aussi vouloir se prosterner devant l’enfant (2,8). Si son pouvoir était stable, il pourrait parler ouvertement et n’aurait pas besoin de faire semblant de vouloir rendre hommage à l’enfant[19]. Cette manigance montre la fourberie de ce personnage qui est à l’opposé de l’idéal biblique du roi. En somme, Hérode est un personnage qui tente d’exercer une posture hégémonique, mais le récit donne plusieurs indices aux lecteurs pour qu’ils se rendent compte que son autorité n’est pas légitime.

III. Jésus, le roi qui vient de naître

Plusieurs dispositifs textuels permettent de caractériser le protagoniste de l’évangile comme un acteur politique important dès le récit de sa naissance. Nous en présenterons trois. L’ironie est utilisée pour présenter Jésus comme un petit enfant vulnérable qui pourtant est Christ, fils de David, et donc le roi légitime selon une perspective divine. Deuxièmement, le cadre géographique du récit prolonge l’opposition Jésus/Hérode dans une opposition entre Jérusalem et Bethléem. Enfin, les cinq paroles prophétiques citées en Mt 1-2 montrent comment Jésus accomplit (πληρόω) les Écritures. Le jeu intertextuel introduit par ces citations permet aux lecteurs de comprendre la portée politique de l’identité de l’enfant naissant.

1. Le petit enfant

La caractérisation de Jésus est opposée à celle d’Hérode. En apparence, il est vulnérable et sans pouvoir. Le mot παιδίον (petit enfant) est utilisé neuf fois pour le qualifier en Mt 2[20]. Cette répétition souligne la dépendance de celui qui vient de naître. Cet effet est aussi accentué par la manière dont Jésus fait l’objet des actions des autres personnages sans être sujet d’un verbe d’action[21]. Le contraste ne pourrait pas être plus grand entre le pouvoir apparent d’Hérode et la vulnérabilité de Jésus[22]. Ce récit construit le personnage de Jésus avec des caractéristiques propres aux masculinités non hégémoniques et même subordonnées. Il est un petit enfant, vulnérable et complètement dépendant de ses parents. Cette posture de faiblesse apparente devient une ouverture à l’incursion du secours divin[23].

Mt 1-2 met en place plusieurs éléments pour révéler aux lecteurs que cet enfant a une identité qui dépasse les apparences. Les premiers mots de l’évangile soulignent déjà que Jésus est Χριστός. Ce qualificatif porte une connotation politique et royale dans les textes vétérotestamentaires. Un survol de la littérature du second Temple montre que les attentes messianiques étaient très diversifiées[24]. Ainsi, lorsque le texte présente Ἰησοῦ Χριστοῦ, il emploie un terme polysémique. Les lecteurs ne peuvent que se demander à quel type de « Christ » doit être relié ce Jésus.

Le premier verset de l’évangile qualifie aussi Jésus de « υἱοῦ Δαυὶδ υἱοῦ Ἀβραάμ[25] ». Le lien avec David renvoie à la tradition monarchique vétérotestamentaire. Dans le contexte de leur première réception, l’expression « fils de David » évoquait l’espoir d’un Messie, de la trempe de David, qui allait libérer le peuple de l’oppression de l’Empire romain[26]. En effet, la figure de David a une connotation politique et militaire très forte dans les textes vétérotestamentaires. L’attente d’un messie politique, comme David, est inscrite dès le premier verset. Pourtant, nous avons déjà vu que cette attente doit être reconfigurée à cause de la caractérisation négative attribuée à David et aux autres rois de Mt 1,6-11. L’ensemble de la généalogie énoncée par la voix du narrateur donne une position privilégiée aux lecteurs pour qui l’on a décrit l’origine de Jésus. Ainsi, ils peuvent mieux comprendre les réactions des personnages du récit à l’annonce de la naissance de Jésus. Si Hérode cherche à le tuer et que les mages se déplacent pour se prosterner devant lui, c’est qu’ils perçoivent l’identité profonde de ce petit enfant qui a déjà été révélé autrement aux lecteurs.

2. De Bethléem

Dans un article largement repris, Krister Stendahl a souligné l’importance des lieux géographiques en Mt 2[27]. En effet, le récit peut se structurer par les déplacements des personnages. Dans le cadre de cette présentation, attirons l’attention sur l’aspect politique du cadre spatial qui n’a pas été couvert par l’étude de Stendahl. Les lieux en Mt 2 prennent un rôle politique puisqu’ils contribuent à prolonger l’opposition utilisée pour caractériser Hérode et Jésus.

Mt 2,1 indique que Jésus est né à Bethléem. Cette localité a des liens avec deux personnages importants du chapitre précédent. C’est le lieu de vie de Ruth (Rt 2,8-22), une des femmes présentées dans la généalogie. Bethléem est aussi le lieu d’origine de David ainsi que l’endroit de l’onction royale qu’il reçoit du prophète Samuel (1 S 16,1-16). Cette localité est donc associée à l’espoir messianique dans un texte du prophète Michée (5,1) cité en Mt 2,6[28]. Placer la naissance de Jésus à Bethléem dépeint Jésus comme un messie davidique. La caractérisation de Bethléem se fait en opposition avec Jérusalem. Bethléem est une localité en périphérie par rapport au pouvoir central de Jérusalem. Jésus naît parmi les gens ordinaires et sans pouvoir, de façon analogue à David[29]. Lorsque comparé à Jérusalem, Bethléem semble une bourgade de moindre intérêt. Pourtant, ce village est important sur le plan de Dieu. Mt 2 opère un renversement ironique de ces deux villes analogue à celui que nous avons décrit entre Jésus et Hérode.

Ce récit associe Jérusalem à Hérode. Ce roi exerce son pouvoir sur la Judée à partir de cette ville. Le v. 3 indique que le trouble éprouvé par Hérode est ressenti par l’ensemble de la ville de Jérusalem. Il y a plusieurs façons de comprendre cette réaction[30] qui a pour effet d’associer étroitement Jérusalem au roi Hérode. Loin d’être la ville sainte, Jérusalem est le lieu d’un pouvoir qui tue des enfants innocents. Pour échapper à cette violence, Joseph et sa famille doivent fuir en Égypte.

Dans le récit de l’Exode, au fondement de l’identité d’Israël, le tyran est égyptien et le peuple doit fuir pour sortir d’Égypte grâce à l’action de Moïse et de YHWH. Bernard Brandon Scott souligne le renversement en Mt 2 de l’image de l’Égypte comme terre d’oppression[31]. Cet auteur néglige les traditions dans lesquelles l’Égypte est perçue de façon positive, comme lieu de refuge. En effet, dans les traditions vétérotestamentaires, l’Égypte est à la fois lieu de refuge[32] et lieu d’esclavage[33]. En Mt 2, l’Égypte est un asile et la Judée sous Hérode est le lieu d’oppression.

3. L’accomplissement des paroles prophétiques

Chacune des citations en Mt 1-2 dévoile aux lecteurs une partie de l’identité de Jésus qui n’est pas apparente pour les personnages du récit. L’analyse complète de celles-ci dépasse le cadre de cet article[34]. Nous limiterons notre regard aux implications politiques que ces citations attribuent à Jésus.

3.1. L’Emmanuel, signe de salut et de jugement

Dans la première citation, Jésus est présenté comme l’Emmanuel, Dieu-avec-nous (Is 7,14/Mt 1,23). Cette expression a une portée politique importante[35]. Dans son contexte vétérotestamentaire, Isaïe confronte le roi de Jérusalem par rapport au conflit Syrio-Ephraïmite. La présence de Dieu, symbolisée par la naissance d’un enfant, porte à la fois une image de réconfort pour ceux qui dépendent de YHWH, et de jugement pour ceux qui s’opposent à lui[36]. Dans les trames narratives d’Isaïe et de Matthieu, l’avenir du peuple de Dieu et du roi de Jérusalem est en jeu. Isaïe avertit Achaz que le soutien de YHWH au roi de Jérusalem ne va pas de soi s’il ne lui accorde pas sa confiance. En Matthieu 1,21, Jésus est présenté comme celui qui « sauvera son peuple de ses péchés[37] ». L’étymologie même du nom de Jésus évoque la fonction salvatrice de Dieu[38]. Deux versets plus loin, la prophétie de l’Emmanuel est citée dans un rapport d’accomplissement. Jésus, comme Emmanuel, est à la fois un signe de réconfort pour ceux qui se reconnaissent comme « son peuple[39] » (1,21), mais aussi un signe de jugement envers les responsables de la situation évoquée par l’expression « son péché » (1,21). Traditionnellement interprété de façon morale ou religieuse[40], le mot ἁμαρτιῶν est polysémique. Nous avons déjà indiqué que la généalogie évoque la perte d’autonomie politique avec l’exil à Babylone. Les interprétations deutéronomistes et prophétiques de cet événement attribuent cette catastrophe aux péchés du peuple et de ses dirigeants[41]. Le salut du peuple par Jésus/Emmanuel a des connotations politiques[42]. Dans les Écritures, Dieu sauve son peuple de l’Égypte et il le ramène de l’exil à Babylone. En Matthieu, le signe de la naissance de l’Emmanuel remet en question le roi Hérode qui représente la poursuite de la domination étrangère sur le peuple de Dieu[43].

3.2. Le chef qui fera paître Israël

Contrairement à l’interprétation traditionnelle de l’exégèse, la fonction de la citation de Michée 5 en Mt 2,6 n’est pas seulement d’indiquer une correspondance entre la localisation géographique de l’attente messianique et de la naissance de Jésus[44]. La citation traite d’un chef (ἡγούμενος) issu de Bethléem dont l’action est décrite par le verbe ποιμανεῖ. Ce verbe porte plusieurs nuances dont « faire paître », « guider », et « gouverner ». Le sujet de la citation est en lien avec celui du récit : la gouvernance d’Israël. L’image du berger qui guide son troupeau est fréquemment employée au Proche-Orient Ancien ainsi que dans les traditions vétérotestamentaires pour évoquer le rôle du roi envers son peuple[45]. L’espoir d’un roi/berger venant de Bethléem pour gouverner Israël et tenir tête aux nations étrangères est évoqué en Michée 5 tout juste après la mention du siège de Jérusalem (Mi 4,14) et avant le jugement et le châtiment de cette ville (Mi 6,9-16). La prophétie concernant le salut venant d’un roi-berger originaire de Bethléem est donc placée en opposition avec les accusations contre Jérusalem. Le chapitre 5 de Michée développe l’idée d’un mouvement de retour à Bethléem, lieu associé aux origines de David, pour mettre un terme à l’exil causé par une autorité malsaine exercée depuis Jérusalem. L’effet de la citation de Michée 5 en Matthieu 2 est de souligner que le roi de la Judée, Hérode, est loin de l’idéal biblique. Elle permet aussi d’entrevoir la mission de Jésus par l’image utopique de la gouvernance du bon berger.

3.3. D’Égypte, j’ai appelé mon fils

Lorsque Mt 2,15 cite Os 11,1, une correspondance s’établit entre Jésus et le peuple d’Israël puisque pour le prophète, c’est l’ensemble du peuple qui est le fils que Dieu a appelé d’Égypte[46]. Os 11,5.11 précise que la destruction menée par les Assyriens est le contexte des paroles de ce prophète[47]. L’Assyrie joue le rôle attribué à l’Égypte dans les traditions concernant l’Exode. La sortie d’Égypte évoque donc le rétablissement de l’alliance et le retour chez soi. Devant la menace de l’Empire assyrien, le chapitre 11 du livre d’Osée propose un regard rétrospectif et prophétique sur la sortie d’Égypte présentée comme image d’espoir. Comme pour les lecteurs d’Osée, ceux de Mt sont invités à se rappeler que Dieu a sauvé son peuple de l’oppression impériale décrite dans le livre de l’Exode. L’attente se développe donc qu’il devrait en faire de même dans la trame narrative de l’évangile[48].

3.4. Rachel pleure ses enfants, ils ne sont plus

La citation de Jr 31,15 en Mt 2,18 répond au massacre d’enfants perpétré par Hérode. Le lien intertextuel avec l’histoire de l’Exode évoqué dans la citation d’Os 11,1 continue à se développer[49]. Hérode agit comme Pharaon. Les deux tyrans font tuer des enfants. De même, les deux ne réussissent pas à atteindre leur objectif. Dieu déjoue les plans d’Hérode pour sauver Jésus comme il a déjoué l’armée de Pharaon à la poursuite des Hébreux.

En Jérémie, les pleurs de Rachel expriment une réaction affective importante à la souffrance et l’exil d’une nation défaite[50]. Certains exégètes affirment que Jr 31 traite de la destruction assyrienne[51] et d’autres, de la déportation babylonienne[52]. Dans les deux cas, il s’agit d’une défaite majeure infligée par un empire étranger qui cause mort et souffrance[53].

En Mt, le massacre des enfants à Bethléem a un effet important sur l’image que les lecteurs se font d’Hérode[54]. Il est difficile d’imaginer une scène plus choquante qu’un infanticide. À la lecture de Mt 2,16-18, les lecteurs sont incités à adopter un regard antipathique envers Hérode. Cette violence permet une vive remise en question de la façon dont Hérode exerce l’autorité royale. Elle incite les lecteurs à chercher un autre type de royauté.

À travers ces échos intertextuels, les citations Mt 1-2 invitent les lecteurs à puiser aux traditions pour produire une force affective pouvant renouveler les attentes de changement et générer une forme d’espoir au sein d’un récit marqué par la violence et l’oppression[55].

3.5. Le Nazôréen

La « citation » énigmatique qui termine Mt 1-2 est difficile à comprendre puisque les commentateurs ne s’entendent pas sur les sources évoquées pour indiquer qu’« il sera appelé Nazôréen[56] ». « Ναζωραῖος κληθήσεται » se trouve au moment narratif de l’arrivée à la ville de Nazareth. Il est difficile de lire ce passage sans penser au lien entre cette « citation » et le lieu géographique similaire qui vient d’être nommé comme la destination finale de ce récit. Ainsi, dans le cadre de cet article, il n’est pas nécessaire d’entrer dans le débat complexe sur les sources de cette « citation » pour voir l’effet de l’établissement à Nazareth de Jésus à la fin de ce récit pour la caractérisation de Jésus. D’une part, le déplacement de Bethléem vers Nazareth en passant par l’Égypte a fait de lui un exilé politique permanent puisqu’en Mt, il ne reviendra pas en Judée avant les événements qui mèneront à sa mort. D’autre part, puisque Nazareth était perçue comme un lieu insignifiant[57], ce déplacement géographique souligne encore que Jésus est à l’opposé d’un roi de Jérusalem. Évoquer une localité pratiquement inconnue dans le cadre d’un récit au sujet des origines du messie engendre un effet de lecture qui accentue les origines modestes de celui-ci. Si la narration oriente les lecteurs vers l’identité de Jésus comme un roi, elle montre aussi que son origine se trouve à l’autre extrémité de la pyramide sociale.

IV. Archélaüs régnant

En Mt 2,22, l’usage du verbe βασιλεύει introduit Archélaüs comme roi. Le récit indique qu’il est le fils d’Hérode et qu’il succéda à son père en Judée. Or, il y a une disparité avec les connaissances historiques à son sujet puisqu’Archélaüs n’a jamais été roi[58]. Le mot soulignant la royauté d’Archélaüs contribue à le rapprocher de son père Hérode. L’effet de cette succession est de caractériser la Judée comme un lieu terrifiant pour le personnage de Joseph qui décide de se déplacer vers la Galilée. L’exil politique de la famille en Égypte se poursuit donc en Galilée puisqu’elle ne reviendra jamais à Bethléem. Cette caractérisation négative de la Judée se trouve donc prolongée au-delà du temps narré en Mt 1-2 et elle se verra confirmée dans le récit de la Passion de Jésus. De plus, la présence d’Archélaüs dans le récit souligne que Jésus n’est pas le successeur d’Hérode. Bien que le récit présente Jésus comme roi, sa royauté n’est pas du même ordre que celle d’Hérode et de son fils.

Conclure par la perspective des mages

Pour conclure notre quête, regardons brièvement celle des mages. L’histoire de l’interprétation a saisi ces personnages de diverses façons : prêtres perses, rois, sages, astrologues[59]. Le rôle qu’ils jouent dans l’intrigue de Mt 1-2 est très politique. Ils déstabilisent Hérode et orientent lecteurs et personnages vers le roi qui vient de naître. Les lecteurs de Mt sont encouragés à s’identifier à ce groupe de personnages mystérieux[60]. Comme les mages, ils sont en quête de Jésus depuis le début du texte. Cet enfant est le héros annoncé dès le premier verset, mais il n’a pas encore pris part à l’action narrée.

Le récit, lu à partir de la perspective des mages, permet de bien comprendre l’ironie associée aux personnages royaux en Mt 1-2. En Mt 2,11 lorsque les mages entrent dans la maison, ils se jettent à terre (πεσόντες) et se prosternent (προσεκύνησαν) devant l’enfant. Les cadeaux royaux comme l’or ou la myrrhe sont un tribut offert par des émissaires étrangers à un roi. Ils le lui donnent sans aucune condition en accomplissant un geste de soumission pour rendre hommage à Jésus, le roi qu’ils cherchaient. Cet honneur envers Jésus contraste avec la rencontre qu’ils ont eue avec Hérode. Les mages ne se sont pas jetés à terre, ils ne se sont pas prosternés devant lui et ils ne lui ont pas offert de cadeaux. Ils cherchaient le roi. Ils l’ont trouvé dans une simple maison de Bethléem et non dans un palais à Jérusalem. Implicitement, la perspective des mages incite les lecteurs à suivre ce même cheminement idéologique. En Matthieu, l’opposition entre Hérode et Jésus représente bien l’antagonisme entre deux conceptions du monde. Dans leur quête du roi des Juifs, les mages permettent aux lecteurs de faire l’expérience d’une dichotomie entre deux modèles politico-religieux.

Pour les lecteurs du xxie siècle qui connaissent les récits de la passion et de la résurrection de Jésus à la fin de l’évangile, il n’est pas surprenant que Jésus soit présenté comme le roi légitime dès le récit de ses origines. Cette analyse permet de voir les effets des éléments politiques de ce récit par la caractérisation du personnage de Jésus. Puisqu’il n’est qu’un enfant naissant qui ne peut prendre la parole ou accomplir des gestes, le récit déploie diverses stratégies narratives pour introduire les lecteurs à l’identité profonde du protagoniste de l’évangile. Lus dans le cadre de la fête de Noël, les récits au sujet de la naissance de Jésus sont souvent présentés d’une façon naïve ou folklorique. Typiquement, ces lectures évitent les éléments politiques qui semblent en porte-à-faux avec les réjouissances reliées à cette fête. Pourtant, cette description des personnages royaux en Mt 1-2 montre l’importance des aspects politiques déployés par ce récit.

En tant que « Christ, fils de David » Jésus est présenté comme descendant de cette lignée royale. Tous deux de Bethléem, Jésus et David sont marqués par une origine à la fois modeste et portent l’espoir de salut. Paradoxalement, le début de l’évangile distingue la royauté de Jésus de celle de David puisque ce roi a commis un crime en engendrant Salomon par la femme d’Urie. Si la monarchie judéenne est présentée comme un échec qui mène à la déportation à Babylone, le personnage de Jésus est désigné dès le premier chapitre comme celui qui sauvera son peuple.

Le chapitre 2 poursuit la caractérisation de Jésus en l’opposant au roi Hérode. Jésus n’est pas encore le crucifié, mais les enfants de Bethléem sont victimes de la conception hégémonique de la masculinité et de la royauté caractéristique d’Hérode. Les actes violents d’Hérode illustrent sa volonté d’exprimer son pouvoir dans la domination des autres. Ironiquement, la puissance d’Hérode est seulement apparente. À l’inverse, Jésus, comme enfant, se retrouve dans une posture de vulnérabilité et de dépendance extrême. Pourtant, par divers procédés littéraires, ce récit révèle aux lecteurs l’identité de celui qui sauvera son peuple[61]. Les personnages exerçant le pouvoir à Jérusalem sont responsables de la mort d’innocents au début et à la fin de l’évangile. Ce livre invite ses lecteurs à se méfier du pouvoir politique, tel que représenté par le règne d’Hérode, pour chercher un royaume différent que la suite du récit nommera royaume des cieux/de Dieu[62]. Cette interprétation de Mt 1-2 souligne que le récit des origines de Jésus est en fait un prélude du renversement central de cette oeuvre littéraire : le messie crucifié par les autorités de Jérusalem sera ressuscité par Dieu.