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Cet ouvrage s’inscrit dans l’effort de Jean Grondin, connu avant tout pour ses travaux sur les grandes figures de l’herméneutique contemporaine (Heidegger, Gadamer, Ricoeur), de proposer une philosophie originale. Il se présente comme un essai et il prend, à l’occasion, un tour personnel. La réflexion qui s’y développe repose néanmoins sur des fondements qui peuvent être qualifiés de systématiques et qui ont été exposés précédemment dans Du sens des choses. L’idée de la métaphysique (PUF, 2013). Grondin s’inscrit en faux contre l’idée du dépassement de la métaphysique : il montre que l’herméneutique contemporaine propose elle-même, qu’elle le reconnaisse ou non, une réflexion métaphysique. La beauté de la métaphysique constitue une tentative de mettre en lumière les idées qui sont au principe de la tradition métaphysique et d’en défendre la pérennité face à l’esprit nominaliste qui s’est emparé de la culture et qui, du point de vue de l’auteur, empêche de reconnaître le sens que présentent manifestement les choses.
L’interprétation de l’auteur est développée dans les trois premiers chapitres de l’ouvrage. Il y est d’abord question (ch. 1) de ce que celui-ci appelle les trois « piliers » de la métaphysique, métaphore dont on comprend rapidement qu’elle renvoie aux trois disciplines que sont l’ontologie, la théologie et l’anthropologie. La métaphysique, selon l’auteur, trouve son point de départ dans le constat que les choses se présentent selon un certain ordre ; ce constat conduit à une interrogation au sujet du principe qui rend un tel ordre possible ; le projet ainsi entrepris exige une recherche au sujet de la manière dont celui même qui interroge participe à l’ordre des choses. On remarque d’emblée dans cette vision des origines de la métaphysique ce que l’on serait tenté d’appeler un parti pris ontologique : les phénomènes présentent immédiatement une forme d’harmonie. Ce parti pris trouve sa justification dans une expérience, celle de la beauté, que l’auteur nous invite à redécouvrir (ch. 2) et qui constitue pour lui le « sol » de toute métaphysique consciente d’elle-même. L’exposé prend alors un tour platonicien. Platon, rappelle l’auteur, appelle la beauté l’ekphanestaton, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus resplendissant, et il voit la raison d’être de cet éclat, précisément, dans l’ordre inhérent à toute chose belle. La beauté, poursuit-il, transcende la chose et elle renvoie finalement à l’idée qui, pour Platon, est le principe de tout être et de toute réalité : l’idée du bien. Ce qui intéresse avant tout l’auteur dans cette vision du beau est probablement la manière dont s’y trouvent liées ontologie et morale. La même idée d’unité apparaît en effet lorsque celui-ci défend (ch. 3) ce qui constitue vraisemblablement sa propre position philosophique : la métaphysique a pour origine un questionnement herméneutique et elle a pour vocation d’être la « racine » de la philosophie. L’auteur traduit comme suit la phrase avec laquelle s’ouvre la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes aspirent par nature à comprendre. » C’est une manière pour lui de lier le questionnement métaphysique à l’effort de compréhension dans lequel l’herméneutique reconnaît la spécificité de l’être humain. La métaphysique apparaît dès lors comme un questionnement au sujet du sens que présentent les choses et comme l’origine de l’entreprise du savoir dans son ensemble. Ce n’est que si l’on reconnaît ce rôle à la métaphysique, soutient l’auteur, que la philosophie peut prétendre procurer une sagesse.
L’originalité de l’ouvrage réside dans la manière dont celui-ci rappelle à l’attention contemporaine des thèmes classiques dont on aurait tort de croire qu’ils ont été définitivement dépassés ou déconstruits. Un tel effort ne peut cependant manquer de faire l’objet des reproches que la philosophie contemporaine a formulés au sujet de la tradition métaphysique et de son héritage. L’auteur répond à deux de ces reproches : l’incompatibilité apparente entre la thèse de la rationalité du réel et l’existence du mal (ch. 4) et les difficultés de formuler une métaphysique après les succès de l’historicisme (ch. 7). Le problème qu’a posé de tout temps l’existence du mal pour la pensée métaphysique est bien connu. Il prend toutefois une résonance particulière après les atrocités qu’a connues le xxe siècle. C’est probablement ce qui pousse l’auteur à parler (reprenant la formule kantienne) de « mal radical ». Celui-ci reconnaît dans cette radicalité du mal le plus grand « défi » fait à la métaphysique. Il répond au défi du mal, pour l’essentiel, en proposant à son lecteur un changement d’attitude. Si ce qui est premier est la beauté du monde, alors l’attitude adéquate est de célébrer cette beauté. Cette célébration implique notamment de chercher à mieux faire et elle est, de ce point de vue, une façon de combattre le mal là où il se trouve. La réponse que l’auteur adresse à la seconde objection, concernant le rapport entre métaphysique et historicisme, consiste avant tout en un rappel de l’un des accomplissements philosophiques de Gadamer. Ce dernier propose une critique de l’historicisme lorsque celui-ci, de l’historicité de toute compréhension, conclut à la relativité de toute opinion. Un tel raisonnement repose vraisemblablement sur un concept absolu de la vérité : celle-ci serait inébranlable ou elle ne serait pas. Gadamer réfute cette conception par le biais de la notion aristotélicienne de phronèsis, qui montre le rapport qu’une vérité, sans cesser d’être une vérité, peut entretenir avec les circonstances où elle est énoncée. Gadamer « dépasse » ainsi l’historicisme et pointe vers la possibilité d’une métaphysique.
L’ouvrage compte encore deux chapitres dont le statut est plus difficile à définir. Il s’agit de textes qui ont d’abord été publiés ailleurs et qui traitent de sujets liés à la thèse générale de l’auteur. Le premier (ch. 5) constitue une tentative de montrer l’actualité de l’idéal contemplatif et d’expliquer son déclin relatif à l’ère moderne. L’exercice de la contemplation repose évidemment sur la reconnaissance de la beauté des choses. La contemplation suggère, de fait, que la recherche de la beauté est aussi une recherche de plénitude puisqu’elle consiste à se « remplir » de cette beauté. La principale originalité de l’auteur est ici de faire voir que cet idéal s’est moins perdu qu’on ne pourrait le croire : le motif de la contemplation est présent dans l’activité scientifique lorsque celle-ci se traduit en une recherche de connaissance pure et il l’est également dans l’activité théorique qui fait toujours le fond de la conversation qui a cours en philosophie. Le second texte (ch. 6) traite, quant à lui, de la possibilité d’un héritage de la métaphysique de Leibniz en herméneutique. Leibniz est un allié naturel de l’auteur puisqu’il lie implicitement herméneutique et métaphysique lorsqu’il fait valoir que comprendre, c’est comprendre d’après des raisons. Celui-ci souligne que se dessine aussi chez Leibniz l’un des motifs fondamentaux de l’herméneutique : la vérité peut être appréhendée selon une infinité de perspectives. C’est cette proposition, rappelle l’auteur, qui fonde la possibilité du dialogue continué selon lequel la métaphysique se déploie.
La beauté de la métaphysique, comme tous les ouvrages de Grondin, est écrit dans un style limpide et il met à profit une vaste érudition. Il s’y présente évidemment un paradoxe : l’auteur développe une philosophie qui se veut actuelle à travers un appel répété à la tradition. Il y a lieu de croire, cependant, qu’il illustre précisément par là sa propre conception de la métaphysique. Si cette dernière, en effet, constitue un dialogue historique au sujet du sens des choses, alors ce dialogue mérite d’être poursuivi (et il mérite de l’être de façon explicite). L’ouvrage se présente par ailleurs, jusqu’à un certain point, comme une apologie de la raison. Ce trait est sensible, par exemple, dans le recours à l’image cartésienne de la métaphysique comme « racine » de la philosophie ou dans le lien établi entre l’herméneutique et la philosophie de Leibniz. On doit reconnaître le courage qu’il faut à l’auteur pour rétablir dans ses droits la raison au sein d’un courant, celui de l’herméneutique, où elle a été particulièrement mise à mal. Ce n’est que l’un des mérites de ce livre, dont nous recommandons certainement la lecture.