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Une première version de cet ouvrage a été défendue par l’auteur en 2013 pour obtenir son habilitation à diriger des recherches à l’Université de Strasbourg. Il s’agit donc d’un travail qui a mûri et qui s’est nourri des commentaires formulés par un jury de spécialistes. Le volume adopte la structure classique de la collection « Les écrits de Plotin », fondée par Pierre Hadot et publiée d’abord aux Éditions du Cerf, puis à la Libraire Philosophique J. Vrin. Les lecteurs familiers de cette collection se trouvent donc en terrain connu.
Le livre s’ouvre sur une introduction de 48 pages. Le point saillant est la position de Darras-Worms sur la place de ce traité dans la « tétralogie anti-gnostique ». Depuis l’étude réalisée par Richard Harder en 1936, la majorité des spécialistes de Plotin considèrent que les traités 30 à 33 ne formaient à l’origine qu’un seul traité, que Porphyre aurait scindé lorsqu’il a édité le corpus plotinien. Les quatre traités devraient être lus comme un long texte dirigé contre les gnostiques. Darras-Worms adopte cette position, mais avec une nouvelle nuance. Elle aborde la question en invoquant une communication inédite de P. Hadot, qu’il aurait prononcée au Collège de France en 2005, et dans laquelle il se penchait sur la tétralogie. Selon Hadot, il serait clair que les traités 30 à 32 formaient une sorte d’écrit préparatoire au traité 33, qui attaque plus spécifiquement les gnostiques. Ces traités établissaient les principes fondamentaux qui permettaient ensuite à Plotin de réfuter les gnostiques. Darras-Worms argumente en faveur de la tétralogie en adoptant les mêmes arguments que R. Harder à l’époque. Mais la nuance qui apparaît au lecteur est qu’elle ne défend que la cohésion des traités 30 à 32. Son exposé n’introduit pas le traité 33 comme une partie intégrante des traités précédents. Elle donne l’impression de prendre à la lettre les propos de P. Hadot en considérant les traités 30-32 comme un seul traité qui préparerait le traité 33.
Avant de passer à la traduction française du traité, Darras-Worms énumère les modifications apportées au texte grec. L’édition retenue est l’editio minor de P. Henry et H.-R. Schwyzer, notée H-S2, avec des renvois occasionnels à l’editio maior, notée H-S1. Des inexactitudes se sont glissées dans cette liste de modifications. En 7, 7, Darras-Worms dit revenir à H-S1 en lisant διατιθέντα au lieu du διατεθέντα de H-S2. Or, H-S1 et H-S2 impriment le même texte, διατεθέντα, qui est la leçon des manuscrits. Elle adopte en fait une correction de Perna. En 8, 8, elle affirme adopter ἐναργεστέρων avec les manuscrits et Kirchhoff. Il s’agit plutôt d’une correction de Kirchhoff, qui ne correspond pas à la leçon des manuscrits, qui portent ἐνεργεστέρων, que reprirent H-S1 et H-S2. En outre, le tableau des modifications au texte grec mentionne H-S5, sans que cette abréviation soit explicitée dans l’ouvrage. Les habitués devineront qu’il s’agit des « Corrigenda ad Plotini textum » par Henry et Schwyzer, alors que les autres devront ouvrir une autre traduction de Plotin dans cette collection pour découvrir de quoi il retourne. Il n’est d’ailleurs pas évident de savoir si l’auteur a tenu compte des Addenda proposés à la fin de l’editio minor et qu’il est de bonne méthode de consulter. Il semblerait que non, car les Addenda mentionnent une erreur typographique en 9, 1, où un του̃το a été imprimé à la place d’un του̃τον. La traduction proposée laisse croire que Darras-Worms a traduit l’erreur typographique, même si cela ne modifie pas trop le sens de la traduction.
Le texte grec de ce traité compte 20 pages dans l’editio minor. La traduction suit le grec au plus près, ce qui a pour conséquence que le style est moins fluide et les formulations moins naturelles. Ce que la traduction gagne en précision, elle le perd en élégance. Darras-Worms propose une traduction originale. Elle n’a pas suivi servilement la traduction d’Arthur Hilary Armstrong (Loeb), ni celle de Jérôme Laurent (GF). Elle s’éloigne à quelques reprises de leurs choix, mais ces divergences peinent généralement à convaincre. Par exemple, en 6, 7, Darras-Worms considère ἄγαλμα (image) comme le référent du ἐκείνου, comprenant qu’un hiéroglyphe est une image unique pour chaque objet, qui « fait apparaître que cette image (ἐκείνου) ne consiste pas en un discours développé », alors que Armstrong et Laurent comprennent que le hiéroglyphe fait apparaître que l’intelligible (ἐκείνου) ne consiste pas en un discours discursif, ce qui semble une interprétation plus intéressante. En 11, 10, Darras-Worms traduit : « […] au début, il [un homme] se perçoit lui-même, aussi longtemps qu’il est différent <de lui-même> […] ». Le texte grec ne comporte pas de complément explicite et il faut le suppléer. Armstrong et Laurent choisirent d’ajouter « différent <du dieu> », ce qui est plus satisfaisant. L’addition de Darras-Worms n’est pas sans conséquence, car elle fait le même ajout à deux reprises dans la suite du paragraphe. De même, en 11, 11, traduire τὴν αἴσθησιν par « cette perception » s’écarte inutilement de la traduction usuelle par « la sensation », comme l’ont fait Armstrong et Laurent. En 12, 20-22, Darras-Worms écrit : « C’est pourquoi ils ont tort, ceux qui corrompent et engendrent, tandis que le monde intelligible demeure, comme si son producteur avait pris la décision, à un moment, de le produire. » Le passage est plus prometteur si l’on comprend : « C’est pourquoi ils ont tort ceux qui détruisent <le monde sensible> alors que l’intelligible demeure, et qui l’engendrent d’une manière telle que ce qui le produit avait décidé à un moment de le faire », ce qui est le sens que Armstrong et Laurent donnent eux aussi à ces lignes. De plus, quelques mots paraissent ne pas avoir été traduits, comme le οὖν en 4, 44 ; le πα̃ν en 10, 16 ; le καὶ en 10, 24 et 13, 13 ; et le αὑτοῦ en 13, 4. Certains choix de traduction sont en outre discutables. En 4, 41, l’expression « parèdre de l’Intellect » n’éclairera pas beaucoup le non-helléniste. En 6, 3, « figures de lettres » ne fonctionne pas aussi bien en français que le « forms of letters » en anglais chez Armstrong. En 6, 9-10, rendre ἀθρόον par « compact » n’aide pas le lecteur : « […] que chaque image est une science et une sagesse, un substrat, compact, que ce n’est pas une pensée discursive […] ». Nous ignorons ce que signifie « compact » dans ce contexte, en parlant d’une image. L’occasion appelle à être un peu interprétatif, comme Armstrong, en exprimant l’idée d’une image qui comprend toutes choses en une (all together in one). En 10, 28, la traduction introduit un « instantanément » dont nous ne trouvons trace dans le grec : « […] des hommes montant vers des lieux élevés où la terre a une couleur ocre sont instantanément remplis de cette couleur […] ».
Un commentaire de 151 pages suit la traduction. Fidèle au canevas de la collection, le commentaire se déploie de manière suivie, avec des résumés aux chapitres et des subdivisions thématiques qui suivent le plan du traité. Le but est d’exposer la cohérence du propos plotinien. La problématisation n’est pas de mise. On n’y trouve aucun débat avec les interprètes contemporains ni d’exposés sur les contradictions, réelles ou apparentes, de la doctrine de Plotin. Les thèmes indispensables sont abordés dans le commentaire : la revalorisation de l’art chez Plotin, la figure des gnostiques, les liens avec la tétralogie, les rapports entre le traité 31 et le traité 1 (Sur le beau), les exercices spirituels et les rapprochements avec Platon.
Une bibliographie sélective recense les études mentionnées dans le livre ou qui sont susceptibles d’apporter un complément d’information. Elle paraît assez complète, quoique trois omissions peuvent surprendre, surtout celle où l’auteur ne mentionne pas l’une de ses propres publications. D’abord Luciana Gabriela Soares Santoprete, « Exegese do Tratado Acerca da Beleza Inteligível (V, 8 [31]) de Plotino », Revista Ciências Humanas, Programa de Pós-Graduaçâo em Filosofia da Universidade Gama Filho, 23, 1-2 (2000), p. 63-88. Soares Santoprete a cependant publié en 2003 une traduction annotée de ce traité, qui est mentionnée dans la bibliographie de Darras-Worms. Et puis : Ota Gál, « Unitas Multiplex as the Basis of Plotinus’ Conception of Beauty : An Interpretation of Ennead V.8 », Estetika : The Central European Journal of Aesthetics, 48, 2 (2011), p. 172-198 ; Anne-Lise Darras-Worms, « La beauté d’Hélène ou la médiation du Beau dans les Traités 31 (V,8) et 48 (III,3) de Plotin », Méthodos, 10 (2010), sans pagination.
Le traité 31 n’avait jamais fait l’objet d’une si longue introduction et d’un si long commentaire en français. Il s’agit d’un travail sérieux et méritoire. La qualité matérielle du livre est également remarquable. Seul bémol, la traduction se révèle parfois un peu pénible à lire et pas toujours accessible à un lecteur privé du grec.