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Les auteurs anciens ont proposé deux étymologies du mot religio. Le débat est bien connu. D’un côté, Cicéron fait dépendre religio du verbe relegere (Nat. D., II, 28, 72)[1], tandis que Lactance tire son origine du verbe religare (Diu. Inst., IV, 28, 2-3)[2], tout comme le fait Servius quelques années plus tard. La linguistique moderne a évalué ces deux propositions et a déclaré Cicéron vainqueur sans équivoque[3]. De son côté, Augustin intrigue les chercheurs modernes puisqu’il utilise de façon très consciente les deux étymologies[4]. Dans son traité De uer. rel. écrit en 390, Augustin choisit de se servir de l’étymologie proposée par Lactance. Plus tard, entre 413 et 427, lorsqu’il écrit son grand ouvrage apologétique, le De ciu. D., l’évêque d’Hippone choisit plutôt de se tourner vers l’étymologie que propose l’Arpinate. À la fin de sa vie, lorsqu’il écrit ses Retract., il mentionne à propos de son ouvrage de 390 qu’il connaît l’autre étymologie[5] :

De même, j’ai dit en un autre passage : « Tendons à Dieu et relions nos âmes à lui seul — ce qui est, dit-on, le sens originel du mot religion — abstenons-nous de toute superstition ». L’explication que j’ai donnée ici de l’origine du mot religion est celle qui me plaît davantage. Car je n’ignore pas qu’une autre origine de ce mot a été proposée par les auteurs latins […][6].

Il ne s’agit donc pas d’une situation où il aurait appris tardivement la « vraie » étymologie. L’emploi de l’une ou de l’autre dépend plutôt d’un choix personnel.

Replacée dans le contexte d’utilisation de l’étymologie dans les textes anciens, l’ambivalence d’Augustin n’a pourtant rien d’étonnant. Le problème surgit lorsque l’on tente de comprendre ces étymologies à l’aide de critères qui proviennent de la linguistique moderne[7]. Or, les raisons qui poussent les auteurs anciens à recourir à l’argument étymologique sont non seulement variées, mais différentes de celles utilisées par la science du langage. En analysant les étymologies à l’aune de la linguistique moderne, que ce soit chez Cicéron, Lactance ou Augustin, on ne peut qu’aboutir à un constat très limité concernant ces passages, à savoir que Cicéron a raison, que Lactance a tort et qu’Augustin est ambivalent. Afin d’y voir clair, il convient d’abord de formuler quelques remarques au sujet de l’analyse des étymologies par les modernes et par les anciens.

Les travaux modernes ont sans contredit apporté un éclairage nécessaire au sujet de l’étymologie et du sens de religio. On pense naturellement aux travaux d’Huguette Fugier et d’Émile Benveniste qui précisent le sens de religio par « faire en retenant », d’où l’idée de scrupule. Le sens tiré de cette étymologie ne pose aucun problème puisqu’il concorde tout à fait avec des témoignages de la littérature latine, dont celui de Térence dans lequel Chrémès dit (Andria, 940, BT, 45) : « Mais il me reste encore un scrupule, qui me rend mal à l’aise[8] » ; ce à quoi Pamphile s’empresse de répondre (ibid.) : « Tu es digne avec ta religion, c’est odieux ! Tu cherches des difficultés où il n’y en a pas[9] ». Le fait que Pamphile reprenne le scrupulus de Chrémès, en utilisant religio comme synonyme, montre bien l’association que faisaient les Anciens entre les deux termes[10].

Or, force est d’admettre que ces travaux, aussi utiles soient-ils, apportent bien peu d’indices pour comprendre l’ambivalence d’Augustin. En effet, par l’étude de l’étymologie, les linguistes sont à la recherche du sens originel du mot. Augustin de son côté, emploie une autre étymologie et, à la lecture des extraits, on découvre aisément que le sens donné à religio s’éloigne du sens ancien de scrupule. Tenter de comprendre la pensée d’Augustin à l’aune de la linguistique moderne ne peut qu’aboutir à souligner, d’une part, son erreur en ce qui concerne l’étymologie et, d’autre part, son éloignement du sens originel supposé. Mais qu’en est-il vraiment de la pensée d’Augustin ? Quelle est sa conception de la religion ? Pourquoi utilise-t-il deux étymologies ?

Avant de répondre à ces questions, il faut revenir à la conception antique de l’étymologie. On découvre ainsi que l’étude de l’étymologie s’approche d’un travail que l’on pourrait qualifier de scientifique. Nul besoin de remonter jusqu’à la pensée des Grecs à ce sujet, car deux raisons permettent de se limiter à la théorie latine. Tout d’abord parce que l’on trouve chez Quintilien et Varron suffisamment d’indices et de matière pour expliquer la pensée d’Augustin sans avoir à se tourner vers celle de Platon[11]. On sait par ailleurs l’influence exercée par le stoïcisme sur la pensée d’Augustin, notamment par les ouvrages perdus de Varron, comme en témoignent certains éléments de dialectique comme la res et le signum dans son De doc. christ. et son De dialectica[12].

Chez les Latins, la recherche étymologique peut être une activité scientifique ayant pour but la connaissance, comme c’est le cas de l’ouvrage de Varron sur l’étymologie[13]. Mais pour les grammairiens, cette recherche de type scientifique sert souvent à trouver la forme exacte d’un mot et non pas le sens originel à la différence de la linguistique moderne[14]. La langue latine étant une langue flexionnelle, les grammairiens attachaient beaucoup d’importance à la forme d’origine afin de classer les mots sous les bons paradigmes. Les stoïciens en revanche utilisent l’étymologie afin de mieux comprendre le sens des mots ; l’étymologie sert de renfort à l’allégorie puisqu’elle sert à démontrer que les mythes disent autre chose[15]. Mais en dehors de ces emplois, le recours à l’étymologie peut également avoir un rôle argumentatif : « […] de l’étymologie d’un mot, on tire une conclusion, ou du moins, on invite à tirer une conclusion[16] ». Cet emploi de l’étymologie dans l’argumentation se trouve bien établi chez Cicéron, dans sa traduction des Topiques d’Aristote, mais également au livre V de l’ouvrage de Quintilien. Bien que l’analyse scientifique de l’étymologie existe dans le monde romain, l’utilisation de l’étymologie chez les auteurs joue plutôt un rôle argumentatif [17].

Dans ce qui suit, conformément aux règles de la rhétorique ancienne, on considérera non seulement l’argumentation mise de l’avant dans les textes, mais également les destinataires de ces textes. D’emblée, on peut dire qu’Augustin utilise l’étymologie liée à religere lorsqu’il s’adresse aux non-chrétiens et réserve l’emploi de religare aux controverses avec les manichéens.

I. L’emploi de ReligereDe ciuitate dei

L’utilisation de l’étymologie cicéronienne de religio chez Augustin intervient au dixième livre de son grand ouvrage apologétique, le De ciu. D. Mais avant d’analyser ce passage, il convient de comprendre le passage de Cicéron qui est sûrement connu d’Augustin. Le grand orateur romain introduit cette étymologie dans un débat entre les diverses écoles philosophiques au sujet de la nature divine.

Cicéron présente plusieurs termes qui, tout comme religio, sont des dérivés ou des composés de legere. Les Anciens nommaient ce procédé deriuatio[18] :

En effet, ceux qui pendant des journées entières, faisaient des prières et des sacrifices pour que leurs enfants leur survivent (superstites), ont été appelés superstitieux (superstitiosi) et le mot a pris ensuite une signification plus large. Mais ceux qui examinaient avec soin tout ce qui se rapporte au culte des dieux et, pour ainsi dire, le passaient en revue (relegere) ont été appelés religieux (religiosi), du verbe relegere, tout comme élégants vient du verbe choisir (eligere), diligents du verbe diligere (prendre soin), intelligents de intellegere (comprendre)[19].

Dans cet extrait, c’est Quintus Lucilius Balbus le philosophe stoïcien qui répond à l’exposé de l’épicurien Caius Velléius : on note dès lors que l’étymologie est proposée par un stoïcien pour répondre à un épicurien[20]. Même si la deriuatio est employée, on ne doit pas perdre de vue qu’il s’agit d’un exposé argumentatif et non d’une présentation à la manière d’un grammairien. Le fait que le stoïcien emploie la deriuatio ne signifie aucunement qu’il fait une étymologie de type scientifique ; cela donne bien entendu beaucoup de force à son argument, mais dans ce genre d’échange hautement rhétorique, le rôle de l’étymologie invite plutôt à tirer des conclusions. On peut noter d’emblée que Balbus rattache le mot religio au verbe relegere qui est un composé de legere sans pour autant le nommer. Le fait qu’il ne nomme pas le mot primaire d’où tous les autres tirent leur origine suggère également qu’il ne présente pas une étymologie de manière scientifique : on a presque l’impression qu’il s’agit d’un enthymème dont on a retiré l’une des prémisses. De plus, pour faire sa démonstration, Balbus pouvait puiser dans un répertoire abondant de verbes composés à partir de legere (allegere, colligere, deligere, eligere, intellegere, interlegere, neglegere, praelegere, perlegere, sublegere, seligere). Or, il choisit seulement trois d’entre eux (diligere, eligere et intellegere). Comme il s’agit d’un exposé visant à persuader, il y a fort à parier qu’il choisit des verbes en raison de la force qu’ils apportent à son argumentation.

Dans le Nat. D., l’exposé de Balbus se situe après celui de l’épicurien Velléius et répond aux arguments proposés par ce dernier. La première partie de l’exposé de Velléius souligne que les dieux sont inactifs et que, contrairement à ce que Platon indique, Dieu ne serait pas l’ouvrier du monde ; la pronoia des stoïciens ne jouerait quant à elle aucun rôle dans le monde (I, 8, 18-I, 13, 35). Il propose ensuite une critique du déterminisme et du fatum stoïcien (I, 14, 36-I, 15, 41). À la fin de son exposé, il mentionne que Chrysippe rassemble une foule de dieux inconnus que l’on ne peut même pas se représenter par l’intelligence, que le pouvoir divin réside dans la raison (I, 15, 39). Par la suite, il montre que l’utilisation de l’étymologie pour atteindre un sens allégorique constitue une méthode fautive. Selon lui, Chrysippe pense que Jupiter serait l’éther, que Neptune serait l’air qui circule à travers les mers et que Cérès serait la terre. Il termine sa présentation en indiquant que les stoïciens ont fait peser le joug d’un maître éternel que l’on doit craindre jour et nuit, car il observe tout et prévoit tout (I, 20, 54). Ultimement, l’épicurien Velléius se sert de la pensée qui veut que la crainte de dieux ne soit pas admissible : les épicuriens confondent « le culte rendu aux dieux par crainte (timor) et le culte rendu par piété (pietas)[21] ».

En réponse à cet exposé, Balbus le stoïcien montre que les dieux existent et qu’ils sont à l’oeuvre dans le monde (II, 2, 4-II, 4, 12). Par la suite, il montre que le monde ne s’est pas fait au hasard, mais qu’il possède une intelligence (II, 5, 13-II, 22, 58). Il justifie par la suite l’utilisation de l’étymologie pour accéder au sens allégorique tout en rejetant les étymologies qui produisent des fables : il propose une interprétation plus stoïcienne des dieux. Il ajoute que l’on « pourra comprendre (intellegere) et identifier la nature de la divinité[22] » que si l’on rejette ces fables avec mépris. Le passage sur l’étymologie de la religion vient tout de suite après cette distinction entre les « fables » qui mènent à la superstition et l’interprétation juste des stoïciens qui mène à la religion (II, 23, 59-II, 28, 71).

Dans l’étymologie proposée par Balbus, on remarque que l’emploi de diligere rappelle la première partie de son argument voulant que les dieux soient actifs dans le monde. Cet argument répond à celui de Velléius qui veut que les dieux soient au contraire inactifs. Il va sans dire que le choix de intellegere, en plus d’être un terme cher aux stoïciens, vient soutenir une grande partie de son développement qui s’étend du chapitre 5 au chapitre 28 (II, 5, 13-II, 28, 71). Dans ce passage, il montre que les stoïciens ont bien compris (intellegere) l’action de la pronoia dans le monde et la nature des dieux. Enfin, il n’est pas impossible que le terme eligere réponde à l’accusation de l’épicurien contre le déterminisme et le fatum stoïcien, car le choix et la liberté sont toujours opposés à ces notions.

On peut appliquer le même genre d’analyse au passage d’Augustin. Dans le livre X de son De ciu. D., il répond aux philosophes qu’il nomme platoniciens. Après avoir formulé quelques remarques sur l’emploi des mots grecs qui désignent le culte et la piété, il indique que les nuances sont peu importantes pourvu que toutes ces actions soient rendues au Dieu véritable. Il propose par la suite son étymologie :

Car il [Dieu] est lui-même la source de notre béatitude et le terme total de notre aspiration. En le choisissant (eligere) ou plutôt en le rechoisissant (religere) (car nous l’avions perdu par notre négligence [neglegere]), — et en le rechoisissant donc (religentes), d’où vient, dit-on, le mot de religion — nous tendons (tendere) vers lui par notre amour […][23].

Encore une fois, le lien entre legere, d’où on tire le sens religere, et les autres mots n’est pas clairement indiqué mais sous-entendu.

On voit dès lors qu’Augustin choisit deux termes pour accompagner religere, soit eligere et neglegere. Dans les livres I à IX, Augustin s’efforce de convaincre ses lecteurs que les chrétiens ne sont pas responsables du sac de Rome en 410[24]. Il montre que les dieux traditionnels n’ont pas été en mesure de protéger Rome et qu’ils ne sont pas non plus la cause de la grandeur de Rome. Il invite donc les Romains à constater l’inanité de leurs dieux et de leurs cultes et, par la suite, à se tourner vers la religion du Dieu véritable. Ce n’est donc pas par souci linguistique qu’Augustin utilise les verbes eligere et neglegere. Il veut souligner le fait que les Romains ont négligé (neglegere) le Dieu véritable et il les invite à choisir (eligere), ou plutôt à choisir de nouveau (religere).

II. Religare – La controverse avec les manichéens

Concernant l’emploi de religare dans le De uer. rel., I. Bochet montre qu’il existe des similitudes entre la pensée de Lactance et celle d’Augustin ; c’est notamment le cas pour le rapprochement entre philosophie et religion[25]. Lorsque l’on regarde de plus près les passages qui ont recours à une étymologie fondée sur religare, on remarque toutefois des différences marquées entre les deux penseurs. Ils décrivent en effet des expériences religieuses fort différentes.

Le passage de Lactance, dans lequel il s’oppose ouvertement à l’étymologie proposée par Cicéron, se trouve dans les Diu. inst., son grand ouvrage apologétique. Sans entrer dans le détail de ce livre, qui s’adresse principalement aux païens, il convient à tout le moins de noter la teneur du passage des Diu. inst. afin de montrer que la pensée de Lactance diverge de celle d’Augustin. Dans ce passage du quatrième livre, Lactance rappelle les liens de servitude[26] qui unissent le fidèle à son Dieu :

Puisqu’il en est ainsi que nous l’avons montré, il est évident qu’aucun autre espoir de vie n’est proposé à l’homme que de rejeter ses vaines activités et sa malheureuse erreur, pour connaître Dieu et devenir son serviteur ; que de renoncer à cette vie temporelle et de s’instruire des rudiments de la justice pour parvenir à la pratique de la vraie religion. En effet, si nous venons au monde, c’est à la condition que nous offrions au Dieu qui nous met au monde les justes marques de la soumission que nous lui devons, pour ne reconnaître que lui, et pour le suivre. C’est par ce lien de piété que nous sommes rattachés et reliés à Dieu. C’est de là que la religion a reçu son nom […][27] (traduction légèrement modifiée).

Dans ce passage, Lactance exhorte les non-chrétiens à connaître Dieu et à le servir. Il emploie trois termes qui sont intimement liés au monde de l’esclavage : uinculum[28], obsequium et le verbe seruire. Il utilise le lieu commun du serviteur que l’on trouve à quelques endroits dans les lettres du NT[29]. Il semble que le caractère métaphorique du passage n’ait pas encore été relevé. On remarque également que Lactance ne présente pas son étymologie de manière scientifique et la note simplement au passage (unde ipsa religio nomen accepit). Dans le reste du chapitre, il indique que l’étymologie de Cicéron est fausse et considère que la tension entre religio et superstitio est maladroite (ineptus). Même s’il exprime son désaccord avec l’Arpinate, sa réfutation ne concerne pas uniquement, ou même principalement, l’étymologie. Peu de choses dans ce passage indiquent qu’il fait un travail scientifique, il s’agit plutôt d’une utilisation argumentative de l’étymologie.

Les passages d’Augustin qui s’appuient sur le verbe religare se trouvent, à l’exception d’un seul, dans les textes de controverse avec les manichéens. Le seul texte qui n’est pas, à proprement parler, une réponse à la pensée manichéenne est le De quantitate animae. Il s’agit d’une réponse envoyée à Évode ; Augustin l’écrit à Rome vers l’année 388. Dans ce texte, Augustin répond à six questions que lui a posées Évode. On sait que ce dernier s’est efforcé de réfuter le manichéisme dans son traité De fide contra manicheos, mais le texte d’Augustin n’indique pas si son interlocuteur est aux prises avec le manichéisme à ce moment. Or, même s’il n’est pas tout à fait clair qu’il s’agit d’un traité contre les manichéens, on juge toutefois, avec M.-A. Vannier, que « dans cet ouvrage de jeunesse, Augustin […] entend seulement mettre en échec l’émanatisme manichéen[30] ». Cette question devient importante dans la définition de la religion, car pour être reliée à Dieu, l’âme doit d’abord être détachée de Lui.

Cette notion de séparation entre Dieu et les hommes intervient à la fin du traité lorsqu’Augustin propose un passage qui rappelle la pensée exprimée dans son De uer. rel. contre les manichéens : « […] la vraie religion est celle par laquelle l’âme s’attache à nouveau à Dieu par la réconciliation et s’unit à Lui, dont elle avait été comme arrachée par le péché[31] » (traduction légèrement modifiée). On remarque qu’Augustin ne souligne pas dans ce passage que religio proviendrait de religare. On n’a donc pas l’impression qu’il présente une étymologie, mais plutôt qu’il se sert du verbe religare pour donner de la force à son argument, comme un effet de style. Il ne s’agit donc pas d’une étymologie scientifique, mais plutôt de l’art de convaincre et de l’art d’écrire. On apprend également dans ce passage que c’est l’âme qui, par la réconciliation, s’attache à nouveau à Dieu. C’est un point très important, car c’est une grande différence avec le passage de Lactance.

On trouve l’explication étymologique d’Augustin dans son traité De uer. rel. Il écrit ce traité en 390, un peu avant d’être ordonné prêtre, afin de détourner un certain Romanien du manichéisme. Dans la première partie, Augustin présente l’histoire du salut et traite du problème du mal (11, 21-23). La seconde traite de l’ascension de l’âme vers Dieu (24, 46-54). On voit apparaître l’étymologie de religio dans la conclusion du traité (55, 107-155). Augustin explique à ce moment ce que la religion n’est pas ; il amorce ses phrases par Non sit nobis religio à dix reprises dans les chapitres 108 à 110. Lorsqu’il présente sa dernière proposition, qui montre que la religion ne peut être le culte des anges, Augustin introduit son étymologie. Il montre que les justes, tout comme les anges, doivent n’avoir que Dieu comme objet d’adoration. Vient ensuite l’étymologie :

Si les bons anges, ainsi que tous les saints ministres de Dieu, ressemblent [aux justes] et leur sont même supérieurs en bonté et en sainteté, pourquoi, à moins d’être superstitieux, craindre d’offenser l’un ou l’autre puisque, si avec leur aide nous tendons à Dieu seul pour relier nos âmes à Lui seul (et de là vient, croit-on, le mot religion) nous sommes exempts de toute superstition[32] ?

Tout comme le passage du De quantitate animae, on remarque que c’est l’âme qui est reliée à Dieu. De plus, après avoir énuméré plusieurs choses qui ne constituent pas des objets d’adoration, avec la formule Non sit nobis religio, il conclut son texte en commençant son dernier paragraphe avec la formule, cette fois-ci positive (De uer. rel. 55, 113), Religet ergo nos religio uni omnipotenti Deo.

On peut également comparer la pensée exprimée dans ces deux traités à celle du De utilitate credendi. Il rédige ce texte une à deux années après le De uer. rel. ; ces deux ouvrages forment en quelque sorte un diptyque. Il s’agit encore d’une réponse au manichéisme et Augustin s’adresse cette fois-ci à Honorat[33]. On trouve un passage qui relie encore une fois la religion à l’âme :

Personne n’en doute : celui qui se met en quête de la vraie religion, ou bien croit déjà à l’immortalité de son âme à qui doit profiter cette religion, ou bien désire y trouver précisément cette vérité. Toute religion est donc pour l’âme, car le corps, quelle que soit sa nature, ne donne ni souci ni inquiétude, surtout après la mort, à celui dont l’âme est entrée en possession de l’objet capable de la béatifier. Et la vraie religion, s’il en est une, est donc établie exclusivement ou surtout pour l’âme[34].

La pensée d’Augustin s’éloigne dès lors d’une définition qui serait axée principalement sur le culte. On peut même s’interroger à savoir si elle s’éloigne également d’une définition de religio dont le sens serait proche du mot pietas.

En plus d’accorder une place centrale à l’âme, plusieurs passages des controverses avec les manichéens montrent que la religion concerne la purification et le renouvellement de l’âme : « Puisqu’il en est ainsi, suppose, comme je l’ai dit, que maintenant, pour la première fois, nous cherchions à quelle religion confier la purification et la rénovation de nos âmes […][35] ». Dans sa querelle avec les manichéens, Augustin doit traiter à plusieurs reprises de ce thème relativement à la qualité de l’âme, à savoir si elle est parfaite ou si elle a besoin de se purifier. Cette préoccupation vient du fait que les manichéens, en faisant de l’âme une partie de Dieu[36], la rendent consubstantielle à Dieu. Ce désaccord se trouve bien entendu dans plusieurs traités contre les manichéens comme dans le De moribus ecclesiae catholicae[37] :

Si, au contraire, vous ne concédez pas que l’âme a ces défauts, l’Esprit n’est pas nécessaire pour conduire l’âme à la vérité, car elle n’est pas insensée ; l’âme n’est pas rénovée par la vraie religion, car elle n’a pas vieilli ; elle n’est pas perfectionnée par vos sceaux, car elle est parfaite ; Dieu ne lui porte pas secours, car elle n’a besoin de rien […][38].

Dans ce passage, Augustin reflète aux manichéens leur doctrine qui fait de l’âme une partie de Dieu et donc, consubstantielle à la divinité ; elle a pour nécessaire conséquence que l’âme de l’homme est parfaite et n’a pas besoin de renouvellement. Or, Augustin pense au contraire que l’âme de l’homme possède des défauts et a besoin, par la religion, de se renouveler et de se purifier afin de se relier à Dieu.

Contrairement au lien de servitude proposé par Lactance, Augustin opte plutôt pour une religion très intérieure, très spirituelle. À un homme consubstantiel à la divinité, Augustin oppose la séparation de l’homme avec Dieu en raison du péché. Il reproche régulièrement aux manichéens leur compréhension des choses divines par la raison seule[39] : pour lui, le fidèle n’atteint pas Dieu par la raison, mais par la religion qui vise le renouvellement de l’âme. Il propose que l’âme, écrasée par le péché, s’élève vers les réalités divines afin de ressembler à Dieu (De uer. rel., 19). Pour Augustin, la religion est dès lors un chemin où l’homme, séparé de son Dieu, entreprend un périple afin de « s’attacher à nouveau » (religare) à son créateur.

L’analyse de ces quelques passages, de Cicéron, de Lactance et d’Augustin, montre que ces auteurs ne font pas un travail scientifique, mais utilisent plutôt l’étymologie comme outil de persuasion. Même si la critique moderne a déclaré l’étymologie de Cicéron plus juste, cela n’empêche pas qu’il utilise l’étymologie comme preuve dans le discours de Balbus. Il en va de même d’Augustin, dans le De ciu. D., puisqu’il ne choisit pas l’étymologie cicéronienne par souci linguistique. Cela lui permet de lier religio à eligere (choisir) et neglegere (négliger) puisqu’il cherche précisément à souligner l’importance de ces deux thèmes lorsqu’il s’adresse aux Romains. En revanche, il choisit plutôt d’utiliser l’étymologie fondée sur religare (relier) lorsqu’il s’adresse aux manichéens. Cela lui permet de combattre l’émanatisme manichéen en définissant la religion par le fait de relier l’âme du fidèle à son Dieu.

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En conclusion, même si les grands travaux de linguistique du xxe siècle méritent amplement d’être lus, la linguistique moderne ne doit pas être le seul et unique outil heuristique pour accéder à une meilleure compréhension de la religion chez Augustin. D. Dubuisson signale en effet que l’étude de l’étymologie « a tendance à minimiser ou à annuler le rôle de l’histoire, de ses continuels modifications et infléchissements, en cherchant à préserver un lien essentiel (intemporel ?) entre l’acception actuelle, vivante, d’un mot et son hypothétique acception première élevée au rang de donnée fondatrice originelle[40] ». Or, la lecture de ces étymologies doit se faire au diapason avec la pensée antique. Comme les auteurs étudiés y recourraient dans des textes principalement argumentatifs, car Cicéron place son étymologie dans un débat entre les écoles philosophiques, Lactance dans un ouvrage apologétique qui s’adresse aux non-chrétiens et, enfin, Augustin dans des textes de controverses et d’apologie, il fait donc peu de doute que ces étymologies sont apportées comme preuve pour soutenir leur argumentation. On ne doit dès lors pas se laisser tromper par les efforts de ces auteurs pour nous convaincre de la véracité de leur étymologie. Si l’étymologie est une preuve, on doit s’intéresser davantage à ce qu’elle prouve, à l’argumentation qu’elle confirme. Même s’ils utilisent la même source pour le mot religio, les pensées de Lactance et d’Augustin diffèrent. Dans le cas de Lactance, on remarque que le lien en est un de servitude entre le fidèle et son Dieu. Chez Augustin, on voit que ce lien est beaucoup plus spirituel et intérieur, que ce lien relie l’âme du fidèle à son Dieu.