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Dans son « grand » petit livre L’expérience spirituelle et son langage, Dominique Salin propose une réflexion lucide, profonde et articulée sur les enjeux actuels de la théologie spirituelle, selon une perspective herméneutique et anthropologique. Si l’auteur tient compte des éléments historiques qui ont présidé à l’évolution du statut de la théologie spirituelle dans le christianisme, en particulier du divorce progressif entre théologie et spiritualité, c’est pour mettre en relief les impacts de l’interaction entre la crise du discours chrétien d’une part et la crise philosophique et anthropologique de l’époque moderne d’autre part. Salin propose finalement le langage mystique — et la théologie spirituelle — comme lieu de reconfiguration de l’humain et de l’expression de la foi chrétienne. Pour ce faire, l’auteur fait appel à un riche répertoire de textes mystiques en même temps qu’il renvoie à nombre de philosophes, psychanalystes et théologiens qui ont pu contribuer à la question.
Le livre se présente en quatre chapitres suivis d’une courte conclusion. Le premier chapitre propose une très brève histoire de la « spiritualité » dans le christianisme — en réalité, le mot « spiritualité » vient du xxe siècle. Après l’époque patristique où la théologie était relativement unifiée, le xive siècle voit apparaître une séparation, voire une division entre la théologie scolastique — plus théorique, développée entre autres dans les universités — et la théologie mystique — plus « éprouvée », plutôt développée dans les monastères. La tension entre ces discours culmine au xviie siècle avec la querelle sur le quiétisme et le discrédit jeté sur la mystique. C’est au moment du renouveau théologique du xxe siècle que renaît l’intérêt de l’Église pour une réflexion sur la vie spirituelle.
Dans le deuxième chapitre, après avoir fait remarquer le statut instable de la théologie spirituelle dans les facultés de théologie, Salin met en relief, à partir des écrits majeurs du xxe siècle dans le domaine, les impasses auxquelles le discours de la théologie spirituelle a été confronté : son « objet » est incertain de même que son statut parmi les sciences humaines. En contrepartie, le discours théologique privé du domaine spirituel perd contact avec la vie. En outre, l’évolution de la pensée a mené à la division de la théologie d’avec la philosophie (il devient alors possible de penser le monde — et la spiritualité — « sans Dieu »). D’autres crises ont affecté également la théologie en profondeur dans l’histoire : celle du nominalisme puis celle de l’ontologie. Mais c’est aujourd’hui du point de vue anthropologique que l’auteur situe le principal enjeu du statut du discours spirituel.
Le troisième chapitre approfondit cet enjeu anthropologique et rend compte de l’important tournant pris à l’époque qualifiée de mystique — les xvie et xviie siècles. Face à la modernité, Salin propose que le discours spirituel se radicalise, entre en crise, se marginalise, et se formalise (p. 60). Graduellement (imperceptiblement ?) la perspective proposée par les auteurs spirituels chrétiens passe d’une épistémologie ontologique à une perspective plus « située », sensible, circonscrite et reconnue dans l’action. « Le discours spirituel se situera de plus en plus sur le terrain de la psychologie, mais pour la contester au nom de la foi » (p. 71). Or cette « mise en représentation » atteint rapidement ses limites alors que le spirituel, ce qui transcende l’humain et son expérience du monde, échappe au discours et aux représentations. D’où peut-être cette fascination (illusoire ?) pour le miraculeux ou le sensationnel, le paranormal (p. 93).
Le déplacement proposé par Salin dans son quatrième chapitre n’est pas nouveau. De Certeau a déjà ouvert la voie qui permet d’envisager la mystique comme langage plutôt que de chercher les représentations de son « expérience ». L’expérience est langage. Travailler sur le « texte » d’une expérience, sur son récit, aborder la spiritualité comme langage convoque nécessairement à la démarche d’interprétation. Or, c’est dans la faille du langage, c’est dans sa défaillance, c’est « en creux » que la spiritualité ou la mystique cherche à exprimer l’inexprimable, en même temps que ce qu’elle cherche à dire renvoie aussi à un débordement, un excès. Et c’est du lieu de cet excès/défaillance que s’entend ce que les mystiques évoquent comme amour. Mais là encore, plutôt que de chercher à se représenter « ce qu’il en est du réel » de cet amour (p. 117), le langage mystique ouvre une brèche et appelle à un impossible ouvert. « L’amour mystique est renoncement à toute raison d’être » (p. 123).
Le texte est riche sans être lourd et j’y réfère déjà abondamment dans mes cours. Personnellement, j’ai trouvé sa lecture lumineuse. En effet, son écriture serrée et érudite, loin de « boucler » le discours, ne cesse de montrer aux lecteurs ce qui l’excède infiniment.