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Il suffit de penser à l’étymologie du mot « liturgie » pour placer celle-ci du côté de l’agir laborieux, de l’oeuvre politique, bref du travail. Le choix d’un tel terme pour parler de la ritualité religieuse en christianisme n’est sûrement pas innocent, précisément du point de vue de cette dichotomie tacite qui oppose l’action à la passion, le travail à la paresse, et qui nous conduit à situer toute action et tout comportement « inutiles » du côté de la paresse, c’est-à-dire, de l’inactivité insensée et improductive. En ce sens, la liturgie chrétienne semble être la victime de son propre poison parce que, dépourvue d’un contexte social de reconnaissance et d’appui, elle s’apparente aujourd’hui plus à un petit loisir des croyants qui résistent encore et moins à un travail public en faveur du bien commun de la polis. La liturgie pourrait ainsi être définie comme un « travail de paresseux », une occupation inutile, voire insensée[1]… pour les croyants eux-mêmes, placés devant les véritables enjeux de la « nouvelle évangélisation », du témoignage de vie, de la réédification de l’Église comme communion spirituelle après son échec comme institution religieuse. Les temps actuels semblent plutôt des temps pour « travailler à la vigne » que des temps à perdre avec des détails rituels irritants et compliqués. La contamination travailliste est d’une telle ampleur qu’il faut même profiter des moments de pause rituelle pour annoncer, expliquer, participer activement, construire la communauté, grandir et progresser dans la vie de foi. En même temps, il y a ceux en quête de spiritualité et de contemplation. Ils abandonneraient facilement leur propre corps pour ne sauver que l’esprit. Surtout, ils ne doivent pas être dérangés dans leur quiétude. Ainsi, la liturgie dérange autant les « activistes » dans leur désespoir pour maintenir la barque au milieu de la tempête que les « inactifs » qui laissent les premiers seuls à faire tout le service. Pour les premiers, la liturgie est une occupation qu’il faut mettre au service d’une oeuvre plus grande et surtout bien plus urgente et utile : elle est un travail, mais elle sert à très peu — en fait, en elle-même, elle ne sert à rien ; par conséquent, elle doit toujours se mettre au service de quelque chose d’utile[2]. Pour les seconds, la liturgie est une distraction, un service compliqué alors qu’une seule chose est véritablement nécessaire. On la tolère seulement en tant que cadre propice à la quête spirituelle[3]. Ils ont choisi la meilleure partie qui ne le leur sera pas enlevée. En tout ceci, le problème se trouve dans l’opposition qui ne permet pas de réconcilier le travail avec la paresse sans accorder à celle-ci tout de suite une finalité, voire une utilité. C’est ainsi que les loisirs[4] — qui sont souvent très laborieux et, comme la liturgie, bien inutiles — ont au moins la respectueuse fonction de rétablir les forces, de maintenir le bien-être, de recouvrer la santé et de contribuer à l’équilibre… dans le but de continuer à travailler. De même, la liturgie, « source et sommet de toute activité ecclésiale » (Sacrum Concilium 10), a l’importante fonction d’exprimer la foi et de relancer les chrétiens vers leurs tâches humaines. « À l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan — lit-on en Gaudium et Spes 43 — que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ». Voilà la fonction glorieuse de la liturgie, celle d’exprimer les valeurs religieuses en assumant les efforts humains dans une synthèse vitale.

Ceci dit, je peux énoncer ma thèse : « le travail de la paresse » implique la fin absolue de tout travail et non pas seulement une pause avant de reprendre les activités. Toutefois, il reste un « travail » et, donc, il représente aussi quelque chose à faire et non seulement à subir, quelque chose comme « le faire du non-faire » ou « le travail du non-travail ». C’est une thèse liturgique, car le rite n’est que cette oeuvre de désoeuvrement. Cependant, pour arriver à une telle compréhension du rite, on doit :

  • se débarrasser de toute dichotomie opposant travail, action, production, etc., à paresse, loisir, symbolisme, ritualité, fête ;

  • purifier la dialectique qui tend à intégrer la « contre-structure » rituelle dans la « structure » sociale ou, au moins, à la penser tacitement en fonction de la seconde.

Pour faire face à ces deux défis en liturgie, nous pouvons avoir recours à certaines perspectives développées par les études rituelles. Je pense notamment aux études de Victor Turner qui l’ont conduit du fonctionnalisme social dans lequel il avait été formé à l’élaboration d’une vision processuelle intégrant le rite au coeur des drames sociaux en tant que moment « contre-structurel » toujours en dialectique avec la « structure[5] ». Toutefois, il ne me semble pas que l’on puisse suivre un tel chemin sans quelque mise en garde, parce que l’on risque de concevoir encore la contre-structure rituelle en fonction de la structure sociale et, donc, de résoudre la dialectique ainsi générée à l’intérieur du paradigme du travail structurel, et cela contre le propos de Victor Turner lui-même, mais surtout contre la propre nature anti-structurelle du travail rituel. Selon Turner, s’il est vrai que la structure requiert la contre-structure, il l’est autant que celle-ci renvoie toujours à celle-là. D’où la possibilité de rester encore sous l’influence d’un fonctionnalisme caché, bien qu’un peu plus dynamique dans la mesure où le rite y a une place plus évidente. Peut-être la façon de faire face à cette impasse est-elle de la mettre à l’épreuve du rite comme « travail de paresse » et, donc, de prendre au sérieux son caractère contre-structurel de façon radicale. Qu’est-ce qui m’amène à cette hypothèse ?

Dans divers « éloges de la paresse » (Lafargue, Malevitch, Leclercq, Saint-Jacques, sans oublier le classique de Sénèque sur l’oisiveté), on pressent une dialectique très particulière entre la paresse et le travail, qui est aussi très semblable au rapport turnerien entre la contre-structure et la structure. Par exemple, dans les mots de Malevitch, « tout ce qu’il y a de vivant tend à la paresse. D’autre part, la paresse est l’aiguillon principal pour le travail, car c’est seulement par le travail qu’on peut l’atteindre […][6] ». « Toute la philosophie du travail consiste à libérer la paresse, mais tout le monde pense que le travail sert à atteindre une autre félicité. […]. Elle [la paresse] était aux origines mêmes, et par la malédiction du travail, elle doit restaurer son nouveau paradis[7] ». D’une part, d’un point de vue « structurel », le travail libère (de) la paresse, « mère de tous les vices », mais il est aussi le moyen d’atteindre une réalité d’ordre « contre-structurel », c’est-à-dire « une autre félicité[8] ». Le travail (= structure) a besoin de la paresse (= contre-structure) et vice-versa, dans une dialectique constante jusqu’à la restauration du paradis de paresse. On verra comment une dialectique pareille est présente aussi dans les propos de Lafargue. Pour le moment, cependant, il faut ajouter seulement que l’intuition fondamentale de Malevitch consiste dans une inversion radicale des rapports : non plus un travail libérant de la paresse, ni une paresse libérant du travail, mais la paresse comme la perfection de l’être humain, comme l’aspiration vers Dieu[9].

Le « travail de la paresse » est donc, me semble-t-il, une figure proprement théologique et, vraisemblablement, il est aussi l’aspect qui permet à la théologie d’entrer en dialogue avec les sciences humaines et sociales non seulement dans le but de voir les angles morts de l’action rituelle mais aussi de révéler les préjugés des sciences humaines dans leur affiliation presque religieuse à la sécularisation — non advenue, donc idéalisée — des sociétés et des êtres humains. Il faut, toutefois, procéder de façon ordonnée. Ainsi, (1) je commencerai par reprendre la réflexion de François Nault dans le but de retenir l’aspect qui, à mon avis, est fondamental : l’enquête d’une nouvelle modalité d’action. Je me tournerai tout de suite vers la liturgie chrétienne (2), notamment vers le paradoxe représenté par l’invitation quotidienne à entrer dans l’aujourd’hui du repos divin qui nourrit le travail rituel chrétien. Je pourrai ainsi reprendre la question de la liturgie comme travail (3) pour interroger autant la thèse selon laquelle la liturgie est le véritable paradigme du travail et du devoir modernes (Agamben) que (4) la perspective qui en fait le coeur du loisir et même de la culture (Pieper). Je reviendrai sur l’enjeu de la paresse (5) pour proposer une relecture rituelle, voire liminale, de la dialectique qui la relie à ce à quoi elle semble s’opposer : le travail. Mon propos est celui de radicaliser la notion de contre-structure et de liminalité. Au coeur de la dialectique qui unit et sépare la structure du prosaïque de la vie, la liminalité risque de se voir circonscrite à une fonction d’équilibre social et environnemental. Victor Turner, cependant, a eu l’intuition que la liminalité serait aussi l’expérience du permanent au sein de l’éphémère et, donc, le dépassement temporel de la temporalité, le travail dépassant tout travail ; quelque chose comme l’expérience répétée chaque jour de « l’aujourd’hui » du repos divin[10].

I. La divine paresse ou la quête d’une autre modalité d’action

Les propos de François Nault ont l’apparence de la récupération d’un message oublié, voire refoulé : le travail ne serait pas la seule vérité des textes évangéliques, lesquels nous annonceraient aussi… la paresse[11]. François Nault procède alors à une lecture audacieuse de certains textes évangéliques et aussi du Premier Testament, notamment les récits de la Genèse et de l’Exode. Au sujet des évangiles, il souligne comment le Christ n’aurait pas donné d’enseignements sur le travail[12], mais qu’il a plutôt recommandé « de vivre au jour le jour, sans s’inquiéter pour demain[13] », de chercher d’abord le Royaume et la justice de Dieu, un royaume imaginé par un roi paresseux, pour des paresseux[14]. Dans le même sens, le récit de la création n’est plus lu dans la perspective de la collaboration humaine avec l’oeuvre divine[15], mais plutôt à la lumière du divin et paresseux « faire à moitié » laissant à d’autres la tâche de l’achèvement. Alors, agir comme Dieu serait tout laisser incomplet ou, s’il faut faire encore quelque chose, s’appliquer à libérer des esclaves pour la paresse[16]. Dans ce sens, François Nault n’est pas loin de Malevitch ni de Lafargue. Comme l’artiste et comme le socialiste, notre théologien désire attirer l’attention vers les dangers de la maladie du travail ainsi que de prendre au sérieux l’idée que Dieu s’est reposé et se repose encore après n’avoir travaillé qu’un petit peu.

Ainsi, avec Lafargue et Malevitch, François Nault est en train de soulever des questionnements bien au-delà d’une relecture audacieuse des évangiles. En premier lieu, il remet en question le dogme du travail. « Idéalement, il ne faudrait pas travailler du tout[17] », affirme-t-il. De plus, à mon avis, il dénonce le désespoir actuel d’une Église adonnée à des affaires compliquées, comme Marthe (ou comme les disciples dans la barque et même comme Jésus insomniaque). Par contre, on ira à la vigne : « Librement. Souverainement. Par plaisir. Sans attente particulière, outre celle liée au fait d’oeuvrer à la vigne[18] ». Arrêtez — ordonne le Seigneur à ses laborieux servants, selon la relecture de notre théologien — pour entrer dans ma joie. Et François Nault de commenter : « j’aime croire que le maître de la parabole — comme Dieu lui-même — aime les paresseux, qu’il les préfère aux agités […]. À l’inverse, je m’inquiète beaucoup du sort des “serviteurs fidèles”[19] ». Le ton ironique disparaît quand François Nault explique finalement qu’il est question en fait d’« une certaine conception du témoignage », une conception qui suppose l’effacement du témoin au nom d’une autre conception où « le témoin s’engage totalement dans son témoignage[20] ».

À ce moment, l’intérêt n’est plus simplement dirigé vers la paresse, mais, plus radicalement, vers une autre modalité d’action et cela jusqu’à une métaphysique du témoignage. Il s’agit d’un agir comme l’agir divin. Or, Dieu crée ; il ne fait pas, et créer c’est faire la moitié du travail. « Dieu, en bon paresseux, bâcle un peu son travail. Il en fait la moitié, et nous laisse faire le reste[21] ». C’est commencer à faire et s’arrêter pour apprécier. Entre-temps, le faire, le pouvoir humain sur la création (sur l’animal) est limité : « Il s’agit donc pour l’homme de maîtriser l’animal sans le tuer. Il s’agit pour l’humain de maîtriser l’animal devant lui et en lui. Pour cela, il faut que le “faire humain” se règle sur l’agir de Dieu. Il faut que la maîtrise humaine ressemble à la maîtrise divine. Et quelle est la forme de la maîtrise divine[22] ? » — Le désoeuvrement, la contemplation comme achèvement de l’oeuvre et non pas comme moment disjoint, séparé, opposé. Ainsi : « Quand Jésus affirme que “son Père, jusqu’à présent, est à l’oeuvre” (Jn 5,17), pourrait-il nous inviter en fait à comprendre cette oeuvre comme un désoeuvrement, comme une cessation du faire[23] ? » Pour François Nault, il s’agit de l’interruption du faire au profit du croire. « Croire devient dès lors la modalité d’un faire, qui n’a plus rien à voir avec une oeuvre ou un travail[24]. » Croire est donc une modulation du parler, notamment de ce parler qui pose les choses dans la vérité d’un acte avec les propriétés inverses à celles du travail[25], tel que l’on peut confirmer en lisant au sujet de la conversation nocturne entre Jésus et Nicodème. « Celui qui se met à la suite de Jésus est celui qui croit. Or, celui qui croit n’est pas celui qui professe la foi, celui qui dit “je crois” ou “je suis avec toi” ou “tu es mon maître”. Celui qui croit (vraiment) est plutôt celui qui “fait la vérité”[26]. »

À la lumière de cet intérêt pour une autre modalité d’action qui n’a plus rien à voir avec un travail, le refoulement de la donnée rituelle attire beaucoup l’attention. Le rite, ne sera-t-il pas un faire de ce genre ? Un faire où le sujet perd le statut d’acteur précisément dans l’exacte mesure de sa participation active à la même action rituelle ? Dans le rite, le sujet ne s’engagera-t-il pas totalement dans une action qui demeure l’action d’un autre ? Ne sera-t-il pas, donc, oeuvre de désoeuvrement ? Inscrits dans la tradition prophétique, les textes évangéliques semblent plutôt dénoncer et refuser les rites. « C’est la miséricorde que je veux, non pas le sacrifice » (Mt 12,7). Toutefois, lorsque l’on considère le contexte, on rencontre un fond reliant quelque chose comme la paresse au temple et au culte : David et ses compagnons qui volent les pains du temple sont comparés aux prêtres du temple dans leurs activités pendant le Sabbat. Ne s’agira-t-il peut-être pas de sauver le Sabbat comme jour de véritable repos… du propre Sabbat comme loi pointilleuse et irritante[27] ? Or, à mon avis, ceci implique une vision radicale du caractère liminal de la ritualité, conçue comme « travail de la paresse ». Essayons, donc, de vérifier si la liturgie chrétienne nous offre quelque chose de ce genre.

II. Un repos en réserve

Une fois organisé, le cycle rituel de prière connu comme « office divin » ne se met en oeuvre qu’en réponse à un appel, à une invitation paradoxale. L’invitatoire de l’office est l’ouverture de l’ensemble de prières de toute la journée et, de ce fait, il peut être considéré comme un rite liminal. Si l’on prend au sérieux cet aspect dramaturgique d’une ouverture liminale de l’invitatoire, il donnera aussi une clé importante de compréhension de tout l’office.

Après Vatican II, on a renommé l’office comme « Liturgie des heures ». Un tel changement de dénomination n’est pas innocent. Il souligne de façon claire le souci de relier la prière à l’expérience du temps et, donc, de redécouvrir la dimension rituelle autant de la prière que du temps. En même temps, on s’éloigne de la notion de devoir suggérée par le mot office, un devoir qui, mal compris, non seulement oubliait précisément le lien entre la prière rituelle et l’expérience rituelle du temps, mais aussi qui retombait dans des incohérences presque ridicules, au nom de l’accomplissement du devoir. Dire l’office, c’est-à-dire lire toutes les prières de la journée un peu avant minuit et suivre un peu après avec les prières de la journée suivante de façon à satisfaire la loi et aussi à gagner deux journées libres[28], était la caricature la plus commune du devoir de prière et représentait deux incompréhensions en même temps : celle de la liturgie en tant que ritualité et celle de la ritualité en tant qu’agir réglé et, pourtant, moralement neutre. Vatican II a voulu remettre précisément ces deux aspects en valeur et, de façon très significative, il abandonne le paradigme de l’office.

Le nouveau paradigme est celui de l’expérience rituelle du temps. Dans le cas de la Liturgie des heures, une telle expérience est celle du petit cercle de la journée, organisé selon des oppositions temporelles (jour/nuit ; matin/après-midi) transformées en des « métaphores vives » qui ouvrent vers une multiplicité de significations, mais dont le trait principal est toujours l’opposition élémentaire, par exemple, entre la lumière et l’obscurité ou entre le travail et le repos. Un tel jeu d’oppositions est toujours mis en relation avec la foi et, par conséquent, le matin, temps du retour de la lumière, temps de l’éveil et de la reprise des activités est aussi le temps de la résurrection : s’éveiller et revenir à la vie active sont ainsi réunis dans une seule et même expérience par la reprise de la prière matinale chaque jour. La dimension christologique de la foi dépend moins des textes et de leur sémantique que du fait de jouer avec le temps[29]. Chaque heure de prière joue avec la foi christologique d’une façon spécifique, mais selon une même dynamique : celle annoncée et mise en oeuvre précisément par l’ouverture quotidienne du cycle de prières.

« On verra bien s’ils entreront dans mon repos », jure Dieu en colère (cf. He 4,3 ; Ps 94[95],11). L’Église, elle, invite au cycle de prière : Dominum, Deum nostrum — venite, adoremus. L’invitatoire doit se comprendre non seulement comme l’ouverture des offices journaliers (dimension fonctionnelle) et non seulement comme invitation à une attitude intérieure (dimension spirituelle), mais aussi et plus radicalement comme véritable appel à entrer dans le repos divin, c’est-à-dire à jouer, au sens de « mettre en scène », de « dramatiser » l’éternité dans le temps, le repos au coeur des affaires compliquées qui nous occupent (dimension liminale). Dans les chapitres 3 et 4 de la Lettre aux Hébreux, on nous explique, en effet, que Dieu « fixe de nouveau un jour, aujourd’hui » (He 4,7), pour l’entrée dans son repos — à condition, bien sûr, de ne pas s’endurcir le coeur et d’entendre sa voix. Et la Lettre d’expliquer : « Un repos sabbatique reste en réserve pour le Peuple de Dieu. Car celui qui est entré dans son repos s’est mis, lui aussi, à se reposer de son ouvrage, comme Dieu s’est reposé du sien. Empressons-nous donc d’entrer dans ce repos, afin que le même exemple d’indocilité n’entraîne plus personne dans la chute » (He 4,9).

« Empressons-nous d’entrer dans ce repos » ? Pouvons-nous imaginer un repos de pressés ? De toute façon, l’office répète chaque jour cette même exhortation et cela peut vouloir dire au moins deux choses : ou bien le culte chrétien est destiné à l’échec (s’il a été mis en oeuvre une fois pour toutes, dans les termes de la même Lettre aux Hébreux, ses reprises n’impliqueraient-elles pas que lui manque encore quelque chose ?) ou bien il représente effectivement une participation au repos de Dieu, une participation laborieuse à l’éternelle et sainte paresse. La première possibilité repose sur une façon déformée de penser la répétition. La reprise du même ne serait que l’apparaître du neuf. Alors, la répétition serait la négation de l’identité par une différence, voire la trahison de l’événement répété. Toutefois, prise au sérieux, la répétition est plutôt la confirmation de l’identité et, donc, toujours retour du même dans la différence, manifestation de l’unicité dans le devenir, possibilité de faire l’expérience du repos au coeur d’un travail ; bref, médiation[30]. En ce sens, la répétition est la confirmation temporelle de l’identité ainsi que de l’unicité. « Confirmation temporelle », c’est-à-dire confirmation exposée au devenir et ouverte à l’avenir. La répétition est confirmation de l’identité et de l’unicité en négociation avec la différence temporelle. De ce point de vue, seulement un ephapax peut véritablement être répété. Sans la répétition, il devrait être repris en tant qu’événement dans son identité et dans son unicité et cela implique que le premier essai avait échoué. La répétition, par contre, est la répétition et non pas un nouvel essai. Le fait est accompli, maintenant il ne peut qu’être répété, précisément parce qu’il est unique !

Celui-ci est un argument rituel. De la même façon que les nombreux temples et autels ne sont qu’un seul et même centre cosmique, ainsi les nombreuses actions rituelles sont toujours participation au même et seul ephapax. Sous cette lumière, laissez-moi ouvrir un peu plus vers la liminalité.

En lisant Dt 12, on peut se demander si le lieu du repos de Dieu est la terre, le temple ou plutôt « être dans la joie devant le Seigneur » (cf. Dt 12,12a). Cette dernière possibilité semble la seule réponse correcte du point de vue de la liminalité, laquelle peut se décrire aussi par les mots du psalmiste, « un jour dans tes parvis en vaut plus de mille » (cf. Ps 84[83],11). On essaie de décrire ici une expérience liminale qu’un autre psaume projette sur Dieu : « […] oui, mille ans, à tes yeux, sont comme hier, un jour qui s’en va, comme une heure de la nuit » (cf. Ps 90[89],4). L’auteur de la Deuxième Lettre de Pierre prend appui sur une expérience similaire quand il explique à ceux qui prétendent que les promesses de Dieu seraient en retard : Dieu fait preuve de patience parce que pour lui un jour est comme mille (2 P 3,8-9). Il peut, donc, maintenir ses promesses « en réserve », pour reprendre l’expression de la Lettre aux Hébreux. En effet, ou bien les affirmations de la Lettre aux Hébreux sur le repos en réserve découlent d’une expérience concrète de liminalité ou bien elles ne sont que des mots vains et vides.

Entrer ou ne pas entrer dans le repos est une question de foi : ceux qui sortirent d’Égypte n’y purent pas entrer à cause de leur incrédulité (He 3,19), mais « nous qui sommes venus à la foi, nous entrons dans le repos » (He 4,3), c’est-à-dire nous faisons déjà l’expérience d’être devant Dieu dans la joie. La foi n’est-elle pas la « manière de posséder déjà ce que l’on espère » (He 11,1) ? Ainsi, l’invitatoire qui ouvre le cycle de prière chaque jour et qui met en scène l’entrée dans le repos mis en réserve pour le peuple de Dieu n’est pas seulement une expression, une extériorisation de la foi, mais foi en action, l’expérience anticipée du repos divin. Il s’agit, donc, d’une expérience de liminalité et, peut-être, de la plus radicale expérience de liminalité possible, dans la mesure où il s’agit de l’expérience contre-structurelle par excellence, l’expérience d’une éternité de paresse et cela à travers le travail de la répétition cyclique et inutile. Avant d’approfondir cet aspect liminaire du rite en lien avec la paresse, il faut se confronter à deux perspectives : pour la première, la liturgie est le véritable modèle du devoir moderne, alors que, pour la seconde, la liturgie est au coeur de tout véritable loisir.

III. Le mystère de l’opérativité

Je viens de suggérer qu’à la suite du passage du paradigme de l’office à celui de l’expérience rituelle du temps, la liturgie chrétienne se comprend mieux en lien avec la bonne nouvelle de la sainte paresse qu’en rapport aux affaires compliquées des serviteurs fidèles et laborieux. J’ai aussi anticipé que cela s’explique en termes de liminalité, c’est-à-dire de pause rituelle. Or, une telle proposition se confronte directement aux thèses de Giorgio Agamben. Celui-ci s’est tourné vers la liturgie dans le souci de faire l’archéologie de notre modernité et, notamment, de son « ontologie du gouvernement » ainsi que de son « ontologie de l’effectualité ». La liturgie est de nature politique. D’où les hypothèses qui guident l’enquête d’Agamben : la liturgie représenterait le terrain d’un changement silencieux de l’ontologie par le biais de l’action politique. Ainsi, la liturgie est en mesure de donner réponse à une question inquiétante : pourquoi le pouvoir a-t-il besoin de la gloire[31] ? C’est-à-dire, pourquoi le pouvoir doit-il non seulement s’exercer, mais aussi se mettre en scène ? C’est que la liturgie est le lieu où la providence devient économie et, donc, le lieu où la Trinité immanente se transmute en Trinité économique. Ainsi, la théologie se transforme en économie, l’ontologie se brise et l’être s’éloigne de l’agir, le pouvoir se transmute en bureaucratie ministérielle à l’image des hiérarchies angéliques qui ne sont que la justification a posteriori des hiérarchies sacerdotales. Bref, la liturgie accouche de la possibilité de confondre gloire et glorification et, donc, de masquer la vacuité du centre de toute machine de pouvoir avec telle splendeur glorieuse. Le mysterium de la liturgie est celui du pouvoir et son ministerium se caractérise par l’effectualité. Il s’agit, en effet, de la participation à l’action d’un autre, une action divine, accomplie une fois pour toutes et, donc, efficace en dépit de la teneur éthique de l’agent humain. Cette fracture au coeur de l’ontologie qui sépare l’être de l’agir pour les rendre indistincts donne place à une éthique du devoir qui remplace l’éthique de la vertu. Dorénavant, il faut non seulement obéir à la loi, mais aussi agir comme si l’on était les législateurs. Il s’agit, donc, d’une ontologie du commandement qui n’est que la marque de la théologie de l’office, de l’opus Dei.

Dans l’impossibilité de faire une critique exhaustive des thèses de Giorgio Agamben, je m’attarde ici sur un seul aspect. Selon Agamben, la liturgie chrétienne est un lieu paradoxal. Elle est à l’origine de transformations importantes dans le domaine de l’ontologie, de l’éthique et de la politique parce qu’elle est le lieu de la crise de la propre idée chrétienne de liturgie : « […] elle se voue à répéter un acte qu’on ne peut pas répéter[32] ». À partir de là, la liturgie a commencé à se spécialiser et à définir ses titulaires en tant qu’agents particuliers, une liturgie qui est à la fois le semel d’un sacrement efficace et mise en scène quotidie par les ministres et fidèles, bref opus operatum et opus operantis. « De cette manière, le lien entre le sujet et son action se défait : ce qui compte, ce n’est plus l’intention droite de l’agent, mais seulement la fonction de l’action en tant qu’opus Dei[33]. » Cette conséquence sur l’éthique est reliée aussi à une transformation ontologique majeure parce que si dans le ministère quotidien se manifeste le mystère définitif du Christ, alors celui-ci est devenu liturgie. Sur le plan ontologique, par conséquent, l’être est devenu effectualité. De même que, dans la liturgie, l’oeuvre du salut se fait effectivement présente, ainsi « dans l’effectualité, l’être est inséparable de ses effets[34] ». Le transfert sur le plan politique se donne autour de l’officium, redéfini à partir du concours d’une vision du ministère qui deviendra aussi la « cause instrumentale » des effets de son mystère (un « effet causal », donc ?). « Dans l’officium, ontologie et praxis deviennent indécidables : le sacerdoce doit être ce qu’il est et il est ce qu’il doit être[35]. »

Que penser alors de notre prêtre lisant le bréviaire à minuit dans le but d’épargner du temps ? — « Il est ce qu’il doit être » ; « il doit être ce qu’il est ». « La loi est contente. La piété reste dans l’inanition[36] », dirait Maurice Festugière, convaincu que la véritable piété chrétienne n’est que la liturgie. Dans notre exemple, le caractère indécidable de l’ontologie et de la praxis a donné lieu à une manière « caricaturale » et pourtant « valide » d’accomplir le devoir, sans que, sur le plan de l’être, on ne tombe dans « l’hypocrisie ». Ce qui est intéressant dans cet exemple, aussi par rapport aux propositions d’Agamben, c’est que le renouveau de la liturgie en tant qu’expérience rituelle avec l’expérience temporelle peut reconduire l’officium au domaine des vertus et, donc, de la sagesse en situation. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Très simplement, d’une part, que les ministres ne se trouvent pas toujours en état de prendre part à la prière communautaire, et, d’autre part, que les communautés n’ont pas toutes les mêmes possibilités de mettre en oeuvre le cycle rituel de prière. Alors, accomplir le devoir et redonner de la vie à la piété à travers la liturgie est autant question d’un savoir-faire réconcilié avec le sens commun et la réalité que de répudier l’artificialité des manoeuvres cléricales pour satisfaire la loi. L’office divin s’est structuré au sein des petits ateliers de vie chrétienne que sont les monastères. Il est le fruit de la rencontre de plusieurs sortes de liminalité — une liminalité spatiale (le monastère) et une liminalité temporelle (l’organisation de la journée) — enveloppées par la liminalité de la foi en interaction avec une communauté liminale. On a vu s’établir alors un christianisme à deux vitesses, parce que les communautés monastiques étaient liminales en premier lieu par rapport à d’autres réalités structurelles chrétiennes. Aujourd’hui, peut-être pour la première fois, nous avons la possibilité de travailler la liminalité de la foi par rapport à des réalités structurelles non chrétiennes. Dans ce contexte, le danger du repli ad intra et, donc, d’arrêter la dialectique du dialogue et de l’ouverture ad extra est évident. La seule manière de répondre à ce défi est celle de redécouvrir dans la pratique la signification concrète de la liturgie comme « source et sommet de toute activité ecclésiale » (SC 10). La raison est simple : parce que faire l’expérience de la liturgie comme source et comme sommet de l’existence chrétienne, c’est accepter d’y participer activement en tant que « liminalité », « communitas », « contre-structure », selon la signification de ces mots chez Victor Turner :

  • en tant que « liminalité », c’est-à-dire, en tant qu’expérience circonscrite, séparée plus par l’investissement esthétique et symbolique que par la construction de murs institutionnels ;

  • en tant que « communitas », donc, en tant qu’expérience communautaire du propre dépassement symbolique ;

  • en tant que « contre-structure » aussi, parce que le jeu dialectique avec les différences (le « non-liturgique » et le « non-chrétien ») ne peut qu’être constitutif d’une identité ouverte.

Dans la situation actuelle, la dimension « contre-structurelle » de la foi est l’un des aspects fondamentaux à saisir dans la pratique, ce qui exige sa radicalisation — autant dans le sens de sa propre nature liminale que dans le sens de la dialectique avec les réalités structurelles. L’invitatoire qui ouvre le cycle de prière quotidien concentre en lui tout ce potentiel : il crée de la liminalité dans la mesure où il recoupe et refaçonne les temps ; il nourrit la communitas parce qu’il exige un comportement rituel qui se concentre sur les liens ; il est, donc, contre-structurel, car il oppose à l’intérieur de la prière elle-même le travail au repos, l’inquiétude à la tranquillité : il invite à se reposer des affaires compliquées et à choisir la meilleure part, c’est-à-dire à relativiser toute activité au nom de la seule chose nécessaire. Il ne s’agit donc pas d’une pause avant de reprendre les travaux, mais, au contraire, de la manière rituelle d’entrer déjà dans le repos de Dieu, d’être déjà devant Dieu occupés seulement avec le « travail de la paresse », un travail qui ressemble plutôt à un jeu. En ce sens, il très intéressant de confronter l’archéologie liturgique du devoir moderne de Giorgio Agamben à son enquête sur les mécanismes de production de l’histoire[37]. Agamben s’intéresse ici de la façon dont le rite et le jeu respectivement produisent de l’histoire. Le rite se caractérise par la tendance à produire de la synchronie, alors que le jeu produit plutôt de la diachronie. Il est facile de comprendre : le rite préserve la continuité du vécu (Lévi-Strauss). De son côté, le jeu a souvent recours à la miniaturisation : le jouet n’est qu’un artefact miniaturisé, retiré de sa sphère spécifique, religieuse ou autre, et dont le trait principal est la conservation de la temporalité de son modèle. Le rite structure le calendrier, alors que le jeu a la capacité de le détruire. L’important à retenir est que, bien que procédant à l’inverse l’un de l’autre, rite et jeu forment un seul système binaire dont le fonctionnement dépend de leur corrélation : « […] ce qui résulte en fin de compte du jeu de ces deux tendances (ce que produit le système, autrement dit la société humaine) est dans les deux cas un écart différentiel entre diachronie et synchronie : de l’histoire, c’est-à-dire du temps humain[38] ». L’histoire a même pour objet cette opposition. Les sociétés humaines — qu’elles soient « froides » (à histoire stationnaire) ou « chaudes » (ouvertes à l’avenir) — semblent s’adonner, par un biais ou par l’autre, au projet de l’abolition de l’histoire. Dans les sociétés « froides », le rite se développe aux dépens du jeu, mais, dans les sociétés « chaudes », c’est le jeu qui prend la relève. L’opposition est surtout qualitative, car les rites montrent la tendance à devenir des jeux de même que les jeux deviennent souvent des rites. Ainsi, à la limite, là où le rite absorberait le jeu, s’installerait le présent éternel, et là où le jeu absorberait le rite, régnerait la diachronie absolue et infernale. D’une façon ou de l’autre, on aurait détruit le temps. Alors, pourquoi ce projet de l’abolition de l’histoire reste-t-il un projet impossible ? Très simplement parce qu’autant dans le rite que dans le jeu demeure toujours un résidu impossible à éliminer : la transformation rituelle de la diachronie en synchronie laisse nécessairement un résidu diachronique et le système qui doit produire de la synchronie finit par produire aussi de la diachronie. Ici, la donnée intéressante se trouve dans la perception de la nécessité de ces résidus pour le bon fonctionnement du système : la transmutation des signifiants diachroniques et des signifiants synchroniques et vice-versa est comme un « dispositif de sécurité[39] » qui nous attache à l’histoire. Et Agamben de commenter :

On peut douter que soit saine une culture assez obsédée par les signifiants de son propre passé pour les exorciser sans cesse, pour les maintenir indéfiniment en vie sous forme de « fantômes », plutôt que de les ensevelir ; et assez terrorisée par les signifiants instables du présent pour ne voir en eux que des fauteurs de désordre et de subversion[40].

Agamben conclut que « le système binaire s’est grippé[41] ». On le sait très bien. Nos sociétés sont en train de devenir des « pays des jouets » où non seulement les rites deviennent des jeux, mais aussi où les jeux sont travail et donc machines à profits. De plus, devenus des jeux, c’est-à-dire vidés de leurs mythes correspondants, les rites s’exposent aujourd’hui à ces deux tendances contradictoires : d’une part, on désire les garder comme des signifiants du passé, comme des « fantômes » ; d’autre part, on aimerait que leur capacité pour signifier le présent serait plutôt « stable ». D’où les difficultés autour de la liminalité des rites.

La référence à ce double dispositif de sécurité qui nous relie à l’histoire par la transmutation des rites en jeux et de ceux-ci en rites a un double intérêt : d’une part, on met ainsi en lumière l’aspect oublié par Agamben dans sa généalogie liturgique de la modernité et du devoir, à savoir : la capacité du rite à créer de la synchronie, naturellement à travers la répétition. D’autre part, le fonctionnement binaire du système va à la rencontre des perspectives de Turner sur le flux social dont l’équilibre se donne aussi par la relation entre la liminalité de la « contre-structure » rituelle et l’ordre établi de la « structure » hégémonique. Toutefois, avant de poursuive en ce sens et lorsque le rapport avec le jeu est apparu sur notre chemin, il faut encore soulever la question suivante : la liturgie gardera-t-elle le secret du véritable loisir ?

IV. L’âme du loisir

Deux idées de Josef Pieper sur le rapport loisir-paresse méritent maintenant notre attention. La première est que, du point de vue du travail utilitaire et fonctionnel, le « loisir » (Leisure) n’est que « paresse » : « another word for laziness, idleness and sloth[42] ». La seconde est qu’une telle réduction du loisir à de la paresse se donne aussi à la suite de sa séparation du domaine de la liturgie[43].

Sans amour, le travail redevient ennuyant ; de même que la liturgie. Pour notre auteur, le contraire de l’acédie n’est pas le travail, mais l’amour[44]. D’ailleurs, la paresse, dans l’ancien sens du mot, est loin d’être synonyme de loisir ; elle est plutôt la condition intérieure qui rend le loisir impossible. La paresse est le contraire du loisir. Celui-ci n’est possible que quand l’être humain rencontre son propre être. Le loisir est « ouverture à la globalité[45] ». Il n’existe pas en fonction du travail, mais il est d’un ordre supérieur[46]. Là où l’on arrive à la contemplation du fondement invisible de la réalité, on met en oeuvre l’acte signifiant en lui-même, et la seule raison légitime pour un jour de congé et de loisir est cette forme de reconnaissance de ce qui a du sens en lui-même[47].

L’âme du loisir se retrouve dans la célébration, c’est-à-dire, dans la liturgie, laquelle est le coeur de toute fête authentique[48]. Ainsi comme ne peuvent pas exister de véritables fêtes en l’absence des dieux[49], ainsi le loisir authentique est toujours un temps réservé pour le culte, propriété divine. Une telle chose n’a pas lieu dans le monde du « travail total ». Ici, « on arrête le travail pour le bien du travail, et la fête est subordonnée au “travail”[50] ». La liturgie, par contre, est complètement inutile, « elle n’implique pas l’utilité, elle est en effet absolument antithétique à l’utilité[51] ». Ce gaspillage (Wastefulness) est sain, de même que le temps de fête.

Sans le bouleversement liminal, le travail s’empare de la réalité et tout se met à son service, même le loisir, la fête et le culte. Non seulement le rite se réduit à du jeu[52], mais aussi celui-ci perd son caractère ludique pour se réduire à une pause en vue du travail. C’est de ce point de vue que le loisir n’est que paresse, c’est-à-dire ennui qui empêche le véritable loisir dans l’amour. Selon Pieper, le rite doit rester rite, célébration, fête, liturgie en présence de Dieu. C’est cette présence qui la sépare du prosaïque de l’existence et qui fait d’elle une expérience du monde sous un autre aspect que celui de la vie du quotidien. Un autre aspect expérimenté dans un temps-espace de pur gaspillage, dépourvu de toute utilité. C’est en ce sens que la fête n’est qu’affirmation de la réalité. « Célébrer une fête signifie : vivre, dans une occasion spéciale et de façon exceptionnelle, l’acceptation universelle du monde comme totalité[53] ». Le rite liturgique consiste essentiellement dans la même affirmation qui se trouve au coeur de la fête : « […] toute liturgie est affirmation, non seulement de Dieu mais aussi du monde[54] ». Il s’agit, pour Pieper, de l’affirmation de l’essence du monde en tant que monde créé, une affirmation de l’ensemble de la réalité, dans la joie et l’amour. Cependant, la fête réalise ses possibilités par « l’enlèvement » des célébrants. « L’attrition constante de notre portion de substance vitale est suspendue par ce “moment” dans lequel la réalité de l’éternité est révélée. Les êtres humains sont balayés de l’ici et du maintenant vers la contemplation tout à fait tranquille du fondement de l’existence ; vers la félicité, comme dans l’absorption par des yeux bien-aimés[55]. » Au-delà de l’ici et du maintenant, la fête montre qu’il y a aussi « l’ailleurs » et le « jadis » et que l’existence véritablement humaine se donne dans les deux sphères de l’immanence et de la transcendance. « L’existence, telle que l’on la connaît, donc, ne touche pas simplement le domaine de l’éternité ; elle en est entièrement pénétrée[56]. » Ainsi, en réalisant ses possibilités[57], la fête non seulement interrompt la réalité, mais elle est aussi en mesure de la mettre en crise.

Pieper ne parle pas de liminalité, mais sa conception de la fête, du loisir et du rite qui en est le centre et, donc la réalité instituante, rejoint la liminalité de Turner précisément à travers la considération de la « synchronie » rituelle. Cet aspect, récupéré de Giorgio Agamben comme façon de comprendre le paradoxe d’un semel célébré quotidie dans la liturgie, est au coeur de l’expérience de liminalité. De plus, le fonctionnement binaire du système, c’est-à-dire, de toute société humaine en train de construire de l’histoire — en jouant avec le temps ou en ritualisant le devenir — rejoint aussi la dialectique constante qui relie les contre-structures liminales aux normes structurées et structurantes des sociétés humaines, traditionnelles ou avancées. En tout cela, je vois un accord qu’il faut bien saisir sans perdre les différents enjeux contextuels qui mobilisent les trois auteurs. Toutefois, la concordance autour de la puissance de créativité et de synchronie rituelles doit être soulignée. Deux aspects en particulier doivent être retenus des réflexions de Josef Pieper. En premier lieu, sa réaction au danger du « travail total » qui fonctionnalise et contamine le loisir, le rite et la fête jusqu’à leur transformation en travail. Ainsi, pour Pieper, le loisir, la fête et donc la liturgie sont le véritable antidote contre la maladie du travail en proportion directe avec l’expérience de contemplation du fondement de l’ensemble de la réalité sur lequel ils s’appuient[58]. L’autre aspect est aussi la réalité implicite du premier et correspond à la dégradation du loisir en paresse. La distinction est la suivante : le loisir est expérience du fondement de la réalité, affirmation du monde dans la joie et dans l’amour. Pour cette raison, il est toujours relié à la liturgie, c’est-à-dire à la fête pénétrée d’éternité (le rite qui produit de la synchronie). La paresse est le loisir sans contenu, l’anti-fête, le rite réduit à un simple jeu (le rite comme modalité d’action sans plus ou, dans les termes d’Agamben, le rite absorbé par la diachronie). Autrement dit, il y a une paresse « pleine » qui est à l’oeuvre dans la synchronie rituelle et dans la liminalité, et une paresse « vide », celle de ceux qui s’ennuient de rien faire, sans rien faire sinon s’ennuyer. Celle-ci amène au désespoir. Celle-là pourra-t-elle conduire à la joie ?

V. Paresse et liminalité rituelle

Prenons l’éloge de la paresse de Lafargue. Son argument est le suivant : la classe ouvrière s’est laissée aliéner ainsi que contaminer par le dogme et le vice du travail[59] ; ce qui conduit à la pauvreté[60], voire l’esclavage[61]. Les uns travaillent ; les autres en bénéficient. Ainsi, la bourgeoisie, instiguée par la consommation capitaliste[62], s’adonne à la plus inutile et improductive paresse. « Donc, en se serrant le ventre, la classe ouvrière a développé outre mesure le ventre de la bourgeoisie condamnée à la surconsommation[63] ». Il faut, alors, cultiver la « vertu de la paresse » chez la classe ouvrière[64] ; celle-ci deviendra riche à la suite d’une telle « révolution » et pourra se venger de la bourgeoisie[65].

Avant de revenir sur un tel projet de « liminalité pure », retenons quelque aspect. Le travail en lui-même représente une aliénation, un esclavage, de même que la paresse de la bourgeoisie en est l’effet et le reflet pervers. Le travail a, donc, besoin d’un contrepoids, de la même façon que la paresse de la bourgeoisie nécessite une limite. Au « vice du travail », Lafargue oppose la « vertu de la paresse », dans le but de finir avec la pauvreté et, en même temps, de détruire la classe sociale qui la provoque, la bourgeoisie. D’un point de vue rituel, il est très intéressant de remarquer que la ritualité du travail est décrite en termes pareils aux rites de punition, surveillance et contrôle. « Ce n’est pas du travail, une tâche, c’est une torture, et on l’inflige à des enfants de six à huit ans[66]. » La machine travailliste fonctionne de façon cyclique et périodique : à des périodes de surtravail se succèdent des crises industrielles traînant après elles le chômage forcé et la misère[67]. À l’inverse de la synchronie rituelle et de la diachronie ludique, dans lesquelles on trouve des résidus de marque contraire, le travail est commandé par l’idéal de la diachronie absolue : le dieu progrès[68].

À la paresse improductive de la bourgeoisie correspond la paresse forcée du prolétariat. Pourquoi ne pas distribuer le travail uniformément sur toute l’année et réduire les heures de travail par journée ? — se demande Lafargue. « Assurés de leur part quotidienne de travail, les ouvriers ne se jalouseront plus, ne se battront plus pour s’arracher le travail des mains et le pain de la bouche ; alors, non épuisés de corps et d’esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse[69] ». En premier lieu, tous ceux que la bourgeoisie a dispensés de l’obligation du travail (soldats, magistrats, figaristes, proxénètes…) devront retourner s’y atteler. Avec la vertu de la paresse chez le prolétariat, commence « l’inversion liminale » de la société. Ensuite, des lois sévères empêcheront les travailleurs de retomber dans le vice du travail. Ils devront plutôt « violenter [leurs] goûts abstinents, et développer indéfiniment [leurs] capacités consommatrices[70] ». L’inversion liminale s’achèvera avec l’attribution de toute sorte de métier dégoûtant aux bourgeois, d’ailleurs en consonance avec leurs propres instincts. Ainsi, par exemple, « Lorgeril, Broglie, boucheraient les bouteilles de champagne, mais on les musellerait pour les empêcher de s’enivrer[71] ». De plus, les ouvriers et le peuple tireront dure et longue vengeance de tous les moralistes et hypocrites :

Aux jours de grandes réjouissances populaires, où, au lieu d’avaler de la poussière comme aux 15 août et aux 14 juillet du bourgeoisisme, les communistes et les collectivistes feront aller les flacons, trotter les jambons et voler les gobelets, les membres de l’Académie des sciences morales et politiques, les prêtres à la longue et courte robe de l’église économique, catholique, protestante, juive, positiviste et libre penseuse, les propagateurs du malthusianisme et de la morale chrétienne, altruiste, indépendante ou soumise, vêtus de jaune, tiendront la chandelle à s’en brûler les doigts et vivront en famine auprès des femmes galloises et des tables chargées de viandes, de fruits et de fleurs, et mourront de soif auprès des tonneaux débondés. Quatre fois l’an, au changement des saisons, ainsi que les chiens des rémouleurs, on les enfermera dans les grandes roues et pendant dix heures on les condamnera à moudre du vent. Les avocats et les légistes subiront la même peine.

En régime de paresse, pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours ; c’est de l’ouvrage tout tiré pour nos bourgeois législateurs. On les organisera par bandes courant les foires et les villages, donnant des représentations législatives. Les généraux, en bottes à l’écuyère, la poitrine chamarrée d’aiguillettes, de crachats, de croix de la Légion d’honneur, iront par les rues et les places, racolant les bonnes gens. Gambetta et Cassagnac, son compère, feront le boniment de la porte. […]. Dans la taraque [baraque ?], on débutera par la Farce électorale. […]. Puis commencera la grande pièce : Le Vol des biens de la nation. […][72].

En régime de paresse, c’est la fête, la joie, le théâtre, les banquets et les jeux, jusqu’à la folie. Il s’agit bel et bien d’une situation liminale reliée à une ritualité cyclique. « Aux jours de réjouissance populaire » et « aux changements de saison », non seulement les positions et les rôles sociaux s’y jouent de façon inversée, dans la plus grande agitation, mais aussi toute hiérarchisation est annulée. Plus intéressant encore : les spectacles et les pièces de théâtre mettront en scène, au coeur de cette liminalité périodique et contagieuse, le même « drame social » qu’une telle « contre-structure » se charge de critiquer et d’inverser[73]. « Alors, le tonnerre éclate, la terre s’ébranle et s’entrouvre, la Fatalité historique surgit […] et de sa large main elle renverse la France capitaliste, ahurie et suante de peur[74]. »

Jusqu’à maintenant, Victor Turner a accompagné notre réflexion en sourdine. Selon moi, il y a deux aspects à retenir pour bien saisir ses propositions. D’une part, il est un anthropologue « inquiet », toujours en train de revisiter et de dynamiser ses propres perspectives. D’autre part, ce qu’il cherche, c’est une anthropologie vivante, une anthropologie « processuelle », une « symbolique comparée », un rapport vivant de la façon dont des êtres humains concrets façonnent et sont façonnés par des rites, des symboles, des croyances, des expériences vives. « La liminalité est mieux regardée comme processus que comme état[75] », écrit-il avec sa femme Edith. La liminalité est le coeur d’un processus rituel, dialectique, transformateur et conservateur en même temps. Pour expliquer la liminalité, Turner a toujours fait référence au schéma tripartite de Van Gennep, ce qui est à l’origine de pas mal de confusions, parce que si Turner se réfère à Van Gennep, c’est pour rendre opérationnelle, voire processuelle, son intuition d’une période de réclusion, de marge, de liminalité soigneusement préparée par la séparation initiale et symboliquement sanctionnée par la réintégration finale. En amont de ceci, on trouve le « drame social » ; en aval, le « processus rituel », tous les deux reliés par la liminalité rituelle religieuse[76]. La liminalité apparaît pendant la troisième phase du drame social, celle du « redressement » et elle sera déterminante pour une résolution bien achevée, c’est-à-dire, la réintégration et la réconciliation. Le processus rituel se greffe au drame social à partir du moment où il faut avoir recours à des ressources qui dépassent le domaine de la politique et du juridique, pour entrer dans le domaine religieux. Ici, je ne peux que résumer, mais on voit bien comment la liminalité de Victor Turner implique une façon de mettre la ritualité au centre d’un contexte humain complexe et en mouvement. Au moins, dans les sociétés traditionnelles, là où le rite est encore une obligation. Mais qu’est-ce qui se passe dans nos sociétés modernes, après la révolution industrielle ?

Certains se sont maintenant habitués à voir des rites partout, sauf dans les temples et endroits religieux. Pas les rites religieux, naturellement, mais des constructions, des explorations et des mutations autour des identités individuelles. La recherche rituelle est en train de devenir le simple miroir des troubles d’identité des propres chercheurs. Victor Turner nous avait mis en garde, notamment avec la manière très nuancée dont il a élaboré la différence entre la liminalité religieuse stricto sensu et ce qu’il nomme les phénomènes « liminoïdes ». « Le “liminoïde” ressemble sans être identique au “liminal”[77] ». Dans nos sociétés, non seulement aucun garçon n’est obligé de se faire circoncire sous peine de ne pas être reconnu et intégré à la société comme un homme adulte et responsable, mais aussi personne n’est plus tenu de participer aux rites religieux, exactement de la même façon qu’il serait embarrassant d’imposer l’obligation à nos jeunes d’aller tous les samedis soir au cinéma. Certains aiment le cinéma ; d’autres iront plutôt à la messe, le dimanche matin. Le cinéma, le sport, le théâtre, un concert musical, aller au musée, peindre… les « liminoïdes », eux, ils se trouvent partout, mais aucun ne possède un caractère normatif, ni même la messe dominicale. Ils peuvent cohabiter ; non s’imposer. L’enjeu n’est pas relié à l’identité. Au contraire, Turner sait très bien que, dans les sociétés traditionnelles, l’identité des néophytes est refaçonnée à l’intérieur de la liminalité rituelle. L’enjeu du « liminoïde » se trouve dans la fragmentation provoquée par la révolution industrielle et qui est à l’origine de l’opposition travail-loisir. Dans les sociétés traditionnelles, il n’existe rien comme une division du travail ni comme des moments de loisir. Ici, le rite est travail, mais le travail rituel est plutôt un jeu. C’est dans nos sociétés que le loisir est un « non-travail », voire un « anti-travail ». « On travaille dans le liminal, on joue avec le liminoïde[78] ». D’une part, le rite religieux a perdu son caractère normatif de travail ludique (ou de jeu laborieux) auquel tous les membres du groupe, sans exception, doivent prendre part ; d’autre part, toute une panoplie d’activités artistiques, ludiques, sportives, spirituelles, intellectuelles s’est vue investie d’une puissance très particulière qui s’exprime dans la capacité de rassembler en communitas, dans la possibilité d’ouvrir à des expériences holistiques, dans le pouvoir de guérir intérieurement… Les drames sociaux sont remplacés par les drames de la construction de l’identité individuelle et les processus rituels sont remplacés par la quête de moments de spiritualité (voire, de l’expérience fournie par les résidus de liminalité présents encore dans les liminoïdes) sans aucun lien avec la tradition et l’institution religieuses. Ceci n’est pas du rite. Ceci n’est pas de la liminalité, mais seulement ses dérivés.

On dira que je me suis éloigné, apparemment beaucoup, de mon propos. Aucunement, car le régime de la paresse souhaité par Lafargue, sans laisser d’être le témoin d’une possibilité de ritualité liminale, en est aussi de la transformation des conditions humaines et sociales qui ont présidé à la fragmentation du rite et à l’irruption des liminoïdes. Un tel régime de la paresse est contre-structurel à l’égard de l’hégémonie rituelle et sociale (économique). Alors, il se réclame d’une situation d’ambiguïté et d’indistinction censée résoudre le drame social créé par l’idéal du travail et du progrès. De plus encore, le régime de cette paresse spectaculaire et bavarde est aussi le signe de la dégradation de la liminalité rituelle normative, autant sur le plan politique que religieux. Les deux jours festifs mentionnés par Lafargue sont précisément le 15 août et le 14 juillet. Le processus rituel liminal s’est grippé et il reste en panne. De ce point de vue, c’est-à-dire, du point de vue de l’opposition d’un rite liminal périodique et des liminoïdes émergents de substitution, la référence au 15 août donne certainement à penser. La dégradation du caractère liminal du rite coïncide avec la dégradation progressive des différents langages et symboles qui configurent le rite. Quand finalement on perçoit un tel phénomène, le rite est déjà disparu et il ne reste que son cadavre, lequel ne produit plus de la synchronie, de la liminalité ni de la communitas. Toutefois, il peut montrer encore des marques ou des possibilités de liminalité — il est devenu un liminoïde. Or, le 15 août est la fête de l’Assomption de Marie qui est une fête d’une grande portée liminale du point de vue de la paresse en tant que contre-structure radicale. Ce jour-là, en effet, on célèbre l’entrée de l’une de nous dans le repos de Dieu. « Majestueuse, la fille de roi est à l’intérieur en robe brochée d’or. Parée de mille couleurs, elle est menée vers le roi » (Ps 44[45],14-15). Venite adoremus regem regum cujus hodie ad aetherum mater virgo assumpta est caelum. Dans le régime de paresse de Lafargue, toutefois, le 15 août est plutôt le jour de l’ascension de la Fatalité historique qui renverse la France capitaliste, le jour de la revanche du prolétariat sur la bourgeoisie. Ceci est véritablement paradoxal, parce que le 15 août liturgique célèbre aussi le grand renversement de la force du bras de Dieu qui « jette les puissants à bas de leurs trônes » et qui « élève les humbles » (Lc 1,52). Magnificat anima mea Dominum. La fête de l’Assomption de Marie est la fête de la liminalité de l’Église. Si elle peut être remplacée par n’importe quel « liminoïde », c’est qu’elle n’est devenue qu’une date inscrite sur un calendrier et non plus une expérience bouleversante en mesure de révéler l’essence de l’Église dans le visage d’une humble servante endormie en Dieu. L’Assomption est la fête du témoignage du sommeil de Marie : elle fête son sommeil. Les deux traditions, celle de l’Orient et celle de l’Occident, trouvent dans la liminalité de cette fête la seule explication acceptable, et, surtout, la propre expérience de désoeuvrement ludique (voire liturgique) et de dépassement du travail sérieux (voire, les différentes activités ecclésiales). Autrement dit : l’expérience de la « source » dans l’expression du « sommet ». Toutefois, de cette liminalité, il ne reste que des marques qui peuvent facilement se confondre avec les résidus de diachronie du rite. Mais c’est tout ce que l’on a maintenant.

Conclusion

Prendre au sérieux le fait que la liminalité de la liturgie est devenue simple « liminoïde » est de la plus grande importance autant pour la théologie que pour les études rituelles en sciences humaines ainsi que pour leur relation d’interdisciplinarité. La théologie trouve ici autant un défi pratique qu’un défi théorique. Le défi pratique est le suivant : réduite à du liminoïde, la liturgie entre en concurrence avec d’autres liminoïdes (les arts, les sports, les loisirs). La seule façon de faire face à une telle concurrence est de travailler l’immanence du langage rituel en profondeur de façon à arriver à son propre dépassement linguistique de l’intérieur. Ce défi pratique rejoint et relance le défi soulevé par le Mouvement liturgique et la réforme de la liturgie de la participation active. Le défi théorique est le suivant : toutes les affirmations théologiques « sur » Dieu, sa grâce, son être, son action, ne sont que des traces, voire des transcriptions d’une expérience liminale « de » Dieu, de sa grâce, de son être, de son action. Alors, de discours sur Dieu, la théologie doit se convertir en discours de Dieu, un discours greffé à des expériences — toujours médiatisées par des paroles et des gestes liminaux — de dialogue et de rencontre avec Dieu.

Les sciences humaines, elles, ont tendance à être aveugles à l’égard de la liminalité précisément parce que celle-ci oblige à préciser ce que l’on entend par rite à partir des rites religieux et du processus rituel dans lequel ils apparaissent en relation avec la dimension structurelle de la vie sociale. Il appartient à la théologie de travailler la donnée, consciente du fait que la liminalité religieuse s’est dispersée et se trouve aujourd’hui plutôt chez les phénomènes « liminoïdes ». Autrement dit, la manière théologique de travailler la liminalité devra être celle de la récupération d’une « présupposition » dans le but de son « explicitation » ainsi que de sa « réintégration ».

Par exemple, l’ephapax en théologie semble exclure la répétition rituelle et celle-ci en études rituelles peut ignorer celui-là. Or, autant la tendance théologique de parler de l’ephapax sans le greffer sur la répétition que la tendance socio-anthropologique de se concentrer sur la répétition en dehors d’un horizon ou d’un événement, ont pour conséquence aussi bien l’incompréhension de l’ephapax (pourquoi doit-il être répété ?) que celle de la répétition (qu’est-ce que l’on répète sinon le même, l’unique ?). Ainsi, la théologie ne fait que réduire l’expérience de la singularité de la médiation christologique aux discours que l’on fait sur elle. Les sciences humaines, elles, tombent dans la plus grande contradiction : elles n’acceptent pas la possibilité d’un discours sur les référents rituels, attachées à l’hypothèse non vérifiée de l’erreur référentielle du rite. Celui-ci n’est qu’un mécanisme en train de produire ou de signaler quelque chose de caché qu’il faut trouver et déterminer précisément par la recherche socio-anthropologique. Cette même hypothèse de l’erreur référentielle donne appui aussi aux discours sur les significations socio-anthropologiques retrouvées, lesquelles échappent ainsi à toute vérification[79]. On n’a que substitué le mythe religieux par le mythe scientifique, sans questionner l’opération implicite qui permet un tel remplacement par l’opposition de la pratique des croyants à la théorie des chercheurs[80].

Sur le plan socio-anthropologique, la liminalité doit être envisagée plus comme processus que comme qualité, mais, sur le plan théologique, elle doit être recherchée aussi comme qualité. C’est cet ajout qui, non seulement complète le parcours méthodologique, mais aussi est en mesure d’en montrer la teneur théologique, précisément dans le sens de la transcription narrative et conceptuelle d’une expérience première de liminalité. Alors, la recherche processuelle en études rituelles et la recherche des qualités liminales en théologie peuvent et doivent interagir, parce que la contre-structure liminale n’entre en relation dialectique et dynamique avec la structure sociale que comme interruption ou pause. Autrement dit, la recherche de la liminalité comme processus répond au mouvement dialectique de la relation, alors que la recherche de la liminalité comme qualité répond à la nature interne des phénomènes contre-structurels. Or, en ce sens, si la structure présuppose l’agitation du travail, la contre-structure présuppose quelque chose comme « le droit à la paresse », dont la qualité la plus haute est sûrement la synchronie, c’est-à-dire, l’éternité du repos divin.

Épilogue : il faut travailler aux oeuvres de Dieu

Le refoulement de la liminalité liturgique vient à la lumière quand François Nault se confronte à l’affirmation de Jésus sur l’agir constant de Dieu (Jn 5,15). Sa position est correcte, mais il y a là un angle mort. Avoir la foi n’est pas une question de conviction idéologique, mais de faire la vérité, tel que l’on infère de la réponse de Jésus à Nicodème (Jn 3,21). Ainsi comme l’oeuvre du Père n’est que « désoeuvrement », ainsi la foi, le faire la vérité, ne consiste qu’à s’engager totalement dans le témoignage de telle façon qu’il soit impossible de détacher le sujet de son action. C’est correct, mais incomplet, parce que la réponse à l’énigme du travail divin est donnée plus loin dans le chapitre 6 de l’Évangile de Jean, quand Jésus explique à la foule : « Il faut vous mettre à l’oeuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle […] » (Jn 6,27). Alors, interrogé sur le travail aux oeuvres de Dieu, il répond : « […] l’oeuvre de Dieu c’est de croire en celui qu’Il a envoyé » (Jn 6,29). Et croire ici est manger la chair et boire le sang du Fils envoyé pour demeurer en lui et pour que lui demeure avec le croyant. Si l’on accepte que le rite est présupposé par le récit comme le « prétexte » du texte, alors la foi, faire la vérité est très concrètement le faire rituel, le faire qui assimile celui qui fait à ce qu’il fait, celui qui mange à ce qu’il mange.

Ainsi, celui qui croit, de même que celui qui mange du véritable pain descendu du ciel sans payer, sans travail et sans effort, celui-là a la vie éternelle (Jn 6,47 et 50.51.54.58).