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Les controverses opposant les dominicains et les jésuites après le concile de Trente renvoient l’image d’une scission qui se serait produite à ce moment au sein de la seconde scolastique. Leurs divergences sur la nature, la contribution et l’efficacité de la grâce, sur sa compatibilité avec le libre arbitre, ou sur les conséquences du péché, pourraient aisément être interprétées comme les indices d’une double tradition doctrinale qui prendrait naissance à cette occasion. C’est du moins ce que laissent supposer les deux interprétations de la prédestination données par Bañez et Molina à l’occasion de la controverse de auxiliis, plus avant développées par Lessius, Suarez et Bellarmin[1].

Existe-t-il cependant une réelle césure interprétative entre les deux ordres ? Peut-on réellement trouver une différence de traitement des données ou de raisonnement permettant de distinguer deux traditions de pensée ? Ce sont les questions auxquelles cet article entend apporter des éléments de réponse en comparant la doctrine de deux illustres représentants de ces ordres, Domingo de Soto et Luis de Molina, sur les questions cruciales de la nature et de la fonction du droit et du pouvoir politique. Soto est le premier à publier en 1553 un De Iustitia et Iure proposant une exposition systématique du droit et de la loi, et Molina est le premier jésuite à reprendre son projet, mais de façon encore plus détaillée et rigoureuse, publiant entre 1593 et 1609 un De Iustitia et Iure en cinq volumes. Autant dire que ces questions sont au centre de leurs oeuvres[2].

Notre étude s’inscrit dans la continuité des recherches actuelles procédant à une recontextualisation doctrinale pour mettre en lumière la singularité de pensée de l’auteur, son rapport à la tradition, et l’évolution des problématiques au regard des courants interprétatifs en présence et des événements historiques[3]. L’attention sera portée sur les décalages définitionnels, les associations avec d’autres notions ouvrant d’autres pistes de réflexion, ou les faibles inflexions qui, reprises par leurs successeurs, pourront introduire une réelle nouveauté conceptuelle.

La comparaison des doctrines du droit et du pouvoir de Soto et de Molina est à ce point de vue particulièrement intéressante parce que leurs contemporains ne les distinguent pas. Salas les réunit ainsi parmi ceux qui ont défendu la thèse d’un droit des gens entièrement positif [4]. Molina caractérise pourtant le droit humain, dont le droit des gens fait partie, comme étant introduit par la volonté humaine, alors que Soto le considère essentiellement comme un précepte rationnel. Ici est formulée une différence d’appréciation de ce qu’est le droit, qui augure de représentations non similaires de ce que peut le droit et de l’essence du pouvoir politique. Comme nous le verrons, loin d’être anecdotique, cette variation est le reflet d’enjeux qui prendront une forme plus affirmée chez leurs contemporains ultérieurs.

I. La théorie du droit et de l’État de Domingo de Soto

1. Typologie du droit

Comme François Connan et Diego de Covarubbias, Soto ne reprend pas la tripartition ulpienne du droit, mais en distingue seulement deux branches : le droit naturel et le droit humain positif, qui se compose du droit des gens et du droit civil[5]. À l’instar de ses deux contemporains, le droit des gens reste cependant pour lui étroitement lié au droit naturel.

Soto définit le droit naturel comme ce qui est parfaitement adéquat à la nature des choses et se proportionne exactement à un autre élément. Il est commun à tous les êtres vivants, et caractérise ce qui est uniquement, ou absolument (simpliciter) nécessaire. Il découle précisément de la nature des choses, comme l’union de l’homme et de la femme. Mais en reprenant la distinction faite par Thomas entre le droit absolument nécessaire et le droit nécessaire relativement à certaines circonstances, Soto lui reconnaît aussi un sens non absolu, lorsqu’il est conforme à une certaine fin et à certaines circonstances, comme lorsqu’il s’agit d’accorder un dominium[6]. Dans ce second sens, il ne regarde que les hommes, parce qu’il est nécessaire de savoir juger pour le fixer et que seule la raison le permet[7]. Soto l’identifie au droit des gens, qui est un droit propre aux hommes directement issu de l’exercice de la raison : « Le droit constitué par une semblable contribution de la raison est appelé le droit des gens, c’est-à-dire le droit que tous les peuples, en tant qu’ils sont rationnels, ont eux-mêmes constitué[8] ».

Bien qu’en lien avec le droit naturel du fait d’être engendré par la raison, le droit des gens doit cependant être considéré comme un droit positif parce qu’il est posé par la volonté et l’arbitre humains[9]. Il est façonné avec l’aide de la raison permettant de formaliser des règles générales contraignantes à partir de certaines conjonctures historiques et pour des fins déterminées. Contrairement au droit naturel simpliciter, en effet, il n’est pas simplement donné par la lumière naturelle, mais doit être élaboré par la raison, ce qui signifie qu’il est créé par la tenue d’un raisonnement aboutissant à une conclusion exprimée sous la forme d’une norme juridique[10]. C’est pourquoi les hommes n’ont pas besoin de se réunir en une assemblée pour établir le droit des gens ; le raisonnement naturel l’enseigne à chacun[11]. D’autre part, il gagne sa valeur contraignante par le consentement des peuples aux normes que la raison dégage de conjonctures particulières où il est besoin de règles pour guider l’action.

Le noeud de l’argumentation de Soto réside dans le pouvoir de la raison. Contre les luthériens, Soto affirme que les hommes peuvent observer les commandements de la loi, remplir leurs obligations et agir par leurs forces naturelles[12]. À la différence de Bañez, il considère que l’homme a la capacité de se mouvoir vers son bien sans aide supplémentaire de Dieu. « Car l’homme, en tant qu’animal rationnel, peut de cette manière faire toute action conforme à sa nature[13]. » Il a deux fins correspondant à sa double dimension temporelle et spirituelle. Ses vertus et facultés naturelles, soit tout ce qui regarde l’intellect, lui permettent d’accomplir sa fin temporelle[14]. Relativement à ce domaine, il peut connaître, vouloir et agir par sa nature propre en suivant la loi naturelle[15]. La volonté humaine est libre et lui permet d’agir conformément à la raison[16]. La seconde fin à l’inverse excède sa nature, et il a besoin de la grâce divine pour l’accomplir.

Les normes relatives au commerce entre les peuples répondent à l’utilité des peuples et sont dégagées par la raison. Elles ont en conséquence valeur contraignante pour tous les peuples. En effet, pour Soto, ces règles introduisent un ordre dans des situations anarchiques et, en tant qu’elles sont produites par la raison, elles peuvent être retrouvées par chaque homme exerçant son jugement, et gagnent ainsi un caractère obligatoire[17]. La « droite raison » a la faculté d’engendrer du droit positif à valeur contraignante. On notera que Soto donne une réponse anticipée à l’objection que les jésuites feront aux défenseurs de la double nature du droit des gens, à la fois volontaire et pourtant rationnel. Il ne faut en effet pas affirmer, dit-il, que ce sur quoi tous conviennent est nécessairement de droit naturel[18]. C’est en effet l’exercice du jugement qui dégage les normes du droit des gens, et elles requièrent en conséquence l’intervention de l’activité rationnelle pour être posées. Il existe donc un droit positif capable de contraindre tous les peuples parce qu’il est produit par la raison humaine.

Bien que positif, il ne doit cependant pas être confondu avec le droit civil, dont il se distingue par trois traits essentiels. En premier lieu, le droit civil n’est pas obtenu par voie de conclusion d’un principe naturel, mais par détermination d’un principe général[19]. Il découle de fait très médiatement du droit naturel. Deuxièmement, les hommes n’ont pas besoin de s’assembler en un même lieu pour déterminer le droit des gens puisqu’il est connaissable en soi par l’exercice de la raison, alors que le droit civil est déterminé par la volonté du prince. Il doit être posé après délibération et promulgué par l’autorité politique pour gagner force de droit[20]. Troisièmement, le droit des gens est commun à tous les peuples, alors que le droit civil est propre à la cité qui l’a institué[21].

Soto établit ainsi une claire distinction typologique entre les branches du droit. Le droit naturel stricto sensu découle nécessairement de la nature des choses. Il régule ce qui relève de l’ordre des choses. Le droit positif se distingue en droit des gens, qui découle de l’autorité de la raison humaine et prend en charge les secteurs partagés par les différents peuples, et en droit civil, qui est propre à une cité et établi par l’autorité du législateur[22]. Merio Scattola remarque avec raison que Soto ne distingue pas seulement les branches du droit en fonction de leur origine ou de leur mode de formation, mais aussi relativement à leurs domaines propres. « La première (le droit naturel) comprend tout ce qui relève de la préservation de la vie, la deuxième (le droit des gens) régule principalement ce qui est de l’ordre de la possession et du dominium sur les choses[23]. » En effet, Soto enrichit la doctrine du droit des gens réactualisée par Vitoria en en développant la dimension privée, posant ainsi les bases du droit international privé.

2. Les objets du droit des gens

Soto accorde une grande importance au dominium parce qu’il est selon lui à la source des règles du droit des gens. Soto a opéré la jonction entre potestas et ius que Vitoria considérait encore comme invalide[24]. Elle cristallise dans la notion de dominium, qu’il définit comme « le pouvoir ou le droit qu’une personne a sur une certaine chose, de sorte que, si l’on parle de la propriété d’une certaine chose, on dit que celui qui possède des biens, des maisons, des chevaux, et d’autres choses de ce genre, en a le dominium[25] ». Le dominium est donc le pouvoir (potestas), ou le droit (ius), de s’approprier des biens et de se voir reconnaître l’exclusivité de leur usage.

Soto est le premier à rapprocher la notion de dominium du droit des gens. Il considère qu’il en est à l’origine parce que la répartition des biens est consécutive au partage de la Terre entre les nombreux peuples, étant ainsi antérieure chronologiquement et ontologiquement à la formation des nations, et donc au droit civil. Dans la situation prélapsaire, tout était commun. Mais après le péché, Caïn a commencé par fonder une ville pour se protéger des dangers extérieurs, la progéniture de Noé s’est dispersée à travers les diverses régions et îles de la Terre, Abraham et Loth sont tombés d’accord pour aller chacun de leur côté, et les hommes ont convenu que les terres seraient partagées et appartiendraient au primo-arrivant par le droit des gens, c’est-à-dire par un agrément conforme à la raison au regard des circonstances[26]. Se distinguant de Vitoria, Soto considère d’autre part que les espaces publics des nations et ce qu’ils recèlent, sur et sous la terre, ne sont pas communs au genre humain, mais sont la propriété des citoyens de la république. Les étrangers n’ont pas le droit d’exploiter ces terres ni d’en tirer un bénéfice commercial[27].

Soto fournit plusieurs arguments permettant de justifier la nécessité du dominium. Il souligne le fait que les hommes prennent plus soin de leurs biens que de ceux qui appartiennent à tous, et qu’ainsi ils s’investiront plus et engendreront plus de richesses s’ils ont la propriété de leurs terres et de leurs outils[28]. D’autre part, les discordes et dissensions prenant souvent leur origine dans des revendications simultanées concernant des biens, il a été nécessaire d’instituer la propriété pour des questions de paix sociale et de pacification des relations humaines[29].

On perçoit l’importance que revêt pour lui le dominium à la place qu’il lui accorde dans son De Iustitia et Iure : il lui consacre deux livres, le livre IV, où il montre qu’il confère la propriété d’un bien et ses droits afférents (usage, location, usufruit, vente), et le livre VI, où il procède à l’analyse juridique des échanges et des contrats de vente et de location. Par le droit des gens sont introduits presque tous les contrats privés, comme l’achat, la vente, la location, et tout ce sans quoi la société humaine ne pourrait pas se constituer ou s’ordonner[30], comme l’établissement des droits de succession[31]. Les dépôts sont ainsi confiés par contrat sur un engagement de bonne foi, qui confirme contractuellement l’obligation réciproque[32]. Le négoce, qui est aussi régulé par le droit des gens, ne doit pas être considéré comme un mal, mais doit à l’inverse être valorisé, car il permet d’augmenter la richesse des cités et d’améliorer les conditions de vie des hommes[33]. L’apport du droit des gens à la société humaine est en conséquence crucial, puisque grâce à lui « le genre humain est passé d’un état imparfait à celui de la perfection[34] ».

On remarquera que Soto décrit ici un droit qui naît de l’action réciproque de deux agents, ce qui est d’importance majeure, puisque cela signifie qu’il ne s’agit pas d’un droit créé par une autorité supérieure ou par la coutume, mais qu’est prise en compte la capacité des hommes à se lier de manière contraignante[35]. Il signale en effet que les échanges et les contrats ne relèvent pas de la justice distributive, mais de la justice commutative, dans un lien horizontal entre les protagonistes. Comme le souligne Martti Koskenniemi, « la justice commutative se concentrait sur les relations (horizontales) des individus les uns avec les autres, et non, comme la justice distributive, sur les relations (verticales) entre la communauté et l’individu[36] ». Pour Soto, ce sont les hommes qui sont sujets du droit des gens de par leur faculté rationnelle ; et ces normes contractuelles du droit des gens permettent l’actualisation de la justice commutative au sein de la société humaine[37]. Au fil de ses analyses, Soto énonce le principe du statut de propriétaire codifié par un droit international privé. Ni le prince, ni le juge, ni l’évêque, ne peuvent faire usage des biens des sujets. Le prince devient un tyran non seulement lorsqu’il s’approprie une chose relevant du dominium d’un particulier, mais aussi lorsqu’il agit contre sa volonté[38]. Le dominium relève d’une sphère de compétence indépendante des pouvoirs politique et ecclésiastique ; il consacre ce que l’on peut appeler un droit privé de propriété[39]. Et contrairement à Domingo Bañez[40], qui conclut du caractère positif du droit des gens que l’on peut l’abroger, Soto considère que, contrairement aux servitudes qui sont en opposition avec le droit naturel, les titres de propriété ne souffrent aucune dispense[41].

3. La genèse des États et la question d’un gouvernement mondial

3.1. L’origine et la précision des compétences du pouvoir politique

Dieu a donné aux hommes la faculté de se conserver. Il leur a transmis l’instinct de s’unir pour se venir en aide réciproquement, parce qu’ils ne parviendraient pas seuls à assurer leur existence. Lorsque le nombre des fratries associées et des besoins augmentent, elles s’unissent en une république[42]. Soto expose deux conceptions de la communauté originaire. La première, correspondant à celle exposée par Almain, la présente comme une collection désunie d’individus, et la seconde comme une congrégation ayant la faculté d’autogouvernement, d’autoprotection et, plus encore, la capacité d’agir comme une unité en donnant son pouvoir aux magistrats[43]. Il privilégie pour sa part la seconde définition, car, dit-il, « le pouvoir d’autogouvernement, et donc d’instituer les lois, […] est nécessairement dans la société civile en raison de sa fin […]. Ce pouvoir vient de la loi naturelle, par laquelle chaque république a l’autorité de s’administrer par elle-même, et qu’elle peut transférer au roi[44]. » Ainsi, « les rois et les princes sont créés par les peuples, qui leur transmettent leur imperium et leur pouvoir[45] ». Le pouvoir temporel vient donc médiatement de Dieu, le roi exerçant le pouvoir par la médiation de la « république civile ».

La monarchie n’est pas la seule forme de république possible. Soto reprend la distinction aristotélicienne entre trois genres possibles d’administration de la chose publique en la complétant d’une quatrième. Lorsque les lois sont faites par un petit nombre de sénateurs, on parle d’une aristocratie. La deuxième espèce de régime est ce qu’il appelle l’oligarchie, où le pouvoir appartient à un petit nombre de princes riches et puissants. Le troisième régime est la démocratie, où les lois sont discutées par l’ensemble du peuple. La dernière est le royaume, où le pouvoir législatif appartient à un seul[46]. Mais malgré tout, bien qu’il reconnaisse quatre compositions possibles de l’instance décisionnelle, ses analyses ne portent que sur la quatrième forme de république ; seule la monarchie lui semble capable de prendre en charge le bien commun[47].

Cependant, le roi ne doit pas être considéré comme le détenteur d’un pouvoir absolu ; il est placé dans le même ordre juridique que ses sujets et ne peut s’exempter de la loi[48]. D’autre part, ni l’empereur ni le prince ne peuvent s’approprier le pouvoir, auquel cas inverse ils deviennent des tyrans. Le peuple transfère en effet son pouvoir, son commandement et sa juridiction, mais pas ses propres facultés, de sorte que le prince ne peut refuser ce qui est nécessaire à la conservation et à l’administration de la république, de même qu’il ne peut violer ce qui est assuré par le droit des gens privé[49]. La séparation entre domaines publics et sphère privée est pour Soto une des bases de l’exercice légitime du pouvoir. La question politique par excellence est selon lui de savoir équilibrer les fonctions relevant de la sphère publique, soit le rôle joué par les individus en tant que membres de la république, et celles où ils exercent exclusivement leur dominium et leur liberté, soit où ils existent en tant qu’individus séparés. Soto se distingue ce faisant de la position défendue par Vitoria, qui tendait à fusionner les fins individuelles avec celles de la république. Soto justifie certes la vie politique par l’inclination naturelle, mais il ne sacrifie pas le dominium individuel accordant à l’individu un espace de liberté[50]. Un gouvernant qui viole le dominium de ses sujets ne doit plus être considéré comme légitime, mais comme un tyran.

Les fonctions du prince sont d’autre part légitimées exclusivement au regard du bien-être de la communauté. Dans un célèbre texte consacré au droit de mendicité, Soto soutient que « le prince n’a autorité pour interdire d’aller demander au nom de Dieu, que s’il pourvoit entièrement à tous leurs besoins, manger, se vêtir, comme tous les autres, aucun ne demeurant insatisfait[51] ». Une autre précision importante concernant la nature du pouvoir séculier est qu’il est pour Soto indépendant du pouvoir spirituel, qui ne peut ni le déposer, ni l’obliger, ni le corriger, à moins qu’il ne contrevienne à une loi divine[52]. La religion n’a pas d’incidence sur la constitution des sociétés politiques, de sorte qu’il faut considérer que les peuples païens, les juifs, les musulmans et les Gentils possèdent aussi une structure étatique autonome[53].

Un autre aspect important de la théorie juridico-politique de Soto est son intelligence de la loi civile. Contrairement au droit des gens, ce qui fonde l’obéissance au droit civil n’est pas l’accord des hommes sur un certain nombre de normes rationnelles, mais leur contentement à l’exercice du pouvoir législatif. Les hommes acceptent d’obéir au législateur qu’ils se sont donné. Mais leur soumission n’est pas inconditionnelle. Une loi qui n’est pas instituée pour le bien public n’a pas de force contraignante et ne doit pas être observée[54]. Car pour Soto, conformément à la tradition thomiste, le fondement et la légitimité de la loi restent la visée du bien commun[55]. Le critère de la volonté, souligné par Molina et qui devient déterminant chez Suarez — comme chez les défenseurs du volontarisme politique dont Bodin lance le mouvement[56] —, est absent de ses analyses[57]. Le seul critère légitimant l’exercice du pouvoir est pour lui la rationalité de la loi : la loi doit être une règle de la raison[58], « la mesure de nos actions[59] ». Elle doit promouvoir le bien et contrer le mal, favoriser la prospérité et la paix publiques et combattre les injustices[60]. C’est d’ailleurs ce qui ressort de sa distinction entre le tyran et le roi : le premier dévoie l’exercice du pouvoir parce qu’il n’a en vue que son intérêt propre ou celui de particuliers, transgresse les lois qu’il établit et supprime de bonnes lois, tandis que le second fait un usage juste et équitable du pouvoir en respectant ses lois et en servant l’intérêt des citoyens « en tant qu’ils sont le corps de la république[61] ».

3.2. Droit des gens et autorité mondiale

À partir de ces éléments, est-il possible d’affirmer, comme Vitoria et Connan l’ont fait, que la totus orbis forme une autorité supérieure aux États capable de les contraindre à respecter les règles du droit des gens ? De façon significative, Soto dénie la possibilité d’une telle autorité mondiale[62]. En effet, dit-il, un pouvoir supérieur à celui des États ne peut prendre qu’une forme, celle du pouvoir impérial, et il n’existe pas d’empereur qui soit maître de la Terre, ni par le droit divin, ni par le droit naturel, ni par le droit des gens, ni par le droit civil[63]. En prenant l’exemple de l’empire romain, il remarque que le pouvoir de l’empereur, bien qu’étendu à de vastes territoires, était pourtant circonscrit. D’autre part, les hommes sont tellement dispersés à la surface de la Terre qu’ils ne pourraient tous savoir qu’ils sont gouvernés par un même empereur. Et il n’existe pas d’assemblée mondiale ; un dixième seulement de la Terre est connu, les peuples nouvellement découverts illustrant bien le fait qu’il existe encore des nations et des îles inconnues[64]. De quel peuple un tel empereur pourrait-il recevoir son pouvoir ? César l’a acquis de la république romaine ; qui pourrait élire un empereur mondial[65] ? La juste proportion des sociétés humaines est donc la nation gouvernée par un prince, et « [l]es rois qui ont reçu leur pouvoir du royaume ne dépendent d’aucun autre pouvoir sur la Terre[66] ».

On remarquera cependant que la question posée par Soto est plus précise que celle de ses deux prédécesseurs. Soto ne se demande pas s’il pourrait y avoir une autorité supérieure capable de faire respecter le droit des gens, mais si un gouvernement mondial pourrait être constitué. Vu sous cet angle, il semble peu envisageable de parvenir à former une institution possédant une telle compétence. Une république doit en effet d’abord ne pas être trop grande pour pouvoir être bien administrée. Ensuite, il faudrait avoir les moyens de punir des nations très éloignées et qui peuvent être nombreuses, ce qui nécessite des moyens très importants. Et pour finir, comment est-ce que les administrateurs pourraient circuler à l’échelle planétaire en peu de temps pour faire connaître et exécuter les lois[67] ? On le voit, Soto n’opère plus la distinction faite par ses deux prédécesseurs entre puissance et pouvoir ; les peuples unis par le droit des gens n’engendrent pas selon lui une autorité dont la fonction serait de l’assurer et, pour des raisons pratiques, ils ne peuvent pas instaurer un gouvernement mondial. Cette absence ne doit cependant pas être interprétée comme une invalidation de la force contraignante du droit des gens puisque, pour Soto, elle lui est donnée par son mode de formation : ses normes gagnent une valeur obligatoire parce qu’elles sont posées par la raison humaine. Il n’est donc pas nécessairement besoin d’une force publique supérieure pour les assurer.

II. La théorie du droit et de l’État de Luis de Molina

1. Typologie et mode de formation du droit chez Molina

Lorsqu’il s’attaque à l’analyse du droit, Molina instaure d’abord une distinction entre le droit divin naturel et positif. Le droit divin naturel permet de distinguer le bien du mal. Il est inscrit dans le coeur de tous les hommes et certifié par leur conscience, de sorte que même les peuples qui n’ont pas de lois savent ce qu’ils doivent faire et s’abstenir de faire[68]. Le droit divin positif correspond quant à lui à ce qui se rapporte au culte divin.

Puis il remarque qu’il convient d’effectuer une seconde division entre le droit naturel et le droit positif. En se référant à Aristote, il définit le droit naturel comme une obligation qui naît de et est prescrit par la nature de la chose, et non par l’arbitre humain[69]. En d’autres termes, Molina ne définit pas le droit naturel en se référant à la concordance naturelle entre deux choses, mais il l’absolutise en considérant exclusivement la nature d’une chose en particulier. C’est elle qui prescrit une obligation aux hommes[70]. Le contenu du droit naturel est ainsi facilement déduit des réalités, sans erreurs possibles, comme le fait pour l’homme de posséder la force de l’intelligence ou d’être adroit de ses mains[71].

Le droit positif à l’inverse ne contraint pas en considération de la nature des choses, mais par la volonté d’un législateur. Molina en distingue deux branches, le droit des gens et le droit civil. Ce dernier est le droit propre à un royaume[72]. Le droit des gens est le droit que tous ou presque tous les peuples utilisent. Cependant, pour Molina, son universalité cesse d’être une de ses caractéristiques : il a été introduit volontairement par l’usage des peuples pour faciliter leurs relations, mais il n’est pas nécessaire que l’ensemble des peuples le mette en pratique[73]. Comme tout droit positif, il est possible d’en abroger certaines règles, mais on ne pourrait le supprimer en totalité parce qu’il faudrait pour cela le consentement de tous les hommes, ce qui pourrait très difficilement s’obtenir[74].

Cette typologie du droit ne se distingue pas, à première vue, de celle antérieurement élaborée par Soto. Molina introduit cependant une différence de taille dans son mode de formation. Le droit des gens est selon lui composé à partir des moeurs et usages entre les peuples, qui en sont à la source et doivent donc en être considérés comme le réel « législateur[75] ». Cette interprétation justifie certainement le fait que Molina, comme ses collègues jésuites, ne veuille pas faire du droit des gens un produit de la raison. Il est à cet égard significatif qu’il n’en appelle plus à la raison de chaque homme pour en retrouver les règles, ni à la formation d’un consensus entre les peuples pour en assurer la valeur. Son pouvoir contraignant n’a plus pour lui que la force de l’habitude ; ses normes ont perdu la puissance que leur conférait la nécessité des principes rationnels. Les jésuites introduisent en effet une nouvelle définition des trois branches du droit. Ce que produit la raison relève exclusivement du droit naturel ; elle ne considère pas selon Molina les rapports entre les choses, mais la nature des choses au sens strict[76]. Lorsque des considérations spatio-temporelles ou des questions d’intérêt sont introduites dans le raisonnement, la norme ne peut plus relever de la raison, mais doit découler d’une décision, même implicite, comme dans le cas des us et coutumes. L’historicité d’un droit malgré tout rationnel n’est plus prise en compte. Sans surprise, Molina ne mentionne plus ni l’autorité de la totus orbis, ni l’idée d’un droit interhumain universel contraignant[77]. La raison humaine n’est plus reconnue comme ayant la faculté d’engendrer un droit à valeur obligatoire sur la base des interactions humaines.

Comme le remarque Annabel Brett, pour Molina, « [l]e droit des gens ne peut pas provenir d’un exercice de la raison naturelle, car si tel était le cas, il s’agirait d’un droit naturel[78] ». Or, le droit des gens contient des choses qui ne découlent pas nécessairement de la nature humaine, comme la division des propriétés ou les servitudes. Le lien entre la raison et le réel ayant été rompu, il faut en conclure que le droit des gens ne peut pas être formé par le seul exercice de la raison naturelle. On observe dans cette conceptualisation du droit une quasi-identification entre la raison naturelle et le droit naturel, comme si la naturalité de la première entraînait nécessairement celle du second, avec une disqualification pour la raison « naturelle » de produire des normes positives contraignantes.

2. Les objets du droit des gens

Comme Soto, Molina considère que le droit des gens est postlapsaire, qu’il a d’abord instauré la division des terres et des choses et fondé le dominium[79]. Cependant, ses écrits s’inscrivent dans le contexte de sa controverse avec Domingo Bañez sur la possibilité du libre arbitre dans un monde prédéterminé par la volonté divine[80], ce qui le conduit à accentuer la capacité de l’agent à s’engager librement dans une relation contractuelle. Sa théorisation du dominium se fonde sur sa théorie de la rationalité et du libre arbitre[81]. Seuls des êtres rationnels sont selon lui capables de dominium. Car pour avoir accès au droit, il faut pouvoir verbaliser des requêtes juridiques et demander réparation d’un tort subi. De toutes les créatures vivantes, seuls les hommes ont la maîtrise du langage ; ils sont en conséquence les dépositaires exclusifs du dominium[82]. L’un des apports de la doctrine molinienne du dominium est d’avoir placé la notion sous la dépendance de la faculté de libre arbitre. On ne peut en effet concevoir de dominium sans libre arbitre, puisqu’il désigne la maîtrise des choses que les hommes ont en leur possession[83]. Le dominium ne pourrait pas exister si les hommes n’étaient pas libres, soit si l’on ne pouvait leur imputer la responsabilité de leurs actions. Pour pouvoir instaurer la justice dans la société civile, l’homme doit être comptable de ses actions devant ses semblables, et reconnu responsable d’elles. Le libre arbitre est une condition nécessaire du dominium, car, sans lui, ce dernier n’aurait pas de contenu juridique, et l’on ne pourrait punir ou restituer ce qu’il accorde de droit à chacun[84].

La façon dont Molina définit l’acte libre le distingue cependant de Soto. Il signale que la volonté divine agit « avec » la volonté humaine plutôt que « dans » la volonté humaine, de sorte que la volonté humaine puisse avoir une action causale indépendante de la grâce[85]. La liberté humaine s’enracine ainsi selon lui dans la volonté plutôt que dans l’intellect, comme le pensent les dominicains. Même si tous les prérequis à l’action sont présents, il est dans le pouvoir de l’homme de pouvoir agir ou de ne pas agir. La liberté est purement dans et par la volonté, qui peut mouvoir l’homme vers une chose, ou non[86].

Un autre des apports de Molina vient de la place qu’il accorde au dominium. Dans la lignée de Soto, il considère qu’il est le socle sur lequel reposent les autres droits. Il le définit comme « le droit de disposer parfaitement d’une chose matérielle suivant les usages permis par la loi[87] ». Les hommes tirent cette capacité de Dieu, qui possède un pouvoir absolu[88]. En les créant maîtres des créatures du ciel et de la terre pour subvenir à leurs différents besoins, Il leur a transmis le droit d’entrer en possession des choses matérielles[89]. Dans l’état d’innocence, le monde était commun à tous les hommes ; ils possédaient un dominium collectif sur l’ensemble de la création. Mais après la chute, ils ont mésusé du libre arbitre qui leur a été conféré. L’injustice et la méchanceté ont rendu impossible la distribution équitable des biens en fonction des capacités, de sorte que pour préserver la paix entre les hommes, il a fallu répartir les choses en fonction d’un critère raisonnable, le dominium[90].

À l’instar de Soto, Molina reconnaît comme première caractéristique au droit des gens d’avoir conféré le droit de propriété au primo-arrivant[91]. Sa première branche est le dominium proprietatis, soit la maîtrise des biens dont on est propriétaire selon son libre arbitre. Disposer parfaitement de son bien signifie à la fois avoir toute autorité sur lui, l’utiliser comme on le souhaite, et pouvoir le mettre à usage d’un autre[92]. Il ne valide cependant pas un rapport de pouvoir entre les hommes concernant les choses matérielles ; le dominium humain est possible parce que l’homme a été créé à l’image de Dieu, et qu’il possède en conséquence un libre arbitre lui permettant d’agir conformément à la raison. Le caractère positif du dominium tient au fait que les hommes ont la capacité de discerner les objets qui leur sont nécessaires, de les élire et de se déterminer vers eux en observant les préceptes rationnels. Le dominium est essentiellement lié à l’exercice du libre arbitre rationnel[93]. Il fournit un cadre légal à la capacité d’entrer en possession des biens nécessaires à la vie et d’en user suivant sa convenance, et régule ainsi les relations interhumaines médiatisées par les réalités matérielles[94].

La centralité de la question du dominium dans les relations interhumaines est reflétée par la place que lui accorde Molina dans ses cinq volumes du De Iustitia et Iure. Le premier traite des droits de propriété, de leur transfert et de leur rapport à la justice commutative. Ensuite, il traite des origines de la propriété et de la guerre comme moyen violent d’acquérir un droit de propriété. Son deuxième traité (De contractibus) consacre 323 disputations à l’analyse des contrats privés et à l’échange des droits de propriété (translatio dominii), qui est le fondement du concept de contrat[95]. Les troisième et quatrième volumes étudient ensuite le dominium de l’homme vis-à-vis de son corps, de ses membres et de leur emploi, ainsi que les crimes concernant l’honneur, la réputation et les biens spirituels. Comme Soto, il considère que le dominium découlant du droit des gens fonde presque tous les contrats unissant les hommes[96]. En procédant à une exposition plus complète de leurs formes et implications que ce dernier, dans un net souci d’exhaustivité, il détaille formellement et matériellement tous les types d’unions juridiques pouvant relier les particuliers. Ses analyses reposent sur une définition juridique précise du contrat, qui consiste en une obligation mutuelle pour le bénéfice des deux parties prenantes, enregistrée dans un document notarial[97], et qui est déclaré invalide pour cause de contraintes exercées lors de l’engagement, d’erreurs dans l’enregistrement de l’acte, ou de fraude[98]. Il distingue les contrats fondés sur la bonne foi de ceux qui sont strictement juridiques, et qui doivent être formalisés dans des termes et dispositions explicitant les devoirs réciproques[99]. Il formalise les modes d’échange (contrat nu, donation par stipulation, pour cause de mort, révocation de donation, promesses, troc), les droits relatifs à la propriété (vente, achat, location), les transmissions de biens (mariage, fiduciaire, transactions, restitutions), les droits afférents à la propriété (dépôt, prêt, hypothèque, hypothèque en concurrence, bail emphytéotique), la gestion du patrimoine, la question des impôts, et les associations à fondement lucratif (sociétés d’affaire ou de profit)[100]. Les nouveaux types de transactions, comme le commerce de longue distance, les monopoles, la légitimité de la régulation financière par les gouvernements et la spéculation financière, sont aussi analysés par Molina dans les termes du contrat juridique qu’il formalise[101].

Il est à noter que, comme pour Soto, l’ensemble de ces contrats sont proprement interhumains et non médiatisés par la puissance publique ; ils sont exclusivement issus du commerce entre les hommes, la science juridique ayant pour fin d’en faire connaître précisément les modalités et les règles. En approfondissant les analyses antérieurement réalisées par Soto, Molina élargit leurs domaines d’exercice de sorte à en faire les instruments essentiels de la justice commutative[102].

Molina se distingue cependant de Soto par la réouverture des objets conférés au droit des gens. Soto avait concentré la pertinence du droit des gens au niveau des relations interhumaines[103]. Il a posé les règles d’un droit international privé, sans aborder la dimension publique du droit des gens, et plus précisément la question de la guerre entre États, pourtant particulièrement développée par Vitoria. Molina à l’inverse consacre à la guerre vingt-six disputations, où il procède à son analyse systématique[104]. Reprenant en le citant les analyses antérieurement faites par Vitoria, il reconnaît la légitimité de la guerre défensive. Il innove cependant en donnant deux causes légitimes de guerre offensive. La première, qui sous-entend une faute commise par l’opposant, peut être déclenchée en vue de récupérer un bien spolié[105]. Le registre de la guerre punitive est dans ce cas évoqué. Elle répond à une injustice formelle et matérielle. La seconde, à l’inverse, n’appartient pas au registre de la faute. Elle est entreprise pour récupérer des terres occupées par un peuple sans savoir qu’elles appartiennent à un autre[106]. L’injustice est ici simplement matérielle.

Cette distinction est significative pour la question de savoir si la guerre peut être juste des deux côtés. Deux nations peuvent-elles entrer chacune dans une guerre offensive pour des raisons légitimes ? La réponse est négative si l’une d’elles a commis une faute matérielle et formelle envers l’autre. Par contre, si l’injustice de l’une est simplement matérielle, en ignorance de cause, les deux parties doivent d’abord exposer leurs griefs et prouver leur droit avant de se déclarer la guerre. Une guerre peut être déclenchée si, après l’exposition des points de vue et une enquête, celle qui est dans son tort ne le reconnaît pas. Il ne peut ainsi y avoir de guerre juste des deux côtés[107]. Molina souligne cependant plus nettement que ses contemporains la nécessité du recours à la conciliation ou à l’arbitrage pour le règlement des litiges internationaux, mettant ainsi en évidence la part d’incertitude ou de complexité contenue dans les revendications des différents princes[108].

3. La genèse des États et la fonction du pouvoir politique

La deuxième branche du dominium est le dominium iuridictionis, ou droit de juridiction. Il est mis en exercice pour les mêmes raisons que dans le cas du dominium proprietatis : « Aussitôt après que le genre humain a perdu son état d’innocence par le péché, il a été nécessaire d’introduire le droit de juridiction avec un pouvoir de coercition, par le moyen duquel les hommes sont maintenus en sujétion, les injustices réprimées et punies ; la paix et la tranquillité sont ainsi préservées entre eux[109] ». Le pouvoir de commander et de sanctionner répond à un besoin pratique de la société humaine, et il a été donné par Dieu pour permettre aux hommes de l’organiser justement.

En reprenant ses contemporains, Molina donne trois origines à la société civile. La première est donnée par l’inclination naturelle, « le désir inné de vivre ensemble[110] », qui est de droit naturel, comme la société conjugale et paternelle[111]. La deuxième vient de l’indigence naturelle de l’homme, qui naît sans défenses naturelles et ne peut apprendre seul les compétences dont il a besoin pour vivre, et qui doit de ce fait vivre en présence d’autres hommes. La troisième raison donnée par Molina le distingue de Soto, qui ne justifiait pas la vie en société par la tendance à faire le mal. Pour Molina, une des conséquences du péché est qu’il faut forcer l’homme à faire le bien, et le contraindre à ne pas tuer, voler, ou engendrer des dissensions, pratiquer des menaces ou des fraudes[112]. Étant donné le poids respectif de ces arguments, il ressort assez clairement que, selon lui, la république est consécutive au péché originel et qu’il a été nécessaire d’introduire un pouvoir de juridiction ayant force contraignante pour obliger les hommes à rester dans leur office et punir les injustices[113].

La mise en exergue de cette fonction du pouvoir introduit une césure avec la tradition dominicaine que nous avons suivie avec la pensée de Soto, et en particulier relativement à la nature des normes positives. En effet, la loi n’est plus tant comprise comme un précepte qui, en se fondant sur l’inclination au bien, guide l’homme vers sa fin, que comme un commandement émanant d’une autorité, dont la force obligatoire n’est plus immanente, mais imposée de l’extérieur par une force coercitive. Le prince est ainsi l’unique détenteur du pouvoir d’émettre la loi, que Molina définit comme « l’acte de juridiction émanant du pouvoir suprême[114] ». En comparant la façon dont Dieu régit le monde et le prince la société civile, il ne retient pas la caractéristique centrale qu’elle exprime la ratio legis, mais souligne qu’elle est un acte d’imposition émanant d’une autorité supérieure : « […] la loi est ainsi un acte de la volonté du législateur commandant de se conformer comme il est prescrit[115] ».

Cette définition, centrant le caractère obligatoire de la loi sur le fait qu’elle soit un acte de la volonté suprême, modifie les références classiques à la règle et à la mesure. L’acte n’est en effet plus mesuré à la bonté objective exprimée dans la loi qui le guide, mais à la prescription, qui crée la bonté de l’acte. « Aussi bien l’acte est-il bon parce que commandé. [La loi] est règle parce qu’elle impose et non parce qu’elle comprend et exprime[116]. » L’idée d’un ordre immanent au réel que l’homme retrouverait en suivant le précepte de la loi a disparu. Molina montre certes que la loi n’exprime pas une volonté vide, indéterminée, mais qu’elle doit être informée par l’intellect, qui lui fournit les enseignements de la prudence capable de la déterminer. Il n’en reste pas moins qu’à la différence de Soto, qui conservait une définition de la loi comme précepte immanent guidant vers le bien, Molina introduit la référence à une puissance extérieure dont l’essence est de commander et qui oblige les sujets à se conformer à ce qu’elle prescrit[117]. En isolant la règle des inclinations naturelles et d’un ordre immanent au réel, et en plaçant la volonté au centre de l’activité législative, il ouvre la voie à une représentation purement volontariste de la loi telle qu’on la trouve chez Suarez, par exemple[118].

Cependant, dans la lignée de Vitoria et Soto qu’il cite expressément, Molina défend la thèse de l’origine de la société politique par translation du pouvoir du peuple au souverain[119]. Il considère que les hommes forment originairement une communauté naturelle possédant le pouvoir politique, de par le droit naturel que Dieu leur a donné[120]. Comme pour Suarez, ils forment selon lui une unité sociale et politique par soi, une communauté d’ordre moral tendue vers le bien commun de la république à établir, une unité finale visant la félicité naturelle propre à la société humaine parfaite[121]. Le pouvoir politique réside donc essentiellement dans la république. Mais elle ne peut l’exercer directement. Pour rendre compte du transfert du pouvoir à une autorité légitime, Molina signale d’abord que, pour des raisons pratiques relatives à son nombre et à sa diversité, le peuple n’est pas capable d’exercer le pouvoir par lui-même[122]. Il ne possède ni l’unité ni la compétence requises pour gouverner. Mais il souligne aussi qu’étant donné la nature et la fonction coercitive de la loi, l’autorité qui la proclame doit être incontestée et reconnue comme supérieure à toutes les autres composantes de la république. C’est pourquoi le peuple élit une autorité chargée de gouverner à sa place, à qui il transmet son pouvoir pour l’office bien précis de veiller au bien de la communauté et d’instaurer la paix et la justice en son sein[123].

Mais à la différence de Suarez qui comprend cette translation du pouvoir comme une aliénation définitive, la souveraineté du peuple passant totalement au prince sans pouvoir lui revenir[124], Molina prolonge la thèse de Soto d’un transfert du pouvoir par délégation. Contrairement à l’aliénation, la délégation répond à un régime contractuel où le titulaire reste contrôlé par le mandataire, à qui il est obligé de rendre des comptes et qui peut révoquer le pouvoir qu’il lui a délégué. En d’autres termes, le pouvoir qui établit une autorité reste toujours supérieur à elle[125]. D’autre part, le pouvoir civil n’existe pas avant son institution par la république, puisque c’est le corps de la république qui le constitue, ce qui signifie que le peuple détient une forme de pouvoir « constituant[126] ». Il revient à la république d’élire la personne qui exercera le pouvoir. La délégation du droit de gouvernement au roi lui octroie la prérogative de prescrire le droit positif. Mais même si la république n’exerce plus le pouvoir lorsque le prince gouverne, cela ne signifie pas qu’il ne lui en reste aucun, puisqu’elle reste dépositaire du dominium iurisdictionis. Il existe donc dans la république deux types de pouvoir détenus par des agents différents : celui qui vient de l’établissement de la société civile, et celui qui découle de l’institution d’un gouvernement[127]. La république conserve un pouvoir résiduel qui lui permet de résister au souverain s’il est inapte à sa tâche ou préjudiciable à la population, et elle retrouve l’entière possession de ses droits naturels à sa mort[128].

Conclusion

Cette étude des doctrines dominicaine et jésuite par la comparaison de Domingo de Soto et de Luis de Molina sur les questions du droit et du pouvoir ne fait pas apparaître de césures de fond entre elles. Ces deux courants conservent de profondes similitudes, certainement liées au souci d’approfondissement des travaux de Soto que manifeste Molina. Comme nous l’avons signalé, Molina le cite très souvent, et il s’inscrit très clairement dans sa lignée. Il reprend l’idée que le droit des gens est à la source du dominium, dont l’étude permet de rendre compte à la fois du droit de propriété inaliénable des hommes et de leurs relations au pouvoir politique. S’il abandonne l’idée d’un droit des gens engendré par l’activité rationnelle, il n’en conserve pas moins celle qu’il régule l’ensemble des relations interhumaines, et qu’il est ainsi à la base du droit international privé, une thèse que Soto est le premier à avoir développée, et qu’il étend en approfondissant sa dimension publique déjà travaillée par Vitoria. Il reprend de même l’idée que le pouvoir politique est transféré au prince par le peuple, en creusant un peu plus les conséquences de cette délégation partielle de compétences.

Par contre, plusieurs inflexions ont été relevées, qui signalent l’ouverture de nouvelles voies de réflexion, ou l’abandon d’anciennes positions pourtant très fécondes. L’accent porté par Molina sur la volonté plutôt que sur l’intellect dans le processus de formation de la loi anticipe la nouvelle définition suarézienne purement volontariste de la loi, qui donnera lieu à une exposition de l’ordonnancement de la république et des compétences politiques bien différente de celle donnée par les dominicains[129]. Il contribue aussi à disjoindre le lien entre l’intellect et la volonté dans la production des actes libres, en faisant de la libre détermination, opposée à la nécessité, l’élément essentiel de la volonté.

Ainsi en est-il aussi de la thèse jésuite selon laquelle la raison ne peut plus accéder qu’au droit naturel et qu’elle n’est pas une composante du droit humain. En faisant des us et coutumes l’origine du droit des gens, Molina invalide l’idée qu’il peut être un produit de la raison, et gagner de ce fait valeur contraignante pour l’ensemble des peuples. Ce faisant, il ouvre la voie à Suarez, qui introduit la distinction centrale entre un droit des gens coutumier qui ne traduit que des similitudes entre les peuples, et ce qu’il appelle à proprement parler le droit des gens, soit un droit purement interétatique[130]. C’est ainsi la doctrine du droit international classique qui prend figure, au détriment de la thèse développée par l’humanisme juridique et les dominicains sur tout le xvie siècle d’un droit interhumain positif, et pourtant rationnel.