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La monographie, comme l’indique son titre, est une analyse philosophique de l’Art Royal. L’essai est organisé en quatre chapitres. Le premier pose les conditions de possibilité de cette analyse, puis l’analyse est déployée dans les trois autres chapitres consacrés à l’alchimie, la franc-maçonnerie et la psychologie analytique jungienne respectivement.
Le chapitre premier « Philosophie pratique et gnose » pose l’approche et la méthode. La lecture philosophique de ces thématiques se justifie d’après l’auteur, car rien ne peut être étranger à cette pratique socratique en vertu même de sa nature pratique et spirituelle, sachant dès l’abord que l’analyse ne saurait aboutir à un résultat clair, distinct et définitif. À partir de là, l’auteur parachève sa méthodologie en faisant appel à trois autres outils que sont une théorie du symbolisme empruntée à Whitehead, sa familiarité avec l’oeuvre de Jung et finalement une grille de lecture (p. 16). Avec Whitehead est rappelé l’importance culturelle du symbole en vertu de son rôle de vicariat dans le devenir soi et le devenir commun. La mise en place des outils se poursuit en revisitant une préoccupation whiteheadienne, à savoir la nécessité du symbolisme à travers ses oeuvres, en particulier Symbolism (1927) et se termine en rappelant au passage la différence entre concept et symbole.
L’auteur présente Jung, le « maçon sans tablier » (p. 70), comme le personnage clé de son dialogue philosophique (p. 56), et souligne la connexion à distance entre Whitehead et Jung par la médiation de Christina Morgan (1897-1967) à la fois par son apport dans le cadre de la psychologie jungienne et comme catalyseur de l’imagination créatrice de Whitehead (p. 65). Quant à la grille de lecture, elle précise la méthode qui vise à contraster l’infrastructure, la superstructure, le système initiatique et le type d’humanisme dans les trois disciplines en lice à l’aide d’outils qui sont précisés (p. 76).
Le chapitre deuxième « Alchimie » commence par rappeler que cette antique pratique liée à la spiritualité de la technique métallurgique est devenue doublement ésotérique au cours de l’histoire lors du passage d’un cosmos organique à l’univers mécanique. Puis l’auteur entre dans le vif du sujet par l’analyse de l’infrastructure par le biais de la fontaine mercurielle et les différents symboles de cette allégorie et ses lectures, dont la lecture séphirotique.
L’analyse superstructurelle décrit le processus du Grand Oeuvre en ses différentes phases depuis l’oeuvre au noir (melanosis en grec, nigredo en latin) jusqu’à l’oeuvre au rouge (iosis, rubredo). Par la suite, l’auteur aborde plus spécifiquement le travail de l’adepte et rappelle le double aspect de l’art alchimique, poïesis et praxis (p. 123) si l’on veut utiliser le vocabulaire aristotélicien. Autrement dit, son objet apparent est un faire voué à l’obtention de l’or pur et l’élixir de jouvence, alors que son objet réel est la transmutation de soi, ou l’individuation dirait Jung. En d’autres termes :
L’Adepte travaille avec des symboles et des techniques sur la matière et sur lui-même. Il est au service de l’athanor et, en retour, tout ce qui s’y transforme affecte l’Alchimiste en tant que totalité indivise qui est à la fois, et bien plus que, corps, esprit et âme. Répétons-le, l’Art Royal requiert tout l’homme, il mobilise l’homme total (« Ars totum requirit hominem »), c’est-à-dire le corps (symbolisé par le Sel et la Terre), l’esprit (symbolisé par le Mercure, l’Eau et l’Air) et l’âme (symbolisée par le Soufre et le Feu). La transmutation met en jeu les quatre éléments, les trois principes (Soufre, Mercure, Sel), l’énergie cosmique tout entière et ses fondations divines. Le Grand Oeuvre est la quadrature du Cercle à l’aide des deux Triangles.
p. 125
Le chapitre troisième « Franc-Maçonnerie » pose une première définition opératoire de cette tradition comme « association initiatique qui cherche à élever l’homme spirituellement et à contribuer ainsi au perfectionnement de l’humanité » (p. 132). À cet objectif, il faut associer la pratique de symboles dans un certain lieu et à un certain moment. Afin de démontrer la filiation de l’alchimie et la franc-maçonnerie, l’auteur dresse un bref historique du développement de ces confréries de bâtisseurs ; la fédération de la première Grande Loge en 1717 marquant l’essor de la franc-maçonnerie dans sa diversité. La thèse de l’auteur est que les trois étapes historiques de l’évolution de cette organisation sont : la maçonnerie opérative qui plonge ses racines dans un passé ancien est éprise d’alchimie. La maçonnerie honoraire des xvie-xviiie siècles est un moment intermédiaire. Enfin, la maçonnerie spéculative est instaurée en 1717 à Londres et devient un lieu de mixité sociale qui permet le dépassement des clivages politiques et religieux (p. 223-224).
S’agissant d’étayer l’enracinement de la franc-maçonnerie dans la tradition alchimique, l’évocation de l’architecture sacrée offre précisément un lien tangible entre ces deux traditions. L’auteur cherche ensuite à proposer des éléments de preuve d’un enracinement alchimique de la franc-maçonnerie. Il propose trois indices que sont la fontaine mercurielle, le rebis et le theatrum chemicum respectivement (p. 198) et avance une interprétation de ces symboles. Outre la difficulté propre à l’interprétation des symboles, l’auteur souligne également la labilité historique de la symbolique nucléaire de la franc-maçonnerie (ibid.) qui ajoute à la complexité de l’entreprise. Dans son argumentation, il trouve un renfort dans l’analyse de Fulcanelli (1839-1963) qui montre que l’architecture sacrée des xiie-xiiie siècles était imprégnée d’alchimie (ibid.).
Du point de vue de l’analyse infrastructurelle, l’auteur propose une interprétation du noyau symbolique de l’alchimie, pour faire ressortir ses dimensions protomaçonniques et pré-analytiques. Dans cette optique, il établit une filiation entre fontaine mercurielle et la loge. Du point de vue de l’analyse superstructurelle, il est possible d’établir un parallèle entre les étapes du Grand Oeuvre et celles de l’initiation, le rituel le plus important de la vie maçonnique. L’auteur en propose un commentaire des quatre épreuves élémentaires suivant un ordre qu’il explicite. Il est rappelé que si l’initiation vise l’autonomie de la personne, celle-ci est inscrite dans la perspective d’une progression par le compagnonnage vers la maîtrise (p. 218).
Dans le chapitre quatrième « Psychologie jungienne », l’auteur rappelle le contexte et l’atmosphère familiale franc-maçonne rosicrucienne de Jung pour laquelle le Grand Oeuvre est avant tout une quête spirituelle (p. 229). Ensuite, il analyse le sens et la portée de la psychologie jungienne à partir de quatre questions autour de l’infrastructure, la superstructure, la relation thérapeutique et l’humanisme archétypal (p. 230). La première met en scène le cabinet où l’analyste et l’analysant sont engagés dans une relation interpersonnelle dont le transfert et contre-transfert sont les signes ou les symptômes de l’enjeu. L’auteur souligne que la méthode de Jung suit les quatre étapes du processus d’individuation. La deuxième question met en scène la régression qui présente plus explicitement l’intention de Jung, à savoir, que les différentes étapes du Grand Oeuvre soient susceptibles d’une interprétation analytique, laquelle met en oeuvre la cohérence du dispositif alchimique et souligne par là même, les zones d’ombre des techniques psychothérapeutiques du xxe siècle (p. 241). La troisième question met en lumière la dimension initiatique de l’analyse jungienne dans la mesure où celle-ci amène le profane à mourir et à renaître. Enfin, la dernière question montre assez clairement la différence de visée entre Freud et Jung où ce dernier, à l’instar de l’alchimiste, travaille avec des symboles sur tout l’homme (p. 250). Ce trait permet à l’auteur de souligner en filigrane la valeur de l’apport de Jung à la psychanalyse par rapport à celui de Freud. Sa critique de ce dernier est d’ailleurs sans nuance quand il affirme à la suite de Jeffrey Moussaieff Masson (Le réel escamoté, Paris, Aubier, 1984) que Freud n’a rien découvert et tout inventé. Quant à Lacan, il n’a rien inventé et tout plagié (p. 123). Outre la dimension individuelle et collective de l’inconscient et la place faite au symbole, il y a la reconnaissance de la part laissée à l’oeuvre du temps dans le processus de la cure analytique et l’humilité requise pour le reconnaître (p. 250).
L’auteur conclut en dressant un parallèle entre le philosophe comme héritier d’une tradition ascétique, l’adepte, l’initié et l’analyste et ouvre le champ par quelques questions.
L’originalité de la convocation des trois disciplines, alchimie, franc-maçonnerie et psychologie analytique réside dans la conception de la philosophie qui, comme le souligne l’auteur, se souvient d’être l’héritière d’une tradition ascétique, d’où ses accointances avec d’autres pratiques socratiques contemporaines telles que celles de William James, Pierre Hadot et François Roustang (p. 258). En dépit du statut académique de la philosophie, aucune expérience ne peut être exclue de son analyse. Elle doit chercher à articuler les concepts et les symboles (ibid.), pas seulement les concepts. Les différentes planches à la fin de l’ouvrage permettent au lecteur de visualiser les différents symboles et allégories évoqués dans les recoupements. L’auteur fait oeuvre de science (lato sensu) en revisitant le corpus de l’alchimie dont les données restent assez ésotériques et la labilité des données de l’inconscient, des fantasmes et phobies, dans le corpus analytique, et en en proposant une interprétation ouverte. Néanmoins, la patience pour les récits symboliques et pour ceux de l’expérience humaine ne signifie pas d’être parvenu à un discours définitif. Il s’agit avant tout d’une entreprise qui vise à « faire justice à la totalité de l’expérience humaine » (p. 20). C’est probablement cette intention chez Jung qui l’amène à cette double rupture d’avec Freud d’une part et moins catégoriquement avec le milieu franc-maçon rosicrucien familial d’autre part afin de tirer parti au niveau méthodologique des ressources du symbolisme alchimique jugées plus archétypales.
L’ouvrage contribue à rappeler la noblesse à la tradition alchimique et sa visée sotériologique en tant que parangon du processus d’individuation ou de la transmutation de soi puisque tel est le fil d’Ariane que suivent tour à tour l’adepte, l’initié, l’analyste et le philosophe. Tel est également l’axe majeur de l’ouvrage qui tel le tronc invisible d’un arbre sur lequel s’articulent les branches des traditions évoquées. Le style qualifié de « circumambulation » permet au lecteur de trouver dans chaque chapitre les thèmes à approfondir dans le suivant ou dans le précédent. La structure quaternaire du livre (en fait 4 x 4), scandée par les 4 éléments « traditionnels », ouvre des choix de lecture en fonction du degré de familiarité du lecteur avec le sujet.
Parmi les ouvertures suggérées par l’auteur, il en est une qui mériterait d’être développée in situ. Il s’agirait de l’évaluation des traditions dans leur aptitude à orchestrer réellement la transmutation de soi, autrement dit leur efficacité sotériologique, car s’il est un art difficile c’est bien celui de l’individuation. Dans ce paradigme, il est coutume de dire que dans la culture occidentale contemporaine, les rites d’initiation et de passage ont pratiquement disparu, car en dehors de cercles très restreints, la transmission de ces rites s’est interrompue. Si nous sommes tous des Minotaures en puissance en quête de la transmutation de soi ou de l’acquisition d’un visage humain, qu’en est-il donc du processus d’individuation dans la société contemporaine où les symboles sont devenus transparents par l’ignorance de leur fonction ? Quelles sont les alternatives fonctionnelles ? Il est rappelé que 2017 est le tricentenaire de la renaissance de l’Art Royal (p. 254) et cet ouvrage en appellera d’autres. Il sera intéressant de suivre ce qu’ils suggèrent sur cette préoccupation.