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Introduction

Si l’Afrique dans son ensemble accuse un certain retard sur le plan de la rationalité et de la démocratie, c’est que des déterminants longtemps entretenus continuent de peser négativement sur le mode d’être et de penser des personnes. Loin d’être le fait d’un quelconque déterminisme, la faiblesse de la part contributive de l’Afrique dans la balance de la réflexion et du débat contemporains mérite d’être diagnostiquée en vue de déverrouiller cette crispation qui n’a que trop duré.

La piste éducative est unanimement perçue comme celle qui introduit l’être humain dans la sphère des valeurs et qui le révèle à sa propre dignité. Aucun État africain actuel n’est pourtant dépourvu de système éducatif moderne. Qu’est-ce qui fait alors problème ? Pourquoi l’agir éducatif africain peine à mieux instruire, former et éduquer ? En quoi se révèle-t-il incapable d’assurer l’émergence des personnes et de leur garantir une pleine possession de la rationalité dans la pensée et dans l’action ? Nous sommes de ceux qui pensent que la véritable rationalité est de l’ordre du construit et ne saurait s’acquérir à coups de tâtonnements et d’errances méthodologiques.

C’est pourquoi la piste d’une propédeutique à la pratique philosophique dans la formation dès l’enfance devient intéressante. Posséder l’esprit philosophique, c’est s’inscrire dans l’autonomie rationnelle et morale, c’est avoir l’assurance de la possession d’un esprit critique, d’analyse ainsi que d’une éthique du débat. Selon Matthew Lipman, qui est à l’origine du programme de la philosophie pour enfants, ces derniers attendant de l’école qu’elle constitue pour eux une famille de substitution en même temps qu’un environnement qui aiguise leurs pensées et leurs langages[1]. Dans une perspective spécifiquement africaine, la possibilité d’une éducation sur fond de philosophie pour enfants peut s’envisager à partir d’une exploitation judicieuse du substrat culturel traditionnel des sociétés africaines. Il s’agirait de mettre à contribution la diversité du « matériel oral » africain (contes, proverbes, légendes, etc.) de sorte qu’il serve de support didactique propre à susciter réflexion, débat, critique et proposition au sein des communautés de recherche philosophique. Dans la structure scolaire, une classe peut effectivement être transformée en communauté de recherche philosophique, c’est-à-dire en cadre structuré et fonctionnel propre à offrir aux apprenants les conditions d’une pratique dialogique par laquelle ils sont invités à penser par eux-mêmes et pour eux‐mêmes[2].

Le présent article nourrit l’ambition d’être un plaidoyer en faveur de l’adoption de la philosophie pour enfants comme vecteur du renouveau éducatif africain. Structurée en deux parties, la réflexion qui n’a rien d’une étude de terrain sera d’abord un regard critique sur les comportements africains problématiques avant d’être un exposé du paradigme de la philosophie pour enfants et une esquisse du schéma de la philosophie pour enfants conçu à base d’un matériau oral traditionnel africain.

I. Regard critique sur l’essence de la pensée et de l’agir africains contemporains

Notre ambition n’est nullement de verser dans un afro-pessimisme à travers notre démarche d’analyse d’un pan de la situation socio-anthropologique de l’Afrique. Elle s’inscrit plutôt dans une volonté d’exhumer les obstacles à l’émergence de l’homme africain toujours à sa propre quête au sein d’un monde en progrès.

L’un des faits irréfutables est que les sociétés africaines sont dans une dynamique de modernisation. À partir des années 1960, qui correspondent au printemps des indépendances, des facteurs dynamogènes de changement (l’introduction de l’idéologie démocratique, la rationalisation des structures administrative et éducative puis, très récemment, l’adoption des technologies de l’information et de la communication) n’ont cessé de créer une structure mentale nouvelle chez les peuples africains. Ces éléments déclencheurs de nouvelles conduites s’accompagnent souvent d’une sorte de dégradation ontologique de ce qu’il convient d’appeler « l’être africain », qui représente l’âme de ces peuples. Le sens de l’honneur, de la justice, le courage, l’abnégation, la solidarité, l’intégrité, la tolérance, qui ont longtemps été consacrés et parcimonieusement entretenus, ne sont plus de nos jours que des valeurs fossiles jetées dans les soutes de l’histoire. Pour des esprits avertis comme Joseph Ki-Zerbo, toutes ces tables de valeurs qui ont longtemps fait sens en Afrique sont malheureusement soumises à une érosion ou même à une éradication radicale[3].

L’idéologie démocratique, en tant qu’elle s’appuie sur les valeurs de liberté, d’égalité, de droits, de justice, de tolérance et d’éthique du débat, incarne une rationalité qui implique un humanisme intrinsèque. Les sociétés à tradition démocratique sont en effet celles qui ont su convertir les pulsions égoïstes des personnes en une énergie vitale orientée vers le développement et vers les acquis humains supérieurs, comme le sens de la responsabilité, le respect de soi, des autres ainsi que les valeurs civiques et citoyennes. La pensée démocratique cristallise ainsi l’idéal du contrat social tel que décrit par Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant[4] ». Mais que retenir de l’Afrique dite indépendante et démocratique ? Peut-elle se réjouir de sa jeunesse ou doit-elle au contraire la rééduquer avec urgence ?

Ce qui se révèle caractéristique du pronostic humain et social africain en ce début du 21e siècle semble s’associer à un déficit de la mentalité démocratique, de l’esprit de tolérance, de l’esprit critique et du sens du débat civilisé. Cette déclaration, au-delà de son allure provocatrice, renvoie les acteurs politiques africains à leurs propres responsabilités face à la persistance de cette forme de minorité de l’homme africain, face à l’intolérance de plus en plus chronique, face à l’effritement des liens sociaux, bref face aux défis éducatifs non relevés. Qu’en est-il exactement ? Y a-t-il vraiment péril en la demeure ?

D’emblée nous joignons notre suffrage à celui d’Alphonse Elungu Pene Elungu pour qui la critique moderne offre la possibilité à l’Afrique de construire son identité non de façon folklorique et excentrique mais opératoire et nouvelle pour qu’elle participe à l’universel[5], c’est-à-dire qu’elle contribue qualitativement au progrès de l’humanité. La réalité qui sédimente le fond anthropologique africain actuel semble s’associer à des écueils dans l’exercice de la rationalité. La prise de la parole encore timide de l’Afrique dans le discours contemporain s’articule probablement avec la difficulté des intellectuels africains à faire valoir leurs idées face à leurs pairs d’ailleurs. Ce déficit de leadership intellectuel existe non pas parce que les Africains présentent un solde cognitif déficitaire, mais parce que la quotité de libération du potentiel spirituel ainsi que l’optimisation structurante de l’agir éducatif demeurent précaires. Si l’Afrique semble subir les effets de la mondialisation, si elle semble ne se contenter que du statut de « mondialisée » face aux « mondialisateurs », c’est que l’éducation que ses filles et ses fils reçoivent se révèle inopérante et impropre à insuffler en eux un leadership moteur[6].

Aussi les violences scolaires et universitaires devenues endémiques en Afrique sont symptomatiques d’une crise éducative profonde qui n’offre aucune perspective de développement personnel. Déjà, en décembre 2007 au Gabon, un séminaire international sur la citoyenneté démocratique en Afrique centrale fut organisé par la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale). Ayant reconnu la facticité de l’incivisme dans la sous-région, les séminaristes de haut niveau ont décidé de « créer des synergies afin de tordre le cou à l’incivisme et à l’intolérance qui sont à l’origine des crises sociales[7] ». L’éducation à la citoyenneté démocratique a été l’une des propositions retenues pour un changement des mentalités. Faut-il conclure à la contagion sociale de la violence à la structure éducative ou faut-il véritablement déplorer l’impact réel des insuffisances éducatives sur la société dans son ensemble ? Dans un article, l’ancien président burkinabé, Jean-Baptiste Ouédraogo, parle quant à lui de gangrène pour traduire le phénomène, tout en indiquant ses principales sources : la faillite de l’éducation ou l’irresponsabilité des parents.

En tout état de cause, la citoyenneté dans ce continent se montre de plus en plus pathologique et semble porter les germes d’une Afrique malade de sa société et de son école. Si la jeunesse ne reçoit pas de l’éducation à l’esprit critique susceptible de nourrir son discernement et son jugement, ou encore si la structure éducative ne travaille pas à asseoir les bases de la discussion saine nécessaire à la tolérance, ou encore si son contenu n’offre aucune perspective d’un exercice de la liberté et de la responsabilité, que peut-on attendre d’elle en dehors de ce qu’on constate actuellement ? Résignation ou violence, mentalité complexée, incapacité à se comprendre et à comprendre autrui. L’absence de respect des élèves et des étudiants vis-à-vis de leurs enseignants, le déficit d’autorité de ces derniers, sont des indices d’une rupture de dialogue et d’une persistance de problèmes non résolus ou mal négociés. Au Burkina Faso par exemple, le summum de l’incivisme scolaire et estudiantin est atteint quand après l’agression du chef du Département d’histoire et archéologie de l’Université de Koudougou par les étudiants en 2012, un de leur leader affirme n’avoir aucun remords : « Je ne regrette pas ce qui s’est passé[8] ». L’Université de Ouagadougou a été contrainte au blanchiment technique de l’année académique 2012 et peine encore à rattraper le grand retard causé par les grèves, les set-in, les marches et les casses. Mais une étude de Dougoudia Lompo, actuel directeur de l’École normale supérieure de l’Université de Koudougou tend à relativiser la tentative à l’amplification du phénomène au Burkina. Néanmoins son étude révèle ce qui suit : « Interrogés sur le climat scolaire au Burkina les élèves étaient 41 %, 42 %, 15 % à affirmer respectivement qu’il est moyen, bien, génial[9] ».

En bref la configuration des comportements de la jeunesse dans les milieux scolaires africains traduit un grand manque à gagner qui s’exprime en savoirs civiques et citoyens à acquérir, en valeurs humaines et démocratiques à transmettre et en une nécessité de pacifier le vivre ensemble en paix par l’apprentissage du langage et du débat courtois. Les libertés telles que comprises et manifestées dans la sphère éducative sont sans doute un malentendu sémantique et la résultante d’une perversion de l’interprétation. Il n’y a pas de liberté sans responsabilité[10]. Nous nous reconnaissons aussi dans le propos d’Antoine de Saint-Exupéry pour qui l’on ne peut établir la paix que lorsqu’on la fonde (1948, p. 90). Nous sommes de ceux qui nourrissent le soupçon que l’architecture éducative africaine n’offre pas une suffisante garantie sur le double plan du cognitif et de l’éthique. D’ailleurs, les élèves ou les étudiants n’ont pas le monopole de la violence dans les milieux éducatifs. Un rapport de l’IRIN 2010, intitulé « Afrique de l’Ouest et Afrique centrale : la violence en milieu scolaire, briser le silence », mentionne qu’au Bénin, au Sénégal, en République centrafricaine et en Guinée plus de la moitié des élèves des établissements d’enseignement primaire étaient victimes de châtiments corporels à l’école[11]. Tout cela semble traduire une certaine perversion de la relation pédagogique.

S’engager dans un procès contre des systèmes éducatifs africains peut paraître cependant injuste si l’on se réfère aux efforts sans cesse fournis par les différents pouvoirs publics africains pour assurer à leur jeunesse une meilleure prise en charge. Mais le ver est déjà dans le fruit et les réformes cosmétiques entreprises çà et là (concept de continuum éducatif au Burkina Faso[12], décentralisation de l’éducation au Mali, états généraux de l’éducation au Tchad, etc.), ne font que perdurer le mal. C’est pourquoi il apparaît urgent d’explorer d’autres paradigmes et d’autres itinéraires méthodologiques pour enfin opérer un vrai changement dans les écoles africaines afin qu’elles ne soient plus un problème, mais une solution[13]. Introduire la formation de l’esprit philosophique dès le bas âge peut se révéler intéressant quand l’on se réfère au grand pouvoir structurant de la rationalité philosophique dans l’esprit humain et à la valeur humaniste incarnée dans son discours. C’est pourquoi la partie suivante sera consacrée à un exposé empreint de plaidoyer en faveur de l’adoption de ce « nouveau paradigme » dans les systèmes éducatifs africains.

II. Cadre théorique de la philosophie pour enfants et mise en oeuvre dans les systèmes éducatifs africains par l’exploitation des agrégats culturels traditionnels

L’histoire retient que les idées de Matthew Lipman ont été décisives dans la genèse des pratiques de la philosophie pour enfants. Dans son ouvrage, À l’école de la pensée, il défend la thèse d’une nécessité d’un équipement de l’intellect humain à la réflexion et au raisonnement sans lequel les personnes courent le risque de se complaire dans un minima de rationalité. Depuis le milieu des années 1970, affirme-t-il, le flambeau de la philosophie à l’école est brandi par de plus en plus de personnes soucieuses de développer la pensée critique[14]. L’enjeu qui se rattache à un tel engouement est cristallisé dans le besoin de former l’enfant à la réflexion, c’est-à-dire d’exercer sa structure mentale aux nécessités toutes humaines de la cognition, de l’intellection et de la discussion sensée. Lipman est convaincu non seulement que c’est de l’excellence des individus que dépend l’excellence sociale, mais surtout que la structure éducative a à jouer un rôle central dans l’émergence d’une humanité de qualité. En outre semble-t-il exclure toute viabilité démocratique en l’absence de citoyens possédant la raison aiguisée, c’est-à-dire capables de discernement et de lucidité quant à la compréhension et à l’exercice de leurs droits et devoirs.

L’un des fondements théoriques de l’approche lipmanienne est la doctrine pédagogique de John Dewey, pour qui la pensée n’est autre que la méthode d’une expérience éducative, alors que les déterminants essentiels de la méthode s’identifient à ceux de la réflexion. Les méthodes d’enseignement, estime Dewey, ont pour but essentiel de donner de bonnes habitudes de pensée[15]. C’est sans doute cette pédagogie de la pensée, exprimée dans les ouvrages comme Comment nous pensons, Démocratie et éducation, qui a contribué à renforcer la conviction de Lipman que toute prise en charge pédagogique féconde ne saurait se dérober de cette soif proprement humaine de croître qualitativement. Sans forcément être dans le jeu de la philosophie pour enfants, Lucien Morin et Louis Brunet expriment à leur manière l’enjeu de la formation intellectuelle qui se résumerait dans cette métaphore du levain ayant la propriété de lever la pâte : « […] une formation intellectuelle est un pouvoir mieux penser, un pouvoir mieux résoudre des problèmes, un pouvoir plus facilement voir clair[16] ». L’idée de former l’enfant aux capacités cognitives, mentales et socio-affectives qui conditionnent sa réussite, son autonomie sur le double plan du penser et de l’agir et sa capacité à s’intégrer de façon dynamique dans un monde complexe, est de plus en plus partagée par le monde de l’éducation. L’enjeu véritable est de ne laisser personne hors du cercle des savoirs, des savoir-faire, du savoir être et du savoir devenir. Le paradigme d’une pédagogie de la maîtrise développé par Benjamin Bloom n’est rien d’autre qu’une façon de prôner la nécessité de former l’esprit de l’enfant aux capacités de réussite. C’est pourquoi il estime que les écoles doivent s’efforcer de procurer à tous les élèves des expériences d’apprentissage fructueuses pour développer leurs idées et leur personnalité[17]. Procurer de telles expériences commande la mise en chantier d’une démarche d’apprentissage appropriée et la rationalité de la philosophie pour enfants semble pouvoir opportunément jouer ce rôle. C’est pourquoi aux yeux de Marie-France Daniel, le curriculum de philosophie pour enfants est un outil qui permet aux enfants de devenir responsables de leurs propres activités mentales[18]. Suivant cette partisane de cette « nouvelle aventure pédagogique », le scénario d’un nouveau projet éducatif fondé sur la formation aux habiletés de la pensée raisonnable et juste ainsi que la réflexion pertinente s’associe à l’exigence d’une reconstruction de la philosophie elle-même[19]. Sa conviction est que l’ancienne vision de la philosophie comme activité cognitive transcendante exclusivement réservée à la computation mentale de l’adulte n’a pas droit de cité dans le paradigme de la philosophie pour enfants.

Les considérations rousseauistes, selon lesquelles l’enfance est le sommeil de la raison ou encore laisser l’âme enfantine oisive aussi longtemps que possible tout en ne lui garantissant que « la sagesse pratique[20] », semblent tombées en désuétude face aux nouvelles nécessités humaines et sociales fondées sur l’idée de personne cultivée et émancipée au sein d’une société du savoir en mouvement. Cette posture épistémologique entretenue par le rousseauisme semble avoir pour résultante ce que déplore Lipman : l’intervention retardataire de toute méthode ou de tout enseignement se rapportant au raisonnement. Pour lui, l’on ne peut espérer construire une société dans laquelle l’excellence abonde dans ses aspects les plus divers[21] si l’on ne soustrait la jeunesse à la pédagogie de l’aridité intellectuelle. Philippe Meirieu, sans forcément être un adepte de la philosophie pour enfants, fait de l’autonomie la véritable finalité de l’acte éducatif. Elle offre à l’éduqué la capacité d’être maître des situations complexes et d’agir en connaissance de cause. Mais, précise-t-il, l’autonomie n’est nullement un don, elle se construit progressivement avec méthode[22]. C’est tout cela qui justifie tout l’intérêt d’initier la pratique philosophique aux enfants dès le cycle primaire. Elle pourrait servir de viatique au service du développement de la personnalité intellectuelle[23] et à l’affirmation de l’ipséité personnelle de l’enfant. La philosophie pour enfants pourrait contribuer à rendre concrète cette anthropologie optimiste et dynamique de John Dewey : « La particularité de la vie vraiment humaine est que l’homme doit se créer lui-même par ses propres efforts volontaires, il doit faire de lui-même un être vraiment moral, rationnel et libre[24] ». Que dire de l’apport de cette pratique sur le sens social de l’enfant, car, comme le dit si bien Aristote, l’homme par nature est un animal politique et ne saurait naturellement vivre et s’épanouir hors cité[25].

Sur le plan de l’affirmation idéologique, le 21e siècle se présente comme celui du règne de la pensée démocratique. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, le monde bipolaire se dissipe en faveur d’une humanité tournée dans sa grande majorité vers l’intégration de la rationalité démocratique, non seulement comme modèle de gouvernance sociale, mais aussi comme idéal de vie privée ou de relation interpersonnelle. Les franchises démocratiques sont d’autant plus humanistes qu’elles offrent aux communautés humaines de concrétiser leur rêve de vivre ensemble en paix.

L’enjeu de la pratique philosophique dans l’enseignement primaire, quelle que soit l’approche, réside dans sa capacité à faire émerger la citoyenneté démocratique dans chaque éduqué. L’un des invariants structurels de la doctrine démocratique reste la consécration du débat contradictoire. Elle intègre l’idée d’une éthique discursive dont fait écho Karl-Otto Apel pour qui l’éthique de la discussion s’identifie à une éthique de la responsabilité[26]. La nécessité d’une formation à la discussion raisonnable s’articule avec celle de l’émergence de la pensée critique si chère à Matthew Lipman. Il estime que la réflexion critique aide à éviter de penser et d’agir de façon non réfléchie. C’est pourquoi elle ne se veut pas seulement raisonnable mais également judicieuse, c’est-à-dire qu’elle est le fait de celui qui tente de concilier les opinions diverses, tout en tenant compte du contexte et sans abandonner ses propres idéaux[27]. C’est en cela que le modèle lipmanien repose sur la création des communautés de recherche dans lesquelles les enfants auront nécessairement à se frotter sur le double plan intellectuel et social par le biais de la discussion sensée. Au même titre que Lipman, Marie-France Daniel est convaincue que les communautés de recherche offrent une plate-forme idéale à l’éducation politique. Selon elle, la communauté de philosophie pour enfants en tant qu’entité réglementée impose à chaque enfant obéissance raisonnable, coopération et exercice civilisé de la liberté. En bref, la communauté de recherche lui apprend à découvrir le sens de l’altérité, de la dignité personnelle et « la valeur intrinsèque de la démocratie[28] ». Mais comment fonctionne-t-elle ?

La communauté de recherche philosophique telle que perçue par Michel Sasseville est un environnement où se met en route une série d’habiletés de pensée, d’attitudes, de stratégies et de compétences[29]. Pour lui l’ensemble de ces éléments, qu’ils soient relatifs à l’univers social ou aux instruments de la logique, constitue autant d’outils de la recherche. Le groupe classe est transformé en une entité de recherche avec ses règles internes à l’image des communautés scientifiques. Mais comment fonctionne alors une communauté de recherche philosophique ? Avant tout, soulignons que si la pratique de la philosophie pour enfants réunit la plupart des auteurs autour des valeurs (une visée philosophique de l’activité, le postulat d’éducabilité philosophique, le primat et la culture de la question[30], etc.), il y a une disparité des méthodes dont fait cas Michel Tozzi : la méthode des « Ateliers de philosophie AGSAS », instaurée par Pautard et Lévine, celle de Tozzi lui-même, d’Oscar Brenifier[31] et bien entendu le modèle lipmanien. En outre, alors que Lipman et Margaret Sharp ont écrit des romans mettant en scène des enfants qui philosophent pour servir de support[32], l’Institut des pratiques philosophiques d’Argenteuil dont Isabelle Millon dépend s’appuie sur les représentations personnelles, sociales ou culturelles des enfants[33] pour susciter en eux le sens philosophique par le débat.

Matthew Lipman estime qu’au-delà du caractère romanesque, les textes littéraires recèlent et aiguisent le sens philosophique en ce qu’ils comportent des stratégies intellectuelles spécifiques[34]. Quant à Isabelle Millon, les éléments théoriques visés dans le travail en communauté de recherche sont exposés en attitudes (se décentrer, savoir reconnaître son ignorance, assumer sa parole, savoir écouter), en compétences (savoir identifier un problème, problématiser, conceptualiser), en niveau d’exigence philosophique (penser par soi-même, être soi-même, être et penser dans le groupe[35]). L’enseignant, poursuit-elle, est appelé à initier les enfants à l’art du questionnement, de la discussion, de la problématisation (reformulation des idées) et de la conceptualisation. Cet aperçu sur ce que peut être une communauté de recherche philosophique, bien que laconique et parcellaire, est déjà suffisant pour nous permettre d’aborder ce qui nous préoccupe dans la présente réflexion : utiliser le matériel oral traditionnel africain comme support au service de l’animation pédagogique des communautés de recherche philosophique. Mais comment ?

La parole est l’outil de prédilection dans la structure de communication des sociétés traditionnelles. N’Sougan Agblémagnon parle de matériel oral[36] pour désigner l’ensemble de la superstructure traditionnelle qui prend sens dans l’idée de littérature orale. Le nom, le proverbe, le conte, la devinette, la légende sont entre autres les éléments constitutifs d’une littérature africaine qui a longtemps servi la cause de l’éducation traditionnelle dans ce continent. Pour que ce patrimoine se conserve au sein de la vague de la mondialisation tous azimuts, l’enrôlement ingénieux de ses différents éléments dans la pédagogie de la philosophie pour enfants peut paraître utile. Pierre Erny ne dit pas autre chose lorsqu’il souligne la nécessité de partir des données anthropologiques, psychologiques et culturelles africaines pour mieux conduire l’action éducative[37]. Aussi ces éléments sont-ils porteurs d’une intelligibilité indéniable susceptible d’inspirer réflexion et débat dans le cadre de la formation scolaire primaire. Dans son dernier ouvrage, À quand l’Afrique, Joseph Ki-Zerbo affirme que le principal investissement est celui de l’intelligence et la matière grise, à condition que l’éducation soit adaptée[38]. L’idée d’adaptation est d’autant nécessaire que pour lui l’éducation en Afrique ignore les origines[39]. C’est pourquoi Paulin Hountondji estime qu’il est désormais nécessaire d’examiner les conditions d’une réappropriation critique des savoirs endogènes africains[40], pour mieux les valoriser.

En vue d’enraciner l’enfant africain dans ses attaches socioculturelles comme le veut aussi Senghor[41] tout en réalisant avec lui le voeu de Lipman : penser efficacement, communiquer ses idées, émettre des jugements pertinents et opérer les meilleurs choix de valeurs[42], utiliser le substrat culturel dans le cadre de la philosophie pour enfants semble désormais nécessaire. L’opérationnalisation des communautés de recherche fonctionnant à base du riche fond culturel africain[43] suppose un travail de sélection lucide de ces agrégats culturels. Il s’agirait de choisir au sein des contes, des proverbes, des maximes, des légendes africaines les textes à valeur éducative évidente en vue de leur usage pédagogique.

Pour raisonner par l’exemple, considérons le texte de ce conte africain :

Alors que l’hivernage battait son plein, le lièvre alla visiter l’hyène dans son champ de haricot. Que ne fut sa surprise : les pieds de haricots de l’hyène sont plus robustes et les fleurs plus épanouies. Le lièvre suggère à son « amie » de passer visiter le sien qui promet de belles récoltes car n’ayant presque pas de fleurs. Ce qui fut fait le lendemain. Que faire ? demande l’hyène. C’est simple réplique le lièvre : il suffit que tu dépouilles ton champ de ses fleurs et tu auras l’assurance de belles récoltes. Ce qui fut fait le lendemain. La suite est ce qu’on peut imaginer. Furieuse l’hyène cherche depuis ce jour à se venger. Elle pose plainte auprès du lion (roi de la brousse) pour trahison.

Un tel texte peut être soumis à l’analyse de la communauté de recherche philosophique pour que soient exécutées les trois activités essentielles telles que décrites par Millon : identifier, problématiser, conceptualiser. L’acte d’identification consiste à mettre en relief les différentes structures de sens du conte tandis que la problématisation invite les enfants à réfléchir de façon critique en vue de faire des objections, poser des questions, faire diverses interprétations du texte et à montrer les limites possibles des unités de sens du conte. Quant à l’acte de conceptualisation, les élèves sont invités à produire des termes capables d’identifier des problèmes ou de les résoudre. Toute chose qui permet de faire de nouvelles propositions. En bref, ce conte sera philosophiquement exploité en communauté de recherche sous la bienveillante présence de l’enseignant qui a pour tâche d’aider les élèves à émettre de meilleurs jugements (1995, p. 37) tout en n’imposant rien.

Somme toute il est bien possible, dans le contexte spécifiquement africain, de susciter le sens philosophique chez les enfants sur la base du contenu de la littérature orale méthodiquement exploité dans des communautés de recherche philosophique.

Conclusion

La rationalité de la littérature orale africaine mérite d’être perpétuée. Si les structures éducatives modernes peinent toujours à se faire adopter dans certaines parties du continent c’est que les populations soupçonnent l’école d’être un défoliant culturel. Utiliser les matériaux de la littérature orale comme support didactique dans l’apprentissage du philosopher à l’école primaire contribuerait non seulement à donner l’assurance de la perpétuation des cultures africaines, mais aussi à réaliser une forme de pédagogie endogène propre à garantir une didactique significative.

L’abondante littérature sur la philosophie pour enfants mérite d’être mieux connue en Afrique et le plaidoyer en faveur de son intégration comme nouvelle nécessité pédagogique se doit d’être vigoureusement soutenu. Compte tenu des enjeux cognitifs, humains et sociopolitiques incarnés dans les communautés de recherche philosophique, mettre en chantier cette courageuse pratique est une question de vision et de responsabilité politique.

La présente réflexion, qui se veut être un essai de sensibilisation, semble n’avoir pas abordé avec profondeur toute l’ingénierie du « philosopher avec les enfants ». C’est pourquoi d’autres travaux doivent l’approfondir pour mieux éclairer la problématique. En tout état de cause les systèmes éducatifs africains sont condamnés à la rénovation constante s’ils tiennent à assumer leur vocation de vecteur d’émancipation des personnes et de progrès social au sein d’un monde de plus en plus rationalisé et tourné vers la démocratie.