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Aucune partie de l’oeuvre de Hegel n’a connu un destin comme celui de sa Philosophie de l’histoire. Alors que Hegel, comme nous le rappelle G. Marmasse dans une « note sur les sources textuelles » (p. 391-396) très instructive, n’a consacré dans ses écrits publiés de son vivant que « cinq paragraphes de l’Encyclopédie » et « vingt paragraphes des Principes de la philosophie du droit » (p. 391) à l’histoire en elle-même, plusieurs lecteurs de Hegel ont grossi de façon démesurée les cours sur le sujet publiés après sa mort pour en faire le coeur de son système, puis pour le rejeter en tout ou en partie, en ce que cette philosophie était remplie selon eux d’incohérences. Peut-être le lecteur de Hegel incarnant le mieux cette « abstraction », pour utiliser le langage hégélien, est Karl Löwith : celui-ci donne tort à Hegel du seul fait qu’il ne voit en lui qu’une Philosophie de l’histoire désincarnée de l’histoire réelle parce que reposant sur des schèmes judéo-chrétiens sécularisés. Mais tout le problème est là : à vouloir mettre l’emphase sur un aspect que Hegel, sans le juger secondaire, considérait néanmoins comme devant répondre aux attendus du système en entier, c’est-à-dire au développement de l’Idée même, c’est risquer d’oublier les fondements qui animent et expliquent cette Philosophie de l’histoire.
C’est justement à cette tâche de clarification et d’approfondissement des principes de l’histoire hégélienne qu’est consacré ce livre de G. Marmasse. Pour comprendre l’histoire hégélienne, l’auteur nous rappelle l’importance de penser correctement le moment négatif ainsi que le moment rationnel du devenir de l’Idée, l’Idée qui, dans l’histoire, s’est fait esprit objectif. D’abord, la négativité présente à même le devenir de l’Idée nous empêche de penser ce devenir de façon mécaniste, c’est-à-dire comme une simple relation de cause à effet, puisque « Hegel défend une ontologie de la spontanéité et de l’opposition à l’autre. […] D’une certaine manière, il ne faut pas dire : A produit B, mais : B se produit de lui-même et contre A » (p. 53). Les acteurs de l’histoire selon Hegel sont les différents peuples organisés en États, ces peuples qui sont aidés des grands hommes qui incarnent et réalisent de façon intéressée mais responsable la volonté de leur peuple respectif. Cependant si ces peuples se succèdent dans l’histoire, ce n’est pas que le peuple précédant devait conduire à celui qui lui a succédé, au contraire, et en vertu de cette négativité, c’est que le peuple qui lui a succédé s’est librement produit contre le peuple précédant, ce qui oblige à refuser toute interprétation qui ferait de l’histoire hégélienne une sorte de destin implacable. De cette négativité résulte ensuite le moment rationnel du processus, moment « où un principe intérieur gouverne de manière cohérente une extériorité différenciée » (p. 142). « En d’autres termes, la raison, chez Hegel, ne désigne pas une entité qui serait analogue à un Dieu personnel omniscient et omnipotent, mais un mode de relation à soi-même, à savoir l’auto-fondation » (p. 143). Comme la raison est le troisième moment d’un cycle systématique, il faut conclure d’abord qu’il n’y a pas dans l’histoire que de la raison puisque celle-ci doit s’établir à partir d’un matériau extérieur qui n’est pas déjà en lui-même rationnel, ensuite que la raison, qui revient en plusieurs cycles hiérarchiquement organisés, est de qualité différente selon le moment général dans lequel elle se produit, nous invitant donc à penser que la raison dans l’histoire n’a pas un contenu univoque. Et, finalement, cette négativité ainsi que cette rationalité se jouent, dans l’histoire, en fonction de l’esprit objectif, et non encore en fonction de l’esprit absolu. Ceci qui fait en sorte de maintenir les peuples dans une certaine finitude indépassable, cette finitude qui, aux dires de l’auteur, est le thème principal de cet ouvrage (p. 380). L’esprit objectif reste une sphère contradictoire pour Hegel puisque, même si la subjectivité triomphe de l’altérité par la raison, elle doit néanmoins passer par le sacrifice des individus (les peuples et les grands hommes) pour continuer sa progression. Les individus de l’histoire sont donc à la fois des fins et des moyens : ils se constituent comme totalité rationnelle, mais s’étant constitués, doivent ensuite périr pour servir d’assise à un autre individu historique. C’est pourquoi, pour Hegel, l’histoire « est un tribunal qui juge et condamne les peuples dont la conscience et les institutions sont insuffisamment fondées » (p. 101). Certes, parce que c’est toujours un même esprit, c’est-à-dire une seule humanité, qui progresse, Hegel fait une place à la perfectibilité et à l’éducation (p. 80), cependant ce devenir historique « est expressif de la hiérarchie des légitimités politiques » (p. 139).
À partir de ces éclaircissements, l’auteur cherche à réfléchir aux concepts qui portent le plus à confusion dans la lecture de l’histoire hégélienne, c’est-à-dire plus précisément la ruse de la raison, la théodicée et la fin de l’histoire. En ce qui concerne la ruse de la raison, ce que G. Marmasse cherche à prouver est que la raison historique, aux prises toujours avec l’extériorité de l’esprit objectif, « n’est que rusée au sens où elle se réalise sur un mode fini » (p. 182). Même si Hegel utilise l’expression de « Providence » lorsqu’il est question de l’histoire mondiale, la ruse de la raison n’est pas la Providence, car les peuples, à travers les grands hommes, se produisent spontanément et égoïstement d’eux-mêmes et, pour faire progresser l’humanité, doivent, au terme de leur réalisation, subordonner leurs aspirations et leur domination puisqu’ils sont finis. La Providence reste donc une figure de la « représentation » (p. 8) et, pour être bien comprise, doit être élevée au niveau philosophique comme « le sujet qui unifie son contenu de l’intérieur » (p. 153). Pour ce qui est de la théodicée, elle est bien présente chez Hegel, c’est-à-dire que l’histoire hégélienne aménage une place au mal puisque le mal, pour Hegel, est la finitude. Le mal ne disparaît pas dans l’histoire, plutôt « l’injustice est vouée à être exorcisée » (p. 375) en ce que le sens finit par triompher du chaos et de l’agrégat. Cependant, et parce que l’histoire repose sur une raison qui n’est que rusée, ce n’est pas l’histoire elle-même qui peut réaliser une telle théodicée, mais bien la philosophie de l’histoire. L’histoire, même si elle permet certaines réconciliations, reste le lieu du malheur et de la division, alors que la philosophie, dans sa propre infinité, arrive à faire de l’histoire un tout, sans lui faire perdre sa nature divisée : « L’esprit objectif est le lieu de la totalité extérieure, “additive”, tandis que l’esprit absolu est le lieu de la totalisation intérieure, “organique”. Le premier est conflictuel tandis que le second est pacifiant » (p. 379). Et si Hegel a effectivement parlé d’une fin de l’histoire, elle est d’abord à comprendre comme but et vie plénière, premièrement, de chaque peuple individuel et, deuxièmement, de l’histoire en elle-même totalement réalisée à travers l’État germanique chrétien qui « assure une parfaite unité politique des hommes et en même temps leur entière autonomie » (p. 224). Parce que la négativité est toujours un mouvement spontané, il serait absurde de dire que ce but de l’histoire aurait été établi dès le départ : certes l’esprit est, depuis le début de l’histoire, à la recherche de sa liberté, mais la réalisation de cette liberté dépend de la volonté et de l’agir des hommes : « […] l’agir historique ne répond pas à l’anticipation du futur mais à la mise en oeuvre de l’identité présente du peuple » (p. 222). La fin de l’histoire a aussi le sens d’un terme, d’un arrêt, mais seulement pour chaque peuple individuel parvenu à son accomplissement, et jamais en ce qui a trait à l’histoire mondiale elle-même : le dénouement de l’histoire dans l’État ayant permis d’offrir la liberté à tous les individus « n’est pas la fin des temps, il n’a rien à voir avec les trompettes de l’Apocalypse » (p. 223). Même l’État de la fin de l’histoire doit encore se réaliser dans des États successifs puisqu’aucun État particulier, même le plus légitime, n’échappe à la finitude de l’esprit objectif.
L’auteur cherche alors, dans les derniers chapitres du livre, à reconstruire l’articulation des principes de l’histoire hégélienne en son devenir même, c’est-à-dire en passant par l’examen minutieux des quatre grandes étapes historiques selon Hegel, soit l’Orient, la Grèce, Rome et le monde germanique luthérien (qu’il découpe en deux, soit en ses débuts jusqu’au Moyen Âge et en son plein développement à partir de l’État protestant). L’idée n’est pas de plaquer les principes de Hegel sur l’histoire, mais plutôt de montrer que « les concepts clés n’apparaissent adéquatement que dans l’examen du cours de l’histoire, où ils se présentent, non pas sous la forme de généralités abstraites, mais sous celle de figures vivantes, à chaque fois particulières et néanmoins expressives de l’universel » (p. 11).
En conclusion, G. Marmasse ne cherche pas dans ce livre à établir coûte que coûte la vérité de l’histoire hégélienne puisqu’il reste sensible à son obsolescence (p. 385). Il cherche plutôt, et dans un style clair et concis, à donner la parole à Hegel pour éviter les contresens que l’on a vu apparaître chez plusieurs de ses lecteurs. L’ouvrage nous laisse d’ailleurs quelque peu sur notre faim quand il confronte l’histoire hégélienne bien comprise à ses interprètes, comme Löwith justement, ou encore Kant, Kierkegaard, Kojève, Nietzsche ou Fukuyama, mais le livre s’affirme rapidement comme un incontournable, puisque de vouloir le contourner serait de faire de l’histoire hégélienne un « homme de paille » bien trop facile à abattre ou à adorer.