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Les deux savantes australiennes de l’Australian Catholic University, éminentes spécialistes de la patristique tardive et de la pensée sociale de l’Église[1], nous livrent ici un nouvel opus consacré à la manière dont les évêques des ve-vie siècles répondirent aux « crises » environnementales, humaines et institutionnelles auxquelles ils furent confrontés. Ces crises (déplacements des populations et crise des réfugiés, désastres naturels, disputes religieuses, conflits violents, abus sociaux) et les réponses qui leur furent apportées, forment autant de chapitres du livre, qui dessine ainsi, pas à pas, un tableau nuancé de la puissance épiscopale aux ve-vie siècles ap. J.C.
Le livre s’inscrit dans la lignée des projets de recherche déjà menés par les auteures à partir du milieu des années 2000 et méthodiquement développés depuis. Plusieurs livres ont déjà paru, dont un ouvrage écrit en collaboration avec Wendy Mayer, Preaching Poverty in Late Antiquity : Perceptions and Realities, Leipzig, 2009, qui analysait l’approche de la pauvreté par certains Pères de l’Église (Jean Chrysostome, Augustin et Léon le Grand). Le livre de 2009 contenait déjà une réflexion sur la manière d’analyser les réalités sociales anciennes selon les genres littéraires, malgré des différences parfois ténues entre eux, une homélie ou une lettre pouvant être de véritables traités, un sermon pouvant prendre la forme d’une lettre — comme c’est le cas des Lettres festales des évêques d’Alexandrie — ou bien une lettre pouvant être lue dans une assemblée liturgique et devenir sermon. L’épistolographie y était déjà apparue aux côtés de l’homilétique comme un des genres littéraires les plus importants dans l’Antiquité tardive (cf. aussi, à ce propos, A. Gillett, « Communication in Late Antiquity : Use and Reuse », dans Scott Fitzgerald Johnson, éd., The Oxford Handbook of Late Antiquity, Oxford, 2012, p. 815-846).
Dans le livre ici recensé, les auteures cherchent donc à reconstituer les réponses des évêques aux crises de leur temps par l’analyse d’un corpus d’environ 2 000 lettres des ve-vie siècles, dont la chronologie retenue, les années 410-590, exclut volontairement les lettres les mieux étudiées (celles d’Athanase d’Alexandrie ou de Basile de Césarée au ive siècle, de Jean Chrysostome au début du ve siècle et celles de Grégoire le Grand à la toute fin du vie siècle) : une annexe, p. 207-229, rappelle brièvement les auteurs anciens retenus pour le corpus et le nombre de lettres qu’ils ont écrites. Le choix de ne travailler que sur l’épistolographie est expliqué au chapitre II du livre (« Studying Late antique crisis management through letters », p. 11-35) : ces lettres, courtes ou longues, polémiques, pastorales, dogmatiques ou parénétiques, étaient en effet les premiers moyens à disposition des clercs pour régler, par pétition aux autres évêques ou aux autorités civiles et par activation des réseaux d’entraide, des problèmes posés (cf. la conclusion du livre, p. 193-203). Bien des cas étudiés dans le livre sont effectivement passionnants et montrent clairement les modes de réaction possibles.
Toutefois, si ce corpus est prolixe en ce qui concerne les controverses ecclésiastiques, d’autres problèmes majeurs connus par ailleurs y sont peu évoqués : les épidémies, les famines, l’accueil massif des réfugiés ou les abus sociaux. Cela s’explique en partie par le fait que les compilations de lettres dans les recueils canoniques ou ceux des décrétales papales ont opéré au Moyen Âge un filtre important : ont surtout été conservées les lettres écrites pour régler les problèmes disciplinaires ou les controverses doctrinales, dont les évêques étaient souvent eux-mêmes à la source (p. 26-31). Ainsi les lettres romaines, très nombreuses (plus de 600), évoquent à peine les invasions gothiques des débuts du ve siècle, le blocus vandale à partir du milieu du ve siècle ou la guerre gothique sous Justinien et leurs désastreuses conséquences en termes de famines, de destructions, de déplacements de populations, que l’on connaît grâce aux récits des chroniqueurs, historiens et hagiographes (p. 28-31 et p. 193-194). Toutefois, d’autres lettres, moins nombreuses, ont été conservées dans d’autres types de collections et témoignent alors d’une plus grande diversité des préoccupations épiscopales.
Un problème important — dont les auteures sont conscientes — est que les crises étudiées sont loin d’être homogènes : ainsi, le chapitre III (« Population displacement », p. 37-69) étudie autant le cas des populations déplacées ou réduites en captivité dont les évêques avaient à s’occuper, que celui des exils et déportations des évêques eux-mêmes lors des controverses religieuses (sont étudiés les cas plus ou moins célèbres de Nestorius, de Théodoret de Cyr, de l’évêque africain Fulgence de Ruspe ou du pape Vigile). D’un côté, ce sont des populations entières qui sont concernées, de l’autre, quelques individus en résidence surveillée. Les auteures concluent donc à raison, p. 52-53, que les réponses variaient selon la catégorie des personnes concernées : « […] the portfolio of an attested asylum-seeker included noble birth or ecclesiastical status, soundness of character, being of orthodox belief, having letters of introduction, etc.[2] ».
Le chap. IV étudie ensuite la gestion par les évêques des « désastres naturels » — épidémies, famines ou tremblements de terre[3]. Si les éléments naturels ne se sont pas déchaînés particulièrement dans l’Antiquité tardive, ils ont en revanche été soigneusement documentés, du fait de la perspective eschatologique des écrivains de l’époque (p. 71 et p. 88) : tremblements de terre, famines et autres désastres préfiguraient aux yeux des clercs l’Apocalypse. Mais au vu des faibles traces laissées dans les correspondances épiscopales, les auteures estiment que le rôle des évêques dans la réponse à ces crises fut modeste : jusque dans le vie siècle avancé, les autorités civiles, gouverneurs, armée, voire élites municipales, restèrent, selon elles, seules responsables de l’aide aux populations (p. 79-83). Toutefois, quand on lit la minutieuse étude d’A. Laniado, Recherches sur les notables municipaux dans l’Empire protobyzantin, Paris, 2002 (non citée dans le livre), on ne peut que rester sceptique sur les fonctions qu’auraient conservées, selon les auteures, les élites municipales dans l’aide aux populations : les curiales étaient bien sur le déclin et seuls les principales demeuraient des notables importants. Quant au rôle de l’évêque dans ces catastrophes, les lettres ne semblent pas en être le meilleur témoin de l’aveu même des auteures (p. 86-91 et p. 193-194) ; l’hagiographie ou les historiens de l’Église donnent pour leur part une image bien différente des évêques ou des saints hommes, qui concorde mieux avec le « modèle » que P. Brown a développé et qui est ici critiqué (on y reviendra). La réalité devait être entre les deux et varier selon les évêques, puisqu’on sait mieux maintenant que les chefs des Églises ayant un poids politique et social ne furent pas si nombreux (cf. C. Sotinel, « Le personnel épiscopal, enquête sur la puissance de l’évêque dans la cité », dans É. Rebillard et C. Sotinel, éd., L’évêque dans la cité du ive au ve siècle : image et autorité, Rome, 1998, p. 105-126).
Le gros chapitre V (p. 97-145) traite ensuite des controverses religieuses ; devant la richesse documentaire, les auteures ont fait le choix intelligent d’étudier des sources un peu moins connues. Une grande partie du chapitre traite de la violence des lettres échangées autour du concile de Chalcédoine et de ses suites au ve siècle (avec l’examen du Codex encyclius, lettres envoyées par de nombreux évêques en réponse à un questionnaire de l’empereur Léon Ier au sujet de ce concile, et du schisme acacien de 482), comme au vie siècle, lors de l’affaire des Trois chapitres, du Ve concile oecuménique de Constantinople en 553, ainsi que dans les conflits entre monophysites eux-mêmes. Les conflits entre catholiques et « hérétiques » en Occident sont aussi brièvement examinés : l’affaire des Priscillianistes en Espagne, la crise pélagienne en Italie, Gaule et Afrique, ainsi que le problème majeur de l’hérésie arienne sont tour à tour évoqués. Sur un point, on sera plus prudent que les auteures qui semblent lier les Huns à l’arianisme (p. 113), alors qu’Attila était sans doute resté païen, quoique ses troupes fussent, il est vrai, en partie composées de Germains ariens : l’invasion d’Attila fut arrêtée d’ailleurs par une alliance entre les Romains d’Aetius et des troupes fédérées gothiques et franques. Ces alliances de circonstance, puis la domination des rois gothiques sur une partie de l’Occident, expliquent bien que, dans les lettres, « Arianism was the elephant in the room, never mentioned in correspondance with their new masters ». Les auteures concluent cette partie par des remarques intéressantes sur la langue des lettres, leur caractère formel et légaliste, cachant selon elles le manque réel de pouvoir civil et pénal des évêques (p. 129-130). Mais les évêques des grands sièges disposaient tout de même d’une influence certaine sur le pouvoir civil, au point d’en appeler à lui pour le règlement de conflits religieux, comme Augustin lors de la crise donatiste, comme les évêques des grandes capitales lors des multiples rebondissements de l’après Chalcédoine ou encore comme le pape Pélage (556-561) demandant au patrice Narsès d’intervenir dans le schisme italien (cas évoqué p. 189-190) : on aurait aimé, pour illustrer la variété du ton des lettres épiscopales, selon les destinataires et les contextes, que quelques textes significatifs soient d’ailleurs cités et pas seulement résumés. Car leur teneur est parfois savoureuse !
Le chapitre VI (p. 147-170) traite ensuite des réponses aux divers « abus sociaux » de l’époque (usure, exaction fiscale, trafics humains, violences, vols et corruption dans et hors de l’Église) dont les sources tardives se font largement l’écho. En plus de relire des lettres fameuses d’Augustin retrouvées par J. Divjak, le chapitre examine plus longuement deux corpus, celui des lettres de Synésios de Cyrène, notamment celles qui concernent son conflit avec le gouverneur Andronicos, et celui des lettres du pape Gélase (492-496). Les auteures concluent sur la relative faiblesse des évêques face aux abus sociaux de leur temps, la résistance de Synésios de Cyrène contre les violences du gouverneur de la Pentapole étant davantage pour elles la marque d’un conflit politique opposant un curiale de noble naissance à son gouverneur que le signe d’un réel pouvoir de l’évêque (p. 157-163). Si cette analyse est certainement juste, on relèvera toutefois que les moyens d’action de Synésios étaient bien ceux d’un évêque (excommunication, visite aux prisonniers) plus que ceux d’un curiale, quoiqu’il usât sans doute de ses réseaux d’amitiés épistolaires à ses deux titres (cf. C. Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity. The Nature of Christian Leadership in an Age of Transition, Berkeley, London, 2005).
Le chapitre VII (p. 171-191) s’interroge enfin sur les changements dans les structures de dépendance : les auteures affirment à raison que les réseaux de patronage classiques sont demeurés intacts jusqu’au ve siècle et que les évêques n’ont pas occupé si vite une place qui aurait été laissée vide. Le pouvoir épiscopal à partir du ve siècle était en effet très varié, comme le montre l’examen des cas concrets entendus par le tribunal de l’évêque. Que pouvait alors l’audience épiscopale, instance d’arbitrage officialisée par Constantin en 318 ? Les nombreuses lettres d’Augustin montrent un tribunal épiscopal tiraillé par des devoirs contradictoires : le respect de la loi civile et des autorités auxquelles il renvoie en certains cas, tout en protégeant souvent les clercs de jugements au pénal et en remplaçant les autorités dans les moments où elles manquaient à leur devoir de protection des populations (le cas de l’Ep. 10* évoquant les rapts de civils par les marchands d’esclaves dans l’Afrique des années 420 en est le plus frappant) ; le respect de décisions conciliaires parfois contradictoires ; les intérêts propres de l’Église qui s’opposent parfois à ceux des justiciables. P. Allen et B. Neil concluent ainsi : « […] this interest is ad hoc, ad locum, and ad hominem » (p. 179-180), estimant que l’audience tout en s’ouvrant aux plus pauvres a eu les mêmes travers que la justice civile. Leur analyse nous paraît sur tous ces points tout à fait juste et nuancée.
Mais d’une manière générale, ce livre conteste fortement et à plusieurs reprises le modèle du pouvoir épiscopal proposé par le célèbre livre de P. Brown, Poverty and Leadership in the Later Roman Empire, Hanover, 2002. Cette contestation est annoncée d’emblée p. 2 (où les auteures regrettent sa « disproportionate influence »), réitérée p. 83 (l’évêque n’aurait pas, comme le pensait P. Brown, pris la place des autorités publiques dans la gestion des crises) et encore p. 171-180, où elles estiment que « Brown followed the theory of Patlagean that a shift from the civic model of social relations to an economic model of social relations occurred in this period », sans qu’on puisse en voir la confirmation dans le corpus épistolaire. Il est clair que cette minutieuse revue de cas oblige à être nuancé ; mais il nous semble que le livre de P. Brown était tout aussi nuancé et moins schématique que des lectures postérieures ont pu le laisser penser. D’abord, en effet, la position de P. Brown sur l’oeuvre d’E. Patlagean avait justement évolué quand est sorti son livre de 2002 : il y précisait que le changement majeur survenu au ive siècle n’était pas de nature économique, mais était bien une évolution « de l’imagination sociale[4] ». Ensuite, étude de l’imaginaire, Poverty and Leadership n’a jamais prétendu étudier dans les détails la réalité complexe et contrastée du pouvoir épiscopal des ive-vie siècles. Enfin, P. Brown a lui-même souligné que les cadres civiques classiques mirent du temps à disparaître, s’érodant seulement peu à peu au profit du patronage épiscopal (p. 79-86 de son livre).
Ainsi la revue de détail que P. Allen et B. Neil effectuent ici ne contredit sans doute pas autant qu’elles ne le pensent le « modèle » de P. Brown. Les évêques des grands sièges et les Pères de l’Église ont bien promu, dans leurs sermons et traités, un discours sur le nouveau rôle de l’évêque comme « amoureux des pauvres », mais les effets de ce discours dans la réalité furent assurément mitigés : l’aide aux « pauvres » changea peu les conditions de vie réelles des populations les plus fragiles, car la définition même du « pauvre » était sujette à de telles variations de circonstances que les nobles appauvris recevaient plus que les pauvres réels et que le patronage épiscopal reprenait souvent les habits d’une liberalitas classique, hiérarchisée selon les rangs des bénéficiaires. Tout le monde ici s’accorde sur cela et l’on s’accordera aussi pour conclure sur un rôle des évêques variant selon l’importance de leur siège et leur propre origine sociale. En somme, cette revue passionnante de cas est un utile rappel de la complexité de cette Antiquité tardive, de ses tiraillements et de ses faiblesses, ainsi que du fossé existant entre les discours et la réalité.
Appendices
Notes
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[1]
Pauline Allen a étudié les oeuvres de nombreux évêques, Augustin, Cyrille d’Alexandrie, Théodoret de Cyr ou Sévère d’Antioche, tandis que Bronwen Neil est spécialiste des écrits de Léon le Grand et des papes des ve-vie siècles.
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[2]
V. Neri, I marginali nell’Occidente tardoantico. Poveri, « infames » e criminali nella nascente società cristiana, Bari, Edipuglia, 1998, p. 93-97 ; P. Brown, Poverty and Leadership in the Later Roman Empire, Hanover, University Press of New England, 2002, p. 59-60 ; ou C. Freu, Les figures du pauvre dans les sources italiennes de l’Antiquité tardive, Paris, De Boccard, 2007, p. 421 et suiv., avaient déjà mis en valeur la diversité des conditions des pauvres réellement assistés, ainsi que des réponses épiscopales à ces détresses variées (les évêques donnent nettement plus aux nobles déclassés).
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[3]
Sur ce point, en plus des nombreuses études récentes les répertoriant, l’ancienne liste des catastrophes subies par l’Italie, effectuée par Lellia Cracco Ruggini, Economia e Società nell’ “Italia Annonaria”. Rapporti fra agricoltura e commercio dal iv al vi secolo, Milano, A. Giuffè, 1961, p. 152-176 et 466-489, aurait pu aussi être rappelée.
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[4]
Après avoir rendu un hommage à l’oeuvre d’Évelyne Patlagean, il s’en sépare finalement, p. 10-11, 45-47 et 74. Cf. C. Freu, « Les pauvres en société à l’époque protobyzantine : regards historiographiques sur l’oeuvre d’Évelyne Patlagean », dans B. Caseau, éd., Les réseaux familiaux : Antiquité tardive et Moyen Âge. In memoriam A. Laiou et É. Patlagean, Paris, Leuven, Peeters (coll. « Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance - Collège de France », 37), 2012, p. 373-392, part. p. 374.