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Dans ses récentes méditations philosophiques, Claude Romano soutient non seulement que la phénoménologie ne devrait plus être cartésienne ou « transcendantale » (au sens que conférait Edmund Husserl à ce terme), mais qu’elle ne peut plus l’être, car le « doute général et universel » au coeur de la démarche cartésienne serait lui-même foncièrement absurde du point de vue phénoménologique[1]. On sait que le doute méthodique radical, formulé par René Descartes afin d’établir pour la première fois « quelque chose de ferme et de constant dans les sciences[2] », est décrié par un large pan de la philosophie contemporaine comme un « faux problème[3] ». Dans ce contexte, Romano estime qu’il ne suffit pas de se détourner du problème sceptique pour surmonter les schèmes conceptuels hérités de l’épistémologie moderne : en passant sous silence « les raisons qui doivent nous amener à ne pas prendre au sérieux ce problème », on risquerait de demeurer « englués » dans le cartésianisme, à la façon du premier Heidegger[4]. Il nous faut plutôt prendre à bras-le-corps le scepticisme universel et montrer une fois pour toutes « pourquoi l’idée d’un monde entièrement illusoire n’a aucun sens[5] ».

L’objectif du présent essai est de contester qu’une telle réfutation phénoménologique du cartésianisme soit possible. En ce sens, nous présenterons d’abord ce que nous considérons être les deux principaux arguments anti-sceptiques de Claude Romano : 1) un argument reposant sur la nécessité anhypothétique des essences phénoménologiques ; et 2) un argument fondé sur la structure relationnelle et holistique de l’être-au-monde, c’est-à-dire sur ses analyses phénoménologiques de la perception. Dans la section suivante, nous nous demanderons si ces arguments, indépendamment de la question de leur validité, peuvent vraiment être mobilisés pour dépasser le cartésianisme, car démontrer l’absurdité (ou l’inintelligibilité) du doute universel afin de renverser le scepticisme par ses propres moyens a toujours constitué le coeur même du fondationnalisme cartésien. L’être-au-monde ne se présente-t-il pas comme un nouveau fundamentum inconcussum dans la mesure exacte où l’on ne peut formuler un doute cohérent à son égard ? Enfin, nous soutiendrons que les arguments anti-sceptiques de Romano sont tous deux insuffisants parce que le doute hyperbolique est une possibilité de pensée qui, bien que spéculative, demeure à la fois intelligible et plus radicale que toute description d’essence ou « réduction eidétique ».

I. Pour une réfutation phénoménologique du cartésianisme

La prémisse commune aux deux arguments que nous résumerons ici consiste à soutenir qu’en dépit des différences manifestes qui existent entre le doute méthodique de Descartes et l’épochè transcendantale de Husserl, c’est-à-dire entre le fait de récuser en doute l’existence du monde et celui de « suspendre » toute position d’existence (aussi bien la croyance que le doute)[6], il n’en demeure pas moins que le tournant transcendantal présuppose chez Husserl le doute universel et s’accomplit à travers lui[7]. On le sait, la procédure cartésienne au coeur du rationalisme et de l’empirisme modernes enjoint à penser toute connaissance comme intuition apodictique (rationnelle ou sensible), apte à résister à un « doute général et universel », puis comme l’expansion ou la culture méthodique (déductive ou inductive), progressive et idéalement exempte de révision, de ces intuitions premières et atomiques[8]. De façon analogue, la réduction transcendantale libère l’« expérience transcendantale » (ou la « conscience pure ») à la fois comme un domaine d’évidences apodictiques, absolument indépendant de toute réalité contingente et relative, et comme un champ infini d’investigation offert à la description phénoménologique, qui possédera dès lors le statut d’une « philosophie première ». Le doute universel doit jouer un rôle indispensable dans cette aventure — et non pas le simple rôle de « procédé subsidiaire » (methodischer Behelf)[9], comme le suggéraient les Ideen I — tant et aussi longtemps qu’est maintenue l’exigence cartésienne d’une « fondation ultime » (letzter Begründung), car l’évidence apodictique requiert « l’inconcevabilité absolue de la non-existence de l’objet[10] ».

Or Claude Romano conteste la rigueur même des raisons qui conduisent Husserl à « rechercher dans les cogitationes qua cogitationes des fondements autocertifiants et soustraits à tout doute possible[11] », c’est-à-dire des raisons pour lesquelles la tradition cartésienne estimait possible de distinguer des vécus absolus (la conscience pure) de notre relation effective au monde. Romano entend ainsi montrer que la phénoménologie ne peut être « transcendantale » et que « rien, absolument rien, ne lie le destin de la phénoménologie à celui du cartésianisme[12] ». Rien, hormis peut-être la nécessité herméneutique de déconstruire le tournant transcendantal opéré par Husserl à l’hiver 1906-1907, porté par l’idéal d’une raison autocritique et autoresponsable[13].

Les deux arguments anti-sceptiques que nous résumerons schématiquement correspondent grosso modo aux deux grandes parties qui composent Au coeur de la raison, la phénoménologie (2010) — dont il faut bien dire qu’il s’agit d’un ouvrage inspirant et remarquable à tous les égards, tant sur le plan de la finesse analytique des arguments et la clarté de l’expression que de la pertinence de ses enjeux. Sa visée centrale consiste à montrer de quelle façon la phénoménologie prolonge le tournant critique kantien, du point de vue de son interrogation sur la légitimité et les limites du savoir a priori (ou philosophique), et proposer après Husserl une image nouvelle de la raison, « […] élargie jusqu’à inclure son autre, la sensibilité, l’expérience, l’antéprédicatif, une raison au grand coeur qui réhabilite le monde sensible comme nécessaire à son existence même[14] ». La première partie (« Confrontations ») présente une défense instructive de la conception phénoménologique de l’a priori en ce qu’elle a d’original et de viable, à l’encontre de ses détracteurs « pour l’essentiel issus de la constellation analytique[15] ». La seconde partie (« Transformations ») entend déployer un paradigme nouveau — « une conception alternative de l’expérience par rapport à celles avancées par la phénoménologie historique[16] » — où les rapports entre intelligence et sensibilité se trouvent repensés à la lumière de l’unité structurale, relationnelle et holistique, de l’être-au-monde.

1. Une hypothèse « impensable »

Comme le montre Claude Romano, le « retour aux choses mêmes » mené par Husserl dans ses Recherches logiques (1901) impliquait d’abord une double rupture avec le transcendantalisme kantien : 1) l’a priori s’est vu délesté de toute subjectivité constituante pour être conçu comme un ordre de nécessités immanentes aux phénomènes (« objectivités idéales », « légalités eidétiques »), pouvant être dégagées par le biais de la réduction eidétique ou « vision d’essence » (Wesensschau) ; 2) ces a priori ne sont plus « formels », comme l’étaient la sensibilité et l’entendement purs chez Kant, mais désormais « matériels » pour autant qu’ils se fondent dans la nature même des contenus d’expériences ; par exemple : « Tout son doit posséder un timbre, une durée, une hauteur et une intensité », « De trois sons de hauteur différente, l’un se situera toujours entre les deux autres », « Toute chose matérielle possède une extension spatio-temporelle[17] ». Les a priori matériels (ou « essences phénoménologiques ») jouiraient d’une validité rigoureusement illimitée ou « anhypothétique » du fait de ne pouvoir être invalidés par aucune expérience concevable, car ces a priori mettent l’imagination en présence de limites insurmontables, marquées par « l’impossibilité de se figurer le moindre contre-exemple[18] ».

Claude Romano définit ainsi la phénoménologie comme la « reconduction » (« re-ductio ») de l’expérience à ses structures essentielles, dont le corollaire est un « principe de conversion ontologique », qui exprime l’adéquation nécessaire entre les limites de la pensée et les limites de l’être : le « concept prégnant de penser » signifie que « ce que nous ne pouvons penser ne peut pas exister », c’est-à-dire que « ne-pas-pouvoir-se-représenter-autrement » ne constitue pas seulement une limite subjective de la pensée humaine, mais aussi et surtout une « nécessité idéale objective de ne-pas-pouvoir-être-autrement[19] ». Dans le contexte du tournant linguistique de la philosophie contemporaine, l’originalité de la phénoménologie tiendrait en conséquence à l’idée selon laquelle l’expérience posséderait des articulations de « sens » (Sinn) antérieures en droit à toute médiation linguistique, des structures qui se trouveraient à « l’état natif » dans les choses mêmes avant toute projection conceptuelle ou symbolique : « La phénoménologie n’a peut-être soutenu qu’une seule thèse : la description des structures de l’expérience ne se réduit pas à la mise en évidence des ressources linguistiques au moyen desquelles s’accomplit cette description. Ou plus simplement : les structures de l’expérience ne lui sont pas conférées par le langage dans lequel nous pouvons la décrire[20] ». Cette antériorité (ou autonomie) du monde sensible découlerait directement de la validité anhypothétique des a priori matériels et de leur « indifférence spécifique par rapport à la subjectivité », dont Heidegger soulignait l’importance dans ses Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (1925)[21].

Évidemment, Husserl occulta lui-même la portée anti-idéaliste de la réduction eidétique en ordonnant celle-ci au champ de la « conscience pure », ouvert par l’épochè transcendantale. Après le tournant transcendantal, ce dernier finit par assujettir la phénoménologie à la quête cartésienne de certitude absolue et intégrer les a priori matériels à un idéalisme transcendantal englobant. « La démonstration de cet idéalisme est donc la phénoménologie elle-même », affirmaient en effet les Méditations cartésiennes (1929)[22]. À cet égard, la thèse de Romano est que la révolution phénoménologique de l’a priori fut non seulement déviée avec le tournant transcendantal de Husserl, mais bien contredite par la réduction transcendantale elle-même, qui présuppose toujours — après Descartes — la possibilité que le monde puisse « se dissoudre en un chaos, selon la fiction d’une illusion généralisée » :

En toute perception, une erreur isolée est toujours pensable, mais une illusion globale est absurde, car elle est contradictoire avec les nécessités matérielles qui structurent la perception, lui conférant ses traits phénoménaux invariants. Ou bien la perception est régie par des légalités non empiriques qui procurent à ses contenus eux-mêmes une structuration nécessaire, et l’idée d’un chaos complet est absurde, ou bien un tel chaos est pensable, et il faut proscrire l’idée de structures a priori matérielles[23].

Le premier argument anti-sceptique de Claude Romano se fonde ainsi sur le principe de conversion ontologique — c’est-à-dire l’équivalence principielle, au coeur de la réduction eidétique, de l’être-pensable et de l’être-possible — formulé par Husserl dans ses Recherches logiques. Il n’est pas question d’assujettir la réduction eidétique au champ de la conscience pure ou de l’expérience transcendantale : entre la réduction eidétique et la réduction transcendantale, il nous faudrait choisir.

2. La structure relationnelle et holistique de l’être-au-monde

Selon Romano, le principe de conversion ontologique autorise un passage du « paradigme transcendantal » de Husserl, qui hantait encore l’ontologie fondamentale de Heidegger, au « paradigme relationnel » de l’être-au-monde, où il n’y aurait plus aucun sens à affirmer que le monde est « constitué » ou « configuré » unilatéralement par un Dasein[24]. Cette transition critique trouve un premier motif décisif, nous le soulignions à l’instant, dans la validité anhypothétique des a priori matériels, qui interdirait la formulation cohérente d’un doute universel. Toutefois, ce premier argument, s’il justifie peut-être que la phénoménologie renonce à l’épochè transcendantale, n’offre encore aucune conception alternative de l’expérience sinon l’idée d’une donation originaire des choses mêmes selon leurs structures ontologiques intrinsèques, qui découle du rejet conséquent de la distinction kantienne entre le phénomène et la chose « considérée en elle-même » (Ding an sich selbst betrachtet), d’après laquelle notre « représentation » (Vorstellung) du monde n’est possible que par la médiation des formes subjectives de la sensibilité et de l’entendement.

Le passage phénoménologique du paradigme transcendantal au paradigme de l’être-au-monde s’accomplit chez Claude Romano par le biais d’un second argument anti-sceptique, qui prolonge et consolide le premier sous la forme d’une analyse concrète de la perception : « L’être-au-monde désigne une structure à la fois relationnelle et holistique, et pour cette raison, il ne saurait être pensé dans les termes d’une philosophie transcendantale où le “sujet”, et lui seul, jouerait le rôle d’ultime “condition de possibilité” de l’apparaître même des choses[25] ». Comme le suggère ce passage, l’argument de l’être-au-monde comporte lui-même deux volets, portant respectivement sur la structure « relationnelle » et « holistique » de l’expérience. Tout d’abord, la structure relationnelle de l’être-au-monde signifie la co-originarité du sujet et du monde : alors que la tradition cartésienne prétend pouvoir assumer méthodiquement la possibilité du doute universel dans une ontologie du sujet (ou de l’ego cogito), tout doute présuppose au contraire des « capacités d’arrière-plan » d’ordre perceptif et pratique, qui sont elles-mêmes inséparables de l’environnement au sein duquel elles s’exercent. Cela signifie pour Romano la « fin de l’argument sceptique[26] ». Nous sommes toujours-déjà « dans » le monde et cette certitude perceptive/pratique serait plus profondément ancrée dans notre agir que l’opposition épistémique entre le doute et la croyance : notre « prise » implicite sur le monde rend possibles nos doutes ponctuels tout en interdisant de les généraliser à la totalité de l’expérience. Autrement dit, nous ne pouvons formuler de manière intelligible l’idée selon laquelle la réalité « en soi » pourrait différer des structures intentionnelles de l’être-au-monde, car l’indépendance logique des « conditions de possibilité » de l’expérience et de la « matière » des sensations n’est plus même pensable sur le plan élémentaire de la connaissance perceptive.

L’explicitation de la structure « radicalement holistique » de la perception est dirigée spécifiquement, quant à elle, à l’encontre du préjugé atomiste de la tradition cartésienne, qui consiste à soutenir « […] qu’il y a un sens à attribuer isolément à des expériences quelque chose comme la vérité ou la fausseté, en la conférant à certaines relations à des objets et en la refusant à d’autres[27] ». Il est alors question de ce que Husserl présentait comme une loi d’essence de la perception : « […] l’existence <Existenz> des choses n’est jamais requise comme nécessaire par sa propre donnée <durch die Gegebenheit> ; elle est d’une certaine façon toujours contingente[28] ». N’est-il pas vrai qu’une perception pourrait toujours se révéler illusoire, dans l’éclatement d’un conflit interne au sein de l’expérience perceptive ? Au contraire, répond Romano, la perception est intrinsèquement distincte de l’illusion, car il n’y a rien de commun à l’apparition véritable de la chose et à la pure apparence :

[…] une expérience n’est une perception que si elle s’intègre au tout de la perception, de sorte qu’une expérience qui échoue à satisfaire ce critère n’est pas une perception trompeuse — ce n’est pas du tout une perception (mais une hallucination, illusion, etc.). […] seul un monde pourvu de cohésion structurelle est perçu (et, de ce fait, est un monde) et seule une chose qui s’intègre à un tel monde peut être, elle aussi, perçue[29].

Un tel « holisme de l’expérience » enfoncerait le dernier clou dans le cercueil de la phénoménologie transcendantale : la perception est non pas relation à une réalité « présumée » (präsumtive), qui pourrait être distinguée du « vécu » en tant que réalité indubitable et absolue, mais relation à la chose même, « en chair et en os », qui forme système avec le tout de la perception et émerge d’un monde pourvu de « cohésion structurelle[30] ».

Ces analyses de Romano dévoilent le doute universel comme un contresens matériel : la réduction transcendantale roulerait sur une mésintelligence des structures essentielles de la perception. En conséquence : « […] si la possibilité même de douter de quelque chose exclut la possibilité de douter de tout, il se pourrait que le cogito ne constituât ni un point de départ ni, a fortiori, le point de départ d’une philosophie authentiquement descriptive. Le destin de la phénoménologie ne se confondrait pas avec celui du cartésianisme[31] ».

II. Le paradigme de l’être-au-monde signifie-t-il une rupture véritable avec le cartésianisme ?

Avant de répondre directement à ces deux arguments anti-sceptiques par une thèse critique, nous aimerions souligner ce qui nous paraît constituer une ambiguïté résiduelle dans la position de Claude Romano : si la structure « relationnelle et holistique » de l’être-au-monde interdit de formuler de manière cohérente un doute universel (ou l’hypothèse d’une illusion généralisée), ne devrions-nous pas conclure que la phénoménologie doit — malgré les assurances de notre auteur — demeurer résolument cartésienne ? Après tout, démontrer l’absurdité du doute universel afin de renverser le scepticisme par ses propres moyens a toujours constitué le coeur même du fondationnalisme cartésien, et nous avouons ne pas voir comment le fait de montrer que « l’être du monde n’est pas moins sûr que mon être propre[32] » pourrait signifier une rupture totale avec le fondationnalisme. Bien sûr, il n’est plus question de cliver l’ego transcendantal (dans sa double primauté épistémique et ontique[33]) et le monde, mais la certitude perceptive/pratique de l’être-au-monde demeurerait bel et bien « absolue » dans la mesure exacte où un doute radical à son endroit s’avère absurde — l’être-au-monde agirait ici comme un nouveau fundamentum inconcussum.

C’est pourquoi la filiation avec le cartésianisme n’est pas rompue chez Merleau-Ponty, mais précisément assumée dans un cogito réformé, « tacite ». Certes, l’être-au-monde est une « opinion originaire » (Urdoxa), une situation première de contact avec le monde sur laquelle la réflexion ne possède qu’une « prise glissante » ; nous pouvons la décrire ou l’expliciter, mais sans jamais l’élucider totalement[34]. Or cela signifie simplement que l’être-au-monde se trouve affecté de la même équivocité qui caractérise tous les rapports de « fondation » (Fundierung) phénoménologique (entre la perception et la pensée, l’expérience et le langage, le fait et la raison, etc.) : ce qui fonde ne se révèle en définitive que par le fondé et en tant que certitude épistémique, sans que puisse être contestée l’antériorité essentielle du premier[35]. Le cogito tacite ne relève de la phénoméno-logie qu’une fois explicité — « Le cogito tacite n’est cogito que lorsqu’il s’est exprimé lui-même[36] » — et cette certitude explicite appartient à son tour à la tradition cartésienne pour autant qu’elle signifie l’inconsistance interne du doute radical.

Comment comprendre, sinon de cette façon, l’idée selon laquelle la phénoménologie de l’être-au-monde doit nous situer « en deçà de l’événement[37] » ? En effet, si Claude Romano développe une « herméneutique événementiale » qui insiste sur la façon dont certains événements/bouleversements peuvent reconfigurer notre monde (ou nos possibles) de part en part — notamment en raison du caractère holistique de l’expérience[38] —, il semble que l’existence d’un noyau dur de l’expérience, d’une relation inaliénable au monde sur le plan de la perception, est ce qui distingue en profondeur sa position de la philosophie paradoxale de Jean-Luc Marion, pour laquelle l’événement revêt une portée « absolue ». Chez ce dernier, le principe husserlien de « conversion ontologique » est non seulement indémontrable, mais essentiellement révocable : toutes les lois de la pensée (incluant le principe de contradiction) seraient affectées d’une contingence radicale, irréductible à la finitude de la pensée humaine et relevant au contraire d’une raison « plus grande » que la nôtre[39] ; la phénoménologie du « don » aboutirait à un savoir de la possibilité absolue du « Tout-Autre », pour reprendre le beau mot d’Emmanuel Lévinas. Chez Romano, au contraire, la contingence des nécessités logico-mathématiques et des a priori matériels demeure à la fois impensable et impossible, de sorte que la phénoménologie de l’être-au-monde circonscrit, en ses bornes immuables, le pouvoir-être-autre (ou la contingence) du monde : « Mais comment assigner positivement et même rationnellement des limites à la rationalité sans continuer à faire appel à elle ? Depuis quel dehors qui ne serait pas soumis à ses normes ? Depuis quel genre de discours, quelle modalité du logos ? Depuis quel lieu[40] ? »

III. Le doute hyperbolique et la réduction transcendantale

Pour le dire sans ambages, le talon d’Achille des arguments anti-sceptiques de Claude Romano réside en ce que ceux-ci sous-estiment la radicalité du doute méthodique universel formulé par Descartes dans ses Méditations métaphysiques (1641). En effet, à aucun moment dans Au coeur de la raison… n’est soulevé le fait que Descartes osait étendre la skepsis jusqu’aux « nécessités anhypothétiques et inconditionnées » des mathématiques, dans un doute hyperbolique qui vaudrait a fortiori pour les descriptions d’essence de la phénoménologie. Tout se passe en vérité comme si le scepticisme universel n’était envisagé sérieusement par Romano que sous le rapport du problème de la perception : ce dernier glisse toujours de l’inférence sceptique générale, « la possibilité d’un doute ponctuel entraîne la possibilité d’un doute universel », à sa variante perceptive : « Puisqu’on peut toujours douter de toute perception, on peut toujours douter de la perception comme tout[41] ».

1. L’hypothèse de la tromperie divine et le discernement de l’évidence

Rappelons que l’inférence sceptique partant de la faillibilité de la perception sensible ne constitue que la deuxième étape du raisonnement de Descartes dans la première des Meditationes (« Des choses que l’on peut révoquer en doute »)[42]. Les différentes étapes de cette chaîne complexe de raisonnements radicalisent de manière progressive le doute méthodique et culminent dans l’argument hyperbolique du « malin génie » (ou du « Dieu trompeur », dans la troisième Meditatio), selon lequel nous pouvons toujours faire l’hypothèse qu’existe un « mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant », qui s’emploierait à nous induire en erreur là même où nous croyons connaître le plus évidemment. Mis autrement, nous avons en nous l’idée d’un « Dieu qui peut tout » (Deum esse qui potest omnia), incluant la possibilité de m’avoir donné une nature telle que « je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on peut imaginer rien de plus facile que cela ». Le doute universel va donc beaucoup plus loin chez Descartes que l’idée d’une illusion perceptive généralisée : il emporte avec lui la certitude de pouvoir opérer une réduction eidétique infaillible, c’est-à-dire de pouvoir déterminer avec clarté et distinction les limites du pensable et de l’être. Du point de vue phénoménologique, il est vraisemblable que notre « prise vitale » sur les choses précède l’opposition épistémique entre la croyance et le doute, mais il n’en demeure pas moins que du point de vue spéculatif ou hyperbolique, le doute peut atteindre la phénoménologie à sa racine et dévoiler l’être-au-monde comme une « thèse », appartenant à l’espace logique de la raison discursive.

La raison essentielle pour laquelle Romano et les phénoménologues en général n’ont guère pris au sérieux l’hypothèse hyperbolique d’une tromperie divine tient sans doute à l’idée selon laquelle cette hypothèse introduirait, selon la lecture traditionnelle des Meditationes, deux cercles logiques patents et rédhibitoires : 1) la « règle générale » (regula generalis) énoncée au début de la Méditation III stipule une équivalence de principe entre l’évidence et la vérité « objective » (dans l’ordre de l’être) — « toutes les choses <illud omne> que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies » —, alors que sa validité doit encore, à ce moment, être assurée par la « véracité divine » ; 2) cette démonstration d’un Dieu vérace s’appuiera, à son tour, sur cette même « règle de vérité », dont il s’agit précisément d’établir la véracité : « Descartes a fait usage du critère de l’évidence pour prouver l’existence de Dieu, et ensuite il utilise Dieu pour déclarer valide le critère de l’évidence[43] ». Pourtant, comme le montrait Jean-Luc Marion dans son étude désormais classique sur cette question, la règle générale ou « règle de vérité » (regula veritatis) est tirée directement chez Descartes de la vérité première de l’« ego sum, ego existo » : il nous faut admettre « […] que la validité de la regula veritatis s’établit au sein même du doute hyperbolique et qu’elle s’y déploie exactement comme l’ego lui-même[44] ». Mettre en doute l’équation « évidence = vérité » reviendrait à mettre en doute l’évidence apodictique de l’ego lui-même, ce qui est strictement impossible, à moins de refuser de voir ce dont il est question ; ici l’hypothèse d’un Dieu trompeur ne fait que renforcer la clarté et la distinction de cette évidence, qui ne relève pas tant de la « représentation » (ou de la cogitatio) que d’une auto-affection performative et interlocutoire : « […] pour qu’il me confonde, il faut encore et d’abord que je sois[45] ». Il en ira de même du principe logique de contradiction, dont l’évidence se trouve elle-aussi reconquise sur l’immanence pure de l’ego, ou plus exactement sur son « étalement temporel[46] ».

Néanmoins, l’application de la règle demeure problématique chez Descartes par-delà la découverte de l’ego, de la règle de vérité et du principe de contradiction : qu’est-ce qui nous assure en dernière instance que nous avons affaire à une évidence authentique lorsque nous croyons qu’il en est ainsi dans l’ordre de la perception sensible et de la perception mathématique (arithmétique et géométrique), et non pas une évidence seulement « apparente[47] » ? « Voilà donc toute la difficulté », écrit Gilles Olivo, « être sûr de n’avoir pas admis (admisi), de ne pas avoir estimé (me puto) vrai ce qui ne l’était pas. Et telle est la conséquence de l’hypothèse du Dieu trompeur : qu’en toute occasion, nous ne puissions nous défaire du soupçon que ce que nous admettons pour vrai ne l’est pas[48] ». Cette difficulté épistémologique conduit au moment « théologique » de la démarche cartésienne : la seule façon de légitimer l’usage de la regula est de démontrer que Dieu existe et qu’il n’est pas trompeur, de manière à ce que nous soyons certains d’accéder à l’être comme tel dans nos idées claires et distinctes. Autrement dit, la raison humaine « requiert » (requiratur) un Dieu bienveillant afin de garantir l’authenticité de nos évidences[49].

Beaucoup voudront balayer du revers de la main l’éventualité d’une tromperie divine comme une hypothèse vaine et dérisoire. Pourtant, on ne saurait en nier davantage la possibilité que celle de l’existence même d’un Dieu, qui aurait pu nous créer « faillibles par nature ». Qui oserait encore aujourd’hui présenter son athéisme comme un savoir absolu ? Et si l’idée d’un Dieu « trompeur » (deceptor) nous répugne en quelque chose, Marion montre que la seule asymétrie entre notre finitude et la perfection divine pourrait suffire à révoquer en doute notre capacité d’appliquer la règle de vérité au-delà de l’ego cogito : le « sur-codage », la complexité possiblement inintelligible pour nous de la nature objective, pourrait provoquer une « rupture épistémologique » entre mes évidences (ou axiomes) et celles de Dieu[50]. « Sur ces deux conditions préalables et extrinsèques [faillibilité de nature et “sur-codage”], l’ombre de la toute-puissance divine offusque toute lumière, toute clarté et distinction[51] ».

Dans la mesure où le second argument anti-sceptique de Romano signifie que l’idée d’une illusion perceptive généralisée constitue un « contresens matériel », cet argument n’atteint pas le doute hyperbolique. Bien que nous soyons inéluctablement à nous-mêmes des êtres-dans-le-monde, la certitude perceptive et pratique de l’être-au-monde ne se confondra jamais avec une certitude démonstrative, comme le montrait déjà Étienne Gilson dans ses études sur le « réalisme critique[52] ». La donation « originaire » du monde sur le plan de la perception n’implique pas la certitude absolue de l’être-au-monde. Le fait que nous ne puissions inférer de la possibilité de douter de toute perception particulière la possibilité d’une illusion généralisée n’exclut pas que nous puissions douter des « évidences » en fonction desquelles nous estimons cela impossible, c’est-à-dire douter de la description phénoménologique en son principe : la réduction eidétique. Toute la grandeur du cartésianisme réside dans ce doute aberrant mais intelligible, qui tient au fait d’assumer méthodiquement une sorte de « folie » ou d’intempérance spéculative — et non à refouler celle-ci hors du domaine de la raison, comme le pensait à tort Michel Foucault[53].

Clarifions cette thèse critique en distinguant nettement deux options. D’un côté, si le problème sceptique au coeur de la réduction transcendantale est compris comme la possibilité d’une illusion perceptive généralisée, alors la réfutation phénoménologique de l’idéalisme husserlien avancée par Romano paraît forte et décisive ; l’équation fondamentale de cet idéalisme : « […] être transcendant = être intentionnel = être pour la conscience = être relatif = unité contingente (et idéalement destructible) d’un divers d’apparences[54] » est contredite à la fois par l’existence d’a priori matériels et par la structure relationnelle et holistique de la perception (ou de l’être-au-monde). Cependant, comme nous l’avons suggéré à la section 2, il n’est pas évident que cette réfutation phénoménologique de l’idéalisme transcendantal puisse être interprétée comme une rupture par rapport à l’horizon plus général du cartésianisme, puisque le paradigme de l’être-au-monde préserve la distinction entre la certitude absolue de l’être-au-monde sur le plan perceptif-pratique et l’être-au-monde dans son « événementialité ». De l’autre côté, si le problème sceptique au coeur de la réduction transcendantale est pris dans toute sa radicalité, soit comme la possibilité d’une tromperie divine, alors seule la réduction à l’immanence pure de la subjectivité permet de le surmonter. L’unique manière de surmonter un doute hyperbolique touchant les a priori matériels eux-mêmes consisterait à répéter la réduction cartésienne/husserlienne à l’ego transcendantal.

2. La radicalité « hyperbolique » de la réduction transcendantale

Bien entendu, jamais Husserl ne reprit l’hypothèse hyperbolique d’un malin génie ou d’un Dieu trompeur. Husserl récusait l’idée d’un Dieu « qui peut tout », créateur des vérités éternelles[55]. Pourtant, la mise « hors circuit » de la transcendance divine dans Ideen I était justifiée par le fait (i) que l’objectif exclusif de la réduction transcendantale était de dégager le champ de la conscience pure et, surtout, (ii) par le fait que Dieu transcenderait aussi bien la « conscience absolue » que le monde[56]. Force est de constater que les motifs de cette suspension n’excluent pas l’hypothèse d’un Dieu trompeur, mais semblent au contraire présupposer la possibilité que puisse exister un gouffre épistémologique entre les évidences de Dieu et les nôtres. Qui plus est, Husserl élargissait ensuite la mise hors circuit de la nature transcendante à l’ontologie formelle et à l’ontologie matérielle, c’est-à-dire aux nécessités logico-mathématiques et aux a priori matériels. Ces extensions « secondaires » de la réduction transcendantale semblaient de prime abord problématiques, car elles risquaient d’emporter avec elles « la possibilité d’une science de la conscience pure », pour ne laisser en place que le champ purifié de la conscience pure[57], mais Husserl montre qu’elles découlent directement de la réduction primitive du monde transcendant : ces réductions expriment le simple fait que la conscience pure est plus fondamentale que toute « transcendance eidétique » (formelle et matérielle), à l’exception des essences matérielles « immanentes[58] ». Si le phénoménologue ne doit « rien avancer que nous ne puissions rendre eidétiquement évident en présence de la conscience même et sur le plan de la pure immanence[59] », alors la mise hors circuit des disciplines eidétiques formelle et matérielle se révèle nécessaire. Tout comme Descartes tirait sa regula veritatis de la certitude première de l’ego, la validité absolue du principe de conversion ontologique — ou le « principe des principes » : « […] toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance […] » — se fonde en définitive chez Husserl dans la conscience pure que libère l’épochè transcendantale, et plus exactement dans son « mode de donation » (Gegebenheitsweise), qui est celui d’une expérience de soi-même absolument indubitable[60]. Les ontologies formelles et matérielles s’enracinent dans la « région primordiale » (Urregion) de la conscience transcendantale[61].

Le père de la phénoménologie transcendantale tirait ainsi les conséquences les plus radicales du doute hyperbolique de Descartes, en s’appuyant non plus sur l’hypothèse d’une tromperie divine, mais plutôt sur le statut épistémique privilégié de la conscience pure elle-même. Bien que Husserl finisse dans les Méditations cartésiennes par découpler les idées d’apodicticité et d’adéquation, de manière à admettre que des évidences apodictiques puissent se présenter dans des expériences inadéquates, il demeurera vrai que seul le « présent vivant de soi » ou certaines « formes structurelles universelles » de la conscience possèdent une évidence purement apodictique, au-delà de laquelle s’étend un « horizon présomptif » de potentialités esquissées[62]. Nous pourrions donc soutenir que l’épochè transcendantale peut être effectuée librement en s’appuyant sur l’hypothèse d’un Dieu trompeur plutôt que sur l’éventualité d’une illusion perceptive généralisée — ce que ne permettait pas d’envisager l’interprétation dominante de la pensée cartésienne, qui considérait l’hypothèse d’un Dieu trompeur comme un cul-de-sac théorique, emportant avec elle le critère de l’évidence et n’admettant aucune autre vérité que l’ego cogito.

Cela dit, la question de savoir comment justifier l’usage de la règle générale de vérité ou le « principe des principes » par-delà la sphère de l’ego transcendantal ne se pose plus chez Husserl : il ne s’agira jamais d’étendre la certitude apodictique de l’ego au monde et en passant par Dieu, puisque le monde lui-même se trouve déjà inclus dans le champ intentionnel de l’expérience transcendantale, au titre de « corrélat de la conscience » (Bewuβtseinkorrelat). Husserl estimait en effet que la découverte du cogito demeurait chez Descartes (a) surdéterminée par l’idéal grec d’une science ordine geometrico, pour autant que l’ego s’y trouve pensé comme l’axiome premier d’une chaîne de raisonnements déductifs, et (b) « stérile » parce que la démarche cartésienne n’interroge jamais le sens d’être (Seinsinn) du monde et se contente d’en établir l’existence[63]. Une « science eidétique » de l’ego transcendantal est possible, estime Husserl, car la « conscience transcendantalement purifiée » ouvre un champ d’investigation eidétique infini, et cette science nouvelle peut tout à fait se dispenser d’un Dieu vérace, car elle englobe aussi bien le monde que l’ego[64].

En vérité, les apories de justification qui affectaient la procédure cartésienne dans le rationalisme et l’empirisme classiques — comment justifier sans circularité notre connaissance de la réalité et d’autrui une fois admise, par le biais du doute universel, l’indépendance logique de la pensée et de l’être[65] ? — se transposent dans l’idéalisme husserlien sous la forme d’insolubles problèmes de « constitution » (ou de « transcendance »), touchant le corps, l’intersubjectivité, l’historicité, la naissance, la mort, etc. : comment penser la constitution de la transcendance dans la subjectivité transcendantale, sans renoncer aux exigences de l’égologie absolue ou réduire la transcendance à un simple pôle « idéel » ? Peut-on, dans le cadre de l’idéalisme transcendantal, surmonter de manière satisfaisante ce que Husserl caractérisait au paragraphe 53 de la Krisis comme le « paradoxe de la subjectivité humaine : être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le monde[66] » ? Comment recouvrer la transcendance d’autrui à partir de la sphère du corps propre, par exemple, sans enfreindre pour cela le principe de l’évidence apodictique, comme le faisait Husserl lorsque celui-ci élargissait l’intuition phénoménologique au domaine des « présentifications » (Vergegenwärtigung)[67] ? Bien que ces questions débordent largement le cadre du présent essai, nous pensons que tous ces problèmes de constitution ont pour origine commune la rupture qu’opère la réduction transcendantale avec le réalisme de l’attitude naturelle : notre « foi originaire » en la transcendance de l’« être », de la « vérité » ou du « réel » est si irrévocable et essentielle à notre humanité que le réalisme semble destiné à ressurgir, infatigablement, au sein même de l’attitude transcendantale. L’évidence apodictique de la conscience se mute très tôt, lorsqu’il s’agit de décrire le champ de l’expérience transcendantale, en une prison de verre — un « système d’être fermé sur soi » (für sich geschlossener Seinszusammenhang), écrivait volontiers Husserl[68] — dont l’esprit humain se sait captif et dont la seule porte de sortie consiste à opérer un saut en retrait de la réduction transcendantale.

Husserl apercevait la difficulté dans la Krisis, lorsque celui-ci soulignait le « gros désavantage » de la voie cartésienne : la réduction transcendantale nous fait voir « tout de suite » l’ego transcendantal, « dans un vide de contenu apparent, devant lequel on se demande avec embarras ce que l’on a bien pu gagner par là », et encourt par conséquent le risque « […] de retomber trop facilement, et presque dès les premiers commencements, par une tentation immédiate et fort grande, dans l’attitude naïve-naturelle[69] ». La voie alternative qui conduit au « monde-de-la-vie », en adoptant pour point de départ notre relation au monde telle qu’elle s’offre dans l’attitude naturelle, était alors présentée comme une propédeutique ou un chemin plus « pédagogique » vers la phénoménologie transcendantale, à la manière dont la psychologie intentionnelle balisait dans les Ideen I la mise hors circuit de la nature transcendante par une analyse eidétique de la conscience. Or, dans quelle mesure cette voie alternative permet-elle de remédier au « vide de contenu apparent » devant lequel nous place la réduction transcendantale ? Les analyses de l’horizon antéprédicatif du monde-de-la-vie[70] n’ont-elles pas plutôt pour résultat de dissoudre (à l’instar des analyses de l’être-au-monde chez Claude Romano) le problème sceptique sur lequel roulait la réduction transcendantale dans les Ideen, à savoir la possibilité d’une illusion perceptive généralisée, pour ne préserver que la possibilité hyperbolique — antérieure en droit à toute ontologie formelle et ontologie matérielle transcendante — d’une réduction à la conscience pure ? La réduction transcendantale n’en ressort que plus « choquante » pour les êtres de transcendance que nous sommes, car la non-existence possible du monde n’est plus admise comme une certitude préalable sur le plan d’une analyse eidétique de l’intentionnalité (dans l’attitude naturelle) ; de même, le domaine des évidences « purement apodictiques » en viendra à se raréfier, pour faire de plus en plus droit à l’idée d’un horizon présomptif « qui n’est pas proprement expérimenté, mais nécessairement visé corollairement[71] ». En ce sens, ce nouveau chemin phénoménologique ne nous paraît pas atténuer la tension aporétique entre l’attitude transcendantale et le réalisme de l’attitude naturelle, mais bien plutôt l’exacerber jusqu’à ses extrêmes limites.

Conclusion

Cet essai sur l’anti-cartésianisme de Claude Romano avait pour objectif de montrer pourquoi une réfutation phénoménologique du cartésianisme nous paraît impossible. Notre thèse principale est que, pris dans toute sa radicalité, le doute hyperbolique reste une possibilité irrécusable de la pensée humaine, à laquelle seule l’autodonation immédiate de la conscience peut résister, car son inexistence est proprement impensable. Il est impossible de mettre en cause les raisons qui conduisent à démontrer l’existence indubitable de l’ego comme cogito à partir du doute radical. La pensée est toujours libre de s’ancrer, face à l’hypothèse spéculative d’un Dieu trompeur, dans la subjectivité transcendantale. Par conséquent, on ne doit pas renoncer à la voie cartésienne en phénoménologie parce que le problème sceptique serait « un problème irrémédiablement mal posé[72] », mais plutôt parce que cette voie est minée par d’insolubles apories de « constitution ». Cela signifie qu’il n’existe aucun chemin proprement « phénoménologique » conduisant du paradigme transcendantal vers celui de l’être-au-monde en phénoménologie : ce tournant n’est pas d’abord fondé sur une déconstruction en règle du problème sceptique et des analyses plus conformes à la phénoménalité du monde, mais essentiellement de manière négative, au regard des apories que génère le paradigme transcendantal.

La phénoménologie semble ainsi condamnée à choisir entre deux paris méthodologiques qui n’ont rien d’intrinsèquement phénoménologique et où chaque perspective coupe le chemin vers l’autre : ou bien (I) elle assume méthodiquement le doute hyperbolique dans toute sa radicalité et le surmonte dans une ontologie de l’ego transcendantal, ce qui la conduit à d’insurmontables problèmes de constitution, ou bien (II) elle opère un « saut en retrait » de la procédure cartésienne et adopte pour point de départ notre relation effective au monde au titre de fait premier (non apodictique). En effet, il n’est pas moins phénoménologique de décrire les structures de la conscience transcendantale (autant que faire se peut) que de suivre le mot d’ordre de la phénoménologie existentielle et de « replacer les essences dans l’existence[73] », c’est-à-dire de prendre pour point de départ notre vie intentionnelle telle que nous l’éprouvons naïvement dans l’attitude naturelle — la « facticité du Dasein » (Heidegger) ou la « transcendance active de la conscience » (Merleau-Ponty) — afin de clarifier le « sens d’être » (Seinsinn) de la subjectivité constituante elle-même, ressaisie sous le rapport de son « être-absorbé dans l’étant » (Eingenommenheit im Seienden) ou « être-jeté » (Geworfenheit). Dans les deux perspectives, une libre décision prédétermine le statut de la chose même et, par conséquent, le sens du « retour aux choses mêmes » prôné par la phénoménologie. Ainsi, une fois le dispositif cartésien court-circuité dans la phénoménologie existentielle, la réflexion est contrainte d’admettre la possibilité « hyperbolique » que les structures essentielles de l’expérience humaine puissent être illusoires, car elle doit aussitôt renoncer aux certitudes apodictiques qui résultaient de la réduction transcendantale. Elle ne pourra exorciser cette possibilité du « Tout-Autre » qu’à la condition de soumettre ses descriptions d’essence à l’acide universel du doute hyperbolique, c’est-à-dire à la condition de répéter la démarche cartésienne. Cette « facticité » (ou contingence hyperbolique) des essences phénoménologiques n’a rien, une fois de plus, d’intrinsèquement phénoménologique, mais témoigne du fait que le doute hyperbolique de Descartes circonscrit aujourd’hui encore l’horizon de la réflexion phénoménologique.