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Introduction

L’opinion des chercheurs reste divisée quant à la forme et la valeur théologique du deuxième chapitre de la lettre aux Éphésiens. Plusieurs commentateurs considèrent que cette section de la lettre ne contiendrait aucune argumentation précise, qu’elle ne sert qu’à prolonger la bénédiction et l’action de grâce du chapitre précédent et à encourager la contemplation des bienfaits du salut[1]. John Muddiman, pour sa part, attribue le caractère quelque peu décousu de cette section à un remaniement gauche d’une lettre que Paul aurait précédemment expédiée aux Laodicéens[2]. Cependant, cette interprétation de la péricope est loin de faire l’unanimité. Timothy Goombis se refuse à voir ainsi discréditer cette lettre et préfère analyser la section 1,20-2,22 comme un récit de guerre divine[3], un genre littéraire dont la forme et le contenu sont bien attestés dans la littérature du Proche-Orient ancien[4]. Selon Goombis, l’énumération des victoires de Dieu dans le Christ prouverait la supériorité de ce seigneur sur les κοσμοκράτορας (cosmocrates) de ce monde obscur mentionnés en Ep 6,12 et aurait précisément pour but d’exalter le Christ. D’autres chercheurs trouvent en Ep 2 des éléments qui permettent de reconnaître des marqueurs de l’identité chrétienne — c’est-àdire de la façon dont les chrétiens se comprennent eux-mêmes à l’intérieur d’un milieu qui leur est souvent hostile — et de mieux cerner l’inscription sociopolitique du christianisme primitif. C’est le cas d’Andrew Lincoln, d’Eberhard Faust, de Margaret MacDonald et de Benjamin Dunning. Dans le commentaire d’Éphésiens qu’il a publié en 1982, Lincoln comprend les v. 11-22 comme un regard rétrospectif sur une Église qui se pense déjà à l’aide de l’image du « corps unique », convaincue que les luttes acharnées entre Juifs et Gentils sont choses du passé[5]. Revenant à la charge cinq ans plus tard, le même auteur rejette l’interprétation de Markus Barth qui voyait dans ce chapitre le fondement d’un dialogue entre Église et synagogue sur la base d’une élection commune. En Ep 2, Lincoln voit la base d’une théologie contemporaine qui refuserait toute forme d’exclusivisme[6].

En 1993, Eberhard Faust publie un ouvrage important, Pax Christi et pax Caesaris : religionsgeschichtliche, traditionsgeschichtliche und sozialgeschichtliche Studien zum Ephesebrief, dans lequel il se sert d’Ep 2 pour reconstruire les circonstances sociopolitiques de la lettre[7]. Il interprète les versets 11-22 à partir de la position des Juifs dans l’Empire, particulièrement en Asie Mineure, et dirige l’attention de son lecteur sur des termes techniques qui sont empruntés à la politique impériale. Il soutient que les versets 11-22 essaient surtout de promouvoir le statut des Judéo-chrétiens à l’intérieur du régime de paix universelle établi par le Christ entre les Juifs et les nations. Je suis tout à fait d’accord avec Faust quand il considère que les circonstances politiques qui affectent l’existence quotidienne des Juifs sont centrales pour la compréhension de ce chapitre et que plusieurs des mots clés et des images employés dans la lettre trouvent leur origine dans la théologie impériale. D’autres chercheurs arrivent par d’autres biais à des conclusions similaires.

The Politics of Identity in Ephesians de Margaret MacDonald, par exemple, décrit cette péricope comme une tentative pour définir une ἐκκλησία susceptible de maintenir des liens significatifs avec la vie et le destin du peuple juif, et qui tient compte de la place des Juifs et des nations dans le monde romain[8]. MacDonald accepte aussi que le statut politique des chrétiens puisse être central pour l’interprétation de la péricope et se réfère, entre autres, à la recherche d’Eberhard Faust et de Richard Horsley et al. (voir infra).

En 2006, Benjamin Dunning a publié « Strangers and Aliens No Longer : Negotiating Identity and Difference in Ephesians 2 », un article qui examine surtout les versets 11-22[9]. Exposant la logique narrative de cet écrit deutéro-paulinien, Dunning en propose une interprétation qui prend le contre-pied des positions de MacDonald et de Lincoln. En plus des catégories de Juif, de gentil, et d’Israël, qui apparaissent dans le texte d’Éphésiens et qui sont au centre des discussions de MacDonald et de Lincoln, Dunning montre que le topos « étranger » figure en bonne place dans ce texte et qu’il correspond à une rhétorique bien connue de l’Antiquité et parfaitement repérable au chapitre 2. Des termes comme citoyens, étrangers et émigrés, employés dans Ep 2, appartiendraient tous à ce lieu commun antique[10] ; un topos que les chrétiens du ier et du iie siècles auraient utilisé le plus souvent pour se construire une identité à la fois individuelle et collective[11]. Selon Dunning, l’auteur d’Éphésiens se serait servi de cette rhétorique dans le but de rendre la théologie de Paul intelligible à un auditoire non juif et afin également de problématiser l’existence des chrétiens dans le monde qu’ils habitaient[12].

Mentionnons un dernier ouvrage qui a grandement contribué à une meilleure compréhension de l’identité chrétienne dans le contexte politique du principat du ier siècle. Il s’agit de Paul and Empire : Religion and Power in Roman Imperial Society[13], un collectif dirigé par Richard Horsley. Publiés quatre ans après l’étude de Faust, les articles rassemblés par Horsley, à une ou deux exceptions près, sont des rééditions d’articles qui avaient été publiés ailleurs et avant la parution du livre de Faust, Pax Christi et pax Caesaris. En effet, Faust cite plusieurs articles de Horsley, ainsi que l’article de S.R.F. Price reproduit dans Paul and Empire. Collectivement, ces auteurs décrivent les effets profonds que la politique impériale, le culte de l’empereur en tant qu’homme divin, ainsi que l’organisation de la vie matérielle, sociale et politique de l’Empire au ier siècle de l’ère commune ont produits sur la forme et le contenu du christianisme primitif. Ce nouveau mouvement théopolitique s’inscrira sur une trajectoire spirituelle, politique, sociale et éthique, diamétralement opposée à celle de l’Empire.

Dans ce qui suit, je décrirai les lecteurs impliqués[14] de la lettre aux Éphésiens tels qu’ils se laissent appréhender en Ep 2,11-22, sans négliger d’autres informations pertinentes à ce sujet parsemées à travers la lettre. À la différence de ce qui a été fait dans les études antérieures, je m’arrêterai sur la manière dont l’auteur impliqué déconstruit les prétentions des groupes qui dominent l’horizon du monde de ses lecteurs, à savoir « la cité d’Israël », d’une part, et « ceux et celles qui suivent le dieu de ce monde » (2,2), d’autre part. Il est évident que l’auteur cherche à éloigner ses lecteurs des valeurs de l’Empire romain et de son exercice du pouvoir. Ce qui est moins évident, c’est qu’il n’établit à aucun moment une équivalence entre « la cité d’Israël » et « la cité des saints et la maisonnée de Dieu » (cf. συμπολῖται τῶν ἁγίων καὶ οἰκεῖοι τοῦ θεοῦ, 2,19). À ma connaissance, la recherche actuelle est unanime pour dire que l’auteur d’Éphésiens établit une équivalence entre « la cité d’Israël » d’une part et « la cité des saints et la maisonnée de Dieu » d’autre part. Une fois que l’on accepte une telle équivalence, il va de soi que l’incorporation des païens dans la cité d’Israël est une condition de leur salut[15]. Sans exclure la cité d’Israël de la cité des saints, il me semble évident que celle-ci dépasse largement l’exclusivisme de celle-là. Plutôt que de vouloir imposer aux Éphésiens le droit de cité en Israël comme condition de salut, l’auteur de la lettre indique clairement que les Éphésiens ont accès à la maisonnée de Dieu, sans qu’ils aient à changer d’ethnie. Certes, la foi de Jésus ne se comprend que dans le contexte de l’histoire d’Israël. Mais étonnamment, le Christ, en rendant caduque la Loi (2,15) et en « mettant sous ses pieds toute autorité, pouvoir, puissance, souveraineté, et tout autre nom qui puisse être nommé » (1,21-22), établit une nouvelle base d’égalité entre anciens Grecs et anciens Juifs, devenus dans le Christ « un seul homme nouveau » (ἕνα καινὸν ἄνθρωπον, 2,15) « dans un seul corps » (ἐν ἑνὶ σώματι, 2,16). Les prétentions exclusivistes d’Israël et celles de l’« Aἰών » de ce monde sont ainsi rejetées, et des notions importantes sont redéfinies, tels le salut, la paix et la guerre. Me fondant sur les études qui montrent dans cette lettre la présence d’un vocabulaire à portée politique (surtout Horsley et al. et Faust), j’utiliserai une lecture rapprochée (close reading) pour montrer qu’il n’est pas question dans ce texte d’intégrer les lecteurs impliqués de la lettre à la cité d’Israël, mais plutôt de leur accorder une place comme « concitoyens des saints et membres de la maisonnée de Dieu » (συμπολῖται τῶν ἁγίων καὶ οἰκεῖοι τοῦ θεοῦ, 2,19), et de reconnaître qu’ils sont une « demeure de Dieu » (κατοικητήριον τοῦ θεοῦ, 2,22). Même si l’auteur d’Éphésiens utilise une nouvelle série de métaphores et un nouveau vocabulaire, ce texte prolonge le thème de Ga 3,28 : « […] dans le Seigneur, il n’y a ni Juif, ni Grec ; les saints ne sont qu’un en Jésus Christ ». Comme nous le verrons, la catégorie de « saints » est un des marqueurs distinctifs de l’identité des lecteurs impliqués de la lettre.

I. La toile de fond sociopolitique du monde narré en Éphésiens

Avant de passer à une analyse détaillée des v. 11-22, je voudrais évoquer sommairement certains acquis de la recherche sociohistorique et politique pouvant aider à clarifier l’origine et la signification de plusieurs des termes employés dans Éphésiens de même que dans les lettres authentiques de Paul. Ailleurs, j’ai déjà présenté un résumé de la recherche sur le vocabulaire politique emprunté, de toute évidence, au régime romain par la nouvelle formation théopolitique chrétienne[16]. Il paraît clair que toute une série de mots, connus du monde moderne par l’intermédiaire du Nouveau Testament, ont été empruntés directement au vocabulaire du culte rendu à l’empereur dans les villes de l’Asie Mineure et au vocabulaire politique du principat. Des exégètes comme Dieter Georgi[17], Karl Donfried[18], S.R.F. Price[19] et Helmut Koester[20] ont montré que les termes σωτήρ (sauveur) et σωτηρία (salut), υἱός θεοῦ (fils de Dieu), εὐαγγέλιον (bonne nouvelle, évangile), πίστις (foi), δικαιοσύνη (justice), εἰρήνη καὶ ἀσφάλεια (paix et sécurité), κύριος (seigneur), παρουσία et ἀπάντησις (parousie et rencontre) et ἐκκλησία (Église) ont déjà été utilisés dans des sens politique et religieux par le régime romain avant qu’ils ne soient employés par Paul et les autres écrivains du NT[21]. Par exemple, bien avant Jésus Christ, l’expression « les bonnes nouvelles » ou « les évangiles » référait à la victoire de César Auguste à Actium, une bataille qui a mis fin à une longue période de guerre. Avant d’être appliquée à la mission de Jésus de Nazareth, cette expression fut employée dans le contexte du culte de l’empereur[22]. Quand on prend conscience que neuf termes à forte connotation politique dans le contexte du monde gréco-romain du ier siècle se retrouvent ensemble 62 fois dans Éphésiens, on entrevoit peut-être davantage l’une des oppositions structurantes de l’ensemble de la lettre.

Encore faut-il ajouter que la recherche d’Eberhardt Faust rallonge et enrichit cette liste. L’image du « corps », une métaphore importante dans la lettre aux Éphésiens, pourrait être l’application chrétienne d’une comparaison utilisée d’abord pour parler de l’organisation de l’Empire romain. Cicéron parlait déjà du corpus rei publicae pour désigner les citoyens de la ville de Rome[23]. Lors de l’intronisation de Tibère, les sénateurs parlèrent de celui-ci comme de l’âme et de la tête du corpus rei publicae, une métaphore fort probablement appliquée pour la première fois à l’État et à l’empereur sous le principat d’Auguste[24]. Sous Néron, plus aucun doute n’est permis à ce sujet. Sénèque s’adresse à lui en ces mots : « Tu es l’âme de ton état, celui-ci est ton corps (tu animus rei publicae tuae es, illa corpus tuum) » (Sénèque, de Clem. I, 5, 1)[25]. Il s’agit bien ici de la métaphore employée dans une dizaine de versets de la lettre aux Éphésiens pour faire comprendre les rapports entre le Christ et son Église[26]. Qu’il suffise ici de lire deux de ces passages. Ep 1,22-23 : « Oui, il a tout mis sous ses pieds et il l’a donné, au sommet de tout, pour tête à l’Église qui est son corps, la plénitude de celui que Dieu remplit lui-même totalement ». Et Ep 5,21-23 : « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. Que les femmes le soient à leurs maris comme au Seigneur : en effet, le mari est chef (κεφαλή) de sa femme, comme le Christ est chef de l’Église, lui le sauveur du corps ».

En analysant le monde symbolique hellénistique à l’époque où la lettre aux Éphésiens aurait été composée, c’est-àdire pendant le principat des empereurs flaviens, entre 69 et 96 de l’ère commune, Faust établit également un lien entre le mot αἰών (Ep 1,21 ; 2,2 ; 3,9) et l’imperium de Rome[27]. Tôt dans la période du principat, la poétesse grecque Melinno[28] avait écrit un hymne en l’honneur de la déesse Roma dans lequel elle attribue la suprématie mondiale de Rome à la faveur du dieu Aἰών. La forme latine de ce dieu, la divinité abstraite d’Aeternitas, figure sur la monnaie frappée sous Vespasien et ses fils ; cette divinité est symbolisée par le soleil et la lune, deux astres qui sont les attributs traditionnels de l’Aἰών hellénistique. La prospérité de l’empereur et de l’Empire était donc liée à la faveur des étoiles. Cette association avec les « étoiles du destin » était déjà très importante dans la propagande de Néron, ce dernier se faisant représenter comme Hélios dans la rotonde pivotante de son palais où il était intronisé au centre de l’orbite de tous les pouvoirs cosmiques symbolisés sous forme de divers corps célestes. Étant donné, dit Faust, que tôt dans les textes mythiques issus des milieux judéo-chrétiens, Satan joue le rôle du patron de César, il n’est guère surprenant que Néron soit également lié aux pouvoirs astraux qui dominent le cosmos. L’Ascension d’Isaïe reprend le mythe de Néron-Redivivus, et nomme Satan ou « Bélial le prince puissant, le roi du monde qui descendra de son firmament sous les traits d’un roi d’iniquité, meurtrier de sa mère, roi lui-même de ce monde ». Immanquable dans ce passage est la référence au matricide commis par Néron. Faust comprend la chronologie de la production de ces symboles théopolitiques de la façon suivante : le succès de l’Empire romain est attribué à l’Aἰών, un dieu qui est symbolisé par le soleil et la lune ; Néron s’arroge le symbole du soleil et devient associé dans l’imaginaire judéo-chrétien de la fin du ier siècle aux pouvoirs astraux sataniques ; les Flaviens, les successeurs immédiats de Néron, emploient les symboles d’Aeternitas/Aἰών et frappent des pièces d’argent portant à la fois le nom de ce dieu et les symboles du soleil et de la lune. Faust est convaincant lorsqu’il prétend que ce ne peut être le fruit du hasard si le mot Aἰών se trouve dans la lettre aux Éphésiens en lien avec l’opposant diabolique de ce monde, le prince des pouvoirs de l’air. Il conclut la discussion, en toute logique à mon avis, en affirmant que les Juifs et les chrétiens de l’Asie Mineure de cette époque comprenaient que l’Imperium Romanum ne pouvait dominer que grâce aux Autorités, aux Pouvoirs, aux Dominateurs d’Ep 6,12, ainsi qu’au Prince de l’air qui le soutenait en Ep 2,2[29]. Il termine cet intéressant chapitre (dont je ne viens que d’effleurer le contenu) en disant que, compte tenu de la manière qu’a cette lettre de transformer les éléments du monde en symboles politiques, on peut logiquement conclure que l’Église dont on parle dans la lettre aux Éphésiens se comprenait comme l’antithèse de l’Imperium, ce qui impliquait une forme de mise en jugement des pouvoirs de ce monde[30].

Dans cette même veine, Margaret MacDonald parle également des ennemis de l’Église : « These enemies are clearly on the outside of the community and threaten it with siege. The enemies are ultimately not earthly, but they are certainly presented as capable of corrupting the society where believers live[31] ». Pourtant, je crois que les liens entre les Pouvoirs de l’air et les fils de la désobéissance sont plus concrets que ne le suggèrent ces remarques de MacDonald. En Ep 2,4-6, l’auteur de la lettre dit que Dieu a fait revivre ces chrétiens avec le Christ et qu’« avec lui Il [les] a ressuscités et [les a] fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus ». Dans ce monde narrativisé, les chrétiens en chair et en os sont à la fois terrestres et célestes, ce qui veut dire qu’ils existent à la fois dans le monde du mal avec les fils de la désobéissance (οἱ υἱοὶ τῆς ἀπειθείας, Ep 2,2), et « dans les cieux » dans le Christ (2,6). Il me semble aussi que la société où vivent ces croyants est déjà tout entière corrompue par les fils de la désobéissance. Cela dit, il reste à comprendre l’expression « dans les cieux ».

Sans vouloir m’inscrire dans la ligne de pensée de Ludwig Feuerbach, qui considérait la religion comme une expression de l’aliénation de l’humanité par rapport à elle-même, le dieu chrétien n’étant que la projection de l’essence humaine hors d’elle-même, je pense que, dans ce contexte, la projection dans les cieux des disputes réelles et historiques vécues par les Éphésiens cherche surtout à produire un effet d’amplification. Grâce à cette mise en intrigue, les drames que vivent au quotidien les destinataires de la lettre acquièrent une signification cosmique.

Par ailleurs, il me semble tout aussi légitime d’attribuer une double inscription (terrestre et céleste) aux ennemis de l’Église. Avant leur incorporation dans l’Église, les pagano-chrétiens d’Ep 2,1 suivaient l’Aἰών de ce monde, le Prince de l’empire de l’air. Les Grecs et les Juifs qui « s’abandonnent aux désirs de leur chair » (2,3) continuent à le faire. De même que les chrétiens appartiennent au double monde terrestre et céleste, ainsi paraît-il légitime de ranger les fils de la désobéissance qui les menacent à la fois du côté du prince de « l’empire de l’air » et du monde terrestre. En ce qui concerne cette conceptualisation mythologique du monde, nous n’avons pas de raison de supposer que les chrétiens puissent être différents de leurs ennemis. Dans ce contexte, le concept d’une guerre divine (voir Goombis) s’avère intéressant, à la condition que le lecteur entende l’effet ironique voulu par l’auteur.

II. Analyse détaillée d’Éphésiens 2,11-22

À la lumière des résultats de la recherche récente, commençons donc l’analyse détaillée des versets 11-22 de la lettre aux Éphésiens que d’aucuns ont décrits, étant donné le grand nombre de thèmes qui y font surface, comme son centre théologique[32]. Ma description des lecteurs impliqués de la lettre tiendra compte notamment des effets « politiques » et « théologiques » produits par la stylistique éphésienne[33].

11 Διὸ μνημονεύετε ὅτι ποτὲ ὑμεῖς τὰ ἔθνη ἐν σαρκί, οἱ λεγόμενοι ἀκροβυστία ὑπὸ τῆς λεγομένης περιτομῆς ἐν σαρκὶ χειροποιήτου,

Διὸ μνημονεύετε ὅτι ποτὲ, « Souvenez-vous donc qu’autrefois ». L’auteur commence cette section de la lettre par l’évocation du passé de ses destinataires, d’une manière qui laisse entendre qu’un seuil quelconque a été franchi. La simple mention de ὅτι ποτὲ, « autrefois », place le lecteur dans un contexte de souvenir et lui suggère fortement la possibilité qu’un changement ait eu lieu, même s’il lui faut chercher en amont dans le texte pour découvrir la nature de la transformation évoquée.

̔Υμεῖς τὰ ἔθνη ἐν σαρκί, « vous les nations dans la chair ». L’emploi de « ὑμεῖς », un pronom à la deuxième personne du pluriel, établit une distinction entre l’expéditeur de la lettre et ceux à qu’il s’adresse. De fait, depuis le début de la lettre, l’emploi des pronoms « vous » et « nous » fait en sorte que l’auteur impliqué, ce « Παῦλος ἀπόστολος », tantôt s’éloigne de ses destinataires, tantôt s’en rapproche, et que la distance ainsi produite entre lui et ses destinataires varie selon que cet auteur parle de la période d’avant ou d’après le passage de ceux-ci de la mort à la vie.

En amont dans la lettre, il est aussi question du passage de la mort à la vie. Depuis le premier verset de la lettre, l’auteur ne cesse de rappeler la transformation dramatique vécue par les destinataires, qui sont d’emblée qualifiés de « saints et fidèles dans le Christ Jésus » (Ep 1,1). Les v. 13-18 transmettent des informations décisives sur cette transformation :

13 En lui, encore, vous avez entendu la parole de vérité, l’Évangile qui vous sauve[34]. En lui, encore, vous avez cru et vous avez été marqués du sceau de l’Esprit promis, l’Esprit Saint, 14 acompte de notre héritage jusqu’à la délivrance finale où nous en prendrons possession, à la louange de sa gloire. 15 Voilà pourquoi, moi aussi, depuis que j’ai appris votre foi dans le Seigneur Jésus et votre amour pour tous les saints, 16 je ne cesse de rendre grâce à votre sujet, lorsque je fais mention de vous dans mes prières. 17 Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père à qui appartient la gloire, vous donne un esprit de sagesse qui vous le révèle et vous le fasse vraiment connaître ; 18 qu’il ouvre votre coeur à sa lumière, pour que vous sachiez quelle espérance vous donne son appel, quelle est la richesse de sa gloire, de l’héritage qu’il vous fait partager avec les saints […].

Ep 1,13-18, TOB

Les destinataires de la lettre, qui ont entendu la parole de vérité et y ont cru, sont définis par leur altérité par rapport à l’expéditeur de la lettre. Selon l’argument de Jonathan Smith, l’altérité est une catégorie relativiste, un terme d’interaction qui réfère toujours à une différence partielle plutôt qu’absolue, l’urgence d’une théorie de l’autre provenant surtout du besoin de se situer soi-même[35]. Et l’affirmation d’une différence (en l’occurrence, l’exclusion des lecteurs de la cité d’Israël) implique, je crois, la suppression d’une ressemblance que l’on préfère laisser dans l’ombre. Jadis, ils étaient « étrangers aux alliances de la promesse », sans espérance et athées. Mais le texte permet peut-être aussi d’entrevoir le profil occulté de la vie de jadis des destinataires de la lettre, d’imaginer leur vie d’antan autrement que sous le seul jour de leur exclusion ? N’avions-nous pas appris au v. 2 qu’ils suivaient l’Aἰῶν de ce monde et le prince du pouvoir de l’air ? En tant que disciples de ces pouvoirs maléfiques n’auraient-ils pas eu un sentiment d’appartenance à l’Empire ? En dépit des visées rhétoriques de l’auteur de la lettre, il semble impossible d’effacer toute trace de cette ancienne allégeance politique[36]. L’auteur et ses destinataires ne pouvaient ignorer le pouvoir séducteur, la gloire et la majesté de cet Empire qui ne cesse de fasciner deux mille ans plus tard.

Selon le v. 15, deux traits caractérisent ces anciens citoyens des nations à la suite de la transformation qui s’est opérée chez eux, à savoir leur « foi » et leur « amour » pour les saints ; et ces traits demeurent tout aussi signifiants sur le plan politique qu’en tant que description de la vie en collectivité de ces personnes après la conversion. C’est donc dire qu’il n’y a pas de distinction à faire entre les lecteurs impliqués et les (autres) saints que ceux-ci aiment. Ils sont eux-mêmes des saints (cf. Ep 1,1 et 1,15).

La foi, ou πίστις, évoque la nouvelle allégeance politique entre chrétiens et Christ, un rapport modelé verbalement sur celui qui existait entre citoyens et César[37]. Le rapport évoqué ici entre religion et politique demeure strictement sur le plan des mots utilisés pour en parler, puisque les réalités sous-jacentes aux deux situations ne peuvent être plus opposées. Plus loin dans la lettre, nous apprendrons que les chrétiens réservent une place spéciale à des personnes socialement et politiquement faibles, c’est-àdire aux femmes (5,33), aux enfants (6,4) et aux esclaves (6,9). Un tel amour exclut tout exercice d’une autorité écrasante et dédaigneuse[38]. C’est précisément cette sorte de domination qui est dénoncée en Ep 6,12 où « Paul » décrit la lutte des chrétiens contre les Autorités, les Pouvoirs et les Dominateurs de l’obscurité présente, une allusion assez évidente à l’exercice du pouvoir impérial. Les conseils donnés aux destinataires aux chapitres 4 à 6 sonnent comme autant de consignes données pour prévenir semblables abus de pouvoir dans l’ἐκκλησία de Jésus Christ.

La prière des v. 17-18 met l’accent sur la vie commune que les pagano-chrétiens[39] d’Éphèse partagent d’ores et déjà avec tous les saints. La gloire et l’espérance se vivent dans l’ἐκκλησία, un lieu où les structures de l’Empire sont annulées et sont remplacées par ces autres valeurs et ces autres façons d’interagir qui, je viens de le mentionner, sont détaillées aux chapitres 4 à 6. Cette prière semble clairement vouloir raffermir la foi des destinataires. Notons enfin, que le portrait des pagano-chrétiens (τὰ ἔθνη) tiré du premier chapitre ne présente que le profil positif de gens déjà convertis à l’évangile, tout en laissant entendre que leur conviction pouvait être encore plus profonde, leur intelligence encore plus éclairée (cf. v. 17-18).

Le début du chapitre 2 esquisse le profil opposé, moins élogieux celui-là, des pagano-chrétiens avant leur conversion. Avant d’avoir reçu l’évangile, ceux-ci étaient ni plus ni moins que morts (2,1). L’emploi de la mort comme métaphore de la vie théopolitique[40] produit un effet saisissant. Même si ces gens existaient biologiquement, ils étaient comme des morts lorsqu’ils suivaient « le Prince de l’air » (v. 2), un esprit encore actif chez les fils de la désobéissance au moment de la composition de la lettre. Si je parle ici de la vie théopolitique plutôt que de la vie spirituelle, c’est précisément pour attirer l’attention sur la question de la transformation de l’exercice du pouvoir et des conditions de la vie matérielle chez les membres de l’ἐκκλησία qui sont « marqués par le sceau de l’Esprit » (1,13)[41].

Revenons donc aux versets du chapitre 2 qui précèdent les versets 11-22.

1 Et vous étiez morts à cause de vos fautes et de vos péchés 2 où vous étiez autrefois engagés, quand vous suiviez l’Aἰών de ce monde, le prince de l’air, l’esprit qui agit maintenant parmi les fils de la désobéissance.

3 Nous étions de ce nombre, nous tous aussi, qui nous abandonnions jadis aux désirs de notre chair : nous faisions ses volontés, suivions ses impulsions, et nous étions par nature, tout comme les autres, voués à la colère.

8 C’est par la grâce, en effet, que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi ; vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu.

Les destinataires dont on parle à la deuxième personne du pluriel en Ep 2,11 ont en effet connu une vie qui les rapprochait de l’Aἰών de ce monde. Cependant, à ce titre, il n’y a rien qui permette de les distinguer des chrétiens d’origine juive : « Vous qui étiez morts à cause de vos fautes et des péchés […] » (2,1) ; « Nous étions de ce nombre, nous tous aussi, qui nous abandonnions jadis aux désirs de notre chair » (2,2). Parmi les fils de la désobéissance figurent au moins certains « citoyens d’Israël ». Par conséquent, la distinction établie sur le plan ethnique entre Grec et Juif, soulignée par l’emploi d’« ἡμεῖς » et d’« ὑμεῖς » n’a aucune importance sur les plans théologique et sotériologique.

Ep 2,11 continue avec l’expression τὰ ἔθνη ἐν σαρκί, « les nations (les païens) dans la chair ». « Vous les nations dans la chair », dit l’auteur. « Vous les Québécois », « vous les Anglais », « vous les Américains », « vous les noirs », « vous les homosexuels ». Le choix de cette formulation n’a rien de neutre ; il s’agit d’une mise à distance symbolique[42]. L’ajout de l’expression « dans la chair » annonce une autre opposition qui fait partie d’une série d’oppositions qui structurent l’ensemble d’Ep 2. L’auteur commence par décrire ses destinataires comme ayant été « jadis » des « nations dans la chair (ἐν σαρκί) », c’est-àdire avant d’être « intégrés à la construction… dans l’Esprit (ἐν πνεύματι)[43] ».

La suite de la phrase n’est guère plus flatteuse à l’égard des nations : οἱ λεγόμενοι ἀκροβυστία ὑπὸ τῆς λεγομένης περιτομῆς ἐν σαρκὶ χειροποιήτου, « appelés prépuce par ceux qui sont appelés circoncision faite par la main dans la chair ». On voit ordinairement dans cette phrase une insulte proférée à l’endroit des nations depuis un lieu d’insertion social juif. Réduire ainsi le Gentil à son prépuce, c’est peut-être aussi une insulte raciale. On pourrait même dire que ce verset nous rapproche des expressions grossières employées dans les langues modernes pour désigner quelqu’un que l’on déteste. Quand on dit de quelqu’un qu’il est un « prick » en anglais ou un « connard » en français, on utilise une comparaison sexuelle (le membre viril ou le sexe féminin) dans le but de produire une humiliation. Il est possible d’ailleurs que la mention d’une circoncision faite de main humaine dans la chair sous-entende qu’il ait pu exister une autre forme de circoncision, spirituelle celle-là.

12 ὅτι ἦτε τῷ καιρῷ ἐκείνῳ χωρὶς Χριστοῦ, ἀπηλλοτριωμένοι τῆς πολιτείας τοῦ Ἰσραὴλ καὶ ξένοι τῶν διαθηκῶν τῆς ἐπαγγελίας, ἐλπίδα μὴ ἔχοντες καὶ ἄθεοι ἐν τῷ κόσμῳ.

12 qu’à ce moment-là, vous étiez sans un christ, séparés de la cité d’Israël, étrangers aux alliances de la promesse, n’ayant pas d’espérance et étant athées dans le monde.

Avec ce verset 12, la relecture de l’expérience des destinataires avant la conversion se poursuit : ἦτε […] χωρὶς Χριστοῦ, « vous étiez sans un christ ». Dans ce contexte, il me semble qu’il faille faire du mot « christ » une désignation technique du roi d’Israël, l’héritier messianique de David selon la promesse de Nathan[44]. Cette interprétation se confirme immédiatement dans la suite de la phrase où est mentionnée la πολιτείας τοῦ Ἰσραὴλ, « la cité d’Israël ».

Les implications de cette exclusion d’Israël sont détaillées dans ce qui suit : [ὅτι ἦτε] καὶ ξένοι τῶν διαθηκῶν τῆς ἐπαγγελίας, ἐλπίδα μὴ ἔχοντες καὶ ἄθεοι ἐν τῷ κόσμῳ, « [que vous étiez] étrangers aux alliances de la promesse, n’ayant pas d’espérance et étant athées dans le monde ». L’énumération de ces multiples inaptitudes (v. 11-12) ne sert qu’à souligner les conditions historiques normales pour accéder au salut. En tant que « prépuces » et étrangers dans la cité d’Israël, ces païens n’avaient aucun espoir : ils étaient condamnés à demeurer des athées dans le monde. En dépit de ces multiples empêchements, Jésus, par son sang, permet aux païens qui sont loin de s’approcher de Dieu. Cependant, et étonnamment, Jésus n’établit pas comme condition préalable que ces lecteurs païens s’intègrent d’abord à la cité d’Israël et n’exige pas non plus qu’ils pratiquent la Loi et la circoncision. Rappelons que l’auteur dit à ses lecteurs qu’ils n’ont pas été sauvés grâce aux oeuvres (οὐκ ἐξ ἔργων, 2,9), mais que le salut effectué par la foi (la foi de Jésus dans son Père, sans doute) est un don de la grâce de Dieu : ils n’y sont pour rien (2,8). Alors, la bonne nouvelle c’est que les païens peuvent se rapprocher de Dieu sans passer par la Loi et la circoncision.

Malgré leurs croyances polythéistes (cf. 6,9), ces païens n’étaient en réalité que des athées, ignorant le seul vrai Dieu. Dans ce texte où l’auteur transforme en exclusion et désavantages les bénéfices et les liens d’appartenance et des nations et des Juifs, ne serait-il pas possible de voir simplement dans l’emploi du mot ἄθεος un autre exemple d’un renversement, ironique et subversif cette fois-ci, d’un terme emprunté au monde gréco-romain ? Wilhelm Fahr, qui a étudié l’origine de l’athéisme chez les Grecs anciens, qualifie de manque de respect pour la loi le refus de pratiquer le culte des divinités de l’État[45]. Au ve siècle av. l’ère commune, nier l’existence des dieux ou leur manquer de respect voulait dire que l’on désirait s’arroger leur place et que l’on cherchait à s’ériger en norme et autorité ultime ; c’était un crime interprété comme une attaque contre les fondements d’une société réglée par des lois[46]. Sous l’Imperium romain, la situation devait s’avérer plus compliquée encore : l’athéisme ne pouvait plus être simplement un phénomène défini dans un contexte de religion traditionnelle unique, il devait prendre place dans un contexte de conflit entre deux religions[47]. En effet, le monde gréco-romain accusait les Juifs (et plus tard les chrétiens à titre de groupe distinct) d’être ἄθεοι pour la seule raison que ces personnes négligeaient des rites considérés alors comme essentiels au bien-être de l’État. Dans le Contra Apionem, Flavius Josèphe résume ainsi les accusations portées contre les Juifs par Apollonius :

D’autant plus qu’Apollonios n’a pas réuni ses griefs en un faisceau comme Apion ; mais les a semés çà et là, tantôt nous injuriant comme athées et misanthropes, tantôt nous reprochant la lâcheté, et, au contraire, à d’autres endroits, nous accusant d’être téméraires et forcenés. Il dit aussi que nous sommes les plus mal doués des barbares et que pour cette raison nous sommes les seuls à n’avoir apporté pour notre part aucune invention utile à la civilisation. Toutes ces accusations seront, je pense, clairement réfutées s’il apparaît que c’est le contraire que nous prescrivent nos lois et que nous observons rigoureusement[48].

L’auteur d’Éphésiens pourrait donc avoir récupéré l’accusation d’athéisme ordinairement faite aux personnes de l’ἐκκλησία[49] et l’avoir redirigée contre la population majoritaire, c’est-àdire contre les nations polythéistes, en les accusant elles-mêmes d’athéisme[50].

Margaret MacDonald note dans cette péricope l’existence d’une oscillation entre des métaphores qui annoncent la continuité entre l’ἐκκλησία et Israël, et d’autres images qui présentent le mouvement chrétien comme une entité distincte ; peu s’en fallut, dit-elle, qu’Éphésiens ne présente les chrétiens comme une troisième race[51]. Dans cette oscillation, MacDonald voit un signe de l’ambiguïté identitaire des premiers chrétiens :

[…] the ambiguous use of labels is tied to ambiguity in the boundaries of the community itself and points to a period of fluctuation between Jewish and distinctly « Christian » identity, with the situation of the ἐκκλησία changing depending on which side of the equation it would emphasize and depending on the fate of the Jews at any given time[52].

Mais il me semble qu’il faut plutôt dire que, selon l’auteur d’Éphésiens, l’ethnicité ne sert plus de critère d’inclusion ou d’exclusion dans l’ἐκκλησία de Jésus Christ. Sera admis au βασιλεία τοῦ Χριστοῦ καὶ Θεοῦ (5,5) toute personne qui aura reçu le don de l’esprit et la foi en Jésus Christ. Si tous suivaient jadis le Prince de l’air, Juifs autant que Gentils, tous sont maintenant sauvés par Jésus Christ. Écoutons le v. 7 du chapitre 1, « en lui, par son sang, nous sommes délivrés, en lui, nos fautes sont pardonnées, selon la richesse de sa grâce ». Et la preuve de cette délivrance est à chercher justement dans la paix établie entre les nations et les Juifs, une paix dont les prémices sont détaillées aux chapitres 4 à 6 de la lettre. Les chrétiens, au-delà de toute ethnicité, sont liés par l’esprit de service humble et mutuel, imitant ainsi le service humble rendu par le Christ lui-même. Clairement, cet esprit de service fait des chrétiens des étrangers dans le monde de la désobéissance[53].

Compte tenu de la réception réservée aux chapitres 4 à 6 à travers l’histoire de l’Occident, il est peut-être difficile d’y voir le fondement d’un message de salut et une suite de conseils pour un monde idéal. Arrachés de leur contexte sociohistorique et politique, les propos de ces chapitres ont été interprétés de manière navrante. Certains versets des chapitres 4 à 6 ont servi historiquement à justifier des abus allant de l’esclavage et du sexisme institutionnalisés jusqu’à la violation des droits fondamentaux des enfants[54]. S’inscrivant dans cette ligne, Dunning soutient que l’unité réalisée à l’intérieur de l’ἐκκλησία, loin d’effacer ou d’ignorer les différences entre ses membres, résulte en une légitimation de ces différences par un programme de hiérarchisation rigide de la praxis communautaire[55]. Il comprend les conseils donnés aux chapitres 4 à 6 comme une tentative des dirigeants de l’ἐκκλησία pour organiser et contrôler ces différences.

Cependant, la position de Dunning ne tient pas la route. Il interprète ces versets comme si l’on pouvait les reprendre littéralement au xxie siècle sans les replacer dans le monde social et politique d’où ils proviennent. En lisant ces textes à travers les lentilles de deux mille années de cruauté, il n’est guère surprenant que cet auteur soit incapable de découvrir le message libérateur qui s’y trouve. Dans cette lettre, il est pourtant clair que l’altérité théopolitique de nations incorporées à la maisonnée de Dieu nécessite leur éloignement de la méchanceté pratiquée par les fils de la désobéissance, par les Autorités, les Pouvoirs et les Dominateurs du monde obscur dans lequel ils vivent. Le comportement des nations avant leur conversion est simplement le contraire des comportements qui leur sont demandés dans leur nouvelle situation, au moment où ils reçoivent la lettre. Comme nous l’avons déjà remarqué, la lettre dans son ensemble est construite sur une longue série d’oppositions dont celle de la vie avant et après l’incorporation à la maisonnée de Dieu.

Avant leur élection par Dieu (Ep 1,4), les pagano-chrétiens appartenaient à un Empire qui regardait les autres comme des objets à utiliser et à dominer dans un esprit de cupidité (Ep 4-5). Après leur conversion, ils appartiennent à une formation théopolitique qui exige de la droiture et qui rend service à ceux qui sont dans le besoin et aux faibles. Les nations qui sont loin du vrai Dieu sont « vouées à la colère ». Je crois que Dunning a tort quand il dit que la lettre aux Éphésiens cherche à légitimer les différences au sein de la communauté par un programme de hiérarchisation rigide de la praxis communautaire. Sans doute, l’auteur d’Éphésiens comme l’ensemble des membres de l’ἐκκλησία naissante se rendaient compte du faible poids politique qu’ils exerçaient au sein de l’Empire romain. À ce moment de l’histoire, les chrétiens, n’étant que des groupuscules, ne pouvaient faire plus que de faire grincer les rouages de l’État. Pour eux, les hiérarchies de la société dominante et de la vie familiale traditionnelle étaient simplement des faits de la vie, des réalités qu’ils ne pouvaient pas contrôler à leur guise. Par contre, au sein de leur nouvelle cité, ils pouvaient renverser les hiérarchies de l’Empire. Ils accomplissaient ce tour de force simplement en invitant les forts à se mettre au service des faibles. En dépit de la cécité imposée par notre regard moderne, et en dépit de la tragédie que constitue la réception désastreuse de ces versets à travers le temps, on peut penser que les destinataires de cette lettre et l’Église primitive dans son ensemble étaient capables de lire dans les chapitres 4 à 6 un véritable message de salut. Avec Ramsay MacMullen, rappelons très brièvement ce qu’était la société romaine dans laquelle baignaient ces premiers chrétiens :

Romans, of course, not only built bridges but beat their wives. No doubt they did about as much of the one as of the other ; and they stole, cheated, murdered, or turned their backs on the enemy in battle. Like any other people, too, they included the incurably idle, the illiterate, the impious, and by the millions, rural and urban poor contributing nothing whatsoever to the façade nobly entitled « Rome »[56].

Que l’auteur d’Éphésiens rappelle aux femmes la hiérarchie dans laquelle elles vivaient, qu’il leur demande d’accepter leur sort humblement, qu’y a-til d’étonnant là-dedans à l’époque où la lettre a été écrite ? Par contre, dans ce même contexte, ce que cet auteur demande aux maris ne manquera pas de provoquer presque de l’incrédulité. Il les admoneste dans une exhortation trois fois plus longue que celle qu’il adresse aux femmes et multiplie les arguments afin de les convaincre d’aimer leurs épouses comme leurs propres corps[57]. De même, les conseils proférés aux maîtres et aux parents apportent un contrepoids étonnant à ceux donnés aux esclaves et aux enfants (Ep 6,1-8).

Continuons la lecture des versets 11-22.

13 νυνὶ δὲ ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ ὑμεῖς οἵ ποτε ὄντες μακρὰν ἐγενήθητε ἐγγὺς ἐν τῷ αἵματι τοῦ Χριστοῦ.

13 Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ.

Ce verset cartographie l’itinéraire d’un déplacement politique et spirituel. Par des métaphores spatiales de distance et de proximité qui rappelle Isaïe 57,19 (et peut-être aussi Isaïe 49,1, Michée 4,1-3) et le Ps 64,6, le Seigneur d’Israël, Créateur de l’univers, se rapproche des nations qui ne l’ont pas connu dans le passé.

14 Αὐτὸς γάρ ἐστιν ἡ εἰρήνη ἡμῶν, ὁ ποιήσας τὰ ἀμφότερα ἓν καὶ τὸ μεσότοιχον τοῦ φραγμοῦ λύσας, τὴν ἔχθραν ἐν τῇ σαρκὶ αὐτοῦ,

14 Car c’est lui notre paix : unissant dans sa chair ce qui était divisé en deux et détruisant l’inimitié, le mur de séparation.

L’idée que le Nouveau Testament en général et la tradition paulinienne en particulier opposent à la pax romana la paix de Jésus Christ trouve confirmation dans d’autres textes de la propagande romaine. S.R.F. Price cite un extrait d’une proclamation faite dans la province d’Asie en l’an 9 avant l’ère commune, qui décrit Auguste dans des mots qui ressemblent beaucoup à la langue utilisée ici pour faire l’éloge des accomplissements de Jésus :

Whereas the providence which divinely ordered our lives created with zeal and munificence the most perfect good for our lives by producing Augustus and filling him with virtue for the benefaction of mankind, by sending us and those after us, a savior who put an end to war and established all things ; and whereas Caesar [Augustus] when he appeared exceeded the hopes of all who had anticipated good tidings [les bonnes nouvelles] […][58].

On annonce les bonnes nouvelles de la venue d’un sauveur qui mettra fin aux hostilités. Éphésiens en dit autant de Jésus Christ.

Dans Res gestae (2, 13), Auguste se félicite de la « paix [qu’il avait assurée] par des victoires à travers tout l’Empire du peuple romain, sur terre et sur mer[59] ». Plus près de la date de composition de la lettre aux Éphésiens, la propagande de la paix impériale atteignit son zénith avec l’accession au pouvoir de Néron. Neil Elliott identifie deux extraits, l’un anonyme, l’autre de Calpurnius Siculus, un des propagandistes de Néron, qui salue cet empereur comme celui qui a fait disparaître la mémoire même de la guerre[60] :

[…] nous ne moissonnons plus par le glaive et les places fortes, enfermées dans leurs murailles, ne se préparent plus à des guerres qu’il vaut mieux taire ; plus d’accouchement où, quelle qu’elle soit, une femme funeste met au monde un ennemi. Nue, la jeunesse creuse les labours et l’enfant, subjugué par la lente charrue, s’étonne de l’épée suspendue dans la demeure paternelle (Anonyme d’Einsiedeln, Eglogue 2, 25-31)[61].

Tant que ce dieu gouvernera le monde, l’impitoyable Bellone aura les mains enchaînées sur le dos, et, dépouillée de ses traits, d’une dent furieuse elle déchirera ses propres entrailles ; les dissensions civiles qu’elle promenait dans tout l’univers, se tourneront contre elle […]. La paix va nous sourire, non cette paix aux dehors trompeurs […]. La clémence a dissipé tout faux-semblant de paix, et fait rentrer dans le fourreau les glaives insensés. […] Partout régnera une paix absolue, et le sanglant usage du fer sera aussi inconnu que sous l’empire de Saturne dans le Latium, ou sous celui de Numa qui, le premier, fit goûter les avantages de la paix à des vainqueurs fumants de carnage (Calpurnius Siculus, Eglogue 1.45-65).

Cependant, selon la lettre aux Éphésiens, la victoire de Jésus et la paix qu’il offre ressemblent peu aux conditions réunies sous la pax romana. Alors que les Romains mettaient fin à la guerre par une conquête armée impitoyable, l’auteur d’Éphésiens invite ses lecteurs à une guerre spirituelle :

Debout donc ! À la taille, la vérité pour ceinturon, avec la justice pour cuirasse et, comme chaussures aux pieds, l’élan pour annoncer l’Évangile de la paix. Prenez surtout le bouclier de la foi, il vous permettra d’éteindre tous les projectiles enflammés du Malin. Recevez enfin le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-àdire la parole de Dieu (Ep 6,13-17).

La forme littéraire de la guerre divine que Goombis repère dans Éphésiens ne peut s’appliquer ici que de façon ironique. C’est une guerre qui se moque de la violence. On imagine mal une bataille où de telles armes auraient été efficaces contre les violences physiques et morales infligées par les légions de l’Empire. À la différence de l’Imperium exercé par Auguste et ses successeurs, le règne de Jésus commence par la mort du roi lui-même, un roi qui renonce à toute violence. On retrouve dans cet écrit deutéro-paulinien le renversement de la pyramide sociopolitique de l’Empire décrit par Georgi dans le contexte des lettres authentiques de Paul[62]. Mais la contre-culture chrétienne ne propose aucune révolution violente, aucune imitation de l’Empire et préfère plutôt une révolution tranquille qui se fraie dans la mémoire des gens un nouveau chemin jamais parcouru.

15 τὸν νόμον τῶν ἐντολῶν ἐν δόγμασιν καταργήσας, ἵνα τοὺς δύο κτίσῃ ἐν αὐτῷ εἰς ἕνα καινὸν ἄνθρωπον ποιῶν εἰρήνην

15 Il a aboli la Loi avec ses commandements et ordonnances, qu’il puisse créer des deux un seul homme nouveau en lui, faisant la paix […][63].

Le v. 15 contient le miracle de la pax Christi, « la bataille d’Actium » du roi Jésus. D’un point de vue juif, et il semble évident que l’auteur impliqué de la lettre aux Éphésiens est un judéo-chrétien[64], il aurait été impensable que Dieu puisse annoncer l’abolition de la Loi avec ses commandements et ses ordonnances. Après tout, la loi de Moïse demeure encore deux mille ans plus tard le coeur de la religion juive. Mais le miracle de la paix qu’apporte Jésus a été rendu possible justement par cette nouvelle étonnante de l’abolition de la Loi. « Qui l’eût cru ? », demanderait le judéo-chrétien de l’époque.

16 καὶ ἀποκαταλλάξῃ τοὺς ἀμφοτέρους ἐν ἑνὶ σώματι τῷ θεῷ διὰ τοῦ σταυροῦ, ἀποκτείνας τὴν ἔχθραν ἐν αὐτῷ.

16 et qu’il puisse réconcilier tous les deux en un seul corps pour Dieu, au moyen de la croix : c’est ainsi qu’il a tué l’inimitié.

17 καὶ ἐλθὼν εὐηγγελίσατο εἰρήνην ὑμῖν τοῖς μακρὰν καὶ εἰρήνην τοῖς ἐγγύς.

17 Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches.

La théologie du corps (cf. Faust) et son inscription politique résonnent dans ces versets. C’est le Christ, et non pas César, qui est le chef du corps qui établit la paix et qui tue l’inimitié. Et la paix qu’il annonce est offerte à tous, à ceux qui étaient loin, les nations, et à ceux qui étaient proches, les Juifs. L’égalité de tous dans ce royaume s’impose comme une marque distinctive[65]. Aussi, l’annonce de la paix aux nations, répétons-le, n’est pas conditionnelle à leur intégration à la cité d’Israël. Même si Israël est proche du royaume, il a encore besoin que la paix s’établisse entre lui et Dieu.

18 ὅτι διʼ αὐτοῦ ἔχομεν τὴν προσαγωγὴν οἱ ἀμφότεροι ἐν ἑνὶ πνεύματι πρὸς τὸν πατέρα.

18 Et c’est par lui que nous avons accès auprès du Père les uns et les autres dans un seul Esprit.

19 Ἄρα οὖν οὐκέτι ἐστὲ ξένοι καὶ πάροικοι ἀλλὰ ἐστὲ συμπολῖται τῶν ἁγίων καὶ οἰκεῖοι τοῦ θεοῦ,

19 Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu.

Par le renversement de leurs appartenances et de leurs statuts anciens, les nations ont accès au Père par la foi de Jésus Christ et sont devenues des concitoyens (συμπολῖται) et membres de la maison (πάροικοι) de Dieu. Implicite dans cette nouvelle appartenance est l’abandon de l’ancienne allégeance ; le rejet des valeurs de l’obscurité en faveur des valeurs du royaume ; la protection plutôt que l’abus des faibles. En 2,18, la distinction entre le « vous » et le « nous » qui structure l’ensemble de la lettre jusqu’à ce point, disparaît entièrement lorsque l’auteur dit que « dans un seul Esprit » (ἐν ἑνὶ πνεύματι) tous ont accès au Père. Ce qu’ils étaient dans la chair n’a plus d’importance en raison de la transformation qui a été effectuée « au moyen de la croix » (2,16). La transformation qui a eu lieu s’exprime par les oppositions chair/esprit et jadis/maintenant (ποτὲ, 2,11 et νυνὶ, 2,13). Notons aussi en 2,11-22, une opposition entre le pluriel et le singulier (δύο et ἕνα, 2,15) où la référence aux « deux » ne peut se référer qu’à la « cité d’Israël » et « les nations ». Les pagano-chrétiens ne sont pas simplement intégrés à la cité d’Israël ; les deux groupes se fondent dans une seule nouvelle entité, le « seul homme nouveau » du v. 15.

Nous arrivons finalement aux derniers versets de la péricope :

20 ἐποικοδομηθέντες ἐπὶ τῷ θεμελίῳ τῶν ἀποστόλων καὶ προφητῶν, ὄντος ἀκρογωνιαίου αὐτοῦ Χριστοῦ Ἰησοῦ,

20 Vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondation les apôtres et les prophètes, Jésus Christ en étant lui-même la clef de voûte.

21 ἐν ᾧ πᾶσα οἰκοδομὴ συναρμολογουμένη αὔξει εἰς ναὸν ἅγιον ἐν κυρίῳ,

21 C’est en lui que toute construction s’articule et s’élève pour former un temple saint dans le Seigneur.

22 ἐν ᾧ καὶ ὑμεῖς συνοικοδομεῖσθε εἰς κατοικητήριον τοῦ θεοῦ ἐν πνεύματι.

22 C’est en lui que, vous aussi, vous êtes ensemble intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit.

Dès lors, même si la source du salut vient du Dieu d’Israël, l’élection qui autrefois semblait être réservée aux seuls Juifs se révèle maintenant en Jésus comme une élection qui avait été préparée « avant la fondation du monde » (1,4) et qui inclut aussi bien païens que Juifs. Seront admis tous ceux qui se conduisent humblement devant Dieu et qui renoncent au pouvoir afin de se mettre au service les uns des autres. La Loi des commandements étant abolie, on ne mentionne ici comme fondation que les apôtres et les prophètes, sans oublier la clef de voûte qui est Jésus Christ lui-même. La métaphore de la construction nouvelle illustre une révolution à l’intérieur de la religion juive que fonde le nouveau régime. Dans ce nouvel édifice, la Loi mosaïque, considérée jadis comme la source de salut pour les Juifs, est dorénavant remplacée par la croix de Jésus Christ. Et il n’est plus question que les nations deviennent juives pour se rapprocher de Dieu.

Conclusion

Je me suis proposé de décrire les lecteurs impliqués de la lettre aux Éphésiens tels qu’ils se laissent appréhender en Ep 2,11-22 et à la lumière du contenu de l’ensemble de la lettre. Il s’agissait de porter un regard particulier sur la vie sociopolitique de la nouvelle ἐκκλησία chrétienne, c’est-àdire sur sa manière d’organiser la vie commune de ses membres. L’auteur d’Éphésiens emploie, avec une fréquence qui ne saurait être le fruit du hasard, toute une liste de termes empruntés à la théopolitique de l’Empire romain. Plusieurs exégètes l’avaient déjà noté, et leurs recherches ont été mises à contribution. Eberhardt Faust, Richard Horsley, Margaret MacDonald, Benjamin Dunning, Dieter Georgi, Karl Donfried, S.R.F. Price et Helmut Koester ont tous déniché soit des termes, soit des métaphores, soit des pratiques sociopolitiques qui nous permettent de fixer comme toile de fond pour l’interprétation de cette lettre le contexte de la vie théopolitique de l’Empire. Plusieurs termes employés par l’auteur d’Éphésiens l’avaient déjà été pour rendre compte de la vie théopolitique de l’Asie Mineure ; on les utilisait le plus souvent directement dans le culte de l’empereur ou dans la propagande impériale. La liste inclut des termes tels σωτήρ (sauveur) et σωτηρία (salut), υἱός θεοῦ (fils de Dieu), εὐαγγέλιον (bonne nouvelle, évangile), πίστις (foi), δικαιοσύνη (justice), εἰρήνη καὶ ἀσφάλεια (paix et sécurité), κύριος (seigneur), ἐκκλησία (assemblée politique délibérante). En plus de ces termes, les métaphores du « corps » et la référence à l’Aἰῶν de ce monde, nous mènent à une conclusion qui devient une quasi-évidence. L’ἐκκλησία décrite par la lettre aux Éphésiens est l’institution d’un nouveau royaume dans lequel Jésus a apporté la paix par le miracle de l’abolition de la Loi, un geste qui a détruit le mur qui séparait Juif et Gentil (du point de vue juif).

Cependant, la création de cette nouvelle ἐκκλησία et l’annonce d’un nouveau royaume qui unit Juif et Grec, érigent selon Éphésiens un autre mur, ou plutôt un abîme, entre les membres du corps du Christ et les fils de la désobéissance (Ep 2,1). Les chrétiens soutiennent que tous sont égaux devant le Seigneur, chacun se mettant humblement au service des frères et des soeurs. Ils rejettent toute méritocratie, qu’elle se définisse par l’appartenance ethnique ou religieuse, par la bonne naissance, par le népotisme ou par le système de réciprocité qui s’exprimait dans le clientélisme romain. Les fils de la désobéissance, par contre, considèrent un monde hiérarchisé où le fort domine et exploite le faible comme faisant partie de la nature des choses. Et, comme nous l’avons vu, les Juifs comme les païens suivaient le Prince de l’air.

Les gens qui entrent dans la nouvelle formation théopolitique de l’ἐκκλησία chrétienne vivent désormais selon des normes qui les transforment en étrangers (ξένοι) dans leur propre pays. La concitoyenneté avec les saints dans la maisonnée de Dieu (Ep 2,19) est offerte aux lecteurs impliqués comme un succédané à la « citoyenneté » romaine, qui, depuis leur conversion, leur apparaît comme une altérité aliénante. Ils sont devenus saints, c’est-àdire mis à part pour le service de Dieu. Les païens devenus chrétiens sont autres, justement parce que leur compréhension d’eux-mêmes a changé et que par conséquent leur manière de vivre dans le monde a été métamorphosée. Et ce thème de l’altérité s’avère central pour une juste compréhension de la lettre. J’en conclus que les lecteurs impliqués de la lettre aux Éphésiens vivent déjà symboliquement et matériellement sous un régime théopolitique autre que celui de l’Empire romain et même autre que celui de la cité d’Israël dans la mesure où Israël se définit par la pratique de la Loi et de la circoncision. Par sa manière d’organiser la vie matérielle et sociale de ses membres, par la reconnaissance d’un roi autre que l’empereur romain et par la création d’un système d’attribution de mérite autre que le système pyramidal impérial, l’ἐκκλησία constitue clairement une contre-culture, une formation politique pacifiste. Ces chrétiens prennent le contre-pied de la conception impériale de l’exercice du pouvoir selon lequel domine celui qui est naturellement le plus fort. Leurs nouveaux liens d’allégeance avec Dieu les éloigne de leur culture de naissance et fait d’eux des étrangers dans leur propre pays, et par le fait même des cibles de choix pour leurs concitoyens. Les lecteurs impliqués sont d’abord membres de la maisonnée de Dieu et concitoyens des saints, mais aussi frères et soeurs de tous.

Il me semble que toute la recherche qui entend découvrir dans ce texte une définition de l’identité des pagano-chrétiens à Éphèse en situant ceux-ci en contraste avec les chrétiens d’origine juive ne tient pas la route. Étant donné que les anciens Juifs et Grecs suivaient tous les deux l’Αἰών de ce monde, ils étaient sur un pied d’égalité devant Dieu. Contre Barth, il faut affirmer qu’il n’y a sûrement pas de dialogue en vue entre la synagogue et l’Église ; et contre MacDonald, il y a lieu d’ajouter que l’identité des Éphésiens ne peut pas se définir par leur intégration à la cité d’Israël. De même, ce texte ne cherche pas à raffermir le statut des judéo-chrétiens à l’intérieur de la paix établie par le Christ (contra Faust) ; il rejette non seulement toute forme d’exclusivisme (pace Lincoln), mais encore il disqualifie comme modèles de vie ces Juifs qui suivent l’Aἰών de ce monde. L’Église chrétienne existe à l’intérieur des frontières de l’Empire romain, mais sans y appartenir ; ces nouveaux chrétiens sont redevables à la cité d’Israël, sans être obligés de devenir juifs. Leur seule vraie appartenance est au corps unique du Christ, ressuscité des morts par Dieu et animé par l’Esprit.