Abstracts
Résumé
Tacite est le seul témoin explicite d’une persécution des « chrétiens » de Rome à la suite du célèbre incendie de la capitale, en 64 de notre ère, une catastrophe dont la population aurait attribué la responsabilité criminelle à l’empereur Néron, si les adeptes de cette « superstition pernicieuse » originaire de la Judée n’avaient pas été opportunément identifiés comme les coupables. Si, d’un côté, il est facile de comprendre la nécessité pour le pouvoir impérial de trouver rapidement des boucs émissaires, de l’autre, il n’est pas aisé de concevoir les raisons qui firent que le choix se porte sur les membres d’un groupe sectaire judéen tout à fait marginal. L’examen de quelques textes clés de Flavius Josèphe et des écrits apocalyptiques contemporains permet de mieux comprendre quelles étaient les attentes des milieux radicaux judéens et quelle était la perception que les Romains pouvaient avoir de ceux qui, à leurs yeux, n’étaient que des agitateurs et des brigands.
Abstract
Tacitus is the only witness to the persecution of the “Christians” in Rome following the famous fire of 64 CE that severely burned the capital city ; a catastrophe for which Nero would have been considered responsible had the followers of that “most mischievous superstition” of Judean origins not been identified as the culprits. If, on the one hand, it is easy to understand the urgency for the imperial power to find scapegoats, on the other hand, it is not so easy to imagine the reasons why the members of a Judean sectarian, marginal group were eventually chosen. A new look at a series of key passages from the writings of Josephus and contemporary apocalyptic texts allow us to have a better understanding of the expectations at work among the members of Judean radical groups, as well as the perception that Romans could have had of those who, in their opinion, were simply agitators and bandits.
Article body
I. Avant l’apocalypse, « sub Tiberio quies »
La première décennie du xxie siècle vient de nous offrir une série d’études remarquables, à vocation historique, politique, sociale, militaire, voire même interdisciplinaire, consacrées aux causes, aux déroulements et aux conséquences des trois grandes guerres judéennes qui ravagèrent la Terre d’Israël et le Proche-Orient entre l’an 66 et l’an 135 de notre ère[1]. L’une de ces études, Rome et Jérusalem, une monographie de sept cent pages publiée en 2007, avec le sous-titre hautement évocateur de Le choc de deux civilisations (The Clash of Ancient Civilizations), est due à la plume de Martin Goodman, de l’Université d’Oxford, l’un des meilleurs spécialistes du judaïsme de la fin du Second Temple. Une telle synthèse avait été précédée, en 1987, par une analyse détaillée des responsabilités des élites judéennes dans le déclenchement de la première guerre judéenne, que Goodman attribue largement à l’incompétence et à l’ambivalence de ces dernières[2]. Le savant britannique devait revenir, ensuite, entre les deux publications, sur la part de la propagande impériale flavienne dans l’exaspération de la confrontation entre Rome et « la barbarie orientale » représentée par Jérusalem, qui aurait mené, à terme, aux révoltes sous Trajan et à la seconde guerre judéenne[3]. D’un côté, le pouvoir romain n’aurait pas trouvé d’interlocuteurs dignes de confiance à qui déléguer la conduite des affaires locales, de l’autre, la dynastie flavienne aurait bâti le mythe de sa légitimité politique autour de ses exploits militaires en Palestine.
Ces deux hypothèses, tout à fait sensées et plausibles, ont été revisitées dans Rome et Jérusalem et complétées, en amont, par une réflexion sur l’inéluctabilité présumée de la première et, partant, des autres guerres judéennes. En effet, à la question si « les Juifs de Jérusalem, pendant la première moitié du ier siècle après J.-C. se percevaient-ils comme les sujets opprimés d’un empire hostile, au même titre que leurs descendants estimeront l’être, un siècle plus tard, quand le chef rebelle Shimon Bar Kosiba […] prendra la tête de la seconde révolte sanglante dans les années 132 à 135 de notre ère[4] », Goodman répond, à la fin de son dernier ouvrage, par la négative : « […] le monde juif dans lequel Jésus évoluait était certes placé sous le contrôle de Rome mais […] il n’était pas, et ne se sentait pas, oppressé par le pouvoir romain[5] ». Il s’ensuit qu’un tel enchaînement de révoltes catastrophiques aurait pu être évité, du moins en théorie, si les classes dirigeantes locales et les administrateurs romains de la province n’avaient pas été aussi médiocres et corrompus et si le pouvoir impérial n’avait pas instrumentalisé la victoire de 70 à des fins purement politiques. De l’avis de Goodman, « [l]a diabolisation des Juifs fut d’autant plus aisée qu’ils formaient un groupe à part dans la ville de Rome. Dans un certain contexte politique, lorsque la société en général cherche des boucs émissaires, des différences mineures de style de vie peuvent attiser les haines[6] », une diabolisation qui contribuera, plus tard, à la genèse tardo-antique de l’antisémitisme chrétien.
Or, il me semble évident que, lorsqu’on s’interroge, comme le fait Goodman, sur « le choc de deux civilisations » d’il y a presque deux mille ans, l’évocation du spectre du passé ne répond pas à des soucis purement académiques, mais elle est aussi, en partie, liée à des inquiétudes provoquées par d’autres confrontations beaucoup plus d’actualité. Nous reviendrons dans nos conclusions sur cet aspect actualisant et pédagogique de l’écriture historienne. Pour l’instant, bornons-nous à constater que le problème majeur de la reconstruction historique proposée par le chercheur britannique réside dans sa tentative de cerner, d’une part, ce que la population judéenne pouvait bien ressentir, au ier siècle de notre ère, à l’égard de l’occupant romain, et, d’autre part, le point de vue impérialiste romain sur la superbe d’un peuple vaincu mais, pourtant, toujours insoumis[7]. De quels témoignages et de quels indicateurs disposons-nous pour en juger ? Est-ce que les données archéologiques sont suffisamment éloquentes ? Certains spécialistes y ont vu, à juste titre, la preuve de l’excellente intégration des élites judéennes dans le tissu socio-économique de l’Empire[8]. Mais qu’en est-il du reste, largement majoritaire, de la population ? Est-ce que le témoignage direct de l’historien Flavius Josèphe serait plus à même de nous éclairer ? Certes, à condition de soumettre sa prose à une relecture rhétorique serrée qui nous permette, après avoir fait la part de ses fioritures apologétiques pro uita, domo, patronisque suis, de deviner non pas ce que Flavius Josèphe n’a pas vu, mais ce qu’il n’a pas souhaité dire[9].
En réalité, il existe toute une littérature susceptible de nous renseigner sur les états d’âme de la majorité silencieuse de la Judée, de la Galilée et d’ailleurs : il s’agit de la riche production apocalyptique d’époque romaine, qui vit le jour entre 63 avant et 135 de notre ère, tout particulièrement des ouvrages à forte teneur eschatologique, tels que le Livre des paraboles (1er Hénoch 37-71), le Testament de Moïse, le 4e Esdras, le 2e Baruch, l’Apocalypse d’Abraham, le quatrième et le cinquième livre des Oracles sibyllins, auxquels on peut facilement ajouter, sur le versant judéo-chrétien, l’Apocalypse johannique et l’Apocalypse de Pierre.
D’un côté, à l’instar de Flavius Josèphe, la plupart des historiens contemporains ont tendance à négliger la portée de ces apocalypses qu’ils jugent, à tort, comme étant l’expression de groupes d’extrémistes minoritaires, alors qu’en réalité, de tels textes ne font que continuer et amplifier une tradition para-scripturaire bien établie de révélations eschatologiques qui remonte à l’époque de la crise maccabéenne, au Livre de Daniel, à l’Apocalypse des animaux (1er Hénoch 85-90) et à l’Apocalypse des semaines (1er Hénoch 93,1-10 et 91,11-17). De l’autre côté, la plupart des théologiens actuels aiment souligner le message consolatoire de ces mêmes textes, porteurs d’espérances en une intervention non humaine, mais divine, alors qu’au contraire, il s’agit d’ouvrages engagés, d’écrits de résistance à l’encontre des colonisateurs et de leurs collaborateurs, émanant de milieux parfois sectaires, ce qui n’a toutefois pas empêché leur diffusion en langue grecque, dans la Diaspora[10]. Rares sont ceux et celles qui, de nos jours, osent mettre en relation la propagation des écrits et des idées apocalyptiques avec la montée de la tension nationaliste en Terre d’Israël comme ailleurs[11]. Goodman, le premier, minimise l’impact de ces rêveries utopiques dans la vie réelle[12]. Pourtant, c’est justement au moyen de ces récits de visions et de révélations, dont auraient bénéficié patriarches et prophètes d’antan, que s’est organisée la réponse judéenne à la propagande hérodienne et romaine, une réponse que nous n’hésiterions pas à qualifier de grand public.
Dans la suite de notre exposé nous aimerions, à l’aide de deux exemples hautement emblématiques, illustrer l’importance que prit l’exutoire apocalyptique dans le sentiment d’oppression ressenti face au pouvoir romain : le premier ayant trait aux tensions qui secouèrent la Terre d’Israël au moment de la fin du règne d’Hérode le Grand, autour de l’an 4 avant notre ère, le second portant sur les renégociations nécessaires pour donner un sens acceptable, après 70 de notre ère, à la destruction du Second Temple. L’épisode de la persécution des « chrétiens » à la suite du célèbre incendie de Rome, en 64 de notre ère, véritable point d’orgue de l’intolérance à l’encontre des Judéens dans la capitale même de l’Empire, nous donnera l’occasion de vérifier l’hypothèse d’une diffusion significative des idées apocalyptiques auprès des communautés diasporiques à la veille de la première guerre judéenne. Dans nos conclusions, nous essaierons de proposer une interprétation plus articulée et organique, du moins nous l’espérons, de ce « choc » tellement actuel entre « deux civilisations » anciennes.
II. « Ceux qui dominent la terre supplieront les anges du châtiment »
Si nous laissons de côté les cicatrices que la prise de Jérusalem par Pompée et la profanation du Temple, en 63 avant notre ère, ont laissées dans les Psaumes de Salomon, des traces rapidement effacées par le châtiment divin du « dragon » orgueilleux (2,25-31), la première réponse apocalyptique à des thèmes chers à la propagande impériale romaine remonte au Livre des paraboles, le pamphlet le plus récent du recueil du 1er Hénoch, vraisemblablement écrit peu de temps avant ou immédiatement après la mort d’Hérode le Grand[13]. Il s’agit essentiellement de la reconfiguration hénochique des prophéties de Daniel 7 et d’Isaïe 24,17-23, qui annonce la tenue du grand jugement eschatologique prononcé par le Seigneur des Esprits/Principe des jours et l’Élu/Fils de l’Homme à l’encontre de « tous les rois, les puissants, les grands et ceux qui dominent la terre » (62,1 ; 62,3.9 ; 63,12 ; 67,8), qu’il convient d’identifier, très probablement, avec le roi Hérode et ses associés. Dans un tel contexte, il est aisé de voir comment les visions eschatologiques du Livre des paraboles répondent aux arguments traditionnels de la propagande romaine de l’époque, tels l’établissement de la Pax Augustea et le retour de l’âge d’or, relayés par la propagande hérodienne[14]. Il suffira, pour s’en rendre compte, de comparer le messianisme du Livre des paraboles à celui de la célèbre Quatrième églogue de Virgile, écrite en 41 ou 40 avant notre ère. La différence majeure entre ces deux textes réside, probablement, au niveau de la caractérisation de leurs héros respectifs. Le poème de Virgile est entièrement consacré à la glorification d’un grand leader politique à venir, un motif que le poète appliquera bientôt, dans l’Énéide (6,791-793), à la personne même de l’empereur Auguste, tandis que le Livre des paraboles est davantage intéressé à la réhabilitation d’une communauté ou d’une nation tout entière, sauvée par l’intervention d’un libérateur d’origine divine. La Quatrième églogue célèbre la naissance d’un homme fort et le commencement d’un nouveau régime autoritaire, tandis que le Livre des paraboles condamne sans appel toute forme de despotisme humain. Comme l’a très bien exprimé David W. Suter, le premier « sert de caution à la mise en place de la structure et de l’autorité » d’un nouvel ordre social, tandis que le second « applaudit au renversement et à la chute d’un ordre oppressif et à l’établissement d’une société nouvelle[15] ». En d’autres termes, les perspectives de la Quatrième églogue correspondent au point de vue des colonisateurs, et celles du Livre des paraboles à la perception du colonisé[16].
III. « Cette femme que tu as vue, et que tu aperçois maintenant comme une cité bâtie, c’est Sion »
Une fois que nous avons franchi la ligne de partage des eaux de la destruction du Second Temple, en 70 de notre ère[17], la littérature religieuse du judaïsme semble suivre deux directions complètement opposées : d’un côté, nous avons des textes judéo-chrétiens, l’Apocalypse johannique la première, qui prennent ouvertement position contre la propagande impériale de la dynastie flavienne[18], de l’autre côté, des apocalypses judéennes telles que le 4e Esdras, le 2e Baruch ou l’Apocalypse d’Abraham semblent se contenter de panser, pour ainsi dire, les plaies psychologiques de la catastrophe nationale[19], apparemment sans aucune velléité de réagir aux provocations romaines. Toutefois, en y regardant de plus près, ce contraste si étrange et ce silence si assourdissant se révèlent être moins le fait des textes eux-mêmes que celui des commentateurs modernes qui auraient oublié, à une exception près, de leur poser les bonnes questions[20]. C’est à Philip F. Esler, un néotestamentaire féru d’approches socio-historiques, que revient le mérite d’avoir, enfin, cerné le profil social de ces écrits apocalyptiques, dont le but aurait été de réduire la dissonance cognitive provoquée par la non-intervention divine en faveur du peuple élu, une dissonance cruellement amplifiée par la propagande de la dynastie flavienne, notamment lors des émissions commémoratives de la série monétaire de la Iudaea capta (ou, plus rarement, deuicta)[21].
La production la plus significative de monnaies montrant la Judée sous les traits d’une figure féminine se situe sous le règne de Vespasien (69-79 de notre ère). Il s’agit d’aurei, de deniers, de sesterces et d’as frappés principalement à Rome, à Lyon et à Tarragone, en 69-73, voire de deniers frappés à Antioche, en 72-73 (RIC 363 ; 367), et d’as émis en 77-78 (RIC 595 ; 596 ; 762 ; 784), sans compter des cas de deniers hybrides (RIC 148b) et de semis de provenance incertaine (RIC 812). Les pièces comportent, sur l’avers, l’effigie de l’empereur (RIC 15 ; 16 ; 34 ; 41a ; 45 ; 53 ; 148b ; 254 ; 266 ; 287 ; 288 ; 289 ; 363 ; 393 ; 397 ; 419 ; 424 ; 425 ; 426 ; 427 ; 467 ; 468 ; 489 ; 490 ; 491 ; 525 ; 595 ; 596 ; 733 ; 762 ; 784) ou de son fils Titus (RIC 160 ; 367 ; 608 ; 620 ; 653 ; 812), et sur le revers, 1) l’image d’une femme judéenne endeuillée, assise par terre, à la droite d’un trophée (RIC 15 ; 34 ; 254 ; 266 ; 288), les mains éventuellement liées derrière le dos (RIC 16) ; 2) la même femme, à la droite d’un palmier (RIC 393 ; 653), les mains éventuellement liées (RIC 287), assise sur une armure (RIC 620) ou entourée d’armes (RIC 489 ; 490 ; 491 ; 595 ; 596 ; 762 ; 784 ; 812) ; 3) la même femme debout, à la gauche d’un palmier (RIC 148b), les mains éventuellement liées (RIC 289) ; 4) la même femme assise, à droite, un palmier au centre et, à gauche, l’empereur debout, tenant une lance verticale dans la main droite et le parazonium dans la main gauche (RIC 41a ; 53 ; 160 ; 363 ; 367 ; 427 ; 733), éventuellement sans palmier (RIC 608) ; 5) la même femme assise, à droite ou à gauche, un palmier au centre et, de l’autre côté, un prisonnier judéen debout, les mains liées derrière le dos, avec des armes déposées sur le sol (RIC 424 ; 425 ; 426) ; 6) la victoire debout, en train d’écrire (« S.P.Q.R. » ou « OB.CIV.SER. ») sur un bouclier suspendu à un palmier au-dessous duquel est assise une minuscule femme judéenne en pleurs (RIC 397 ; 419 ; 467 ; 468) ; 7) à droite, l’empereur debout, le pied droit sur la proue d’un navire, tenant la victoire dans la main droite et une lance verticale dans la main gauche, un Judéen agenouillé à ses pieds et une Judéenne debout, en attitude de suppliante, à gauche, un palmier à l’arrière (RIC 525). Sous le règne de Titus (79-81 de notre ère), sont frappés des sesterces et des as, à Rome, en 80-81, avec des images de type 5 sur le revers (RIC 91 ; 92 ; 93 ; 128), et des semis de type 2 de provenance incertaine (RIC 141). Sous le règne de Domitien (81-96 de notre ère), les monnaies commémorant la campagne de Judée se font plus rares, remplacées par celles de la nouvelle série de la Germania capta, et se limitent à des sesterces d’un type nouveau, émis à Rome, en 85, représentant 8) une femme judéenne assise, liée à un trophée, derrière lequel se tient un soldat romain debout (RIC 280)[22].
Si, de Vespasien à Trajan, la nécessité politique pour les nouveaux maîtres de l’Empire de glorifier la campagne de Judée avait déjà été mise particulièrement en évidence par Goodman[23], la véritable nature militante et contre-propagandiste de la littérature apocalyptique judéenne a été découverte par Esler. Plusieurs indices viennent corroborer une telle clé de lecture.
Tout d’abord, en ce qui concerne le 4e Esdras, il s’avère que, comme l’avaient pressenti nos collègues féministes et les spécialistes des gender studies[24], le personnage emblématique de la femme endeuillée à cause de la mort de son fils unique, qui apparaît à Esdras lors de sa quatrième vision et qui se transforme soudainement en la cité de Sion, la Jérusalem céleste dans toute sa splendeur (9,26-10,59), constitue la réplique littéraire la plus appropriée aux images féminines affligées, déshonorées et déshonorantes, véhiculées non seulement par la propagande impériale, mais aussi, nous pouvons ajouter, par les écrits tout aussi apologétiques de Flavius Josèphe, telle la pauvre Marie de Bethezyba, qui aurait perdu la raison et dévoré son propre fils à la veille de l’assaut final contre le Temple[25]. La femme « barbare », qu’elle soit, dans l’Antiquité, judéenne, germanique[26] ou, aujourd’hui, afghane, que l’on faisait jadis prisonnière et que l’on libère de nos jours, était et reste un symbole puissant de l’honneur et de la honte des uns et des autres, un personnage autour duquel se cristallisent, depuis toujours, tous les fantasmes des colonisateurs et des colonisés.
Quant aux ustensiles du Temple, ostensiblement portés en triomphe par les vainqueurs, décrits en détail par Flavius Josèphe (Guerre des Judéens 7,148-149) et représentés dans les hauts-reliefs de la célèbre scène processionnelle de l’Arc de Titus (une menorah, en or d’après Josèphe, la table des pains de proposition, du même métal précieux précise l’historien judéen, avec des vases sacrés et deux trompettes rituelles)[27], la littérature midrashique et apocalyptique judéenne allait répliquer qu’il n’était pas question qu’ils aient été profanés par les soldats babyloniens/romains, car ils avaient été confiés, auparavant, « à la Terre » pour qu’elle les garde « jusqu’aux derniers temps » (2e Baruch 6,5-10 ; 80,2 ; Apocryphe copte de Jérémie 28 ; Paralipomènes de Jérémie 3,7-8.14), tandis que les clés du Temple avaient été remises au ciel ou au soleil (2e Baruch 10,18-19 [les clés et le voile] ; Apocryphe copte de Jérémie 28-29 [le fleuron d’or du turban du grand prêtre et les clés] ; Paralipomènes de Jérémie 4,3-4 ; Pesiqta Rabbati 26,6)[28]. Et lorsque Flavius Josèphe termine l’énumération des proies de guerre portées en triomphe par la mention non pas d’« une copie de la loi des Juifs », comme l’on traduit d’habitude[29], mais de « la Loi » tout court « des Judéens » (Guerre des Judéens 7,150 : ὅ τε νόμος ὁ τῶν Ἰουδαίων)[30], très probablement le Sefer ha-‘Azarah, ou « Livre du parvis (du Temple) », le rouleau officiel de référence qui est mentionné dans la Mishna (Mo‘ed Qatan 3,4 ; Kelim 15,6), qui aurait été écrit, selon Rashi, par Esdras lui-même et que Vespasien préférera garder, avec le voile de pourpre, dans son propre palais (Guerre des Judéens 6,162)[31], la réponse polémique du 4e Esdras est que la Loi n’aurait pu en aucun cas être tombée entre les mains de l’ennemi, car elle « a été brulée » (14,21), et que, en dépit d’une telle destruction, Dieu donnera à Esdras l’intelligence nécessaire pour reconstituer le corpus complet des Écritures, en quatre-vingt-quatorze livres (14,22-26.37-48). En d’autres termes, les Babyloniens/Romains et leurs coryphées ont beau prétendre avoir privé les Judéens de l’essence même de ce qui constituait leur identité nationale, à savoir, le Temple de Jérusalem et son rouleau de la Loi, la réponse apocalyptique est que, dans un cas comme dans l’autre, Dieu présidera à la restauration du patrimoine et des fortunes d’Israël.
Tous les arguments traditionnels, utilisés par la propagande impériale pour humilier les Judéens vaincus et exalter les Romains vainqueurs, sont réinterprétés et transformés en autant de symboles de fierté, de résistance et d’espoir en un renversement imminent des rôles. Car il serait étrange que des textes aussi politiquement engagés se soient limités à apporter un simple réconfort spirituel aux endeuillés de Sion, au contraire, il est plus que probable qu’ils aient, contre toute attente, contribué à faire naître des espérances de restauration à court terme, en l’espace, très exactement, de soixante-dix ans, c’est-àdire, la durée prototypique du premier exil babylonien (d’après Jérémie 25,11 ; 29,10 ; 2 Chroniques 36,21 ; Daniel 9,2 ; Zacharie 1,12 ; 7,5), faisant ainsi le lit idéologique des deux révoltes successives. Le choix pseudépigraphique de ces textes apocalyptiques était, en lui-même, évident : tout comme Jérémie, Baruch, Eved-Mélek/Abimélek, Esdras[32], les héros de la première destruction et du premier exil, les justes qui étaient en train de vivre la répétition de ces événements assisteraient, bientôt, à la restauration, cette fois-ci eschatologique, de Jérusalem et de son Temple. La dissonance cognitive définitivement résolue, l’espoir pourrait reprendre, temporairement, le dessus.
IV. « Adversus omnes alios hostile odium »
La confirmation indirecte de la diffusion des idées véhiculées par la propagande apocalyptique antiromaine nous vient d’une source inattendue, non pas d’un passage de Flavius Josèphe qui, de toute façon, aurait vraisemblablement essayé d’occulter cela[33], mais d’un épisode fort célèbre des Annales de Tacite, la fresque historique en dix-huit livres consacrés aux règnes des empereurs de la dynastie julio-claudienne, depuis Tibère jusqu’à Néron, le dernier ouvrage du grand historien romain, disparu vers 117 de notre ère. Il s’agit du récit du grand incendie, éclaté le 19 juillet de l’an 64 de notre ère, qui détruisit environ deux tiers de la ville de Rome et que Tacite décrit comme une véritable catastrophe nationale (15,38-44), avec une insistance toute particulière sur la coïncidence avec la date du premier grand incendie de la capitale, par les Gaulois, en 390 avant notre ère, et des calculs chronologiques qui ne sont pas sans rappeler les considérations analogues de Flavius Josèphe sur « l’exactitude du cycle des événements » des deux destructions de Jérusalem (Guerre des Judéens 6,267-270)[34].
Détailler le nombre des demeures et des immeubles de rapport qui furent détruits ne serait pas facile, mais de très anciens lieux de culte — le temple de Servius Tullius consacré à la Lune, le grand autel et le sanctuaire que l’Arcadien Évandre avait dédié à Hercule Secourable, le temple de Jupiter Stator, voué par Romulus, la regia de Numa et l’enclos sacré de Vesta, avec les pénates du peuple romain — furent brûlés ; et puis les trésors, acquis par tant de victoires, et les chefs-d’oeuvre des artistes grecs, et aussi les monuments antiques, jusqu’alors intacts, des grands esprits d’autrefois, si bien que, quelle que fût la beauté de la Ville qui ressurgit, beaucoup, parmi les personnes âgées, se souvenaient de choses dont la perte était irréparable. Il y eut des gens pour remarquer que cet incendie avait commencé le quatorzième jour avant les calendes d’août, le jour même où les Sénons avaient pris et brûlé la Ville. D’autres allèrent, dans leur désir d’exactitude, jusqu’à calculer qu’il y avait eu le même nombre d’années, de mois et de jours entre la fondation de la Ville et le premier incendie qu’entre celui-ci et le second (Annales 15,41)[35].
Il est bien connu que, d’après Tacite, la population aurait attribué la responsabilité d’un tel désastre à l’empereur Néron en personne, si des « chrétiens », adeptes d’une « superstition pernicieuse » originaire de la Judée et « détestés à cause de leurs moeurs criminelles », n’avaient pas été opportunément identifiés comme les coupables[36]. « Donc, on arrêta d’abord ceux qui avouaient, puis, sur leur dénonciation, une foule immense, qui fut condamnée moins pour crime d’incendie que pour sa haine du genre humain (odio humani generis)[37] » (15,44,4), nous dit Tacite dans un passage généralement considéré comme antichrétien, tandis que, en réalité, l’historien romain est ici en train de ressasser l’un des stéréotypes favoris de la judéophobie ancienne, à savoir, le fait que chez les Judéens « existe une loyauté obstinée, une pitié toujours prête, mais, à l’égard de tous les autres, une haine comme envers un ennemi (hostile odium) » (Histoires 5,5,2)[38]. Ce que Tacite semble vouloir suggérer est que la « haine », qui est à l’origine du particularisme, à ses yeux, exacerbé des Judéens, et qui est partagée aussi par les disciples de ce Judéen appelé Christ, ne pouvait que conduire ces gens à leur perte. Mais quel aspect de la misanthropie judéenne aurait pu donner lieu à des accusations de ce genre ?
Compte tenu des causes et des circonstances de cette persécution, force est de conclure que ce qui pouvait être perçu comme étant une preuve irréfutable de la « haine du genre humain » était une croyance eschatologique de type apocalyptique en la destruction finale par le feu de la « Grande Prostituée » qui opprimait Jérusalem et ses saints. Plusieurs lecteurs et lectrices des Écritures d’Israël, au sens large du terme, incluant aussi les textes parabibliques et apocalyptiques, partageaient la croyance en une telle ekpúrōsis universelle avec les philosophes stoïciens. Toutefois, à la différence de ces derniers, certains d’entre eux et elles, les « messianistes » les premiers, croyaient aussi en l’imminence du prochain incendie du monde[39]. « Le temps est court […], car la figure de ce monde passe » (1 Corinthiens 7,29-31) et, pour le dire avec les premiers vers d’un célèbre poème médiéval, « Dies irae, dies illa, / Solvet saeclum in favilla, / Teste David cum Sibylla ! » Les suites de l’incendie de Rome, en 64 de notre ère, démontrent que de telles idées étaient suffisamment connues par les autorités romaines pour pouvoir faire des membres d’un groupe sectaire judéen tout à fait marginal les boucs émissaires idéaux de cette catastrophe[40].
V. Après l’apocalypse, « mémoire du mal » ou « tentation du bien » ?
En conclusion, dans la recherche contemporaine la parabole de la littérature judéenne ancienne dite apocalyptique est l’une des plus curieuses, souvent ignorée par les historiens et encore plus souvent édulcorée par les théologiens. Il s’agit, pourtant, d’une littérature engagée d’un point de vue non seulement religieux, mais aussi politique, qui contribua largement à la radicalisation du conflit entre Jérusalem et Rome et qui, accessoirement, entraîna pour certains groupes d’activistes, dont les premiers chrétiens, la réputation d’être de dangereux « terroristes » d’origine étrangère. Tacite est l’intellectuel romain qui, a posteriori, a percé, ou a cru percer, au grand jour les visées révolutionnaires des extrémistes judéens, à un tel point que, en s’inscrivant délibérément en porte-àfaux avec son prédécesseur Flavius Josèphe[41], il n’a pas hésité (à la différence de Suétone) à laisser planer le doute sur les causes du grand incendie de Rome et, fort probablement, à présenter la destruction du Temple de Jérusalem par Titus comme des représailles à l’encontre de toute velléité de résistance judéenne[42].
« Qu’est-ce que l’histoire ? », se demande Steve Mason dans un essai récent extrêmement perspicace et fouillé[43]. Est-ce trancher entre la version apologétique d’un Flavius Josèphe et la relecture beaucoup plus désenchantée d’un Tacite, entre une interprétation et un fait historique donné ? Est-ce le choix de comparer la destruction « accidentelle » du Temple de Jérusalem à l’anéantissement de l’abbaye du Mont-Cassin ou, plutôt, au bombardement au phosphore et au napalm de la ville de Dresde[44] ? Notre réponse est que, dans le cas spécifique de l’histoire du « choc des civilisations » judéenne et romaine, l’écriture d’une histoire véritablement postmoderne reviendrait au tissage d’une tapisserie qui utilise, enfin et sans parti pris, les fils de toutes les couleurs des perceptions des uns et des autres — autorités romaines, élites judéennes, opposants apocalyptiques, populations locales, combattants pour la liberté, historiens collaborateurs, sénateurs judéophobes… — et non seulement de ce qui, à première vue, ne dérange pas, ou pas trop, les sensibilités modernes[45].
Historia magistra uitae ? se demandait, il y a une quarantaine d’années, Henri-Irénée Marrou, en plein tourbillon contestataire, avant d’opter, plus opportunément, pour une histoire ayant pour objectif « l’enrichissement de la culture présente par la récupération des valeurs du passé[46] ». Martin Goodman a accompli, dans ce sens, une avancée décisive : il nous reste, maintenant, à compléter ce qui doit l’être et à montrer en quoi ces valeurs du passé peuvent enrichir la culture qui est la nôtre.
Appendices
Notes
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[1]
En ordre de parution, A.M. Berlin, J.A. Overman, éd., The First Jewish Revolt : Archaeology, History, and Ideology, Londres, New York, Routledge, 2002 ; P. Schäfer, éd., The Bar Kokhba War Reconsidered : New Perspectives on the Second Jewish Revolt against Rome, Tübingen, Mohr Siebeck (coll. « Texte und Studien zum antike Judentum », 100), 2003 ; M. Pucci Ben Zeev, Diaspora Judaism in Turmoil, 116/117 ce : Ancient Sources and Modern Insights, Louvain, Peeters (coll. « Interdisciplinary Studies in Ancient Culture and Religion », 6), 2005 ; M. Goodman, Rome et Jérusalem. Le choc de deux civilisations, trad. M. Bessières, A. Botz et S. Kleiman-Lafon, Paris, Perrin, 2009 (édition originale anglaise, Londres, Penguin Books, 2007) ; J.J. Bloom, The Jewish Revolts against Rome, a.d. 66-135 : A Military Analysis, Jefferson, N.C., McFarland, 2010 ; M. Popović, éd., The Jewish Revolt against Rome : Interdisciplinary Perspectives, Leyde, Brill (coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », 154), 2011.
-
[2]
M. Goodman, The Ruling Class of Judaea : The Origins of the Jewish Revolt against Rome, a.d. 66-70, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. Pour l’usage que nous faisons des termes « Judée », « Judéen(ne) », « judéen(ne) » et « judéophobie », nous renvoyons, respectivement, à S. Mason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », Journal for the Study of Judaism, 38 (2007), p. 457-512, réimprimé dans Id., Josephus, Judea, and Christian Origins : Methods and Categories, Peabody, Mass., Hendrickson, 2009, p. 141-184 ; et P. Schäfer, Judéophobie. Attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, trad. É. Gourévitch, Paris, Cerf (coll. « Patrimoines - Judaïsme »), 2003 (édition originale américaine, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1997).
-
[3]
Goodman, The Ruling Class of Judaea, p. 236-239 ; Id., « Trajan and the Origins of the Bar Kokhba War », dans Schäfer, éd., The Bar Kokhba War Reconsidered, p. 23-29 ; Goodman, Rome et Jérusalem, p. 522-525, 535-536, 544-545, 662-663, 686-687 et 693. Voir aussi J.A. Overman, « The First Revolt and Flavian Politics », dans Berlin, Overman, éd., The First Jewish Revolt, p. 213-220 ; J.C. Paget, « After 70 and All That : A Response to Martin Goodman’s Rome and Jerusalem », Journal for the Study of the New Testament, 31 (2009), p. 339-365 (p. 342-345).
-
[4]
Goodman, Rome et Jérusalem, p. 13-14.
-
[5]
Ibid., p. 660 (c’est nous qui soulignons).
-
[6]
Ibid., p. 662-663.
-
[7]
Comme le dit si bien le poète : « Tu regere imperio populos, Romane, memento : / hae tibi erunt artes, pacisque imponere morem, / parcere subiectis et debellare superbos » (Énéide 6,851-853).
-
[8]
Voir, par exemple, au sujet de la mode des ossuaires, qui ne seraient qu’une adaptation judéenne des urnes cinéraires romaines, D. Teitelbaum, Jewish Ossuary Phenomenon : Cultural Receptivity in Roman Palestine, Thèse doctorale, Ottawa, Université d’Ottawa, 2004 ; J. Magness, « Ossuaries and the Burials of Jesus and James », Journal of Biblical Literature, 124 (2005), p. 121-154 (p. 132-140). En ce qui concerne la Galilée, voir maintenant M.A. Chancey, Greco-Roman Culture and the Galilee of Jesus, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2005.
-
[9]
Indispensables, à cet égard, les deux études complémentaires de P. Vidal-Naquet, « Flavius Josèphe, ou Du bon usage de la trahison », préface à P. Savinel, La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, Paris, Minuit (coll. « Arguments »), 1977, p. 7-115 ; et A Momigliano, « Ciò che Flavio Giuseppe non vide », Rivista storica italiana, 91 (1979), p. 564-574 ; et préface à P. Vidal-Naquet, Il buon uso del tradimento, trad. D. Ambrosino, Rome, Editori Riuniti (coll. « Biblioteca di storia antica », 9), 1980, p. 9-21 ; réimprimé dans Momigliano, La storiografia greca, Turin, Einaudi (coll. « Piccola biblioteca Einaudi », 427), 1982, p. 322-335 ; Id., Settimo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura (coll. « Storia e letteratura », 161), 1984, p. 305-317 ; Id., Pagine ebraiche, éd. S. Berti, Turin, Einaudi (coll. « Saggi », 703), 1987, p. 73-83 ; « Ce que Flavius Josèphe n’a pas vu », dans Id., Contributions à l’histoire du judaïsme, trad. fr. P. Farazzi, Nîmes, l’Éclat, 2002, p. 107-118 ; « What Flavius Josephus Did Not See », dans Id., Essays on Ancient and Modern Judaism, trad. angl. M. Masella-Gayley, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1994, p. 67-78. Il est regrettable que, à une exception près — à savoir, T. Rajak, Josephus : The Historian and His Society, Londres, Duckworth, 1983 (20022) ; Ead., « Ciò che Flavio Giuseppe vide : Josephus and the Essenes », dans F. Parente, J. Sievers, éd., Josephus and the History of the Greco-Roman Period : Essays in Memory of Morton Smith, Leyde, Brill (coll. « Studia Post-Biblica », 41), 1994, p. 141-160 ; réimprimé dans Rajak, The Jewish Dialogue with Greece and Rome : Studies in Cultural and Social Interaction, Leyde, Brill (coll. « Ancient Judaism and Early Christianity », 48), 2001, p. 219-240 — de telles études soient généralement ignorées par les spécialistes anglophones.
-
[10]
Ce qui n’a pas été apparemment le cas du Règlement de la guerre, pourtant fort apprécié à Qumrân, où en ont été retrouvés au moins sept exemplaires. Sur les implications politiques de ce texte sectaire, voir maintenant B. Schultz, « Not Greeks but Romans : Changing Expectations for the Eschatological War in the War Texts from Qumran », dans Popović, éd., The Jewish Revolt against Rome, p. 107-127.
-
[11]
Signalons, parmi les quelques exceptions heureuses, les ouvrages récents d’E. Noffke, Cristo contro Cesare. Come gli ebrei e i cristiani del i secolo risposero alla sfida dell’imperialismo romano, Turin, Claudiana (coll. « Piccola biblioteca teologica », 71), 2006 ; R.A. Horsley, Revolt of the Scribes : Resistance and Apocalyptic Origins, Minneapolis, Fortress, 2010 ; A.E. Portier-Young, Apocalypse Against Empire : Theologies of Resistance in Early Judaism, Grand Rapids, Mich., Eerdmans, 2011 ; S.C. Mimouni, Le judaïsme ancien du vie siècle avant notre ère au iiie siècle de notre ère : Des prêtres aux rabbins, Paris, PUF (coll. « Nouvelle Clio »), 2012. Ce dernier identifie, avec raison, six causes principales, d’ordre social, fiscal, politique, culturel (à cause, notamment, du haut niveau d’alphabétisation de la population judéenne), idéologique (essentiellement apocalyptique) et interethnique, ayant contribué au déclenchement de la première guerre judéenne (p. 455-460).
-
[12]
M. Goodman, « Messianism and Politics in the Land of Israel, 66-135 c.e. », dans M. Bockmuehl, J Carleton Paget, éd., Redemption and Resistance : The Messianic Hopes of Jews and Christians in Antiquity, Londres, New York, T&T Clark, 2007, p. 149-157. Voir aussi la section consacrée aux « espoirs » judéens, dans Goodman, Rome et Jérusalem, p. 225-236 et 676-677. Comparer T. Rajak, « Jewish Millenarian Expectations », dans Berlin, Overman, éd., The First Jewish Revolt, p. 164-188, et, en ce qui concerne les Oracles sibyllins, J.J. Collins, Between Athens and Jerusalem : Jewish Identity in the Hellenistic Diaspora, Grand Rapids, Mich., Eerdmans (coll. « The Biblical Resource Series »), 20002, p. 143-150 ; J. Carleton Paget, « Egypt », dans Bockmuehl, Carleton Paget, éd., Redemption and Resistance, p. 183-197 (p. 188-191).
-
[13]
Pour ce qui suit, voir P. Piovanelli, « “A Testimony for the Kings and the Mighty Who Possess the Earth” : The Thirst for Justice and Peace in the Parables of Enoch », dans G. Boccaccini, éd., Enoch and the Messiah Son of Man : Revisiting the Book of Parables, Grand Rapids, Mich., Eerdmans, 2007, p. 363-379 ; Piovanelli, « L’Enoch Seminar. Quelques considérations rétrospectives et prospectives de la part d’un “vétéran” », dans A. Gagné, J.-F. Racine, éd., En marge du canon. Études sur les textes apocryphes juifs et chrétiens, Paris, Cerf (coll. « L’écriture de la Bible », 2), 2012, p. 251-278 (p. 270-277). Une datation autour de l’an 4 avant notre ère fait, désormais, l’objet d’un consensus parmi les spécialistes et a été retenue, à ce titre, dans le commentaire de G.W.E. Nickelsburg, J.C. VanderKam, 1 Enoch 2 : A Commentary on the Book of 1 Enoch, Chapters 37-82, Minneapolis, Fortress (coll. « Hermeneia »), 2011, p. 58-66, où Nickelsburg opte résolument pour « a date between the late decades b.c.e. and the early decades c.e. », de préférence dans « the earlier part of this time span » (p. 63). La voix discordante la plus significative est celle de T.M. Erho, « The Ahistorical Nature of 1 Enoch 56:5-8 and Its Ramifications upon the Opinio Communis on the Dating of the Similitudes of Enoch », Journal for the Study of Judaism, 40 (2009), p. 23-54 ; Id., « Internal Dating Methodologies and the Problem Posed by the Similitudes of Enoch », Journal for the Study of the Pseudepigrapha, 20 (2010), p. 83-103 ; Id., « Historical-Allusional Dating and the Similitudes of Enoch », Journal of Biblical Literature, 130 (2011), p. 493-511, qui fait, toutefois, preuve d’un scepticisme, à mon avis, excessif vis-àvis des méthodes traditionnelles de datation des textes anciens.
-
[14]
Sur la propagande impériale et ses échos chez Virgile et Horace, voir Noffke, Cristo contro Cesare, p. 77-89. Pour les aspects idéologiques des grands travaux publics réalisés par Hérode le Grand, voir ibid., p. 155-163 ; Chancey, Greco-Roman Culture, p. 73-82. À noter que l’historien judéen Nicolas de Damas, secrétaire et professeur de rhétorique du souverain, est aussi l’auteur d’une biographie encomiastique du jeune Octavien.
-
[15]
D.W. Suter, Tradition and Composition in the Parables of Enoch, Missoula, Mont., Scholars Press (coll. « Society of Biblical Literature - Dissertation Series », 47), 1979, p. 164 (c’est moi qui traduis).
-
[16]
L’impact de la propagande impériale augustéenne sur le messianisme judéen (qumrânien) a été évoqué aussi par I. Knohl, L’autre Messie, trad. G.R. Veyret, Paris, Albin Michel, 2001 (édition originale américaine, Berkeley, Calif., University of California Press, 2000), p. 141-147 et 182-183.
-
[17]
Les réactions judéennes et chrétiennes à un tel événement sont étudiées par H.-M. Döpp, Die Deutung der Zerstörung Jerusalems und des Zweiten Tempels im Jahre 70 in den ersten drei Jahrhunderten n.Chr., Tübingen, Francke (coll. « Texte und Arbeiten zum neutestamentlichen Zeitalter », 24), 1998 ; et K.R. Jones, Jewish Reactions to the Destruction of Jerusalem in a.d. 70 : Apocalypses and Related Pseudepigrapha, Leyde, Brill (coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », 151), 2011. Voir aussi D.R. Schwartz, Z. Weiss, en collaboration avec R.A. Clements, éd., Was 70 ce a Watershed in Jewish History ? On Jews and Judaism before and after the Destruction of the Second Temple, Leyde, Brill (coll. « Ancient Judaism and Early Christianity », 78), 2011.
-
[18]
Voir, par exemple, Noffke, Cristo contro Cesare, p. 247-252 ; E. Pagels, Revelations : Visions, Prophecy, and Politics in the Book of Revelation, New York, Viking, 2012, p. 11-13 et 16 ; J.A. Whitlark, « “Here We Do Not Have a City That Remains” : A Figured Critique of Roman Imperial Propaganda in Hebrews 13:14 », Journal of Biblical Literature, 131 (2012), p. 161-179.
-
[19]
Voir notamment B.W. Longenecker, 2 Esdras, Sheffield, Sheffield Academic Press (coll. « Guides to Apocrypha and Pseudepigrapha »), 1995, p. 100-108 ; Id., « Locating 4 Ezra : A Consideration of Its Social Setting and Functions », Journal for the Study of Judaism, 28 (1997), p. 271-293 ; J.E. Wright, « The Social Setting of the Syriac Apocalypse of Baruch », Journal for the Study of the Pseudepigrapha, 16 (1997), p. 81-96. D. Daschke, City of Ruins : Mourning the Destruction of Jerusalem through Jewish Apocalypse, Leiden, Brill (coll. « Biblical Interpretation Series », 99), 2010, n’hésite pas à voir en ces textes des lectures utiles pour soigner des traumatismes collectifs tels que celui provoqué par les attentats du 11 septembre 2001 (p. 199-209), une démarche, du point de vue théologique, tout à fait louable, mais parfaitement aberrante du point de vue historique.
-
[20]
Pour ce qui suit, voir P. Piovanelli, « Why Ezra and not Enoch ? Rewriting the Script of the First Exile with the Hope for a Prompt Restoration of Zion’s Fortunes », dans M. Henze, G. Boccaccini, éd., Fourth Ezra and Second Baruch : Reconstruction after the Fall, Leyde, Brill (coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », 164), 2013, p. 237-249.
-
[21]
P.F. Esler, « The Social Function of 4 Ezra », Journal for the Study of the New Testament, 53 (1994), p. 99-123, publié aussi dans Id., The First Christians in Their Social Worlds : Social-Scientific Approaches to New Testament Interpretation, Londres, New York, Routledge, 1994, p. 107-126 ; Id., « God’s Honour and Rome’s Triumph : Responses to the Fall of Jerusalem in 70 ce in Three Jewish Apocalypses », dans Id., éd. Modelling Early Christianity : Social-scientific Studies of the New Testament in Its Context, Londres, New York, Routledge, 1995, p. 239-258 ; Id., « Rome in Apocalyptic and Rabbinic Literature », dans J. Riches, D.C. Sim, éd., The Gospel of Matthew in Its Roman Imperial Context, Londres, New York, T&T Clark (coll. « Library of New Testament Studies », 276), 2005, p. 9-33 (p. 20-28).
-
[22]
D’après H. Mattingly, E.A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage. Vol. II : Vespasian to Hadrian, Londres, Spink & Son, 1926. Voir aussi H.J. Brin, Catalogue of Judaea Capta Coinage, Minneapolis, Emmett, 1986 ; Y. Meshorer, A Treasury of Jewish Coins : From the Persian Period to Bar Kokhba, Jérusalem, Yad Ben-Zvi Press ; Nyack, N.Y., Amphora, 2001, p. 184-193, 265-267 et 355-356 ; U. Kampmann, Die Münzen der römischen Kaiserzeit, Regenstauf, Gietl Verlag, 2004, p. 78-101 ; E.M. Zarrow, « Imposing Romanisation : Flavian Coins and Jewish Identity », Journal of Jewish Studies, 57 (2006), p. 45-55.
-
[23]
Voir ci-dessus, n. 3.
-
[24]
Voir L. Schottroff, Lydia’s Impatient Sisters : A Feminist Social History of Early Christianity, trad. B. et M. Rumscheidt, Louisville, Kent., Westminster John Knox Press, 1995 (édition originale allemande, Gütersloh, Kaiser et Gütersloher Verlagshaus, 1994), p. 187-191 et 268 ; D.C. Lopez, « Before Your Very Eyes : Roman Imperial Ideology, Gender Constructs and Paul’s Inter-Nationalism », dans T. Penner, C. Vander Stichele, éd., Mapping Gender in Ancient Religious Discourses, Leyde, Brill (coll. « Biblical Interpretation Series », 84), 2007, p. 115-162 (p. 118-123) ; J. Von Ehrenkrook, « Effeminacy in the Shadow of Empire : The Politics of Transgressive Gender in Josephus’s Bellum Judaicum », Jewish Quarterly Review, 101 (2011), p. 145-163 (p. 161-162, soulignant l’aspect phallique du parazonium représenté dans la main gauche de Vespasien ou Titus dans les pièces de type 4).
-
[25]
Voir H.H. Chapman, « Josephus and the Cannibalism of Mary (BJ 6.199-219) », dans J. Marincola, éd., A Companion to Greek and Roman Historiography, I-II, Malden, Mass., Oxford, Blackwell (coll. « Blackwell Companions to the Ancient World »), 2007, vol. II, p. 419-426.
-
[26]
Il peut être opportun de rappeler que l’iconographie des séries monétaires célébrant la conquête d’une nouvelle province était, à l’époque, sensiblement standardisée, les pièces de la Germania capta frappées par Domitien ne se distinguant de celles de la campagne de Judée émises par son père et son frère que par l’absence du palmier, symbole de la Judée (étudié, en tant que tel, par S. Fine, « On the Development of a Symbol : The Date Palm in Roman Palestine and the Jews », Journal for the Study of the Pseudepigrapha, 4 [1989], p. 105-118), remplacé, dans ce cas, par un trophée militaire. À cet égard, le traitement de la Judée ne fut ni exceptionnel ni plus cruel que d’habitude — la décision de ne pas reconstruire le Temple de Jérusalem et l’institution du Fiscus Iudaicus (au sujet duquel, voir M. Goodman, « The Fiscus Iudaicus and Gentile Attitudes to Judaism in Flavian Rome », dans J. Edmondson, S. Mason, J. Rives, éd., Flavius Josephus and Flavian Rome, Oxford, New York, Oxford University Press, 2005, p. 167-177) le furent davantage —, mais il fut manifestement ressenti comme infamant par tous ceux et celles qui ne pouvaient pas se résigner à accepter la ruine de Sion et la victoire de Rome.
-
[27]
Voir F. Millar, « Last Year in Jerusalem : Monuments of the Jewish War in Rome », dans Edmondson, Mason, Rives, éd., Flavius Josephus and Flavian Rome, p. 101-128 (p. 107-109). À noter que Josèphe avait été témoin de la livraison aux Romains d’une partie de ces trésors (deux chandeliers, des tables, des vases et des coupes, tous en or massif, et beaucoup d’autres ustensiles précieux, ainsi que le voile de pourpre, les vêtements des grands prêtres et une grande quantité d’aromates) par un prêtre et par le trésorier même du Temple, désireux d’avoir la vie sauve (Guerre des Judéens 6,387-391).
-
[28]
En reconnaissant explicitement la profanation des objets sacrés (10,22), le 4e Esdras se démarque, sur ce point, du 2e Baruch et de ses alliés. Par ailleurs, un doute persiste quant à la réelle signification de la référence d’Esdras lorsqu’il déclare que « le sceau de Sion est maintenant scellé dans le déshonneur ; il a été livré aux mains de ceux qui nous haïssent » (10,23).
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[29]
Traduction libre adoptée, entre autres, par H.St.J. Thackeray, Josephus : Works, Vol. III : The Jewish War, Books IV-VII, Londres, Heinemann ; Cambridge, Mass., Harvard University Press (coll. « The Loeb Classical Library »), 1928, p. 549 ; T. Reinach, dir., Oeuvres complètes de Flavius Josèphe, Tome VI : Guerre des Juifs, Livres IV-VII, trad. R. Harmand, révisée et annotée par S. Reinach et J. Weill, Paris, Leroux (coll « Publications de la Société des études juives »), 1932, p. 237 ; G. Vitucci, Flavio Giuseppe. La guerra giudaica, I-II, Milan, Fondazione Lorenzo Valla et Mondadori (coll. « Scrittori greci e latini »), 1974, vol. II, p. 451 ; G. Cornfeld, B. Mazar, P.L. Maier, éd., Josephus : The Jewish War, Grand Rapids, Mich., Zondervan, 1982, p. 470 ; Goodman, Rome et Jérusalem, p. 521.
-
[30]
Traduction littérale, à laquelle se sont tenus, avec raison, W. Whiston, Josephus : Complete Works, Grand Rapids, Mich., Kregel, 1960 (publié, à l’origine, en 1737), p. 594 ; G.A. Williamson, Josephus : The Jewish War, Harmondsworth, Middlesex, Penguin Books, 1969, p. 372 ; Savinel, La Guerre des Juifs, p. 528.
-
[31]
Il ne s’agit donc pas de l’un des « livres sacrés » que Josèphe avait obtenus de Titus lors de la prise de Jérusalem (Vita 418), sur lesquels les spécialistes ont beaucoup fantasmé, à commencer par W. Whiston, « Dissertation IV », dans Id., Josephus, p. 662-677.
-
[32]
Rappelons que les visions attribuées au visionnaire du 4e Esdras sont datées de 557 avant notre ère (3,1), tandis que l’Apocryphe copte de Jérémie met en scène un thaumaturge et prophète en activité autour de 520 avant notre ère (32 ; 34). Dans les deux cas, il s’agit de dates qui se situent au milieu ou à la fin de l’exil babylonien.
-
[33]
Voir ci-dessus, n. 9. Tous les renseignements apocalyptiques que l’on peut tirer, de façon tout à fait oblique, des écrits de Josèphe ont été opportunément rassemblés par P. Bilde, « Josephus and Jewish Apocalypticism », dans S. Mason, éd., Understanding Josephus : Seven Perspectives, Sheffield, Sheffield Academic Press (coll. « Journal for the Study of the Pseudepigrapha, Supplement Series », 32), 1998, p. 35-61.
-
[34]
Une affinité qui n’avait pas échappé à l’oeil attentif des premiers éditeurs modernes des Annales, tel J. Pichon, C. Cornelii Taciti Opera, I-IV, Paris, Thiboust et Esclassan, 1682-1687, vol. II (1684), p. 873, n. 2.
-
[35]
D’après P. Grimal, Tacite. Oeuvres complètes, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 361), 1990, p. 773-774 (traduction légèrement modifiée). Les citations qui suivent sont tirées du même ouvrage.
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[36]
Suétone aussi attribue à Néron la décision de « livrer aux supplices les chrétiens, race adonnée à une superstition nouvelle et malfaisante » (Vie des douze Césars, Néron 16), mais sans établir de lien de cause à effet avec l’incendie de Rome. Cet épisode a fait l’objet d’un grand nombre d’études, parmi lesquelles celles fort instructives de L. Wankenne, « Néron et la persécution des chrétiens d’après Tacite, Annales, XV, 44. II. Commentaire historique », Humanités chrétiennes, 17 (1974), p. 280-302 ; S. Benko, « Pagan Criticism of Christianity During the First Two Centuries A.D. », dans H. Temporini, W. Haase, éd., Aufstieg und Niedergang der römischen Welt. Geschichte und Kultur Roms im Spiegel der neueren Forschung, II. Principat, Band 23.2 : Religion (Vorkonstantinisches Christentum : Verhältnis zu römischem Staat und heidnischer Religion), Berlin, de Gruyter, 1980, p. 1 055-1 118 (p. 1 062-1 068) ; Id., Pagan Rome and the Early Christians, Bloomington, Ind., Indiana University Press, 1984, p. 14-21 et 27-29 ; A. Giovannini, « Tacite, l’“incendium Neronis” et les chrétiens », Revue des études augustiniennes, 30 (1984), p. 3-23 ; A.A. Lund, « Zur Verbrennung der sogenannten Chrestiani (Tac. Ann. 15,44) », Zeitschrift für Religions- und Geistesgeschichte, 60 (2008), p. 253-261.
-
[37]
Lors du First Nangeroni Meeting, Eric S. Gruen a suggéré d’interpréter humani generis comme un génitif subjectif, comme s’il s’agissait, dans ce cas, de la haine que le genre humain éprouve à l’encontre des chrétiens. Une telle interprétation, déjà proposée par E. Meyer, Ursprung und Anfänge des Christentums, Bd. 3 : Die apostelgeschichte und die anfänge des Christentums, Stuttgart, Berlin, Gotta, 1923, p. 506, se heurte, toutefois, au contexte immédiat du passage tacitéen, où, comme l’avaient bien vu E. Zeller, « Das odium generis humani der Christen (Tacitus Hist., XV. 44) », Zeitschrift für wissenschaftliche Theologie, 34 (1891), p. 356-367, et W. Nestle, « “Odium humani generis” (Zu Tac. ann. XV. 44) », Klio, 21 (1927), p. 91-93, il est manifestement question de misanthropie. L’expression utilisée ici par l’historien romain serait l’équivalent des expressions similaires employées par Cicéron dans ses Tusculanes, à savoir, « odium […] in hominum universum genus, quod accepimus de Timone qui μισάνθρωπος appellatur » (IV,25) et « odium […], ut Timonis, generis humani » (IV,27).
-
[38]
Pour une histoire de l’accusation de misanthropie, voir K. Berthelot, Philanthrôpia Judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l’Antiquité, Leyde, Brill (coll. « Supplements to the Journal for the Study of Judaism », 76), 2003. Sur l’attitude de Tacite, voir D. Rokéah, « Tacitus and Ancient Antisemitism », Revue des études juives, 154 (1995), p. 281-294 ; A. Feldherr, « Barbarians II : Tacitus’ Jews », dans Id., éd., The Cambridge Companion to the Roman Historians, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 301-316.
-
[39]
À l’origine d’une telle croyance, il y a un réseau de passages scripturaires qui font du feu, après la promesse de ne plus se servir des eaux du Déluge (Genèse 9,9-17), l’instrument par excellence du châtiment divin, et cela depuis la destruction de Sodome et Gomorrhe (Genèse 19,23-25). Le feu est associé avec la colère et le jugement divins (par exemple, Isaïe 66,15-16 ; Jérémie 21,12-14 ; Ézéchiel 38,22 ; 39,6 ; Oracles sibyllins, Fragments 6,1-2), avec l’avènement du messager du Seigneur (Malachie 3,1-3), de Jésus (« venu jeter un feu sur la terre/le monde », selon Luc 12,49 ; Évangile selon Thomas 10 ; 16), voire du Fils de l’homme (Luc 17,29-30). Le feu est synonyme de tribulations eschatologiques (Apocalypse 8,5-11 ; 9,17-18) et de punition éternelle (1er Hénoch 54,1-6 ; 91,9 ; Oracles sibyllins, Fragments 3,43-45 ; 4,40-44 ; Matthieu 25,41 ; Apocalypse 20,10 ; 21,8). Le feu est utilisé lors du jugement de la quatrième bête (Daniel 7,9-11 ; Apocalypse 19,20), du Jugement dernier (1er Hénoch 90,22-28 ; Apocalypse 20,14-15) ou de la fin du monde (Oracles sibyllins 3,83-87 ; 4,173-180 ; Matthieu 13,37-43.49-50), lorsque le Très-Haut « déchaînera » sur les pécheurs « un ouragan de feu qui [les] brûlera » et duquel ils ne pourront pas se sauver (1er Hénoch 102,1). Rome même est destinée à être détruite par « une cataracte de feu » tombée du ciel (Oracles sibyllins 3,52-54 ; cf. Apocalypse 17,16 ; 18,8), tandis que Pompéi sera victime, ex eventu, d’une éruption volcanique (Oracles sibyllins 4,130-136).
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[40]
À noter que, selon Benko, « Pagan Criticism of Christianity », p. 1 062 ; Id., Pagan Rome and the Early Christians, p. 19-20 et 28-29, l’incendie pourrait avoir été, effectivement, l’oeuvre d’« extrémistes/anarchistes juifs », tandis que pour G.J. Baudy, Die Brände Roms. Ein apokalyptisches Motiv in der antiken Historiographie, Hildesheim, Olms (coll. « Spudasmata », 50), 1991, la responsabilité plénière d’un tel attentat reviendrait carrément aux chrétiens. Inutile de préciser qu’il s’agit de reconstructions hypothétiques hautement spéculatives.
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[41]
Comme l’avait bien vu W. Whiston, « Dissertation III », dans Id., Josephus, p. 652-661. L’intitulé de cet excursus résume parfaitement le point de vue de l’auteur, qui est aussi, largement, le nôtre : « Tacitus’s account of the origin of the Jewish nation, and of the particulars of the last Jewish War ; that the former was probably written in opposition to Josephus’s Antiquities, and that the latter was certain almost all directly taken from Josephus’s history of the Jewish War ». De ce fait, il se pourrait même que Tacite, en Annales 15,44,3, soit le premier témoin connu du célèbre Testimonium Flavianum !
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[42]
Le récit de cet épisode crucial se trouvait dans la partie du cinquième livre des Histoires qui n’a pas été (peut-être intentionnellement) préservée, et le mérite d’en avoir identifié deux témoins indépendants, le premier dans les Chroniques (2,30,3-4) de Sulpice Sévère (que nous citons d’après la nouvelle édition et traduction de G. de Senneville-Grave, Sulpice Sévère. Chroniques, Paris, Cerf [coll. « Sources Chrétiennes », 441], 1999), écrites en 403, et le second dans les Histoires contre les païens (7,9,5-6) de Paul Orose, rédigées en 417-418, revient à J. Bernays, Die Chronik des Sulpicius Severus. Ein Beitrag zur Geschichte der klassischen und biblischen Studien, Berlin, Hertz, 1861, réimprimé dans H. Usener, éd., Gesammelte Abhandlungen von Jacob Bernays, I-II, Berlin, Hertz, 1885, vol. II, p. 81-200. Après avoir identifié deux passages d’origine assurément tacitéenne dans les Chroniques de Sulpice Sévère (Die Chronik des Sulpicius Severus, p. 53-55 : Chroniques 2,28,1 // Annales 15,37,4 ; Chroniques 2,29,1 // Annales 15,40,2 ; 44,2.4 ; pour d’autres emprunts, voir de Senneville-Grave, Sulpice Sévère, p. 41), Bernays allait proposer une reconstruction du texte perdu des Histoires (Die Chronik des Sulpicius Severus, p. 57) d’après le témoignage de Sulpice Sévère : « Titus, ayant pris conseil, s’était demandé s’il raserait un temple d’une telle facture. [Un tel et un tel] étaient en effet d’avis qu’il ne fallait pas détruire un édifice consacré [dont l’éclat était, parmi toutes les réalisations humaines, remarquable] et dont la conservation porterait témoignage à la modération des Romains, tandis que sa destruction serait à jamais un rappel de leur cruauté. Mais [un tel et un tel], et Titus lui-même, étaient d’avis qu’il fallait commencer par raser le temple, pour que fût supprimée complètement la [superstition] des Judéens et des chrétiens : car ces [superstitions], bien que contraires l’une à l’autre, avaient les mêmes antécédents ; les chrétiens étaient sortis des Judéens ; la racine arrachée, le rejeton périrait aisément » (adaptation de la traduction de de Senneville-Grave, Sulpice Sévère, p. 295). Parmi les derniers spécialistes à s’être intéressés à cette question, E. Laupot, « Tacitus’ Fragment 2 : The Anti-Roman Movement of the Christiani and the Nazoreans », Vigiliae Christianae, 54 (2000), p. 233-247 ; Id., « The Christiani’s Rule over Israel during the Jewish War : Tacitus’ Fragment 2 and Histories 5.13, Suetonius Vespasian 4.5, and the Coins of the Jewish War », Revue des études juives, 162 (2003), p. 69-96 ; Id., « Rome’s Invention of Pauline Christianity and Its Responsibility for the Great Fire of Rome in 64 C.E., as Part of Its Backlash Against the Jewish Guerrilla Movement of Jesus and the Nazoreans », Revue des études juives, 164 (2005), p. 415-448 ; T.D. Barnes, « The Sack of the Temple in Josephus and Tacitus », dans Edmondson, Mason, Rives, éd., Flavius Josephus and Flavian Rome, p. 129-144 (p. 132-135 et 142-143), et J. Rives, « Flavian Religious Policy and the Destruction of the Jerusalem Temple », ibid., p. 145-166 (p. 146-154), n’ont pas d’hésitation à adopter l’hypothèse de Bernays, tandis que T. Leoni, « “Against Caesar’s Wishes” : Flavious Josephus as a Source for the Burning of the Temple », Journal of Jewish Studies, 58 (2007), p. 39-51, et S. Mason, « What Is History ? Using Josephus for the Judaean-Roman War », dans Popović, éd., The Jewish Revolt against Rome, p. 155-240 (p. 221-239), s’y opposent, avec des arguments, parfois, discutables : même si Sulpice Sévère a eu recours à plusieurs sources, dont la version latine de la Chronique d’Eusèbe de Césarée (voir de Senneville-Grave, Sulpice Sévère, p. 34-36), rien ne s’oppose à ce que certains détails de son récit de la prise de Jérusalem qui contredisent le témoignage de Flavius Josèphe (par exemple, la précision qu’« aucune solution de paix ou de capitulation ne s’offrait » aux assiégés, en 2,30,2), soient éventuellement d’origine tacitéenne ; quant à la possibilité que l’historien romain n’ait fait, dans le passage en question, aucune mention des chrétiens (et pourtant, il en dénonce bien la « Judaean connection » en Annales 15,44,3 !), rien n’empêche de faire terminer la citation hypothétique par la phrase « pour que fût supprimée complètement la [superstition] des Judéens ».
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[43]
Cité dans la note précédente.
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[44]
Sur la dévastation de la « Florence allemande » lors des raids aériens alliés du 13 au 15 février 1945, une initiative qui, à la différence de la destruction du Mont-Cassin, avait des dimensions non seulement stratégiques, mais aussi humaines et symboliques considérables, voir S. Lindqvist, Une histoire du bombardement, trad. C. Monteux, M.-A. Guillaume, Paris, La Découverte, 2012 (édition originale suédoise, Stockholm, Bonnier, 1999), p. 193-197. Le jugement des historiens contemporains oscille entre justification et condamnation d’un tel acte de barbarie, lorsque, en réalité, au-delà des inévitables erreurs humaines d’évaluation tactique, la vraie responsable en cause fut, hélas, la déshumanisation de l’ennemi qu’un conflit extrêmement dur et prolongé finit par provoquer chez les belligérants. En d’autres termes, tout conflit traîne, nécessairement, dans son sillage un cortège plus ou moins important de crimes de guerre ou contre l’humanité.
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[45]
De ce point de vue, si l’étude de J.S. McLaren, « Going to War against Rome : The Motivation of the Jewish Rebels », dans Popović, éd., The Jewish Revolt against Rome, p. 129-153, confirme le fait que la première révolte judéenne fut, avant tout, une guerre de libération (ce dont la plupart des historiens se doutaient déjà), dans la mesure où elle ne dépend que du témoignage de Flavius Josèphe, elle ne parvient pas vraiment à identifier l’ensemble des motivations idéologiques qui animèrent certains (la majorité ?) des insurgés.
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[46]
H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil (coll. « Points - Histoire »), 1975, p. 311. Voir aussi les réflexions tout à fait pertinentes que la lecture de M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1975, a inspirées à R. Bonfil, « Business, Politics and Philanthropy of the Powerless. Doña Gracia Nasi as Metaphor », Italia – Studi e ricerche sulla storia, la cultura e la letteratura degli Ebrei d’Italia, 21 (2011), p. 7-41 (p. 7-13). D’autres pistes pour l’écriture d’une histoire postmoderne « utile » ont été suggérées par les pages de T. Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Laffont, 2000, à B. Southgate, What Is History for ?, Londres, New York, Routledge, 2005, p. 166-174 et 199.