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Comme le suggère son titre, cet ouvrage porte sur l’intéressante discussion menée par d’importants auteurs thomistes de la première moitié du xxe siècle, plus précisément de la période allant de 1909 à 1941. Ces deux dates correspondent aux années de publication de deux ouvrages très importants pour comprendre l’évolution de cette discussion : Le sens commun, la Philosophie et les Formules dogmatiques de Garrigou-Lagrange, et la dernière réponse apportée par Fabro dans Divus Thomas aux critiques que Descoqs lui avait adressées (p. 16). Le livre est composé de trois chapitres. Or pour comprendre sa structure, il convient tout d’abord d’expliquer une distinction faite par Ventimiglia entre deux types fondamentaux de thomismes présents à l’époque concernée. Il s’agit — et ici l’auteur suit une terminologie établie par Montagnes dans un article consacré au Thomisme de cette période (« La réception du thomisme compromise par ses défenseurs », Revue Thomiste, 108 [2008], p. 253-280) — du « thomisme impéré » et du « thomisme élicite ». Ces deux thomismes s’inscrivent dans un mouvement de défense de la doctrine traditionnelle de l’Église contre un ensemble de doctrines générales telles que l’idéalisme et le néo-idéalisme, l’ontologisme rosminien et, surtout, le modernisme. L’une des thèses combattues était l’immanentisme qui niait la transcendance de Dieu et de la connaissance, ce qui impliquait le panthéisme. La philosophie de saint Thomas était considérée comme la seule apte à répondre à toutes ces « erreurs » (p. 21-23). Dans ce contexte, le « thomisme impéré » réunissait quelques auteurs qui soutenaient des thèses pour ainsi dire acceptées par les autorités ecclésiastiques de l’époque (p. 15), en particulier avec la publication, en 1914, par la Congrégation des Études des « vingt-quatre thèses thomistes » (Acta Apostolicae Sedis). Ce « thomisme impéré » soutenait la distinction réelle entre l’essence et l’existence, qui était considérée par certains comme l’« argument princeps » contre l’immanentisme et contre tout panthéisme, quel qu’il soit (p. 23).
Pour sa part, le « thomisme élicite », qui interprétait Thomas à la lumière de Suárez, avait une vision qui différait de quelques-unes des thèses « autorisées » (p. 15, 65). Parmi les thèses que n’acceptaient pas ses défenseurs, figurait celle de la distinction réelle entre l’essence et l’existence (p. 66), qui ne serait pas indispensable dans la lutte contre l’immanentisme.
En accord, donc, avec ces deux types de thomisme, les trois chapitres de ce livre sont : 1) Le thomisme impéré (p. 21-64) ; 2) Le thomisme élicite (p. 65-134) ; 3) La discussion Descoqs-Fabro (p. 135-169).
Il n’est pas nécessaire de présenter un résumé de chaque chapitre. Il suffira d’exposer de manière générale les arguments les plus importants des deux positions et d’émettre quelques remarques critiques. Commençons par présenter une synthèse de ces arguments que, d’ailleurs, l’on peut retrouver dans la conclusion du livre (p. 171-175).
Les défenseurs de la distinction réelle se divisent en deux catégories : les « paléo-thomistes » et les « néo-thomistes » (p. 48). Les premiers argumentent que, étant donné que l’existence est commune à la pluralité des choses, elle ne peut en être la cause. Par conséquent, il faut qu’il y ait un principe qui multiplie l’existence. Ce principe est l’essence et se distingue réellement de l’acte d’exister. Cependant, même si l’essence se distingue réellement de l’existence, celle-là ne se situe pas dans le pur néant. Dans ce cadre, l’essence se présente comme la puissance et l’existence comme l’acte. Cette distinction réelle aurait le mérite d’éviter le panthéisme dans la mesure où elle permettrait d’expliquer la distinction entre Dieu et les créatures (p. 23-29 ; 35-36 ; 39-42).
Le problème de la thèse décrite, relevé par les adversaires de la distinction réelle, et pris en compte par certains « néo-thomistes », est qu’elle renferme une absurdité : l’essence est considérée comme une réalité intermédiaire entre le pur néant et l’existence, c’est-àdire que l’essence se distingue de l’existence, cependant elle n’est pas le pur néant. La contradiction est patente : entre l’être et le non-être il n’y a pas de milieu (p. 29 ; 52 ; 91-92 ; 103-106 ; 111-112 ; 132).
Cette objection conduit certains auteurs à soutenir la causalité réciproque de l’essence et l’existence, thèse qui en implique une autre, à savoir que le tout, c’est-àdire, l’être composé de ces deux principes, est antérieur à ses parties (p. 53). Cette façon d’envisager la distinction réelle a été conservée par les néo-thomistes postérieurs (p. 64). Cependant, les adversaires de la distinction réelle lui opposent deux contre-arguments. Le premier argument est que l’idée d’une causalité réciproque tombe dans une pétition de principe, car elle présuppose la réalité de la distinction, alors que son but est de la prouver (p. 113, 132). Le deuxième contre-argument affirme que le tout ne peut être antérieur à ses parties, car si ces dernières sont réellement distinctes, elles n’ont pas besoin l’une de l’autre pour exister (p. 54-55).
Finalement, un autre argument intéressant est celui qui est posé à l’encontre de la doctrine qui considère l’existence comme l’acte de l’essence, au sens où l’essence participe de l’existence à la manière d’un contenant et un contenu. En effet, lorsqu’on affirme que l’acte d’exister, infini, est limité par plusieurs essences, peut-on éviter de tirer la conséquence selon laquelle une même existence infinie est le contenu de plusieurs contenants ? Autrement dit, il semble que la thèse de la distinction réelle mène à un panthéisme qu’elle était censée réfuter (p. 55-56 ; 101-102 ; 114-118 ; 132).
D’autre part, il faut ajouter que, chez les adversaires de la distinction réelle, tout un travail historique très rigoureux avait pour but de démontrer que cette thèse n’avait jamais été soutenue par Thomas et que son origine devait être recherchée dans certaines oeuvres de Gilles de Rome (p. 66-89 ; 118-131). Cette thèse a d’ailleurs été confirmée par les recherches les plus actuelles des historiens de la philosophie (p. 87 ; 100).
Émettons maintenant quelques remarques critiques. Premièrement, il convient de signaler que cet ouvrage ne se borne pas à la pure exposition de thèses qui interprètent la pensée thomasienne à propos de la distinction réelle entre l’essence et l’existence. Cela signifie qu’il ne s’agit pas d’un livre d’historiographie thomiste. Cet ouvrage se situe plutôt dans une perspective fondamentalement philosophique. En effet, Ventimiglia a voulu faire renaître une ancienne discussion d’un grand intérêt philosophique dont la solution reste toujours ouverte aujourd’hui.
Or, dans ce cadre, Ventimiglia n’expose pas uniquement un résumé des thèses soutenues par les auteurs étudiés, mais surtout leurs arguments philosophiques — et philologiques quand il s’agit de préciser la pensée de saint Thomas. Il expose ces arguments dans leur évolution dialectique, étape par étape, ce qui permet de bien comprendre les difficultés et les enjeux philosophiques. Par ailleurs, il demeure fidèle à ce que ces auteurs ont vraiment dit en n’hésitant pas à citer de longs paragraphes et sans affaiblir leurs arguments. Autrement dit, il leur laisse la parole tout en expliquant les obscurités que leurs textes présentent et en faisant remarquer leurs points forts et faibles. Ainsi, cet ouvrage apparaît souvent comme une véritable disputatio où les difficultés de la question se manifestent dialectiquement par l’exposition des arguments en faveur et à l’encontre de la distinction réelle. Par conséquent, une lecture attentive peut engendrer une excellente compréhension du problème et des concepts impliqués.
D’autre part, Ventimiglia ne se borne pas à l’exposition de ladite discussion mais en profite pour essayer lui-même de proposer une solution, aussi bien d’un point de vue philosophique qu’historique (p. 175-185). Nous n’allons pas présenter cette solution en détail, mais il suffira de dire que pour Ventimiglia les arguments des adversaires de la distinction réelle seraient concluants ; c’est-àdire que, selon cet auteur, la distinction réelle est philosophiquement fausse et ne peut d’ailleurs pas être attribuée à Thomas, ce qui le conduit à soutenir la thèse suarézienne de la distinction de raison fondée sur la réalité, une sorte d’intermédiaire entre la distinction purement logique et la distinction réelle (p. 178). Évidemment, une telle position pose quelques difficultés historiques et philosophiques (p. 173-174) que l’auteur essaie de résoudre à sa façon avec une interprétation originale de certains passages de Thomas. Or, quant à cette interprétation — qui ne sera pas remise en question dans son ensemble — nous nous limiterons à faire remarquer nos doutes à propos d’un aspect fondamental. En effet, en ayant pour but d’expliquer la nature de ladite distinction de raison fondée sur la réalité ainsi que de prouver qu’il n’y a pas de distinction réelle chez Thomas, Ventimiglia cite un passage du premier article de la première question du De Veritate (p. 176). Le voici : « Or, on ne trouve rien qui, dit affirmativement et dans l’absolu, puisse être conçu en tout étant [ente], si ce n’est son essence, d’après laquelle il est dit être ; et c’est ainsi qu’est donné le nom de ‘réalité’ [res], lequel, selon Avicenne au début de sa Métaphysique, diffère de ‘étant’ en ce que ‘étant’ est pris de l’acte d’être au lieu que le nom de ‘réalité’ exprime la quiddité ou l’essence de l’étant » (De ver., q. 1, a. 1, c., trad. A. Aniorté, Sainte-Madeleine, Saint-Denis, 2011, p. 130).
Ce passage le conduit à formuler l’affirmation suivante : « De ce passage il ressort clairement que res est un synonyme d’essence, tandis qu’ens l’est d’actus essendi ou esse » (p. 176). Et à partir de cette idée d’après laquelle res est un synonyme d’essence et ens un synonyme de l’acte d’exister ou esse, l’auteur se dispose à expliquer comment il faut comprendre la thèse qui affirme que la distinction entre l’essence et l’existence est de raison mais fondée sur la chose. Sa manière de procéder est simple : puisqu’essence et res sont synonymes, de même qu’ens et existence, il suffirait d’expliquer comment la distinction de raison entre res et ens est envisagée par Thomas pour comprendre ensuite la nature de la distinction de raison entre l’essence et l’existence. Or, s’il était vrai qu’il s’agit ici de concepts synonymes, l’argumentation de Ventimiglia serait légitime. Le problème est que l’auteur ne donne aucun argument pour prouver cette position alors qu’elle s’avère extrêmement discutable. Le passage cité ne manifeste pas « clairement » cette idée. En effet, ce n’est pas la même chose de dire que le nom res est pris de l’essence que d’affirmer que ces deux termes sont synonymes. De même, que le nom ens soit pris de l’acte d’être ne revient pas à dire qu’ils sont synonymes. Thomas lui-même nie que ces termes soient synonymes lorsqu’il explique la différence entre les notions d’ens et d’esse. Esse exprime l’acte d’être, sans faire référence au sujet qui réalise cet acte, tandis qu’ens exprime ce même acte d’être en tant que réalisé par un sujet. Autrement dit, les deux notions expriment la même chose, l’une sur le plan abstrait (esse), l’autre sur le plan concret (ens), et cette différence suffit à nier qu’elles soient synonymes (Thomas d’Aquin, In de Hebdom, lect. 2). On pourrait dire quelque chose de semblable concernant la différence entre essence et res. Naturellement, le fait que ces notions ne soient pas synonymes laisse ouverte la question de savoir si l’être et l’essence se distinguent réellement ou non. Par conséquent, nous croyons que le reste du raisonnement de Ventimiglia est invalidé dans la mesure où son fondement s’avère trop faible ou même faux. Quoi qu’il en soit, l’auteur aurait dû accorder davantage d’attention à ce point fondamental, car contrairement à ce qu’il pense, sa position n’est pas évidente et nécessite, tout du moins, une explication plus approfondie.