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Le nom de Charles De Koninck reste étroitement associé, aujourd’hui encore, par-delà sa réputation de théologien et de philosophe des sciences, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Laval durant plus de quinze ans, à un certain débat autour de la notion de bien commun, qui a eu lieu au Québec, au Canada, aux États-Unis, en Amérique latine mais aussi en Europe, pendant la Seconde Guerre mondiale, et dans les décennies qui ont suivi. Le livre qui a provoqué un si vif échange entre deux éminents professeurs de formation thomiste, Charles De Koninck et Ignatius Eschmann (dominicain allemand enseignant au Pontifical Institute of Mediaeval Studies de Toronto), quoiqu’il n’ait jamais été réédité jusque fin 2010, demeure l’un des textes les plus connus de De Koninck : De la primauté du bien commun contre les personnalistes, admirablement complété, deux ans plus tard, par la réponse magistrale et combien décisive aux objections du Père Eschmann : « In Defence of Saint Thomas », aujourd’hui traduite en français (« Pour la défense de saint Thomas ») aux Presses de l’Université Laval[1].

Les choses ne vont pas toujours immédiatement de soi quand les philosophes s’apostrophent, particulièrement lorsque leurs objets touchent au bien et au mal ; on prend facilement parti suivant l’air du temps, quand il faut en réalité beaucoup d’attention et de soin pour garder aux allégations de chacun leur sens et leur portée véritables. L’initiative de Charles De Koninck a le plus souvent, en particulier sur le moment, été jugée hâtivement, sur le fond comme sur la forme. La condamnation sans appel qu’il fait du personnalisme a surpris tous ceux qui, à l’heure des totalitarismes, voyaient dans ce vibrant éloge de la personne un juste contre-feu.

Il faut tâcher de mettre en lumière les vrais enjeux de cette controverse dont on a beaucoup dit qu’elle n’avait pas de véritable fondement philosophique, qu’elle n’était qu’une querelle d’hommes, entre le jeune et impétueux professeur de l’Université Laval et Jacques Maritain, illustre représentant du courant personnaliste. C’est le point de vue d’Yves Simon[2], professeur à l’Université Notre-Dame, disciple de Maritain, qui reproche en outre vivement à De Koninck de ne pas s’adresser ouvertement à son principal adversaire, dans La primauté du bien commun, tout en se disant convaincu qu’il ne peut y avoir entre les deux hommes aucun véritable désaccord sur le fond, s’agissant du bien commun et de la personne humaine.

La querelle, qui jusque-là couve, éclate avec la rude apostrophe d’Eschmann à De Koninck dans le Modern Schoolman, en mai 1945, tandis qu’aussitôt De Koninck compose sa réponse, « In Defence of Saint Thomas », explicitement contre le dominicain de Toronto. Jacques Maritain lui-même éprouve le besoin de rétablir ce qu’il tient pour la juste doctrine du bien commun selon l’esprit et la lettre de saint Thomas, donnant la nette impression de vouloir par la seule autorité de son nom couper court à une controverse à laquelle il refuse de prendre part mais par laquelle il se sent manifestement atteint. Se gardant de saluer l’orthodoxie du personnalisme d’Eschmann qui le défend pourtant au nom de saint Thomas, tandis qu’il se dispense de répondre nommément à celui qui, dans son assaut contre le personnalisme, avait « donné à penser » qu’il était « obliquement visé[3] », Maritain verrouille la situation : l’impression persiste encore aujourd’hui que l’attaque du professeur de Laval était inutile et mal venue, un geste d’humeur sans véritable fondement philosophique ; que le personnalisme contre lequel bataille De Koninck dans la réponse à Eschmann n’est pas celui de Maritain, et, par suite, que ni De Koninck ni Eschmann ne savent ce qu’il en est véritablement du bien commun suivant le personnalisme issu de la philosophie de saint Thomas. Il écrit, la même année, au cardinal Journet : « Koninck déplace la question en comparant la personne non au bien commun social mais au bien commun de l’univers tout entier[4] ». Pour Maritain, le bien commun est chose purement pratique, purement humaine, et tout comme le Père Eschmann, il est convaincu que c’est là tout le sens qu’y met saint Thomas lui-même.

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Qu’est-ce que le personnalisme au début des années 1940 ? Une pensée qui prend essentiellement pour objet la place de la personne dans la société, le rôle de la société vis-àvis de la personne, Jacques Maritain s’attardant longuement, à la suite d’Emmanuel Mounier, à représenter l’importance qu’il y a à distinguer dans l’homme entre la personne et l’individu, la première portée par sa nature spirituelle à s’élever au-dessus des réalités matérielles que recherche tout aussi naturellement le second, l’individualité étant pensée comme ce qui incline l’homme à posséder, à consommer… Si cette pensée se désigne du nom de personnalisme, c’est, naturellement, parce qu’elle met la personne au centre de la société ; les personnalistes aspirent à rendre à la personnalité le primat sur l’individualité, et à la société sa vocation la plus essentielle, selon eux, de tout mettre en oeuvre pour l’épanouissement des personnes définies comme des touts indépendants dont les fins sont de nature purement spirituelle et surnaturelle.

Tandis que Mounier cantonne sa réflexion dans un cadre existentiel et psychologique, Maritain s’efforce de donner au personnalisme une assise métaphysique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin. Aussi louable que puisse être cette ambition, il faut reconnaître qu’elle ne mène à rien de bien convaincant. L’anthropologie personnaliste a peu à voir avec les conceptions médiévales (quoi qu’en dise, inlassablement, Mounier lui-même) : elle est fondée sur des distinctions souvent mal assurées et une maîtrise non moins incertaine des principales notions qu’elle manipule et prétend éclairer dans l’oeuvre même de saint Thomas.

De Koninck voit dans le personnalisme « une conception très fausse des fondements de la société[5] », et s’il se lance dans la composition de son petit livre, tandis qu’il est, dans son enseignement universitaire, principalement préoccupé de philosophie de la nature et qu’il se consacre par ailleurs à ses travaux de mariologie, c’est que « la vague personnaliste devenait tellement violente et écoeurante qu’il fallait une protestation[6] ».

Qu’y a-til de si faux dans cette conception personnaliste de la société ? La réponse est naturellement suggérée par le titre même de l’essai de 1943 : Charles De Koninck écrit cet ouvrage parce qu’il est nécessaire de reparler de la primauté du bien commun, et cela contre les personnalistes qui s’en font une idée très fausse, plaçant la personne au fondement de l’ordre social au nom de sa dignité de tout substantiel, supérieure à celle du tout accidentel que forme la communauté politique. Au demeurant, dans leur plaidoyer en faveur de la personne contre le totalitarisme et contre l’individualisme, ils y opposent ce qu’ils présentent comme une exigence de la plus haute importance : redonner à la personne les moyens d’oeuvrer au bien commun de la société.

Mais si « c’est à bon droit qu’on s’insurge contre les doctrines totalitaires au nom de la dignité de l’homme », ainsi que l’écrit Charles De Koninck, il reste qu’« on peut à la fois affirmer la dignité de la personne humaine et être en fort mauvaise compagnie. Suffirait-il d’exalter la primauté du bien commun ? […] Les régimes totalitaires saisissent le bien commun comme prétexte pour asservir les personnes de la façon la plus ignoble[7] ». Il faut donc rétablir une juste notion du bien commun et rendre à la dignité humaine sa vraie nature. Les deux questions sont évidemment étroitement liées : pour ne point affubler l’homme d’une dignité qui n’est pas la sienne, il faut revenir sur ce qu’est réellement le bien commun.

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« Le bien est ce que chaque chose recherche en tant qu’elle désire sa perfection », rappelle Charles De Koninck au début de son livre. Donc, le bien a raison de fin. Tout être aspire naturellement à son bien propre, au sens où propre signifie ce qui est approprié, ce qui convient. Mais, à cet égard, propre se dit de diverses manières selon qu’on considère tel ou tel aspect de ce dont on envisage le bien : le bien de l’homme en tant qu’il est un être particulier, une personne distincte de toute autre, le bien du même homme considéré en tant que père de famille, ou selon qu’il est un animal politique… Ce qu’on peut dire d’ores et déjà, c’est que dès l’instant où il ne s’agit plus de ce qui est de nature à satisfaire l’individu pris comme tel distinctement de tout autre, le bien propre (pour le père de famille et à plus forte raison le citoyen) n’est plus un bien exclusivement personnel mais un bien commun : il est un bien personnel en tant que la personne est regardée comme membre d’une certaine communauté, et à ce titre un bien commun, et recherché comme tel. Un bien commun a vocation à unir, et ce que nous appelons une communauté, c’est, ni plus ni moins, au sens strict, une certaine union sous l’autorité d’un bien dont chacun voit qu’il est plus aimable que son bien particulier, et qu’il est le principe même de son bien particulier. C’est pour cela que le bien personnel (en son sens étroit) n’est pas le plus grand bien de chacun mais le bien commun, qui est raison de ce que le singulier est à lui-même un certain bien ; si tel n’était pas le cas, il serait faux de dire que l’homme est naturellement sociable ; nul ne peut sensément prétendre, en effet, que son plus grand bien est dans l’indépendance radicale vis-àvis de ses semblables. Le bien commun est donc le bien propre de l’homme selon sa nature d’homme.

L’amour du bien commun comme commun n’est donc pas contraire à l’attachement naturel au bien singulier ; loin d’être contraire au bien de chacun, le bien commun est le principe même de cette amitié que chacun a pour soi-même comme membre de cette société à laquelle nous dispose notre nature. Celui-là même qui recherche sa propre gloire n’en connaît de véritable que celle qu’il tient du bien qu’il fait à la société tout entière.

C’est lorsqu’il est aimé pour lui-même exclusivement que le bien particulier oppose les hommes entre eux. Le bien commun n’est donc justement aimé pour ce qu’il est qu’en tant qu’il l’est dans sa communauté même, c’est-àdire non seulement en tant qu’il est un bien pour soi, mais tout à la fois communicable à plusieurs.

Ici, il faut encore se garder de conclure que les autres sont ce qui rend le bien commun aimable à chacun : ce serait dire que les autres sont plus aimables que le bien commun, comme si l’amour de la paix civile dépendait de celui du prince ou de ses ministres. Aimer le bien commun en lui-même, pour soi-même et pour les autres, c’est aimer le bien propre à tous selon ce qui leur est essentiellement commun et par quoi ils s’unissent : la nature raisonnable et politique.

Tenir les autres pour raison d’amabilité du bien commun aurait encore pour conséquence qu’il ne serait commun qu’à proportion qu’il bénéficierait effectivement à plusieurs, ce qui veut dire que sa communauté tiendrait non pas de son universelle amabilité (qui ne serait plus intrinsèque mais dérivée), mais au fait qu’il serait matériellement réparti : il ne serait plus alors que la somme des biens particuliers et ne serait plus aimable dans sa communicabilité per modum finis, mais selon qu’il serait communiqué. Or une vérité est-elle plus aimable en tant que telle à proportion qu’elle est reçue d’un plus grand nombre ? N’est-ce pas plutôt en et pour elle-même qu’elle est désirable, antérieurement à toute communication effective, de telle sorte qu’on la recherche pour elle-même et qu’on s’efforce de la répandre en tant qu’elle est en elle-même universellement aimable, et non parce qu’elle est utile ou plaît à un plus grand nombre ? C’est en ce sens que le bien commun est intrinsèquement aimable comme commun.

Ne point aimer le bien commun dans sa communauté elle-même (sa communicabilité), ce serait haïr tout bien comme diffusif, c’est-àdire à la fois le genre humain tout entier. Celui qui aime le bien commun comme un bien particulier (un bien qui n’est que le sien propre) y voit une chose qu’il veut posséder, comme le tyran ne connaît d’objet à la prospérité de la cité que la jouissance qu’il en tire, et à quoi ses sujets oeuvrent « en commun » comme à un bien étranger au leur, commun de façon purement extrinsèque.

Aucun des membres de la communauté politique ne peut donc prétendre contempler son bien singulier comme plus élevé et plus aimable que le bien de la communauté tout entière ; comme si la dignité de la partie pouvait l’emporter sur celle du tout. Une telle vision aurait pour effet que la partie serait la mesure de l’ordre du tout : elle serait davantage un tout que le tout lui-même.

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Les personnalistes parlent eux aussi du bien commun comme ce à quoi les personnes sont appelées à participer, de façon indispensable, car il est le plus grand bien de la société[8]. Contre l’individualisme ils recommandent la générosité de la personne naturellement portée à « surabonder dans les communications sociales, selon la loi de surabondance de l’être qui est inscrite au plus profond de l’être, de la vie, de l’intelligence et de l’amour[9] ». Contre le totalitarisme ils rappellent (suivant en cela Pie XI) que c’est la société qui est pour l’homme et non l’homme pour la société. Où saint Thomas écrit que « l’homme n’est pas ordonné à la société politique selon tout lui-même et tout ce qui est sien[10] », ils entendent que par sa vocation à la béatitude céleste, la personne humaine est indépendante de la société politique, qui ne saurait s’interposer entre l’homme et le Ciel. Si chacun est une partie de la société, c’est en vertu de ce qui en lui n’est pas la personne proprement dite, la société ayant pour seul objet, ultimement, de satisfaire aux exigences matérielles de l’individu afin de « libérer » la personne dont la félicité est ailleurs.

La primauté que les personnalistes attribuent au bien commun est donc toute relative. S’il est le bien le plus élevé dans un ordre de réalités donné, il n’est rien du point de vue d’un ordre de réalités supérieur : il peut être le plus grand bien selon le besoin que l’homme a de la société, mais il compte pour du beurre suivant l’ordre de la vocation la plus élevée de la personne humaine, et qui est étrangère à l’ordre de la société politique et à tout ordre de réalités terrestres. Le bien commun est pensé non pas comme ce à quoi la personne est naturellement ordonnée en tant que c’est par la recherche des biens plus élevés qu’elle se rend plus parfaite, mais au contraire comme ce qui est ordonné à la personne telle qu’elle constitue, par sa dignité de toute image de Dieu, un bien plus parfait que tout autre ici-bas. Le bien commun n’est donc rien de tel pour la personne qu’un bien plus aimable que son bien personnel « authentique » en quoi consiste sa vocation à la transcendance.

Si les personnalistes concèdent que le bien commun est plus divin que le bien particulier, c’est au sens où il est meilleur de répandre un bien quelconque à plusieurs que de le réserver à un seul ; il n’est d’ailleurs commun « au tout et aux parties » que parce qu’il « se reverse sur les parties, qui doivent bénéficier de lui[11] ». C’est ainsi la partie qui est raison de ce que le bien commun est simplement un bien, et ce ne peut être que par elle qu’il est un bien commun. Si, en effet, le bien se répand dans la société et devient par là commun, c’est par « la générosité radicale inscrite dans l’être même de la personne[12] », à qui revient finalement la primauté en termes de dignité, puisqu’elle est principe du bien de la société comme totalité.

Il ne peut donc y avoir de bien commun qu’ordonné à la personne, c’est-àdire au bien de chacun en tant que personne. L’homme image de Dieu ne connaît de bien plus élevé que lui que dans la jouissance de la béatitude divine. Rien ne saurait s’interposer entre la personne-image de Dieu, sommet de la création naturelle, et Dieu Lui-même, aucun bien que la personne humaine dût aimer plus qu’elle-même : elle est « un tout indépendant (relativement indépendant) dans le grand tout de l’univers et en face du Tout transcendant qui est Dieu[13] », « un absolu à l’égard de toute autre réalité matérielle ou sociale, et de toute autre personne humaine. Jamais elle ne peut être considérée comme partie d’un tout : famille, classe, État, nation, humanité[14] ».

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Pour Charles De Koninck, cette conception qui identifie le citoyen à l’homme renverse l’ordre des biens. S’il est vrai que l’homme n’est pas exclusivement ordonné au bien de la société puisqu’il l’est, ultimement, à la béatitude céleste, c’est tel qu’il est ici-bas non seulement partie de l’univers, mais encore citoyen, père de famille, qu’il est promis au Ciel, c’est-àdire en tant que partie des touts auxquels le dispose sa nature et dans lesquels, par conséquent, il trouve sa dignité véritable. L’ordination de la partie au tout « est si intégrale », écrit Charles De Koninck, « que ceux qui poursuivent le bien commun, poursuivent leur bien propre ex consequenti : “parce que, d’abord, le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la famille, de la cité ou du royaume”[15] ».

Si la personne est au-dessus du bien commun, ce n’est plus le bien commun qui est le lien entre les personnes, et toute unité entre les personnes ne peut venir que des personnes elles-mêmes, c’est-àdire de leur propre décision, comme si la liberté individuelle était en soi un bien meilleur que le bien commun ; comme si la personne, en son bien singulier, pouvait être elle-même un bien commun, principe d’unité de la société. Comment, à ce compte, pourrait-elle l’être autrement que le prétend le tyran, qui contemple et impose son intérêt personnel comme un bien commun ? Une telle vision revient à faire de chacun le tyran de tous les autres, s’aimant soi-même davantage que le bien de la cité. « La société est alors ouvertement totalitaire quand l’État acquiert la liberté par la victoire sur les individus ; elle est ouvertement individualiste, tant que les individus dominent l’État. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la conception de la cité est personnaliste et totalitaire[16] ». Dans un cas comme dans l’autre le bien commun est conçu comme procédant du bien personnel érigé en principe et fin de l’ordre social, qu’il s’agisse du bien singulier unique du potentat ou du bien personnel transcendant de chaque personne, qui lui confère une dignité inégalable ici-bas.

Ce que montre Charles De Koninck, c’est qu’en opposant à l’État totalitaire constitué comme l’unique bien de ses membres, la personne conçue comme un tout indépendant dont le seul bien véritable est dans son épanouissement en tant qu’elle transcende la communauté politique, les personnalistes professent la même notion du bien commun comme d’un bien sécularisé qui, s’il n’est plus celui de l’État quasi personnifié, est celui des personnes telles qu’elles s’épanouissent en dehors de la sphère du bien commun et ne s’accordent entre elles que pour la sauvegarde des fins de chacune. La protestation des personnalistes contre le totalitarisme se fait « non pas au nom de la personne en tant que citoyen, mais au nom du citoyen en tant que personne[17] » ; ce qui revient à poser en principe que la dignité de la personne se prend dans l’ordre de son bien personnel plutôt que dans l’ordre du bien commun.

En subordonnant la société à la dignité de l’homme, c’est-àdire le tout à la partie elle-même envisagée comme tout indépendant, le personnalisme introduit la contradiction jusque dans le dessein de Dieu. Si, en effet, la perfection de la personne humaine était indépendante de celles de la famille et de la communauté politique, pourquoi Dieu aurait-il fait ses créatures les plus nobles, celles qu’Il destine à Sa béatitude, multiples et ordonnées ? N’est-ce pas justement parce que la multitude ordonnée des personnes manifeste plus parfaitement la bonté du Créateur qu’un seul homme ? « La société », écrit De Koninck, « n’est pas une entité qui est séparable de ses membres : elle est constituée de personnes qui sont à l’image de Dieu[18] ». Comment la perfection des parties ne serait-elle pas signe de la perfection du tout ? Comment, par suite, le bien commun de la société pourrait-il n’être pas intrinsèquement plus divin que le bien singulier de de ses membres ?

La société politique est communauté parfaite suivant l’ordre que Dieu a mis dans les choses, écrit saint Thomas[19], c’est-àdire qu’elle tient sa perfection propre (dont dépend étroitement celle de ses membres) de ce qu’elle participe au bien créé le plus universel, bien de toutes choses absolument, auquel toutes doivent être expressément ordonnées. Le bien commun de la société humaine n’est donc rien d’étranger au bien commun de l’univers, il en est au contraire originairement dépendant. En ce sens, le bien commun de l’univers, bien créé le plus universel, est la fin la plus élevée et la plus parfaite que Dieu ait formée. La dignité de l’homme ne s’en trouve nullement lésée, contrairement à ce qu’en disent les personnalistes (Eschmann le premier et le plus explicitement), car l’homme et l’univers n’étant pas choses de même nature, leurs perfections et dignité respectives ne sont pas immédiatement comparables. En d’autres termes, la dignité de l’homme s’en trouverait lésée si l’on tenait l’univers pour une personne…

Les personnalistes posant en principe la dignité absolue de la personne humaine seule créature à la ressemblance de Dieu, il leur est impossible d’envisager que l’univers, quelles que soient sa richesse et la diversité de ses parties, puisse être, sous quelque rapport que ce soit, un bien plus parfait (c’est-àdire une expression plus parfaite de la perfection divine) ; ce serait dire que Dieu est un bien commun, le bien le plus parfaitement commun.

C’est là ce que le Père Eschmann appelle l’« erreur radicale » du Professeur De Koninck, qui consiste à fonder la primauté du bien commun en Dieu Lui-même devenu bien commun absolu. Cela rend, selon lui, la notion même de bien commun « contradictoire et inintelligible ». Si, en effet, Dieu est le bien suprêmement commun, un bien créé sera d’autant plus parfait qu’il sera davantage un bien commun. Le plus semblable à Dieu n’est alors plus la personne spirituelle mais le bien commun intrinsèque de l’univers, c’est-àdire l’ordre de l’univers dont les créatures raisonnables, les personnes, sont des parties au même titre et de la même façon que toutes les autres créatures.

Saint Thomas, que cite De Koninck, dit en effet que « ce qui est le plus grand bien dans les choses créées, c’est le bien de l’ordre de l’univers », et que « le bien de l’ordre des choses créées par Dieu est l’objet principal de la volonté de Dieu[20] ». Mais cela ne constitue pas, aux yeux d’Eschmann, une doctrine de la primauté du bien commun de l’univers sur les créatures spirituelles ; car, ainsi qu’y insiste saint Thomas[21], la créature spirituelle fait l’objet d’un gouvernement particulier, gouvernée pour elle-même et non pour l’ordre de l’univers, créature que Dieu a placée au sommet de Sa création et qu’Il destine à Sa béatitude. Dès l’instant où Charles De Koninck interpose l’univers entre l’homme et Dieu, il condamne le rapport personnel de l’homme à Dieu, qui est cependant un principe essentiel dans la pensée de saint Thomas[22].

Certes, poursuit Eschmann, si l’on considère Dieu sous l’aspect de Sa causalité créatrice (bonum universale in causando), on trouve quantitativement plus de ressemblance dans la totalité du causé que dans l’une ou l’autre de ses parties, fût-elle spirituelle. Mais avant de considérer Dieu comme cause, il faut Le considérer tel qu’Il est en Lui-même (bonum universale in essendo). Sous ce rapport c’est la créature intellectuelle qui Lui est le plus semblable, parce qu’elle seule peut Lui être unie, par la connaissance et l’amour. Il suit nécessairement de ce que la personne est plus semblable à Dieu selon Son essence qu’elle est la seule véritable image de Dieu tel qu’en Lui-même. Lorsque saint Thomas dit que le bien commun « est appelé “plus divin” parce qu’il s’étend davantage à la ressemblance de Dieu qui est cause ultime de tous biens[23] », il ne dit pas que le bien commun est plus semblable à Dieu tel qu’Il est en Lui-même ; s’il est plus semblable à Dieu, c’est dans l’ordre de la causalité, considérant Dieu comme la cause ultime de tout bien. Or la causalité de Dieu est l’opération de Dieu, non Son essence proprement dite : si Dieu répand tant de bonté, c’est d’abord qu’Il est en Lui-même le souverain bien. La bonté divine est condition et par là distincte du bien que Dieu communique, et c’est à la bonté qui est l’essence de Dieu qu’est ordonnée la personne humaine, non à celle qu’Il répand dans Sa création, ce qui serait dire que la personne humaine est ultimement ordonnée à l’univers dans lequel Dieu répand Sa bonté.

Pour Eschmann, De Koninck attribue au bien spéculatif, objet de la béatitude, les propriétés du bien pratique. Or tandis que le bien commun est formellement commun (universel) dans l’ordre de la causalité, il ne peut l’être dans l’ordre de l’essence : son universalité tient à ce qu’il est cause du bien de beaucoup. Aucun bien, pris en lui-même, n’est commun, mais seulement tel qu’il est envisagé comme cause efficiente. Identifier le bien commun à Dieu c’est résumer Dieu à Sa causalité.

Par suite, affirmer, avec le Professeur De Koninck que « les personnes singulières sont ordonnées au bien ultime séparé en tant que celui-ci a raison de bien commun[24] », c’est tenir que la béatitude n’est pas la jouissance de Dieu tel qu’Il est en Lui-même, mais tel qu’Il communique Sa bonté à Sa création, ce qui a pour conséquence que la béatitude est elle-même un bien commun, ce qu’Eschmann entend au sens de bien collectif : de même que la personne n’est ici-bas qu’une partie constituant l’univers naturel ordonnée au bien commun du tout comme à Dieu, de même sa béatitude céleste est celle de simple partie de la communauté des bienheureux jouissant du bien divin en tant précisément que tous en jouissent effectivement. C’en est fait, déplore Eschmann, de la relation personnelle de l’homme à Dieu, et il se scandalise de cette « conception totalitaire » du bien commun par laquelle la dignité des personnes n’est plus absolue (celle des créatures les plus parfaites en ce monde) mais se mesure à leur rectitude par rapport au tout de l’univers (ce qui revient à les ravaler au rang de « simples pistons dans une machine à vapeur[25] »), comme leur béatitude tient à ce qu’elle est partagée par tous les bienheureux (ce qui fait du Paradis une même sorte de machine à vapeur).

Pour preuve de ce qu’il affirme Eschmann en appelle à l’autorité de saint Thomas, qui, dans le Commentaire des Sentences, écrit : « ratio partis contrariatur personnae[26] ». « Dès lors, conclut Jacques Maritain, la personne, en tant que personne, n’est pas une partie de la société : et si une personne est une telle partie, cet “être-partie” ne saurait être fondé sur l’“être-personne” au sens strict, comme formalité métaphysique[27]. »

À cela De Koninck répond que ce propos de saint Thomas ne porte pas sur la personne humaine en tant que telle ; ce que veut dire cette phrase, c’est que l’âme n’est pas une substance et ne peut donc constituer la personne en tant que telle, car la personne est un tout substantiel dont l’âme est une partie ; or une substance (la personne) ne peut être partie d’un tout substantiel. On sait, naturellement, que ni la société ni l’univers ne sont des touts substantiels, mais des touts accidentels, dont l’unité est seulement unité d’ordre…

Eschmann méconnaît, en somme, le caractère analogique du concept de personne, comme celui du concept de partie. Ce n’est naturellement pas en un même sens que la personne humaine est partie de l’univers et l’âme une partie du composé humain ; pas davantage que le piston n’est une partie de la machine en un même sens que l’homme est une partie de l’univers. Cette méprise sur le sens du propos de saint Thomas (d’où il déclare, par ailleurs, tirer la preuve du personnalisme) confirme, s’il était besoin, que la conception totalitaire qu’Eschmann attribue à De Koninck est en réalité celle sur laquelle lui-même fonde toutes ses analyses et que De Koninck a dénoncée sans équivoque dans la Primauté du bien commun.

L’idée, qu’à la suite de Maritain, Eschmann se fait de la dignité de l’homme, identifiant à la personne humaine la transcendance de ses fins (tandis qu’il rapporte à la seule matérialité l’immanence de sa condition), le conduit inévitablement à faire de l’homme quelque chose d’aussi contradictoire qu’une partie transcendante de l’univers et de la société.

Voyant dans la notion de personne une notion purement univoque, assimilant, par conséquent, la personnalité dans l’homme à ce qu’elle est en Dieu où elle lui paraît exister seulement plus parfaitement et sans limitation, Eschmann rend inconciliables la créature et sa finitude, qui lui est propre comme modalité de son existence et à la fois contraire à elle, étrangère à sa nature.

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Eschmann brandit une seconde preuve du personnalisme, qu’il prétend tirer de la Somme théologique. Dans l’article 2 de la question 93 de la Prima pars, saint Thomas écrit que la qualité d’image de Dieu exige « une similitude selon l’espèce […] ou au moins selon un accident propre de l’espèce ». Eschmann en conclut que « seules les créatures intellectuelles sont à l’image de Dieu ».

Or, dans cet article, saint Thomas distingue les créatures douées d’intelligence de celles qui en sont dépourvues et qui, par le fait, sont incomparablement éloignées des premières en termes de ressemblance à Dieu ; s’agissant de la comparaison de la créature rationnelle à l’univers (troisième argument), il ajoute qu’il ne faut pas comparer, sous le rapport de la ressemblance à Dieu, la partie au tout mais seulement les parties entre elles. Ce n’est donc pas absolument parlant (absolute) que la créature intellectuelle est seule à l’image de Dieu, mais seulement en intensité (intensive), au sens où l’âme spirituelle est une marque plus pure et plus intense de la parenté et de l’intimité divine qu’aucune autre propriété dans les créatures.

C’est justement pour prévenir cette méprise que fait le Père Eschmann, que saint Thomas introduit la distinction entre la similitude en intensité et la similitude en extension[28] ; parce que le tout et la partie sont, absolument parlant, incomparables sous le rapport de la similitude à Dieu : la partie étant, par le fait qu’elle possède sagesse et intelligence, tellement proche de Dieu « que rien parmi les créatures ne Lui est plus proche[29] », tandis que le tout, qui exprime plus parfaitement la divine perfection par la multitude et la diversité des êtres qu’il contient, est l’objet des premiers soins du Créateur et raison de la perfection des parties. Maintenant, s’il est vrai que tout et partie sont incomparables sous le rapport de la similitude à Dieu, alors il est faux de dire, comme le fait Eschmann, que l’intensité l’emporte sur l’extension, et, plus encore, qu’elle l’emporte absolument.

Si tel était le cas, pour quelle raison Dieu aurait-Il créé les choses en si grand nombre ? Tout agent visant à susciter sa ressemblance dans son effet, répond saint Thomas, il appartenait au plus parfait de tous « de communiquer sa ressemblance aux choses créées de façon parfaite, autant que cela convenait à la nature créée[30] ». Par suite, « comme il n’est pas possible que la substance créée renferme en elle-même toute la perfection du bien divin, il fallait, pour que la similitude de la bonté divine leur fût le plus parfaitement communiquée, qu’il y eût dans les choses de la diversité, de sorte que ce qui ne peut être parfaitement représenté par une seule le fût plus complètement par plusieurs et de diverses manières ». Tandis que la perfection divine consiste en une perfection unique et simple, aucune créature n’est assez parfaitement une pour suffire à représenter toute la perfection qui est unite et simpliciter en Dieu, parce que l’unité de l’essence divine excède infiniment celle de la créature. Dieu est infiniment un, c’est-àdire d’une unité surabondante, d’une « inépuisable richesse[31] ».

Prétendre que les personnes, en tant que telles, transcendent l’univers, c’est dire qu’elles ne font pas essentiellement partie du tout et qu’elles n’y ont donc été placées par le Créateur que pour des raisons extrinsèques à leur être-personne (la commodité de l’entretien du corps, suivant l’idée de Maritain). Et si elles n’ont pas été créées comme parties du tout de l’univers, c’est que chacune est créée pour elle-même principalement, et la multiplicité des personnes n’est, par suite, que « le résultat de la volonté que cette personne soit, que cette autre soit elle aussi, et ainsi de suite[32] », Dieu étant d’abord et essentiellement la raison propre de chacune considérée antérieurement à toute autre, et seulement par voie de conséquence raison commune de toutes.

Et si chaque personne est pour elle-même le principal objet de la volonté de son Créateur, comment Dieu ne serait-Il pas pour chacune fin exclusive, c’est-àdire voulue par chacune comme un bien propre et qui, à la fois et par là, lui revient comme la conséquence de l’acte même de sa création ?

Il est très visible que, de même qu’il confond transcendance des fins et transcendance de la personne, Eschmann confond ici le bien de ce qui est le plus parfaitement à la ressemblance de Dieu dans l’univers (parmi ses parties) et le bien qui est perfection intrinsèque de l’univers, dont dépend la perfection des personnes elles-mêmes, et qui, par là, est une imitation plus parfaite de la perfection divine. Ou encore, pour reprendre les termes de Charles De Koninck, Eschmann « confond les personnes comme contribuant à la perfection essentielle de l’univers (laquelle perfection est, sous ce rapport, finis cujus gratia) avec les personnes comme “ce pour quoi” (finis cui) est la perfection de l’univers[33] ». En fidèle disciple de Maritain, là où saint Thomas écrit que les créatures intellectuelles sont créées et gouvernées pour elles-mêmes, il entend qu’elles le sont en vue d’elles-mêmes, comme si le bien (commun) de l’univers n’était pour chacune que l’instrument en vue de la jouissance d’elle-même ; comme si la connaissance et l’amour de l’ordre de l’univers n’avaient d’autre fin que l’exaltation du moi.

S’il est vrai que toutes choses ont été ordonnées par le Créateur pour l’utilité de l’homme, c’est certainement parce qu’il est la seule créature qui existe pour elle-même, au sens où elle peut atteindre elle-même (sinon par elle-même) le souverain bien transcendant. Mais ce n’est pas essentiellement en vertu de cette dignité des personnes telle qu’elle serait la dignité de touts indépendants qu’elles sont ordonnées à Dieu, mais en vertu de l’ordre de l’univers, qui est raison de leur perfection et dignité propres[34]. La personne humaine ne peut donc gagner la béatitude que comme partie de l’univers ; elle ne le peut à l’écart de l’univers, au mépris de l’ordre que Dieu a mis dans Sa création. Être une personne ne suffit pas pour mériter le Ciel. Si tel était le cas l’on se ferait plus divin en se rendant plus complètement humain et la béatitude ne serait pas gratuite mais un dû.

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Distinguer réellement, comme le fait le Père Eschmann, entre le bien divin selon l’essence et le bien divin selon la causalité, c’est tenir que la béatitude céleste a pour objet le bonum universale in essendo (Dieu dans la bonté qui est Son essence) à l’exclusion du bonum universale in causando (Dieu dans la bonté qu’il répand dans Sa création) : autrement dit, ce ne peut être ni de Dieu cause de tous les biens, bien universellement participé, que l’âme bienheureuse partage l’intimité, ni de Dieu bonum universale in causando per modum finis (Dieu tel que toutes les créatures Lui sont ordonnées), puisqu’une telle intimité serait peuplée de la généralité des bienheureux et n’aurait plus rien de personnel. La béatitude doit être union à Dieu tel qu’en Son essence, dans un rapport singulier de personne à personne où l’existence d’autres bienheureux est, absolument parlant, extrinsèque à la béatitude de chacun. S’il admet qu’on puisse qualifier la béatitude de bien commun, ce n’est que parce qu’il y a plus d’un bienheureux, le bien divin se rendant ainsi commun par l’effectivité de sa causalité. Mais l’universelle communicabilité (en tant que cause finale de toutes créatures) de ce bien n’est rien, à ses yeux, qui lui soit essentiel de façon qu’il ne soit justement contemplé que dans cette suprême universalité dans l’ordre de la cause finale.

L’essence de Dieu, Sa béatitude infinie, objet de la contemplation des âmes bienheureuses, n’est donc plus pensée comme bonum universale (puisqu’universalité implique causalité), mais comme un bien singulier, à la mesure, en somme, de la singularité du bienheureux.

Or, s’il est vrai que la béatitude subjective est un bien purement personnel puisqu’elle consiste dans l’opération par laquelle l’intellect contemple l’essence divine, elle est, en cela même, jouissance de la divine béatitude, incréée, infinie, et par là intrinsèquement surabondante. En sorte que s’il n’y avait absolument qu’un seul bienheureux auprès de Dieu, il contemplerait et aimerait le bien divin comme un bien commun, incommensurable à son propre bien personnel créé, et dont l’amabilité excède infiniment l’amour qu’il y peut consacrer. « Si de soi la béatitude de la personne singulière ne dépend pas de la communication actuelle de cette béatitude à plusieurs », écrit Charles De Koninck, « elle n’en dépend pas moins de son essentielle communicabilité à plusieurs[35] ». En revanche, prétendre aimer Dieu en Lui-même abstraction faite de Son essentielle et inépuisable communicabilité, c’est, clairement, l’aimer pour soi-même, ou aimer en Lui l’image qu’on en est. C’est s’aimer soi-même plutôt que Dieu.

« Il faut dire sans la moindre hésitation », lit-on encore dans la Défense de saint Thomas, « que faire abstraction de l’inépuisable et surabondante communicabilité de la bonté divine aux autres personnes revient à faire abstraction de l’infinie plénitude de la bonté divine[36] ». Le bien est diffusif de soi ; le souverain bien l’est souverainement, c’est-àdire à la mesure de Dieu, pas à celle de l’homme. « Puisqu’en Dieu la substance et le bien commun sont une seule et même chose », rappelle saint Thomas, « tous ceux qui voient la substance même de Dieu sont mus par le même mouvement de dilection vers l’essence de Dieu à la fois en tant qu’elle est distincte de toutes les autres essences et en tant qu’elle est un certain bien commun[37] ». C’est, d’ailleurs, pour cela que la charité, qui est avant tout amour de Dieu, est aussi et par conséquent amour du prochain : le bien divin n’est pas aimé pour lui-même s’il n’est aimé dans sa surabondance qui est diffusibilité, c’est-àdire s’il n’est aimé dans la création, et plus particulièrement dans ce qui y est le plus parfaitement à son image. C’est ainsi que nous aimons notre prochain non, ultimement, pour lui-même, mais en tant qu’il est capax beatitudinis, capable de participer à la béatitude : c’est Dieu que nous aimons en lui, comme en nous-mêmes. Et c’est, selon toute nécessité, comme bien commun que nous aimons Dieu dans le prochain.

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La vision univoque que se font les personnalistes de la formalité de personne introduit immanquablement entre l’homme et Dieu une certaine proportion. Si les personnalistes ne cultivent pas l’idée que l’homme est simplement l’égal de Dieu, ils les placent, consciemment ou non, dans une relation de continuité de nature. C’est oublier que la personnalité n’est pas une nature mais un mode d’exister de certaines natures (la personne est une substance individuelle de nature rationnelle, suivant la définition qu’en donne Boèce, admise comme une évidence durant tout le Moyen Âge — y compris par saint Thomas —, reprise par Maritain — qui ne la comprend pas) ; c’est oublier, par suite, que, quoique Dieu et Sa créature aient en commun cette existence personnelle, la créature n’est pas de même nature que son créateur, et qu’aucun perfectionnement de sa nature créée ne peut la conduire à la perfection de la nature incréée.

Si c’est seulement par analogie avec les créatures spirituelles que Dieu peut être nommé[38], l’analogie n’induit ni ne suppose ici rien de tel qu’une quelconque communauté de nature. La personne est ce qu’il y a de plus parfait dans l’univers naturel en tant qu’elle subsiste dans une nature raisonnable. Or si le nom de personne convient avant tout à Dieu, ce n’est pas simplement que Dieu réalise plus parfaitement la nature raisonnable, mais « que toute perfection doit être attribuée à Dieu, car Son essence contient en soi toutes perfections[39] ». Lorsque saint Thomas dit que « c’est une grande dignité que de subsister dans une nature raisonnable », il ne dit pas dans la nature raisonnable. Ainsi, « la dignité de la nature divine surpasse toute autre dignité ». L’homme est analogiquement subsistant dans sa nature par rapport à Dieu dans la Sienne. Et il n’est qu’en Dieu, infiniment simple, que nature et personne sont une même chose, Dieu subsistant parfaitement dans Sa propre nature.

C’est donc au nom de la dignité de l’homme image de Dieu qu’on refuse de voir en Dieu le bien commun suprême, et qu’on omet, par conséquent, qu’ici-bas n’importe quel bien commun est toujours nécessairement plus grand, plus élevé, que n’importe quel bien particulier. Tout bien commun, pour les personnalistes, est un bien pratique, il ressortit nécessairement à l’ordre de la causalité efficiente ; il n’existe rien de tel qu’un bien commun spéculatif, objet de contemplation. Aucun bien ne peut être commun en soi ou par essence (et par là aimable dans son universelle amabilité même), le bien divin moins que tout autre. À ce titre, on l’a vu, se trouve exclue la cause finale, ignorée d’Eschmann : aucun bien n’étant intrinsèquement commun (le bien divin moins que tout autre), ne peut être aimé dans sa communicabilité per modum finis.

Si le bien commun de la société, bien le plus élevé dans l’ordre politique, n’est dit commun qu’à condition qu’il soit effectivement utile à chacun, c’est, absolument parlant, le singulier qui est mesure de la communauté du bien commun. Par suite, s’il est recherché comme commun, ce ne peut être que de façon extrinsèque, ou, si l’on préfère, en tant que les autres, par leur dignité de personnes, sont raison de son amabilité.

La dignité est perfection de nature[40], et par sa nature, l’homme se trouve la créature la plus noble dans l’univers naturel. De cela, les personnalistes concluent que l’homme étant à l’image de Dieu, sa dignité est un absolu auquel tous les autres biens créés se trouvent nécessairement subordonnés. Ils ne voient pas que l’homme peut déchoir de sa dignité, précisément parce qu’être créé la chose la plus parfaite en ce monde ne suffit pas à en demeurer digne. Si tel était le cas, Lucifer, dans l’ordre des créatures surnaturelles, serait encore appelé le plus digne des anges.

Le bien que constitue une chose en tant qu’elle existe, c’est cela sa dignité de nature. Mais aucune créature n’est sa propre nature, de telle sorte qu’exister en homme, c’est se montrer digne de cette nature d’homme (digne de sa dignité d’homme…). L’homme n’est pas la raison de sa grandeur, et sa nature n’est pas sans liens. Par sa nature intellectuelle, rappelle Charles De Koninck, l’homme a vocation à connaître des biens plus élevés que lui ; mais, on l’a vu, l’idée de la perfection n’implique pas la perfection de celui qui pense. La dignité de l’homme dépend donc principalement de ce à quoi il est par nature ordonné, et il en déchoit dès l’instant où, par un usage pervers de sa liberté, il inverse l’ordre des biens et place son bien particulier au-dessus du bien commun. Autrement dit, la dignité de l’homme n’est pas dans la perfection de sa nature en tant qu’elle le rend capable de s’émanciper des biens auxquels il est ordinairement appelé, mais dans l’amour du bien commun auquel il ordonne sa liberté.

De Koninck apparente le personnalisme moderne à l’hérésie pélagienne. Il y a en effet, ici comme là, confusion entre la nature et la grâce. Pélage disait que la liberté suffisait au salut, qu’elle était, en somme, la grâce elle-même à laquelle elle se substituait. En identifiant le bien de la personne à son être propre, en y subordonnant tous les autres biens créés, les personnalistes tiennent qu’aucun autre bien que celui procédant de la personne n’est susceptible de lui gagner la béatitude. Mais tandis que l’hérésie pélagienne peut être considérée comme une « étincelle du péché des anges », qui fut une erreur purement pratique, l’erreur des personnalistes modernes doit, elle, être regardée comme un écho affaibli, une simple « réflexion de cette étincelle », essentiellement spéculative[41]. Tandis que les anges rebelles péchèrent en pleine connaissance de cause, les modernes pèchent par ignorance. Ils ne savent pas de quoi ils parlent.

Il n’est donc pas étonnant qu’ils n’aient pas compris la question telle que la pose De Koninck dans La primauté du bien commun. Cette question n’est en effet pas celle de la valeur respective de l’homme et de la société (l’homme est-il en soi un bien plus grand que la société ?), mais celle de savoir si l’homme est pour lui-même un bien plus grand que le bien de la société. La primauté du bien commun répond à la question : quel est le plus grand bien de l’homme ? Cette réponse est : le bien commun est, absolument parlant, un plus grand bien pour l’homme que ne l’est l’homme pour lui-même.

Les personnalistes s’indignent de ce qu’on attribue au bien commun une primauté absolue, persuadés qu’on fait l’apologie du totalitarisme ; ils s’étranglent à l’idée qu’on nomme Dieu le bien suprêmement commun, croyant qu’on lui ôte Sa divinité ; et tout ce qu’ils clament en retour plaide, sans qu’ils le voient, en faveur de ce qu’ils condamnent.

« Le personnalisme que je dénonce », écrit Charles De Koninck, dans les dernières pages de sa Défense de saint Thomas, « présente une débilité spéculative plus grande encore que celle du pélagianisme puisqu’il se méprend non seulement sur les moyens d’atteindre la béatitude surnaturelle, mais directement sur la nature de Dieu lui-même. S’il mérite plus d’indulgence c’est seulement parce qu’il est plus stupide[42] ».