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De prime abord, ce livre a tous les traits d’un ouvrage collectif, avec quatre auteurs, dont le directeur et la directrice. Mais rapidement, le lecteur réalise qu’il s’agit davantage d’un dialogue entre les deux directeurs (quatre chapitres sur six), mis en relief par deux contributions, une introductive et l’autre conclusive.
La première contribution, de Bernard Hort, porte sur le problème de l’humanisme chez Pierre Thévenaz (1913-1955). Si les thèmes propres de l’humanisme engagé de Thévenaz reviennent peu dans la suite — ou seulement indirectement —, ils introduisent bien la problématique. En effet, c’est une journée de travail sur la pensée de cet intellectuel qui a été l’étincelle d’allumage de l’échange qui constitue le coeur de l’ouvrage. Hort présente l’originalité, ainsi que les origines et influences protestantes de ce philosophe phénoménologue, mais il interroge aussi ce qu’il considère comme une prise en charge déficitaire chez lui de la question de l’absolu.
Ce n’est toutefois pas autour du thème de l’absolu — ni de l’infini — que se noue l’échange entre les deux auteurs principaux, mais autour d’un thème connexe quoique différent, celui de l’« excès », thème apparu il y a une vingtaine d’années chez Pierre Gisel, L’excès du croire. Expérience du monde et accès à soi, Paris, Desclée de Brouwer, 1990. Par leurs réflexions autour de l’excès, Isabelle Ullern et Pierre Gisel ne cherchent pas tant à analyser le contemporain qu’à le questionner, de l’intérieur. Ils partent d’un constat partagé, et qui concerne tant la vie sociale que l’exercice de la pensée. La vie sociale et civile et les singularités vives qui la constituent et la transforment excèdent la seule citoyenneté et la « rationalisation juridico-politique » (p. 8) qui la traverse. En témoigne la difficile résistance du clivage entre convictions privées et discours public normatif, face aux recompositions sociales contemporaines. De même, quelque chose traverse et déborde la raison connaissante qui accompagne cette citoyenneté et qui la consacre : la pensée ne peut se contenter de ne produire que des discours normatifs et régulateurs (p. 11). Aux yeux des deux auteurs, il faut aujourd’hui penser cet excès — trop souvent négligé, dénié, refoulé — et peut-être parvenir à penser par ou selon cet excès (p. 111 et 148). L’enjeu n’est pas de « reconduire » la religion dans nos démocraties ou de nier la laïcité. Il est plutôt, selon les mots d’Ullern, l’avènement d’une « démocratie sensible » (p. 44).
De manière plus spécifique, à travers deux chapitres, Isabelle Ullern en appelle à la « responsabilité subjective » des intellectuels. Elle invite ceux-ci à ne pas oublier leur « origine intersubjective civile » (p. 50-51) et à s’engager concrètement dans la vie sociale (p. 57). Son invitation, qui met en valeur la « socialité première », s’accompagne d’une méditation sur Lévinas, relu et commenté par Judith Butler (p. 111 et suiv.), sur la vulnérabilité première de tout sujet. L’enjeu de cette invitation n’est pas d’invalider l’ordre démocratique de la raison. Il est plutôt, pour l’acte de raison, de tirer les conséquences de ses conditions réelles d’exercice, c’est-à-dire de son ancrage subjectif, social et civil, de sa précarité, de ses limites et de ce qui le transcende. Aux yeux d’Ullern, la scène parisienne — notamment le débat entre Luc Ferry et Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Paris, Grasset, 2007 — est représentative des difficultés de la pensée à entrer dans une telle démarche (p. 49). En contrepoint, la situation inconfortable du théologien dans la cité illustre de manière exemplaire les défis liés à l’avènement d’une telle pensée, décentrée et critique, qui se tient au coeur du social. Sur ce point, Ullern questionne directement le geste théologique de Gisel, ou « la théologie selon Gisel » (p. 70 et suiv.), c’est-à-dire la proposition faite par ce dernier, dans plusieurs ouvrages antérieurs dont quelques-uns récents, d’une théologie « en sécularité » (p. 72), non dogmatique, qui participe avec d’autres, notamment la philosophie, à la construction d’une théorie de la religion.
À son tour, Pierre Gisel reprend la question de la théologie et de sa tâche pour aujourd’hui et répond ainsi en partie à l’interpellation d’Ullern (p. 94 et suiv.). Mais son propos est plus large et rejoint la « scène religieuse » dans son ensemble (p. 148). Cette scène est dite « symptomatique ». Elle montre bien la nécessité d’« un penser de et selon l’excès » et d’une articulation équilibrée entre la conviction et la critique. Dit rapidement, les traditions religieuses et les nouvelles réalités religieuses risquent toujours de nier l’excès auquel elles se réfèrent ; le croire est toujours en proie de se transformer en savoir. Concrètement, les replis identitaires et l’idolâtrie le mettent en évidence. Traditionnellement, ce sont la philosophie et, d’une manière particulière, la théologie qui ont pris en charge cette question de l’excès. Néanmoins, la question déborde la scène religieuse et concerne aussi « le vivre-ensemble, la société civile et, indirectement, politique » (p. 101). Elle concerne « ce qui dépasse l’humain et l’institue […] ce qui fait un monde, un monde de l’échange, pluriel, et un monde comme oeuvre humaine » (p. 84-85). Au sein de l’Université et des unités de recherche sur le religieux, qui sont en mutation, la question de l’excès, porteuse de ce qui se joue humainement et transversalement au coeur du religieux, devra trouver une niche, ce qui est loin d’être évident parmi des savoirs nombreux, trop souvent isolés et simplement juxtaposés.
La contribution conclusive de l’ouvrage est de Philippe Portier. Elle recueille les fruits de l’échange et le critique de manière bienveillante, en revenant sur la question de l’« institutionnalité ». Par-delà la dimension éthique et le niveau de la reconnaissance intersubjective mis en valeur par Ullern et Gisel, Portier est d’avis que la dimension politique doit être davantage pensée et prise en considération. Sa contribution fait notamment ressortir — à rebours — un élément important du « débat » entre Ullern et Gisel, autour de la question de l’Université (p. 117 et 150 et suiv.) et du rapport aux institutions.
Ce livre en forme de tresse à deux branches avec, aux deux extrémités, un resserrement et une ouverture des enjeux, se lit beaucoup plus facilement que la plupart des ouvrages collectifs. Il y a bien plusieurs voix, mais elles ne sont pas juxtaposées ; elles se parlent et se répondent vraiment. Cette approche et la forme qui l’accompagne font ressortir ce que le travail intellectuel me semble porter de meilleur : la possibilité d’une rencontre, faite d’écoute, d’affirmations, de questions et de relances. L’ouvrage fait aussi preuve d’une cohérence performative, car non seulement les rapports entre théologie et philosophie sont discutés de manière récurrente, mais l’ouvrage incarne une véritable rencontre entre philosophes et théologiens. En somme, malgré une certaine densité, le propos est clair et la problématique bien unifiée et cernée. D’ailleurs, elle ne va pas sans rappeler les questions que posait un important penseur québécois il y a quelques années déjà, Fernand Dumont, sur L’anthropologie en l’absence de l’homme et sur L’institution de la théologie.
Enfin, le livre est juste assez long, avec une table des matières détaillée et un index des noms propres qui peut s’avérer pratique.