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Le spiritualisme de Lavelle est centré sur un concept, original et ancestral à la fois, celui de la participation. Aujourd’hui, où la démocratie est « participative », ce concept est très actuel. Et pourtant, la participation vient de Platon, où elle désignait le rapport de la chose à l’Idée de cette chose ; les beaux corps sont beaux parce qu’ils participent à l’Idée du Beau. Mais chez Lavelle, il s’agit d’autre chose : nous participons à l’être parce que nous sommes immergés dans l’être. En fait participer, c’est avoir part à la présence de l’être, qui est présence totale. Mais la participation est à la fois active et passive ; par notre liberté, par notre action, nous participons à l’être total qui est Dieu. Mais en même temps, notre existence est participée ; nous n’existons pas par nous-mêmes, et l’existence nous est donnée. En nous créant, Dieu nous communique son être ; pour Lui, créer, c’est nous appeler à participer à son être. Mais la participation passive ne concerne que les êtres naturels, alors que l’homme participe passivement seulement dans la mesure où, ne produisant pas lui-même son existence, il la reçoit, mais il participe activement en tant que son acte d’être est un acte de liberté. En ce sens, c’est la création divine qui est une forme de passivité. Lavelle écrit : « La grandeur de Dieu éclate dans cette vue que créer, pour lui, c’est se faire participer [1] ».
Dans le spiritualisme de Lavelle, Dieu est le Dieu des âmes[2] : l’homme créé libre est capable d’avoir une âme, autrement dit d’exprimer sa spiritualité, non d’une manière substantielle, mais à la façon d’un projet libre. Le Dieu des âmes est le Dieu-Esprit qui fonde le lien social et intersubjectif. Si l’âme est l’unité spirituelle de la personnalité singulière, l’être-ensemble ne peut se fonder que sur Dieu participé par chacun. Le recueil posthume d’articles de Lavelle intitulé De l’intimité spirituelle associe, très justement, liberté et participation, car il n’y a pas de participation à la liberté divine hors de la liberté humaine des êtres singuliers, en tant qu’ils sont doués d’âme. La liberté implique le problème du temps, sur lequel Lavelle est particulièrement original et perspicace. Il faut renverser l’ordre ordinaire du temps pour le comprendre. « Car si l’on ne considère pas l’avenir comme réalisé, c’est-à-dire comme déjà passé, si on le considère en tant qu’avenir, c’est-à-dire en tant que possible, il est évident qu’il est antérieur au passé, car c’est toujours le futur qui devient du passé[3] ». L’ordre linéaire passé-présent-avenir, critiqué dès 1927 par Heidegger dans Sein und Zeit, est, selon Lavelle, « l’ordre des réalisations accomplies et non pas des réalisations qui s’accomplissent, l’ordre selon lequel les choses sont faites et non pas l’ordre selon lequel elles se font. Il est rétrospectif et non pas prospectif[4] ». Bergson avait montré, dès 1889 et l’Essai sur les données immédiates de la conscience, que le déterminisme rend impossible la compréhension de l’acte libre, car il nie l’imprévisibilité de l’événement. La liberté ne peut être comprise rétrospectivement. On ne peut pas prévoir l’acte de Pierre si l’on n’est pas Pierre. Lavelle va plus loin en disant que la liberté qui se réalise, la liberté en train de se faire, ne cesse d’opérer la conversion de l’avenir en passé, qui est la genèse du temps. Mais le spiritualisme nous fait comprendre qu’à cette première conversion fait suite une seconde, à savoir la conversion du passé en avenir spirituel ; toutes nos idées sont des souvenirs dédatés, et le passé peut alors être défini comme présent spirituel. Le souvenir pur « se change en une opération de notre âme par laquelle elle ne cesse de se faire[5] ».
L’actualité de la philosophie de Lavelle est plus grande aujourd’hui qu’hier, parce que nous vivons dans une société entièrement sécularisée, et que, du coup, le besoin d’une spiritualité philosophique est plus flagrant maintenant. Au dix-neuvième siècle, la crise religieuse due à la Révolution française avait eu pour conséquence un réveil de la sensibilité chrétienne, avec les Discours sur la religion de Schleiermacher (1799) et le Génie du christianisme de Chateaubriand (1802). Puis la philosophie catholique avait eu de beaux jours avec le père Ventura (1792-1883), qui exprime dans ses trois volumes sur La Raison catholique et la raison philosophique (1855) une grande hostilité à l’égard des Lumières du dix-huitième siècle français ; à la même époque le père Alphonse Gratry (1805-1872) montrait la connivence entre le christianisme et la modernité, dans ses deux volumes sur La Morale et la loi de l’histoire, où la philosophie chrétienne apparaît comme une doctrine du progrès du savoir et du progrès social[6]. Mais c’est seulement à la fin du siècle que parut, face au positivisme de Comte, mais surtout de Taine et de Renan, un « spiritualisme nouveau », selon l’expression qui fait le titre d’un ouvrage de Vacherot[7]. La révolution bergsonienne, et l’apparition du terme de bergsonisme, auront lieu tout au début du vingtième siècle. Un compte rendu de Matière et Mémoire, écrit par Gustave Belot, s’intitule « Un nouveau spiritualisme[8] ». Bergson souscrit à cette appréciation ; il écrit, dans l’avant-propos de la première édition du livre (1896) que le but de son ouvrage est d’« apercevoir plus clairement la distinction du corps et de l’esprit en même temps que [de] pénétrer plus intimement dans le mécanisme de leur union[9] ».
Lavelle avait vingt ans en 1903, et l’Introduction à la métaphysique de Bergson paraît cette même année dans la Revue de métaphysique et de morale ; elle fait figure d’un manifeste du bergsonisme, opposant l’analyse et l’intuition, et visant à réconcilier la science et la philosophie. La différence entre Lavelle et Bergson est que ce dernier s’opposait non seulement au positivisme, mais aussi à l’éclectisme de Victor Cousin, et au spiritualisme kantien qui lui paraissait trop vague. Or Lavelle, qui avait suivi les cours d’Arthur Hannequin (épistémologue kantien) à l’Université de Lyon, était plus proche du subjectivisme kantien. D’autre part, Lavelle était imprégné de philosophie cartésienne et de spiritualité salésienne ; le dix-septième siècle lui était très présent[10], ce qui n’était pas le cas pour Bergson, beaucoup plus marqué par le positivisme d’Herbert Spencer, et par la critique du déterminisme de son maître Émile Boutroux.
Si la place de Lavelle dans la philosophie du vingt-et-unième siècle est à redécouvrir, c’est grâce à des études comme celle d’Anne Devarieux, appuyée sur Les Puissances du moi, ouvrage où le philosophe a rassemblé des conférences faites à l’Association Fénelon, avant de livrer sa psychologie transcendantale dans son dernier traité, De l’Âme humaine (1951). C’est aussi grâce à ceux qui, comme Bernard Grasset et moi, pensent que, dans le monde actuel, il y a une place pour la spiritualité philosophique.
Appendices
Notes
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[1]
De l’intimité spirituelle, Paris, Aubier, 1955, p. 243.
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[2]
Je me permets de renvoyer à mon étude « Penser Dieu en philosophie : le Dieu des âmes », Annales de philosophie et des sciences humaines, 21, 1, Kaslik, 2005, p. 109-118.
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[3]
De l’intimité spirituelle, p. 205.
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[4]
Ibid.
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[5]
Du temps et de l’éternité, Paris, Aubier, 1947, p. 321-323.
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[6]
Paris, Lecoffre, 1868 ; deuxième édition, 1871.
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[7]
Le Nouveau Spiritualisme, Paris, Hachette, 1884.
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[8]
Revue philosophique de la France et de l’étranger, XLIV (1897), p. 183-199.
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[9]
Matière et Mémoire, éd. Camille Riquier, Paris, PUF, 2008, p. 444.
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[10]
Voir La philosophie française entre les deux guerres (Paris, 1942), rééd. Paris, L’Harmattan, 2004, p. 15-62, première partie « Les études cartésiennes ».