Article body

Cette série d’études explore ce que signifie s’engager sur la base d’idées religieuses en Asie du Sud dans la deuxième moitié du xixe siècle et au xxe siècle. La liste des contributions traduit déjà la variété des points de vue en même temps que leur convergence : Margrit Pernau, « Maulawi Muhammad Zaka Ullah. Reflections of a Muslim Moralist on the Compatibility of Islam, Hinduism and Christianity » ; Denis Matringe, « “L’appel de la cloche” : spiritualité, écriture poétique et vision politique chez Muhammad Iqbal (1877-1938) » ; Marc Gaborieau, « Maududi et les avatars du concept d’État islamique en Asie du Sud des années 1920 à 1999 » ; France Bhattacharya, « Bhudev Mukherji et le rêve de l’histoire de l’Inde (1875) : l’engagement religieux et politique d’un utopiste qui regarde beaucoup en arrière et un peu en avant » ; « Swami Shraddhananda (1857-1926) de l’Arya Samaj, un renonçant engagé » ; Raphaël Voix, « Une utopie en pays bengali : de l’idéologie sectaire hindoue à l’édification d’une alternative communautaire » ; Pascal Tozzi, « Renoncement et retour au monde : processus et dimensions de l’engagement “atypique” d’un religieux jaïn Śvetāmbara ». Il s’agit de récits de vie mettant en évidence le point de vue d’acteurs individuels appartenant à des groupes spécifiques (les trois premiers sont musulmans, les trois suivants hindous, et le dernier jaïn) qu’ils représentent aussi bien qu’ils transforment.

Dans une introduction lumineuse, Catherine Clémentin-Ojha réfléchit aux thèmes qui traversent et unissent du même coup ces biographies, comme le rapport entre la religion et un engagement cohérent qui n’a rien d’un monolithisme, entre réforme sociale efficace (y compris d’inévitables tensions) et recherche d’authenticité culturelle, entre religion et science, une science qui, en Inde comme en Occident, prend souvent le visage d’une histoire prête à pourfendre l’utopie d’une religion (hindoue et musulmane) idéalisée et pure de toute contamination. Il y est question de solidarités politiques, de recherches d’harmonie entre des communautés différentes, des vives réactions suscitées chez les musulmans (également les chrétiens) par la conviction, au moins chez certains ténors, qu’en redevenant hindou on retrouve sa nature indienne essentielle. Un autre thème traverse ce livre et c’est le rapport entre religion et éthique : même si certains auteurs chrétiens ont critiqué, parfois avec raison, l’hindouisme de ce point de vue, il ne faudrait pas pour autant simplifier des problèmes complexes où les facteurs de transformation sont toujours multiples.

Venant après, comme il dit, des centaines et des centaines d’études qui lui ont été consacrées, Denis Matringe rappelle d’abord ce qu’a été Muhammad Iqbal en tant que poète et penseur, pour ensuite concentrer sa réflexion sur l’homme engagé dans l’action politique au nom même de ses idées religieuses et sur les contradictions souvent relevées entre ses prises de position politiques et ses convictions de musulman. Un des textes lus avec le plus grand intérêt est celui de Marc Gaborieau qui distingue avec précision les trois notions d’État des musulmans, d’État musulman et d’État islamique. Situant explicitement son étude dans le prolongement de celle de Matringe, Gaborieau poursuit le travail à la fois historique et biographique amorcé en expliquant comment Maududi (1903-1979) a été amené à inventer l’idée d’État islamique. Il met en lumière l’influence décisive de la lecture d’Abul Kalam Azad (1888-1959), et relève chacune des tentatives de mise en application de cet État islamique dans le contexte de l’évolution politique du sous-continent indien. Peignant le portrait de Swami Shraddhananda en contraste avec ceux de Lala Lajpat Rai (son rival dans l’Āryasamāj) et de Swami Dayananda Sarasvati (le fondateur de la même organisation), Catherine Clémentin-Ojha aborde la difficile question du rapport entre l’engagement politique et le renoncement total du saṃnyāsī. France Bhattacharya étudie un texte d’une trentaine de pages écrit en 1875 par le brahmane bengali Bhudev Mukherji (1827-1894) et n’ayant encore jamais été traduit. Cette Histoire rêvée de l’Inde dévoile « les aspirations d’un intellectuel bengali, grand lecteur des philosophes européens, à un moment précis de l’histoire du nationalisme indien » (p. 132). Utilisant sa plume comme d’un subterfuge, Mukherji cherche, parfois gauchement mais non moins efficacement, à secouer le joug colonial en même temps qu’à proposer habilement certaines pistes de renouvellement de l’hindouisme, et cela sans irriter ceux qui gouvernent alors le pays et tout en ménageant une place aux musulmans au sein d’une nation unifiée.

En Inde peut-être plus qu’ailleurs, ces essais d’engagement politique se heurtent quasi inévitablement à la diversité religieuse. L’étude de Margrit Pernau montre comment Maulawi Muhammad Zaka Ullah (1832-1910), qui eut au cours de sa vie à se situer face à des maîtres chrétiens ou hindous, aborda cette question des incompatibilités entre religions différentes en réfléchissant, au fil de publications abondantes mais presque oubliées, à la possibilité de relativiser ces différences en insistant sur leur profonde unité sur le plan éthique. « Basing religion on morality also gives Zaka Ullah the vantage point from which to decide what aspects of Hindu beliefs to include in his work : a true religion can only be one which arrives at the same moral teachings, previously considered universally valid » (p. 36). Raphaël Voix étudie la cité utopique d’Anandanagar créée au Bengale par le maître hindou Shri Shri Anandamurti dans les années 1960 et où il voit, « en modèle réduit, une préfiguration de la forme de gouvernement idéal qu’Anandamurti envisageait pour le monde entier, à savoir une collectivité de laïcs (d’hommes, de femmes et d’enfants) placée sous le contrôle d’ascètes dans tous les domaines de la vie » (p. 179). Pascal Tozzi étudie finalement le parcours biographique d’un jeune homme de famille jaïne (Rup-Rajendra Shah) dont l’engagement social se radicalisa d’abord au point de le conduire à l’état d’ascète śvetāmbara (Muni Chandra Prabhasagar) avant de l’inciter à rompre paradoxalement ses voeux d’abstinence totale et de chasteté et à se marier. Le cheminement de ce maître, connu maintenant sous le nom de Gurudev Shri Citrabhanu, est lié au processus d’implantation du jaïnisme hors de l’Inde et aux inévitables mutations d’idéaux contraints bon gré mal gré de s’adapter à des contextes nouveaux.

En un mot, ce livre illustre magnifiquement la richesse d’expériences d’une Inde que l’on réduit encore trop facilement à Gandhi, à Ramakrishna ou à Vivekananda, et qui mérite d’être mieux connue de ceux qui, pour des raisons philosophiques ou même économiques, souhaitent s’y intéresser. Il permettra d’acquérir une vue plus réaliste des incessants débats qui ont animé et animent toujours le sous-continent indien, et procurera l’occasion de se purger une fois pour toutes, s’il en était besoin, du phantasme d’une Inde essentiellement vouée à une spiritualité déconnectée de la vie quotidienne.

On me permettra pour terminer deux remarques plus techniques. D’abord la présence de « rossignols » dans la traduction d’une poésie d’Iqbal (p. 53). J’en ai été étonné. Heureusement, le texte original, bien en évidence, m’a permis de rectifier aussitôt. Il s’agit de « bulbuls », un mot d’origine persane qui désigne, dans le répertoire des Noms français des oiseaux du monde (éd. Multimondes, Sainte-Foy [Québec], et Raymond Chabaud, Bayonne [France], 1993), l’une ou l’autre des nombreuses espèces d’oiseaux de la famille des Pycnonotidés. Le Bulbul à ventre rouge (Pycnonotus cafer, déjà appelé Bulbul indien) est le plus répandu, port altier et huppe en évidence ; sa voix n’est pas particulièrement remarquable, des vocalisations souvent stéréotypées et un certain nombre de cris d’appel et d’alarme. Le Bulbul orphée (Pycnonotus jocosus) compte parmi les beaux oiseaux du sous-continent indien ; il possède un cri perçant, et un chant que l’on a décrit comme un jacassement réprobateur. On dit en général des oiseaux de cette famille qu’ils sont assez familiers, souvent bavards et bruyants. Alors que le Rossignol philomèle (Luscinia megarhynchos) est un oiseau au plumage très sobre, mais au chant prodigieusement varié, le Bulbul, dont les espèces indiennes ne possèdent pas de voix particulièrement remarquable, est par contre un oiseau fier, éminemment susceptible d’évoquer l’Indien heureux de défendre dignement « le meilleur pays du monde ». Pour ces raisons, il me paraît évident qu’il faut s’habituer à le désigner par « bulbul », même en français.

Un autre petit problème : la traduction de Masīḥ par « Messie » (p. 55). Dans les milieux chrétiens du nord de l’Inde, et je ne saurais pas dire depuis quelle époque, le titre de « Christ », littéralement « l’Oint [de l’onction royale] » en grec, a été rendu en ayant recours au mot hébreu mashiah. La première prédication chrétienne disait de Jésus qu’il était le Messie promis aux Juifs par les prophètes. L’ancienne traduction grecque des Septante avait jadis traduit le mot hébreu mashiah par le grec christos, et c’est pour cela que les chrétiens ont pris l’habitude d’assigner à Jésus le titre de Christ. Puisqu’en français, le mot « messie », utilisé seul, évoque plutôt le judaïsme et son attente d’un roi sauveur, le titre de Masīḥ, qui sert à désigner le Jésus des chrétiens en ourdou, ne peut se traduire que par son équivalent chrétien courant, « le Christ ».