Abstracts
Résumé
L’article traite de l’actualité de la Théologie de la libération. Il débute par une explication du double sens de l’expression Théologie de la libération (praxis théologale — théorie théologique) et des « intuitions centrales » qui la caractérisent et la structurent intérieurement (primat de la praxis et de la perspective du pauvre et de l’opprimé). Ensuite, il confronte la problématique de l’actualité de cette théologie (présence, visibilité, importance, pertinence). Enfin, il aborde ce que nous considérons comme ses défis les plus importants et les plus fondamentaux : partialité de Dieu pour les pauvres, foi comme réalisation de la volonté de Dieu, problématique des médiations, caractère théologal-prophétique des luttes populaires et relation entre théorie et praxis.
Abstract
This article deals with the current state of Liberation Theology. It begins with an explanation of the double meaning of the expression “Theology of Liberation” (theologal praxis — theological theory) and of the leading ideas which characterize and internally structure it (primacy of practice and a decision to view the world from the perspective of the poor and oppressed). It continues with a consideration of the current state of this theology (presence, visibility, importance and relevance). The article moves on to a consideration of the most important and fundamental challenges posed by this theological option : the partiality of God for the poor, faith understood as carrying out the will of God, the problem of means, the prophetic-theologal character of popular struggles and the relationship between theory and practice.
Article body
Cela fait au moins vingt ans que l’actualité de la Théologie de la libération[1] (TdL) est remise en cause. On discute de la crise que traverse cette théologie, de son importance, de sa pertinence, si elle est opportune, etc. Peu importe la nomenclature, ce qui importe, c’est la réalité à laquelle elle renvoie : la TdL aurait perdu son actualité et appartiendrait au passé. Mais certaines personnes refusent d’admettre ce fait et, selon elles, la TdL continue d’être actuelle. Il est important d’identifier les intérêts en jeu derrière les différentes positions prises dans cette discussion. Affirmer ou nier une manière de vivre ou de penser la foi et d’être Église, cela comporte des implications et des conséquences énormes pour la société et pour l’Église elle-même. En vérité, celui qui affirme ou nie l’actualité de la TdL, dans une certaine mesure, le fait toujours, consciemment ou non, à partir et en fonction de certains intérêts ecclésiaux ou sociaux. Et cela peut facilement se constater. Il suffit d’observer les liens ecclésiaux ou sociaux, le centre d’intérêts, la position sur des questions plus polémiques, les goûts liturgiques, la relation avec les autorités, etc., de celui qui affirme ou nie une telle actualité. De sorte que, dans cette discussion, est en jeu bien davantage que la simple objectivité d’un fait, à savoir l’actualité ou non d’une théologie. Ici, ce qui est en jeu, c’est l’affirmation ou la négation d’un dynamisme ecclésial et social déterminé qui ne cesse de menacer ou à tout le moins d’incommoder certains intérêts ecclésiaux et sociaux.
Dans cette discussion, nous nous situons à l’intérieur du mouvement théologique-pastoral connu comme « Théologie de la libération » et, à partir de cette posture académique, nous désirons réfléchir sur son actualité et contribuer au renforcement et au développement de son dynamisme. Pour ce faire, nous expliciterons d’abord ce que nous entendons par TdL, ensuite, nous montrerons en quel sens l’on peut et l’on doit parler de l’actualité de cette théologie. Enfin, nous mettrons en lumière certains des points les plus déterminants de cette théologie, qui constituent ses défis permanents.
I. Théologie de la libération
Derrière l’expression « Théologie de la libération », se trouve un mouvement théologique-pastoral extrêmement riche, pluriel et complexe aux frontières très difficiles à marquer. En vérité, on ne devrait même pas parler de TdL au singulier, puisque la TdL n’existe pas. Il existe plusieurs théologies de la libération.
La pluralité et la complexité qui caractérisent ce mouvement résident dans la diversité géographique (Amérique latine, Afrique, Asie, États-Unis, Europe)[2], dans la diversité des points de vue ou de perspectives (pauvreté, genre, ethnie, culture, écologie, pluralisme religieux)[3], dans la diversité des médiations pratiques (communautés ecclésiales de base, pastorale sociale, mouvement social, parti politique, etc.) et théoriques (sciences sociales, anthropologie, philosophie, etc.) ainsi que dans la diversité des problèmes et des thématiques analysés et formulés (christologie, trinité, ecclésiologie, société, économie, genre, culture, etc.). Dépendamment du problème, du lieu géographique, de la perspective et de la médiation pratico-pratique priorisée, la TdL privilégiera un aspect ou un autre.
Évidemment, nous ne pouvons développer ici cette diversité d’aspects ou d’éléments qui caractérisent et façonnent le mouvement plural et complexe dénommé TdL. Cela nous conduirait trop loin. Pour notre propos, il est suffisant d’expliciter les deux sens fondamentaux de l’expression TdL (1), et ce que nous considérons avec Gustavo Gutiérrez comme ses « intuitions centrales » ou sa « colonne vertébrale » (2). Ce sont les aspects constitutifs et déterminants de toutes les théologies de la libération ou, si l’on veut, ce qu’il y a de commun entre elles.
1. L’expression « Théologie de la libération »
L’expression « théologie de la libération » qualifie autant un mouvement ecclésial plus ou moins réflexif, une manière d’être Église, de vivre et de célébrer la foi, une praxis pastorale, qu’un moment plus explicite et strictement théorique qui constitue son élaboration et sa formulation théorique-conceptuelle. Dans la formulation plus précise d’Ignacio Ellacuría, elle désigne autant une « praxis théologale » qu’une « théorie théologique » à l’intérieur d’une unité structurelle (théorie-praxis) plus ou moins dense et conséquente[4]. Il s’agit donc d’un mouvement théologique-pastoral, pratico-théorique, théologal-théologique, comme on préférera le qualifier. Appartiennent à ce mouvement autant ceux qui participent à cette praxis théologale (Peuple de Dieu en général et, à l’intérieur de lui, celui qui exerce un ministère ordonné ou non), ceux qui se consacrent de manière plus explicite à la théorie théologique (prédication, catéchèse, formation et théologie au sens strict du terme), le fameux théologien Leonardo Boff et le grand prophète Pedro Casaldaliga, les innombrables organisations et directions ecclésiales, connues ou anonymes, que tous ceux qui y sont associés ou qui, d’une manière ou d’une autre, participent à cette manière d’être Église, de vivre et de penser sa foi.
La TdL est avant tout une « praxis théologale » : une manière de vivre et de célébrer la foi, une façon d’agir et d’intervenir dans la société, une façon de façonner la vie individuelle et collective, ecclésiale et sociale, etc. Il s’agit de la façon de vivre et d’agir de Jésus de Nazareth, le Christ. Pour cela même, la praxis qui caractérise la TdL est la praxis de la suite de Jésus de Nazareth qui consiste en la réalisation historique du règne de Dieu[5]. Avant d’être une théorie bien élaborée, la TdL est un dynamisme ecclésial, une praxis. C’est le sens fondamental de la formulation, un peu ambiguë, de Gustavo Gutiérrez de la théologie comme « acte second » face à la praxis de la foi comme « acte premier[6] ». Sans cette pratique on ne peut pas parler de la TdL, aussi irréductible et important que soit son moment strictement théorique. C’est la raison pour laquelle lorsqu’on parle de la TdL, on pense immédiatement aux communautés ecclésiales de base, CEB, aux pastorales sociales, aux groupes ecclésiaux qui mettent davantage l’accent sur la dimension pratique et sociale de la foi et aux chrétiens engagés dans les mouvements et les luttes populaires ou encore, d’une certaine manière, sensibles ou solidaires à ces causes.
Pour éviter des malentendus concernant l’expression « praxis théologale », il convient d’effectuer certaines précisions sous forme de thèses. En premier lieu, la praxis théologale ne s’oppose pas à la théorie théologique, ni ne s’y substitue. Il n’existe pas de praxis qui se passe entièrement de l’intellection ni d’intellection qui se passe complètement de la praxis. Toute théorie est théorie d’une praxis et toute praxis contient un moment théorique irréductible qui doit être développé. En second lieu, la praxis théologale ne se réduit à aucune de ses modalités ou de ses formes d’action. Elle peut mettre l’emphase ou prioriser un aspect ou un autre (social, économique, genre, etc.), mais tout réductionnisme est arbitraire et, en fin de compte, appauvrissant, et porte atteinte au dynamisme du règne de Dieu qui inclut toutes les dimensions de la vie humaine. En troisième lieu, le caractère théologal de la praxis dit quelque chose en ce qui a trait à l’objectivité du dynamisme du règne de Dieu : elle contribue à, ou favorise la grâce, ou bien elle fait obstacle ou empêche le péché, au-delà de toute bonne intention dont, comme nous l’enseigne le dicton populaire, « l’enfer est rempli ». C’est quelque chose de réel qui nous dit quelque chose au sujet de toutes les praxis, de la plus « religieuse » à la plus « profane ».
Mais, au-delà d’une « praxis théologale » plus ou moins réflexive, en tant qu’approfondissement et développement de son moment intellectif, la TdL prétend être une « théorie théologique » dans le sens le plus strict du terme : « exercice rationnel maximum et scientifique possible sur son objet englobant qui est le règne de Dieu[7] ». Quoique ne développant et n’élaborant pas toujours suffisamment sa réflexion, ni ne parvenant toujours aux meilleures formulations, souvent à cause de l’urgence pastorale ou de la précarité de ses moyens qui ajournent une telle démarche, la TdL a toujours prétendu et fait l’effort de se constituer comme « objet strictement théologique pouvant être estimé comme une théologie totale[8] ». Jusqu’à quel point et dans quelle mesure est-elle parvenue à atteindre ce but ? Cela demande à être vérifié dans chaque cas, sans oublier qu’elle demeure une tâche en construction. Quant à la prétention et aux efforts, il n’y a aucun doute. En tant « qu’objet strictement théologique », la TdL n’est pas une anthropologie, ni une sociologie, ni une politologie, ni une science des religions, etc., mais une théologie. Le fait de prioriser la médiation des sciences socio-historiques « n’implique pas nécessairement qu’elle se transforme en l’une de ces sciences avec un langage théologique, de même que la préférence classique pour la médiation philosophique ne faisait pas nécessairement de la théologie une forme de philosophie[9] ». En tant que « théologie totale », elle n’est pas une théologie du politique ou du social ou même de la libération, si celle-ci est entendue comme un thème parmi tant d’autres. Comme disait Gustavo Gutiérrez, la TdL « ne propose pas tant un nouveau thème à notre réflexion, qu’une nouvelle façon de faire de la théologie[10] ». Elle prétend traiter d’une « praxis théologale » dans sa totalité sans se réduire à aucun de ses aspects ou à aucune de ses dimensions, aussi urgentes que la réalité socio-pastorale l’oblige à donner une plus grande attention aux questions socio-économiques, de genre, de culture, d’environnement, etc. Cependant, elle n’est pas une théologie du social ou du politique, mais une théologie de la réalisation historique du règne de Dieu — en ce qu’il y a de « Dieu » (totalité du Dieu révélé par Jésus et en Jésus), et de réalisation historique de son « Règne » (histoire comme lieu de présence et d’agir du Dieu de Jésus) dans une unité structurelle de « règne de Dieu[11] ».
De sorte que lorsqu’on parle de TdL, on parle autant d’un mouvement ecclésial (praxis) que de son moment plus strictement intellectif (théorie), ou encore, on parle autant d’une « praxis théologale » que d’une « théorie théologique » dans son unité structurelle, que l’on mette l’accent sur l’une ou l’autre.
2. « Intuitions centrales » de la Théologie de la libération
Aussi distinctes que soient les différentes théologies de la libération, il existe quelque chose de commun entre elles, quelque chose qui permet, d’une certaine manière, de parler de la TdL, sans plus. Gustavo Gutiérrez, par exemple, parle de « deux intuitions centrales qui furent les premières à apparaître chronologiquement et qui continuent de constituer sa colonne vertébrale ». Il s’agit du primat de la praxis et de la perspective du pauvre et de l’opprimé[12].
En ce qui a trait au primat de la praxis, Gutiérrez affirme : « […] depuis le commencement, la TdL considéra que l’engagement dans le processus de libération est un acte premier et que la théologie vient après, comme acte second[13] ». Cela pointe vers le double effort de « faire valoir l’importance du comportement concret, du geste, de l’action, de la praxis dans la vie chrétienne[14] » et de « situer le travail théologique au sein du complexe et fécond contexte de la relation pratico-théorique[15] ». D’un côté, en tant que « praxis théologale », la TdL naît à l’intérieur d’un mouvement ecclésial plus ample de redécouverte du caractère praxique de la foi chrétienne et elle se façonne comme sa radicalisation[16]. La foi chrétienne ne consiste pas premièrement et radicalement en l’acceptation et en la confession de doctrines ni dans l’observance de rituels religieux, aussi nécessaires et importants soient-ils, mais dans la réalisation de la volonté de Dieu. Elle consiste, fondamentalement, à la suite de Jésus de Nazareth. C’est une foi praxique, activée par l’amour (Ga 5,6). Il existe donc une centralité et un primat de l’action sur la doctrine et le rituel dans la foi chrétienne : « Ce ne sont pas tous ceux qui diront : “Seigneur, Seigneur !” qui entreront dans mon Royaume, mais ceux qui accomplissent la volonté de mon Père » (Mt 7,21). D’un autre côté, en tant que « théorie théologique », la TdL prend au sérieux le caractère praxique de toute théorie[17] : elle est toujours la théorie d’une praxis (réelle ou imaginaire) et elle détermine ou sert une certaine praxis ; en bonne mesure elle est conditionnée par des intérêts bien déterminés, normalement non explicites ; elle est médiatisée par des structures de pensée (dualistes, réductionnistes, structurelles, etc.) et par des concepts socialement forgés, développés et transmis ; elle possède sa source inépuisable de connaissance et son critère ultime (non unique) de vérité dans la réalité qu’elle cherche à interpréter. Il existe donc également à l’intérieur de la « théorie théologique » un primat de la praxis. Elle n’est que le « moment » conscient et réflexif de la « praxis théologale ». De sorte que, en dernière instance, le problème de la « théorie théologique » est le problème de sa « relation » avec la « praxis théologale ».
En ce qui concerne la perspective du pauvre et de l’opprimé, elle concrétise et détermine autant la praxis théologale que la théorie théologique. La TdL n’est pas, sans plus, une praxis ecclésiale et une théologie de la praxis. C’est une praxis et une théologie réalisées « à partir du revers de l’histoire[18] » et en vue du processus de libération des « christs flagellés des Indes[19] ». C’est une praxis et une théologie de la libération. La perspective du pauvre et de l’opprimé constitue ici « la clé de compréhension du sens de la libération et de la révélation du Dieu libérateur[20] ». C’est sa perspective ou son locus[21] fondamental. Il donne forme à la TdL autant comme « praxis théologale » que comme « théorie théologique ». D’un côté, la révélation de Dieu en Israël, et particulièrement en Jésus-Christ, est profondément reliée à la libération des pauvres et des opprimés. Dieu se révèle ici, avant tout, comme le Sauveur-Libérateur des pauvres et des opprimés et le Salut-Libération de ceux-ci apparaît comme le signe par excellence de la réalisation du règne de Dieu en ce monde. De sorte que la « praxis théologale » que constitue la TdL est fondamentalement une praxis de libération des opprimés : pauvres, femmes, noirs, amérindiens, déficients, etc. D’un autre côté, en tant que moment conscient et réflexif de cette praxis, « théorie théologique », la TdL possède, ici, son point de départ (comme théorie de cette praxis), son but (être au service de cette même praxis) et un de ses critères fondamentaux (lieu de réalisation, de vérification, et principe de désidéologisation). Elle est une théologie faite à partir, dans la perspective, dans l’horizon, du point de vue des pauvres et des opprimés ; une théologie qui prend au sérieux tant la partialité envers les pauvres et les opprimés qui caractérise la révélation et la foi chrétienne que le caractère praxique de toute théorie, assumant, de manière critique et consciente, son lieu social. Ceci est le sens propre et spécifique de l’expression lieu théologique dans la TdL[22] qui, en fin de compte, ne signifie pas autre chose que prendre au sérieux l’option évangélique pour les pauvres tant à l’intérieur de la « praxis pastorale » que dans la « théorie théologique ».
Ces deux intuitions fondamentales constituent donc la « colonne vertébrale » de toutes les théologies de la libération, qu’il s’agisse de « praxis théologale » ou de « théorie théologique ». Elles naissent et se développent toutes comme théologie de la praxis (primat de la praxis) de libération (perspective du pauvre-opprimé). Ce qui varie, c’est l’accent donné à une praxis déterminée (ecclésiale, sociale, politique, culturelle, etc.) et à un aspect déterminé de la libération (pauvreté, genre, ethnicité, écologie, etc.) et la manière d’expliciter le lien théorie-praxis (acte premier-acte second, théorie comme moment de la praxis, etc.).
II. Actualité de la Théologie de la libération
Ayant présent à l’esprit la pluralité et la complexité qui caractérisent la TdL, sa dimension praxique et théorique (praxis théologale et théorie théologique) et ses caractéristiques fondamentales (primat de la praxis et perspective du pauvre-opprimé), nous pouvons maintenant nous interroger sur son actualité : la TdL est-elle toujours d’actualité ?
La réponse à cette question dépend, en partie, de ce qu’on entend par actualité ou par l’aspect selon lequel elle est abordée : sa simple présence, avec une grande ou une moindre visibilité, son importance historique, sa pertinence théologale-théologique. Voyons si et à quel point nous pouvons affirmer l’actualité de la TdL selon ces différents aspects.
1. L’actualité fait référence avant tout au simple fait d’être présent. C’est le caractère actuel de quelque chose. Elle indique la présence physique ou réelle de quelque chose. Nous disons qu’une chose est plus ou moins d’actualité, dans la mesure où elle est plus ou moins présente. Et cette présence de quelque chose, par le simple fait d’être présent, s’impose de telle sorte que nous pouvons nous apercevoir que nous ne la voyons pas. Nous pouvons l’ignorer, la nier, etc., mais dans la mesure où nous le faisons, nous reconnaissons, d’une certaine manière, son actualité. Nous pouvons seulement constater que nous ne voyons pas ce que nous voyons, l’ignorer ou nier sa présence. C’est le niveau le plus élémentaire et le plus fondamental de l’actualité de quelque chose. N’importe quel autre niveau ou forme d’actualité le suppose et se fonde en lui.
En ce sens, on ne peut nier l’actualité de la TdL. Elle est présente dans l’Église et dans la société sous plusieurs formes : dans la vie de nombreux chrétiens et de plusieurs groupes, communautés et organisations ecclésiales, dans le ministère prophétique de certains évêques, prêtres et animateurs/trices de communautés ; dans la vie religieuse insérée et engagée dans les causes populaires, au sein des activités théologiques de plusieurs théologiens et théologiennes ; à l’intérieur des mouvements les plus divers et des organisations populaires, au Forum Social Mondial ; dans des partis de gauche ; dans des processions, des rites, des prières, des poésies, des tableaux, des T-shirts, des livres, des articles, des feuillets, des pièces de théâtre, des vidéos et des CD ; dans des classes, des conférences, des débats, des entrevues, dans des gestes prophétiques comme le jeûne de dom Luis Cappio contre le barrage sur le fleuve San Francisco au Brésil ; dans les pastorales et les organismes sociaux (Conseil Pastoral de la Terre [CPT], Conseil Indigène Missionnaire [CIMI], Caritas, Pastorales des pêcheurs, des migrants, carcérale, des mineurs, du Peuple de la rue, des enfants, des ouvriers, etc.). De sorte que, autant comme « praxis théologale » que comme « théorie théologique », la TdL continue d’être présente et actuelle !
2. En second lieu, l’actualité nous dit quelque chose à propos de la plus ou moins grande visibilité d’un sujet à un moment déterminé ; le fait d’apparaître, d’être vu, d’être commenté, d’occuper le centre d’attention. Nous disons qu’une chose est plus ou moins d’actualité dans la mesure où on en parle dans les médias, dans l’opinion publique, lorsqu’un sujet est à la mode, etc. Cette sorte d’actualité, d’un côté, suppose et se fonde sur le premier mode d’actualité auquel nous faisions référence (seul possède de la visibilité ce qui est présent), mais, d’un autre côté, cela dépend d’une série de facteurs et de conditions sans lesquels difficilement elle gagnerait autant de visibilité : elle doit répondre à une certaine nécessité/anxiété/quête, sans oublier que celles-ci sont également produites, et toujours davantage, dans la logique du marché (produit/désir/nécessité-marketing). Aussi, elle doit avoir accès aux moyens de communication (télévision, radio, journal, revue), sans oublier que ceux-ci possèdent leurs intérêts et qu’ils sont bien sélectifs, au support et à l’appui des instances internationales de pouvoir, etc.
En ce sens, il faut reconnaître que, même si la TdL ne manque pas complètement d’actualité, elle n’est pas en ce moment le mouvement ecclésial ayant la meilleure visibilité. Les mouvements à saveur plus « religieuse », cléricale et médiatique, moralement et culturellement plus conservateurs, politiquement plus à droite et en bonne relation avec le « pouvoir », jouissent, sans doute, d’une plus grande actualité au sein de l’Église et de la société. Ces mouvements travaillent davantage l’aspect émotionnel, existentiel, corporel ; ils possèdent l’appui et le support des évêques et des prêtres, dans la mesure où ils répondent davantage aux intérêts institutionnels immédiats de l’Église (fidèles, dîme), ils récupèrent le culte de l’autorité ecclésiastique et maintiennent vis-à-vis d’elle une certaine relation de subordination (depuis qu’elle les appuie) ; ils n’entrent pas en conflit avec les détenteurs du pouvoir économique et politique, bien au contraire ; et surtout, ils ont de nombreux accès aux médias — ils possèdent même des canaux de télévision — et, à travers eux, ils exercent une énorme influence sur l’augmentation des pratiques dévotionnelles, des chants, et des manières de prier, etc. À côté de ces mouvements, la TdL possède bien moins de visibilité, elle semble bien moins attractive pour la majorité des fidèles, elle a un accès très restreint aux médias et, par conséquent, une portée bien plus réduite. Elle compose avec toujours moins d’appui des évêques et des prêtres. Même si elle ne cesse d’avoir de l’impact (ne serait-ce qu’à cause du caractère conflictuel que tout engagement transformateur comporte), elle n’a plus le caractère nouveau d’autrefois, lorsque pratiquement toute l’Église semblait être de « l’autre côté ». Elle continue d’être présente et actuelle, mais en ayant bien moins de visibilité. Elle n’est plus à la mode !
3. En troisième lieu, l’actualité nous dit quelque chose à propos de la pertinence ou de l’importance de quelque chose à un moment déterminé. Il s’agit d’aller à la rencontre des nécessités réelles et concrètes. Nous disons que quelque chose a plus ou moins d’actualité dans la mesure où il répond positivement et effectivement à une situation déterminée. L’actualité de quelque chose est, ici, conditionnée par le contexte où il est présent et par les intérêts auxquels elle répond. La question de l’importance de quelque chose débouche nécessairement sur la question de savoir pour qui cette chose est importante ou non. Ce qui est extrêmement important pour certains peut n’avoir aucune importance pour d’autres[23]. Cela ne signifie aucun relativisme, mais une contextualisation et une historisation de l’importance ou non que quelque chose peut avoir dépend toujours, en bonne mesure, d’où et de qui.
En ce sens, on peut difficilement nier l’actualité de la TdL, mais il est nécessaire de dire dans quel contexte et pour qui elle est importante ou non. Comme dit Gustavo Gutiérrez, « la TdL est née du défi que représentent pour la foi la pauvreté et l’oppression générale et inhumaine en Amérique latine et dans les Caraïbes ». Comme cette situation se maintient et s’aggrave, « conséquemment, les défis que pose la pauvreté (oppression) à notre solidarité et à notre réflexion continuent à être présents de nos jours, avec encore plus d’impétuosité et d’amplitude[24] ». L’importance ou l’actualité de la TdL est profondément liée à cette situation de pauvreté et d’oppression. Avant toute chose, elle parle à cette situation et cela peut être démontré de manière particulière dans les luttes populaires pour la transformation de cette situation : les sans-terres, les sans-toits, le peuple de la rue, les enfants de la rue, les noirs, les femmes, les petits pêcheurs, les luttes pour la sauvegarde de l’environnement, etc. Dans cette perspective, est significative et symptomatique la réalisation du Forum Mondial de Théologie et Libération[25], qui en est déjà à sa troisième édition, au sein du Forum Social Mondial : il s’agit d’un signe important de syntonie avec les causes populaires, de son actualité et de sa pertinence dans ces mêmes causes.
4. Enfin, l’actualité nous informe de la pertinence d’un sujet en rapport avec autre chose, l’état actuel d’une chose en rapport à quelque chose qui la concerne et lui appartient intrinsèquement. Nous disons qu’un sujet est plus ou moins d’actualité dans la mesure où il est plus ou moins caractéristique, propre ou constitutif, de quelque chose. Comprise de cette manière, l’actualité nous dit, d’un côté, ce qui est respectif à un sujet en rapport à une réalité plus grande et, de l’autre côté, la plus ou moins grande importance de ce sujet en rapport à cette réalité plus grande. Ainsi, par exemple, l’hydrogène et l’oxygène sont des éléments constitutifs de l’eau, de sorte que là où l’on trouve de l’eau, ces éléments sont présents ; la corporalité est une note constitutive de l’animal humain, de sorte que sans corporéité il n’y a pas d’animal humain. En d’autres mots, l’actualité indique ici le caractère (plus ou moins) propre, constitutif, caractéristique, intrinsèque, etc., d’une chose, indépendamment de sa plus ou moins grande visibilité (second mode d’actualité) et même de sa plus ou moins grande importance (troisième mode d’actualité).
En ce sens, on ne peut nier l’actualité ou la pertinence de la TdL, en tant que forme historique du christianisme ou actualisation de la foi chrétienne, soit en tant que « praxis théologale », ou comme « théorie théologique ». Les intuitions ou les principes fondamentaux de la TdL — primat de la praxis et perspective du pauvre/opprimé — sont des modes caractéristiques/constitutifs de la révélation et de la foi chrétiennes qui ne peuvent être niés sans que cette négation n’affecte la révélation et la foi chrétiennes dans leur essence même : leur caractère praxique (ce n’est pas une simple théorie/doctrine, mais avant tout l’action salvifique) et sa partialité envers les pauvres et les opprimés (salut, en premier lieu, des pauvres et des opprimés et, à partir d’eux, de tous et de toutes). Évidemment, la TdL (tout comme le christianisme naissant, pour ne pas parler de chrétienté), en tant que mouvement historique, n’épuise pas les potentialités pratiques et théoriques du christianisme, pas plus que la révélation et la foi chrétienne ne se réduisent à son caractère praxique et à sa partialité envers les pauvres et les opprimés. Mais, me répétant, ces aspects ou principes sont d’une telle manière constitutifs de la révélation et de la foi chrétiennes qu’ils doivent être conservés « opportunément et inopportunément » (2 Tm 4,2) et, dans la mesure où la TdL les conserve de manière conséquente, au-delà de toutes modes pastorales et théologiques, elle possède une pertinence théologale et théologique inégalable.
En somme, même si la TdL n’est pas à la mode et qu’elle n’a pas de visibilité (second mode d’actualité), elle continue d’être présente et actuelle (premier mode d’actualité), en ayant une grande importance dans la lutte contre la pauvreté et les diverses formes d’oppression (troisième mode d’actualité) et une grande pertinence théologale et théologique (quatrième mode d’actualité).
III. Défis permanents de la Théologie de la libération
L’actualité de la TdL demeure une réalité qui, en raison de sa pertinence théologale et théologique et de son importance historique, doit être approfondie et élargie, de sorte qu’elle devienne toujours plus actuelle. En ce sens, davantage qu’une simple constatation, l’actualité de la TdL est un défi à relever et une tâche à accomplir. Pour cela, il demeure essentiel de ne pas perdre de vue et de porter particulièrement attention à ces aspects ou éléments qui structurent et façonnent cette manière de vivre et de penser la foi qu’est la Théologie de la libération. Évidemment, on peut discuter quels sont ces aspects ou ces éléments. Nous indiquerons ici, sans plus ample développement, ceux que nous considérons les plus fondamentaux et déterminants de la TdL et, pour cela, ses défis permanents : partialité de Dieu envers les pauvres (1), foi comme réalisation de la volonté de Dieu (2), la problématique des médiations (3), le caractère théologal-prophétique des luttes populaires (4) et la relation entre théorie et praxis (5).
1. Partialité de Dieu pour les pauvres
Avant toute chose, il est nécessaire d’insister sur un fait — et toute insistance ici sera faible —, le Dieu qui constitua le fondement ultime de la foi et de la théologie chrétienne n’est pas un principe absolu-universel-impartial-abstrait, logique-rationnel ou ce qu’on veut, mais plus concrètement, le Dieu qui se révéla en Israël et, particulièrement, en notre Seigneur Jésus-Christ. Ce Dieu ne s’est pas révélé sans plus comme l’être omnipotent, omniprésent et omniscient des métaphysiques classiques, mais avant tout, comme Sauveur des pauvres et des opprimés. Sa Révélation ne se constitue pas non plus, fondamentalement, sur le fond de vérités sur sa personne, mais, d’abord, sur son action salvifique.
D’un côté, « Dieu ne s’est manifesté premièrement ni comme la vérité du monde ni comme le fondement de toute vérité et de toute connaissance », mais avant tout, « comme un Dieu sauveur, comme fondement de la santé et de la liberté de l’être humain. Ou dit de manière plus précise, Dieu ne se manifesta pas uniquement comme Sauveur, mais primordialement, en tant que Sauveur, dans l’acte même de sauver. C’est l’expérience fondamentale que nous transmet l’Écriture[26] ». Dans l’Ancien Testament, Dieu libère le peuple de l’esclavage et, dans le contexte de cette libération, Il se fait connaître « dans l’action même de sauver son peuple, Dieu dit qui Il est et Il le dit justement en sauvant[27] ». De sorte que la révélation du nom de Dieu (Ex 3,14) est inséparable de l’Exode et, pour cela même, elle doit être lue à partir de l’Exode. À nouveau, dans le Nouveau Testament, la révélation de Dieu apparaît inséparable de l’action salvatrice de Jésus. Ainsi, par exemple, lorsque les disciples de Jean le Baptiste demandent à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir ? », il répond : « Allez raconter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles récupèrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres reçoivent la bonne nouvelle. Heureux ceux qui ne trébuchent pas à cause de moi » (Lc 7,22s). La « parole » que Dieu « communique » (Ac 10,36), dit Pierre, n’est pas autre sinon « ce qui arriva en Judée, débuta en Galilée » (Ac 10,37) : « Dieu a oint de son Esprit Saint et de son pouvoir Jésus de Nazareth qui passa en faisant le bien et en guérissant tous les possédés du démon parce que Dieu était avec lui » (Ac 10,38).
D’un autre côté, en tant que Sauveur, le Dieu biblique se manifeste comme un Dieu partisan des pauvres et des opprimés (Jdt 9,11), au point de s’identifier à eux (Mt 25,31-46). En vérité, comme insiste à le dire Jon Sobrino,
la relation de Dieu avec les pauvres de ce monde apparaît comme une constante dans sa révélation, cela se maintient formellement comme une réponse aux clameurs des pauvres. C’est pourquoi, pour connaître la révélation de Dieu, il est nécessaire de connaître la réalité des pauvres. Dit autrement, la relation Dieu-pauvre dans l’Exode, les prophètes ou en Jésus, n’est pas simplement conjoncturelle et passagère, mais structurelle. Il existe une corrélation transcendantale entre révélation de Dieu et clameur des pauvres et, à cause de cela, même si la révélation de Dieu ne se réduit pas à répondre à la clameur des pauvres, nous croyons que sans introduire essentiellement cette réponse, on ne peut comprendre la révélation[28].
La libération des pauvres et des opprimés dans l’Exode et dans la praxis de Jésus de Nazareth n’est pas quelque chose de secondaire ou de périphérique dans la révélation du Dieu biblique, elle apparaît constitutive de cette révélation et elle nous apprend quelque chose à propos du mystère plus profond de Dieu. Elle se révèle dans le processus de libération de l’Exode (et non dans le processus de domination du Pharaon) et dans la praxis libératrice de Jésus de Nazareth (et non dans la praxis de César). Cela n’est pas un simple détail, un événement fortuit ou un revêtement, mais a à voir avec le mystère même de Dieu qui ne peut assumer la façon de faire d’un Pharaon ou d’un César sans se renier lui-même. Le Dieu biblique est, pour cela, en soi-même, essentiellement, constitutivement, un Dieu partisan des pauvres et des opprimés.
Même si le mystère de Dieu ne s’épuise pas dans sa partialité en faveur des pauvres et des opprimés, cette partialité est une de ses caractéristiques constitutives — même si cela peut apparaître comme un scandale métaphysique (pour certaines métaphysiques étrangères ou peu en rapport avec l’histoire et l’historicité). Cette partialité de Dieu a d’énormes conséquences pour la foi chrétienne et, inclusivement, pour son moment plus strictement intellectif, la théologie.
2. La foi comme réalisation de la volonté de Dieu
La foi chrétienne est, fondamentalement, « un acte par lequel le salut présent en Jésus-Christ atteint les personnes et les communautés, les transforme et les initie à une création nouvelle[29] ». Ce salut ne consiste pas, premièrement, dans la révélation de vérités ou de doctrines sur Dieu, ni en des exigences de rites religieux, mais dans un dynamisme praxique-salvifique (1 Co 4,20). Par conséquent, la foi, en tant qu’ouverture à l’accueil de ce dynamisme, ne consiste pas non plus en l’acceptation et la confession de doctrines ou en des rites religieux, mais en une insertion et une participation actives à ce dynamisme. Ce caractère actif/praxique de la foi ne s’oppose ni ne compromet sa participation à la grâce. La foi est un don (Ep 2,8), mais un don qui, une fois accueilli, nous recrée en nous insérant activement dans son propre dynamisme : « Nous avons été créés en Jésus Christ pour les oeuvres bonnes, que Dieu a préparées d’avance, afin que nous nous y engagions » (Ep 2,10). Pour cela, c’est un don à réaliser, quelque chose que nous recevons pour le réaliser.
Certes, la foi est un acte intelligent et elle possède son moment de vérité. Mais l’intellection pure (qui est à peine un moment de l’acte de foi) ne consiste pas premièrement en une doctrine conceptuellement élaborée (elle n’est qu’un moment plus développé et élaboré de celle-ci). De sorte qu’il ne s’agit pas d’opposer réalité/praxis et vérité/théorie, mais d’éviter le réductionnisme intellectualiste de la foi.
Il est également clair que la foi possède son expression symbolique-rituelle. Mais celle-ci n’est pas que cela : l’expression (elle la manifeste) plus ou moins efficace (elle conduit à) de la foi[30]. Sans la foi, cette expression cesse d’être une manifestation et perd son efficacité, devenant un pur ritualisme. De sorte que, ici non plus, il ne s’agit pas d’opposer la praxis de la foi et l’expression symbolique-rituelle, mais d’éviter le réductionnisme ritualiste de la foi.
En tout cas, il importe d’insister sur le caractère praxique de la foi chrétienne. Elle consiste en un dynamisme de vie, en une façon de vivre la vie, en une praxis : vivre comme Jésus vécut ! En un mot, elle consiste à la suite de Jésus de Nazareth[31]. Et ici il ne suffit pas d’avoir la foi en Jésus (la confesser doctrinalement et la célébrer rituellement) ; il est nécessaire d’avoir la foi de Jésus (vivre à la façon et comme il a vécu), l’initiateur et le consommateur de la foi (He 12,2) : « une foi activée par l’amour » (Ga 5,6), qui se voyait dans ses oeuvres (Jc 2,18), qui nous amène à passer « en faisant le bien » (Ac 10,38), qui nous rend « proches » de ceux qui sont tombés sur le bord du chemin (Lc 10,25-37) et qui a comme mesure et critères définitifs les besoins de l’humanité souffrante (Lc 10,25.37 ; Mt 25,31-46). Dans la suite de Jésus, il ne suffit pas de marcher avec Jésus dans le coeur ; il est nécessaire d’avoir du coeur pour marcher avec Lui : « celui qui prétend demeurer avec Lui doit agir comme Il a agi » (1 Jn 2,6) ; « Ce ne sont pas ceux qui disent Seigneur ! Seigneur !, qui entreront dans le règne de Dieu, mais ceux qui accomplissent la volonté de mon Père qui est aux cieux » (Mt 7,21). Et cette volonté du Père nous dit quelque chose en rapport avec la vie dans sa totalité, dans toutes ses dimensions.
3. La problématique des médiations
Dans l’item antérieur, nous insistions sur le fait que la foi chrétienne consiste en la suite de Jésus, c’est-à-dire en un mode de vie, en une praxis. Il ne s’agit pas seulement d’avoir des conséquences pratiques, comme si la foi était quelque chose de simplement intellectuel et/ou d’antérieur à la praxis, mais, plus radicalement, d’être, en elle-même, une praxis. En tant que tel, elle suppose autant une option personnelle (appropriation de possibilités déterminées) que quelque chose d’offert (des possibilités déterminées d’agir).
La foi chrétienne possède un moment d’option personnelle irremplaçable. Personne n’est obligé de suivre Jésus, de vivre comme Il a vécu. C’est une possibilité, mais une possibilité qui doit être choisie. On peut, sans doute, forcer et même obliger quelqu’un à appartenir à la religion chrétienne, à confesser ses doctrines et à pratiquer ses rites. La chrétienté et, particulièrement, l’invasion et la colonisation de ce que nous appelons l’Amérique latine, en est l’exemple. Mais cela n’est pas la foi chrétienne. La foi chrétienne débute au moment où quelqu’un l’assume comme son dynamisme de vie suscité par Jésus et son Esprit, se laissant façonner par Lui et construisant le monde selon ce même dynamisme, à partir des situations qu’il vit et des possibilités dont il dispose. Il est certain qu’on peut confesser la foi sans la vivre (incroyance des croyants), comme vivre la foi sans la confesser (« foi des incroyants »)[32]. Mais, même dans cette « foi anonyme », il existe un moment d’option personnelle on transférable, aussi conditionné que l’on soit : j’agis de cette façon, mais je pourrais agir autrement.
Néanmoins, cette option personnelle, précisément en tant qu’option, est une option pour quelque chose d’offert : une possibilité d’opter pour la manière d’être de Jésus (dons radicaux) et des possibilités concrètes dont nous disposons pour rendre effective cette option (dons-médiations). C’est la double dimension gracieuse, ou de gratuité, de la foi. D’un côté, tant la possibilité même de pouvoir choisir (ouverture humaine radicale) que la possibilité concrète d’opter pour la façon de vivre de Jésus (don salvifique par excellence) est un don de Dieu que nous recevons gratuitement. D’un autre côté, la configuration de notre vie et de notre monde selon le dynamisme déclenché par Jésus et son Esprit et approprié par nous dans la foi, dépend du moment et de la situation que nous vivons ainsi que des possibilités réelles dont nous disposons (médiations historiques). Certes, nous pouvons et nous devons créer des possibilités qui rendent viables notre option pour la façon de vivre de Jésus, mais nous ne pouvons créer qu’à partir des possibilités déjà offertes. C’est pourquoi la foi chrétienne, étant toujours la même (foi de Jésus), est toujours diverse (foi de ceux qui sont avec Jésus dans les différentes situations historiques).
Il s’agit là d’un des paradoxes et des drames fondamentaux de la foi chrétienne : un dynamisme de vie suscité par Jésus et son Esprit (don) qui doit prendre corps dans des situations et des contextes divers, à partir des réelles possibilités matérielles, biologiques, psychiques, sociales, politiques, culturelles, ecclésiales, etc., disponibles (tâche). Nous devons façonner notre vie et notre monde selon ce dynamisme, contre tout fatalisme et déterminisme. Mais nous ne pouvons le faire qu’à partir des possibilités réelles disponibles, contre toute forme d’idéalisme et de spiritualisme. Et ceci vaut pour toutes les dimensions de la vie : de la sexualité à l’économie. Elles doivent toutes être configurées selon le dynamisme suscité par Jésus et son Esprit. Mais cette forme dépendra en bonne partie des possibilités offertes dans chaque cas. Ainsi, la foi, nous insérant dans le dynamisme salvifique-recréateur de Jésus (don), ne nous offre pas de recette sexuelle, politique, économique, etc., mais d’abord, elle se constitue comme un défi et une mission (tâche).
Pour cela, le grand défi de la foi consiste à discerner et accueillir, dans chaque cas et dans chaque situation, parmi les possibilités réelles disponibles, les plus adéquates et les plus fécondes pour la configuration de notre vie et de notre monde selon le dynamisme suscité par Jésus et son Esprit. À l’intérieur de ce processus, il est nécessaire de toujours considérer que, sans aucune possibilité réelle et absolument adéquate, dans le sens d’épuiser les potentialités de ce dynamisme, toutes les possibilités ne sont pas également (in)adéquates : certaines étant plus (in)adéquates que d’autres. Ici, on compte toujours sur une bonne dose de risque, de chance… Dans tous les cas, un critère fondamental et permanent de discernement des possibilités devant être utilisées demeure : peu importe les dimensions de la vie, ce sont les besoins et les clameurs de l’humanité souffrante, des victimes de toute et de n’importe quelle forme d’injustice et d’exclusion (Mt 25,31-46 ; Lc 10,25-37).
4. Le caractère théologal-prophétique des luttes populaires
Prise dans sa totalité, la foi chrétienne est une praxis extrêmement complexe et dynamique. D’un côté, elle dit quelque chose en rapport à la vie humaine dans sa totalité et dans ses dimensions les plus diverses : personnelle, sociale, économique, politique, genre, culturelle, ecclésiale, etc. D’un autre côté, elle possède une structure radicalement ouverte : elle dépend du contexte dans lequel elle est vécue et des possibilités réelles et accessibles dans chaque situation/occasion. C’est pourquoi la praxis croyante, la foi, est irréductible à l’une de ses dimensions et/ou de ses formes. Ceci ne signifie pas qu’on ne puisse pas accorder une plus grande attention ou importance à l’une de ces dimensions (personnelle, sociale, économique, genre, etc.) ou de ces formes (individuelle, familiale, ecclésiale, populaire, etc.), dépendant du contexte où l’on vit, des drames et des exigences de chaque situation et moment historiques.
À l’intérieur de la TdL, on a toujours accordé une attention particulière et une importance aux luttes populaires ainsi qu’au lieu privilégié où était vécue la foi. Dans une bonne mesure, on peut affirmer qu’elle est née, qu’elle s’est développée et qu’elle continue à le faire, au sein des luttes populaires pour la libération. Taborda en arrive même à prendre la « praxis de libération » comme la « figure d’époque de la foi en Amérique latine[33] ». Il est clair que celle-ci « n’est pas l’unique figure » de la foi en Amérique latine, « ni même la plus fréquente, mais celle qui répond le mieux aux défis du moment présent[34] » ou en tout cas, celle qui se confronte de la manière la plus conséquente avec l’un des moments les plus déterminants (dans le péché ou dans la grâce) de notre vie individuelle et collective : le moment de son institutionnalisation et de son contrôle social.
En vérité, notre vie est bien plus conditionnée et déterminée par les structures de la société qu’il ne le semble : la forme de nos agissements les uns envers les autres (toi, vous, monsieur, son excellence, votre majesté, etc.), le fait d’être homme ou d’être femme, les relations de pouvoir, la production et la distribution des biens et des richesses, la relation avec l’environnement, etc., sont, en grande partie, régulés et contrôlés socialement. Certainement, tout cela trouve son origine dans des actions concrètes de personnes concrètes. Mais dans la mesure où elle s’impose et s’institutionnalise, elle acquiert un pouvoir énorme de configuration en faveur du bien ou du mal, de la vie individuelle ou collective. Ce pouvoir peut être plus ou moins en syntonie avec le dynamisme de vie suscité par Jésus et son Esprit : il peut autant permettre ou faciliter (dynamisme de la grâce) qu’empêcher ou rendre plus difficile (dynamisme du péché), acquérant ainsi un caractère strictement théologal. C’est la dimension structurelle ou institutionnelle du péché et de la grâce. Les structures de la société ne sont pas simplement des structures économiques, politiques, culturelles, de genre, etc. Elles sont également, et toujours, des structures théologales, en tant qu’objectivations (institutionnalisations) et médiations (pouvoirs dynamiseurs) de la grâce ou du péché. D’où son importance centrale pour la foi chrétienne, comprise comme suite de Jésus : une façon de vivre comme une manière de donner consistance à la vie individuelle et collective.
Maintenant, dans la mesure où la société est organisée ou structurée de telle manière qu’elle prive une grande partie de l’humanité des conditions de vie matérielles nécessaires à sa subsistance, qu’elle maintient la domination et l’exploitation des hommes sur les femmes, des blancs sur les noirs, qu’elle discrimine et marginalise les déficients, les simples d’esprit, les homosexuels, qu’elle détruit l’environnement et compromet le futur de l’espèce humaine sur la planète, elle défigure la présence de Dieu en ce monde et se constitue comme un obstacle au dynamisme de vie suscité par Jésus et son Esprit. Ses structures possèdent alors un caractère intrinsèquement peccamineux : elles se constituent comme une objectivation et une médiation d’un dynamisme peccamineux. En tant que telles, elles se présentent et s’imposent comme l’un des plus grands défis actuels au vécu de foi et, par conséquent, à l’action pastorale de l’Église.
C’est dans ce contexte que les luttes populaires pour la libération apparaissent comme des lieux privilégiés (non exclusifs) pour vivre sa foi. Elles se confrontent précisément à ce moment structurel ou institutionnel de la vie sociale, démasquant et dénonçant son caractère injuste, cherchant et annonçant des formes plus justes d’organisation de la société. Et, dans la mesure où elles le font, elles se constituent, objectivement (par-delà toute confession et intentionnalité), comme des médiations de l’action rédemptrice et recréatrice de Jésus et de son Esprit ; elles affrontent le péché du monde et s’insèrent dans le dynamisme salvifique-recréateur de Jésus et de son Esprit[35]. Cela ne nie pas l’existence, la nécessité et l’efficacité d’autres actions/médiations salvifiques (prière, action individuelle, actions collectives d’assistance, etc.) ni ce qu’il y a de péché dans les luttes et les organisations populaires (centralisme, autoritarisme, autopromotion, vengeance, absolutisation, etc.). Simplement, ce travail d’organisation reconnaît et prend au sérieux la dimension théologale (médiation salvifique) et son importance historique (nécessité et urgence actuelles).
5. La relation entre théorie et praxis
Dans son oeuvre classique, Théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez attire l’attention sur le fait que la TdL ne propose pas tant « un thème nouveau à la réflexion » (libération), mais « une manière nouvelle de faire de la théologie » (« réflexion critique de la praxis historique »), selon laquelle la théologie s’organise comme une
théologie libératrice, une théologie de transformation libératrice de l’histoire de l’humanité et, par conséquent, de sa portion — réunie en ecclesia — qui confesse ouvertement le Christ. Une théologie qui ne se limite pas à penser le monde, mais qui cherche à se situer comme un moment du processus à travers lequel le monde est transformé : s’ouvrant au don du règne de Dieu dans la protestation contre la dignité humaine piétinée, dans la lutte contre le dépouillement de l’immense majorité de l’humanité, dans l’amour qui libère, dans la construction d’une nouvelle société juste et fraternelle[36].
Ici, il convient de souligner deux aspects fondamentaux du savoir-faire théologique implicite à cette « nouvelle manière de faire de la théologie ».
1. La réalité que la théologie cherche à comprendre, « le don du règne de Dieu », est une réalité qui se réalise (sans s’épuiser) dans l’histoire comme libération. Aussi transcendante qu’elle soit, elle est transcendance dans l’histoire. De sorte que transcendance et histoire ni ne se réduisent (monisme), ni ne s’opposent (dualisme) l’une à l’autre, mais elles constituent une unité structurelle (respective de notes irréductibles). Dans la formulation de Gutiérrez, « il n’y a pas deux histoires, une profane et une sacrée, « juxtaposées » ou « strictement liées », mais un unique devenir humain assumé irréversiblement par le Christ, Seigneur de l’histoire. Son oeuvre rédemptrice embrasse toutes les dimensions de l’existence et Il la conduit vers son plein accomplissement. L’histoire du salut constituent les entrailles même de l’histoire de l’humanité[37] ».
2. En tant que « réflexion critique de la praxis historique », la théologie est « un moment du processus à travers lequel le monde est transformé ». Même si Gutiérrez n’est pas parvenu à développer suffisamment et à tirer toutes les conséquences de cette thèse, il indique par là un chemin extrêmement fécond pour la compréhension et le développement de l’activité théologique. Celle-ci débute par la praxis du règne de Dieu et elle est au service de cette même praxis (caractère praxique), elle rend intelligible le sens et n’oppose pas les sens. C’est le moment de la praxis, mais « un » moment seulement (caractère momentané). De sorte que, du point de vue strictement théorique, la problématique de la TdL est, en dernière instance, le problème de la relation « praxis théologale » — « théorie-théologique[38] ». Il s’agit là d’un des problèmes théoriques les plus complexes et difficiles, des plus décisifs et déterminants, de la TdL que nous pouvons difficilement expliquer ici.
En guise de conclusion-convocation
Nous disions dans l’introduction de cet article que notre réflexion sur l’actualité de la TdL serait une réflexion à partir et en vue du renforcement du mouvement théologique-pastoral connu comme la Théologie de la libération. Pour cette raison, notre « conclusion » a un caractère de convocation : Pied dans la rue ! Mains à la pâte !
Il est nécessaire de continuer à façonner notre vie ecclésiale comme étant la suite de Jésus de Nazareth : fidélité au Dieu des pauvres et des opprimés dans la prière/liturgie (image de Dieu, langage/discours sur Dieu, chants, formulation des prières, rites, etc.), dans la pratique quotidienne de chacun (manière d’entrer en relation avec les autres, action/réaction, etc.), dans l’organisation ecclésiale (communauté-charismes-ministères) et dans le travail pastoral (priorité absolue des nécessités de l’humanité souffrante).
Il est nécessaire de renforcer les différentes luttes populaires présentes aujourd’hui dans notre société : les sans-terres, les sans-toits, le peuple de la rue, les pêcheurs, les marisqueiras, les adolescents, les femmes, les noirs, les amérindiens, les victimes d’éviction à cause des barrages hydro-électriques, les seringueiros, les riverains, les habitants des favelas, etc. Ce sont les médiations objectives du dynamisme de vie suscité par Jésus et son Esprit dans la structuration et l’institutionnalisation de la vie sociale.
Il est nécessaire de prendre au sérieux et de développer, de manière conséquente, le moment le plus strictement théorique-théologique de la praxis de la foi : un moment spécifique irréductible (avec son dynamisme, ses exigences, ses tâches, ses méthodes, ses instruments, etc.) mais un moment de la praxis de la foi, de laquelle il reçoit son ultime détermination (réalité à être interprétée, but de l’effort intellectuel, lieu de vérification, etc.).
C’est l’heure qui est la nôtre, que nous devons apprendre à vivre comme des disciples de Jésus de Nazareth : toujours dans la fidélité au Dieu des pauvres et aux pauvres de la terre. Et dans cette fidélité se joue l’actualité présente et future de la TdL.
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Il est tard
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Mais c’est notre heure.
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Il est tard
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Mais c’est tout le temps dont nous disposons pour construire le futur.
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Il est tard
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Mais cette heure tardive est la nôtre.
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Il est tard
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Mais l’aube approche si nous persévérons encore un peu.
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(Pedro Casaldáliga)
Appendices
Note biographique
Diplômé en philosophie de l’Université de l’État du Ceará ; baccalauréat et maîtrise en théologie de la Faculté Jésuite de Philosophie et de Théologie de Belo Horizonte et docteur en théologie de la Westfälischen Wilhelms-Universität de Münster, en Allemagne ; prêtre du Diocèse de Limoeiro do Norte-CE et professeur de théologie de la Faculté Catholique de Fortaleza, au Brésil.
Notes
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[1]
Cf. J.M. Vigil, Embora seja noite : a hora espiritual da América Latina nos anos 90, São Paulo, Paulinas, 1997 ; Id., « Mudança de paradigma na teologia da libertação ? », REB, 230 (1998), p. 311-328 ; C. Palácio, « Trinta anos de teologia na América Latina », dans L.C. Susin, dir., O mar se abriu : trinta anos de teologia na América Latina, São Paulo, Loyola, 2000, p. 51-64 ; A. González, « El pasado de la teología y el futuro de la liberación », à l’adresse http://www.praxeologia.org/teologialiberacion.html.
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[2]
Cf. VV. AA., « Teologias do Terceiro Mundo : convergências e diferenças », Revista Concilium, 219 (1988), Número monográfico.
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[3]
Cf. J.B. Libânio, A. Murad, Introdução à teologia. Perfil, enfoques, tarefas, São Paulo, Loyola, 1996, p. 254-283.
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[4]
Cf. I. Ellacuría, « Relación teoría y praxis en la teología de la liberación », dans Escritos Teológicos I, San Salvador, UCA, 2000, p. 235-245.
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[5]
Cf. ibid., p. 235.
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[6]
Cf. G. Gutiérrez, Teología de la liberación. Perspectivas, Lima, CEP, 1988, p. 81 ; Id., La verdad los hará libres : confrontaciones, Lima, CEP, 1986, p. 12 et suiv. L’ambiguïté réside dans la formulation de la question dans les termes « actes » et surtout, « acte premier » et « acte second », comme s’il s’agissait de deux choses séparées et indépendantes. En vérité, comme le reconnaît Gustavo Gutiérrez lui-même, dans toute praxis de foi, il y a une « ébauche de théologie » (Id., Teología de la liberación, p. 67) et la théologie est toujours, d’une certaine manière, « un moment » de cette praxis (ibid., p. 87). C’est pour cela qu’il serait plus correct et plus précis de parler de la théologie, simplement, comme un « moment » de la praxis de la foi.
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[7]
I. Ellacuría, Escritos Teológicos I, p. 235.
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[8]
Id., « Teología de la liberación frente al cambio socio-histórico en América Latina », dans ibid., p. 314.
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[9]
Ibid., p. 315.
-
[10]
G. Gutiérrez, Teología de la liberación, p. 87.
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[11]
I. Ellacuría, « La teología como momento ideológico de la praxis eclesial », dans Escritos Teológicos I, p. 177.
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[12]
G. Gutiérrez, A força histórica dos pobres, Petrópolis, Vozes, 1981, p. 293.
-
[13]
Ibid.
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[14]
Id., Teología de la liberación, p. 79.
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[15]
Id., A força histórica dos pobres, p. 293.
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[16]
Cf. Id., Teología de la liberación, p. 72-80 ; F. Taborda, Sacramentos, práxis e festa. Para uma teologia latino-americana dos sacramentos, Petrópolis, Vozes, 1987, p. 19-39.
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[17]
Cf. G. Gutiérrez, Teología de la liberación, p. 80-88 ; I. Ellacuría, « Relación teoría y praxis en la teología de la liberación ».
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[18]
Cf. G. Gutiérrez, A força histórica dos pobres, p. 245.
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[19]
Cf. ibid., p. 283 et suiv.
-
[20]
Ibid., p. 293 et suiv.
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[21]
Le locus de la TdL, dit Gutiérrez, « se trouve dans les pauvres du sous-continent, dans les masses indigènes, chez les classes populaires, il est dans sa présence comme sujet actif et créateur de sa propre histoire, dans les expressions de sa foi et son espérance dans le Christ pauvre, dans ses luttes pour la libération » (ibid., p. 284).
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[22]
Depuis Thomas d’Aquin (cf. ST I, q.1, a.8, ad 2) et Melchor Cano (cf. De locis theologicis, Madrid, BAC, 2006, p. 7-10), l’expression « lieu théologique » indique les différents « endroits » où l’on peut trouver des « arguments théologiques » — « propres » et « étrangers », « nécessaires » et « probables ». Cano parle de dix lieux théologiques : les Saintes Écritures, les traditions du Christ et des Apôtres, l’Église catholique, les conciles, l’Église romaine, les saints Pères, les théologiens scolastiques, la raison naturelle, les philosophes et l’histoire humaine. D’autres théologiens ajoutèrent d’autres lieux théologiques comme la liturgie, les signes des temps, etc. Dans la TdL, l’expression lieu théologique a un autre sens. Elle ne signifie pas les sources d’arguments de la théologie, mais l’horizon, la perspective ou le point de vue, à partir duquel on lit et interprète, inclusivement, les différentes sources, sièges ou domiciles des arguments de la théologie. Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino distinguent, dans ce contexte, entre sources et lieu de la théologie. Ce qui, classiquement, est appelé lieu théologique, est pris par eux comme sources de la théologie, réservant l’expression lieu théologique pour désigner l’horizon, la perspective ou le point de vue social de la théologie. Avoir présent à l’esprit cette distinction est fondamental pour éviter des malentendus et des accusations non fondées.
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[23]
Par exemple, dans l’une des planifications pastorales de l’archidiocèse de Sao Paulo, une recherche fut entreprise où l’on demandait ce que le peuple attend de l’Église. Un habitant de la rue répondit : « Qu’on me laisse entrer pour aller aux toilettes ». Ce qui pour plusieurs peut sembler banal, impertinent, voire irrespectueux, est absolument pertinent pour les 10 000 habitants de la rue de Sao Paulo, desquels 40 % font leurs nécessités physiologiques dans la rue (Cf. J. lancelotti, « Visão da Igreja a partir do povo da rua », dans A.S. Bogaz, M.A. Couto, dir., Vinho novo. Odres velhos ? Uma Igreja para os novos tempos, São Paulo, Loyola, 2003, p. 125 et suiv.).
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[24]
G. Gutiérrez, Onde dormirão os pobres ?, São Paulo, Paulus, 2003, p. 29, 30.
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[25]
Cf. L.C. Susin, dir., Teologia para outro mundo possível, São Paulo, Paulinas, 2006 ; A. Brighenti, « Gritos da África. A propósito do II Fórum Mundial de Teologia da Libertação », REB, 266 (2007), p. 340-359. D’ici peu, sera publiée quelque chose sur la troisième édition de ce Forum réalisé en janvier 2009 à Belém.
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[26]
A. González, Trinidad y liberación. La teología trinitaria considerada desde la perspectiva de la teología de la liberación, San Salvador, UCA, 1994, p. 59.
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[27]
Ibid.
-
[28]
J. Sobrino, « Teología en un mundo sufriente. La teología de la liberación como ‘intellectus amoris’ », dans Id., El principio-misericordia. Bajar de la cruz a los pueblos crucificados, Santander, Sal Terrae, 1992, p. 55.
-
[29]
A. González, « Fé », dans Juan-José Tamayo-Acosta, dir., Nuevo diccionário de teología, Madrid, Trotta, 2005, p. 369.
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[30]
Cf. F. Taborda, Sacramentos, práxis e festa, p. 163-173.
-
[31]
Cf. J. Sobrino, « Seguimento de Jesus », dans C. Floristán Samanes, J.J. Tamayo-Acosta, Dicionário de Conceitos Fundamentais do Cristianismo, São Paulo, Paulus, 1999, p. 771-775.
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[32]
A. González, « Fé », p. 375.
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[33]
Cf. F. Taborda, Sacramentos, práxis e festa, p. 25.
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[34]
Ibid., p. 24. « Si on privilégie maintenant la figure de la foi qui se traduit en action transformatrice de la réalité, c’est parce que c’est la figure la plus urgente de la foi en ce moment historique, figure paradigmatique. On ne dévalorise ni ne déprécie les figures moins interpellantes et spectaculaires, mais toujours nécessaires et irremplaçables. Se mettre au service du règne de Dieu ne se mesure pas par l’efficacité. L’obole de la veuve valait plus que le don du riche (cf. Mt 12,41-44), même si celui-ci pouvait résoudre davantage de problèmes matériels. Le pauvre à qui tout chrétien dans la suite de Jésus doit un amour préférentiel, n’est pas seulement ou principalement le pauvre “utile”, potentiel transformateur de la société, agent de la révolution, mais aussi le pauvre “inutile”, le misérable, le malade invalide, l’exceptionnel qui en peu de chose ou en rien contribuera à la société nouvelle en gestation » (ibid.).
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[35]
Cf. L. Boff, Teologia do cativeiro e da libertação, Petrópolis, Vozes, 1980, p. 73-82 ; Id., « A salvação nas libertações : o sentido teológico das libertações sócio-históricas », dans Id., C. Boff, Da libertação : o sentido teológico das libertações sócio-históricas, Petrópolis, Vozes, 1979, p. 23-26.
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[36]
G. Gutiérrez, Teología de la liberación, p. 87 et suiv.
-
[37]
Ibid., p. 245.
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[38]
Cf. I. Ellacuría, « Relación teoría y praxis en la teología de la liberación » ; Id., « Hacia una fundamentación del método teológico latinoamericano », dans Escritos Teológicos I, p. 187-218.