Abstracts
Résumé
Dans cette étude, l’auteur analyse deux manières très opposées de se servir des mots : la glossolalie et la prophétie-anathème d’une part, et l’expérience de langage rapportée par l’apôtre Paul en 2 Co 12.
Abstract
In this paper, the author considers two different and opposite ways of using words : on one side, the glossolaly and the prophecy-anathema, on the other side, the experience of the language of which Paul testifies in 2 Co 12.
Article body
Cet article se concentre sur deux façons de parler — il faudrait peut-être mieux dire une façon de parler et l’autre de se taire — toutes les deux engageant fortement le corps mais se situant aux opposés dans ce qu’il convient d’appeler une érotique. Ce sont d’une part la glossolalie, à laquelle on peut ajouter la prophétie-anathème, et d’autre part ce qu’on appellera « le voyage à la limite des mots » qui vise l’expérience rapportée par l’apôtre Paul en 2 Co 12.
I. La glossolalie
Il s’agit là d’un phénomène bien connu des historiens des religions. Paul nous apprend que les Corinthiens la pratiquent durant les assemblées. Rien d’étonnant à cela de la part de jeunes convertis qui, quelques années auparavant, fréquentaient divers temples et autres lieux de culte. La communauté fut fondée par l’apôtre vers 50 et sa lettre date de 55 environ. On pourrait naturellement s’attendre à ce que Paul condamne cette pratique venue du passé des nouveaux convertis. Il n’en fait rien, mais se contente de la cadrer en la situant par rapport à d’autres manifestations survenant au cours des assemblées.
Exégètes et historiens se sont penchés longuement sur les influences possibles des pratiques païennes sur la jeune communauté. De nombreuses hypothèses ont été émises, en particulier la présence d’un certain phénomène gnostique ; si l’on ne veut pas faire de confusion avec les grands systèmes gnostiques qui se développeront plus tard, à partir du second siècle, il conviendrait peut-être mieux de parler de « pré-gnose » ou de « proto-gnose[1] ». Mais la pré-gnose n’explique pas à elle seule l’entrelacs des courants de pensée et des comportements d’une ville aussi cosmopolite que Corinthe.
Laissant donc aux historiens le soin d’affiner les interculturalités entre les populations corinthiennes et la jeune communauté, il est possible d’emprunter une autre voie, celle de la typologie, dans le but de mieux comprendre le fonctionnement de la glossolalie dans l’Église fondée par l’apôtre.
Dans le Phèdre, Platon déclare que toute inspiration a quelque chose à voir avec la « mania », folie d’origine divine qu’il faut bien distinguer de la folie d’origine humaine liée à un dysfonctionnement du corps. La mania donnée par les dieux l’emporte en noblesse sur la sagesse, le don qui vient des dieux sur le talent qui vient de l’homme. La mania s’exerce dans différents domaines tels que la mantique, don d’Apollon ; la télestique, don de Dionysos, qui conduit à la purification du myste dans les mystères ; la poétique, don des Muses, qui donne au poète une vision proprement divine des choses ; l’érotique enfin, don d’Éros et d’Aphrodite, qui, par le cheminement qui conduit des beautés sensibles aux intelligibles, tend vers la philosophie : « Et dans le délire divin nous avons distingué quatre espèces relevant de quatre dieux ; nous avons rapporté l’inspiration des prophètes à Apollon, celle des initiés à Dionysos, celle des poètes aux muses, enfin celle des amants à Aphrodite et à Éros ; c’est la dernière que nous avons déclarée la meilleure » (Phèdre 265b).
Si l’on revient à Paul avec cette typologie à l’esprit, on dira que les Corinthiens se situent quelque part du côté de la folie dionysiaque, plus ou moins liée aux mystères, qui a pour caractéristique l’abolition de la compréhension dans l’émission langagière. De son côté, Paul, dans ses remontrances, manifesterait une conception de l’inspiration de type poétique, influencée chez Platon par les Muses, où l’extase n’abolit pas l’intelligence, mais débouche sur un discours inspiré et intelligible. Il va de soi que la référence aux Muses demeure du côté de l’outil typologique puisque Paul ne met pas son raisonnement sous leur signe.
L’un des invariants de la figure de Dionysos est qu’il apparaît toujours comme quelqu’un qui dérange. Il est, écrit Robert Turcan, « l’Étranger par excellence, qui rend les hommes étrangers à eux-mêmes par l’extase au sens étymologique du terme, celle qui extravertit l’individu et le dépersonnalise temporairement pour le réintégrer à l’unité divine[2] ». Les Bacchantes d’Euripide montrent bien, en son stade antique, ce bouleversement de la cité de Thèbes par le dieu, particulièrement par le biais des femmes prises de la folie du dieu, s’adonnant à la course dans les montagnes et se transformant en Ménades qui s’élancent dans la nature à la poursuite des faons dont elles déchirent et mangent la chair crue. L’assagissement du culte dionysiaque par le biais de sa ritualisation en un culte à mystères n’empêcha pas Bacchos de rester un dieu de l’étrangeté à soi-même. À propos du scandale des Bacchantes qui eut lieu à Rome en 186, Tite-Live parle de « contorsions et vaticinations » (cum jactatione fanatica corporis uaticinari). Et les matrones pratiquent l’oribasie en dévalant l’Aventin pour aller plonger leurs torches dans le Tibre et les en ressortir toujours allumées, grâce à un mélange de chaux et de soufre[3].
Le recours à la typologie permet de relever une certaine cohérence dans les données disséminées dans la première lettre aux Corinthiens. Il y a, à l’évidence, un certain mouvement de contestation des règles sociales. Le « tout m’est permis » de 1 Co 6,12 met à mal les habitudes d’un ethos social ; de même, le « bon ton » socialement établi (sôphrosunè) se voit réinterrogé par les femmes, dans leur vêtement, leur coiffure, leur rôle dans les assemblées de prière (1 Co 11,2-16). Une telle remise en cause du bon ton peut bien sûr être mise en lien avec divers courants hellénistiques. Certains y voient des affinités avec les Cyniques, d’autres avec les exubérances des cultes orientaux. Quoi qu’il en soit, la jeune communauté chrétienne est, par le parler en langues, soumise à la subversion de l’étrange puisque ce type de parler est une émission de sons, de syllabes, de babils dont le signifié n’a pas d’immédiate intelligibilité.
1. Travail de Paul sur l’enthousiasme
Notons que Paul n’exclut pas l’extase ni ses manifestations corporelles et langagières. Il déclare parler en langues mieux que personne (1 Co 14,18). Et il n’hésite pas à ranger la glossolalie dans la catégorie des prières (1 Co 14,14). Comme tous les Anciens, il garde son univers ouvert à la mania divine, mais sans couper l’inspiration de l’intelligence. Il se situerait ainsi, si l’on garde en tête la grille du Phèdre, du côté du poétique, pour valoriser une inspiration qui n’occulte pas l’intelligence.
Ce retour à l’intelligibilité est aussi un retour à l’ordre, comme le rappelle l’apôtre : « Dieu n’est pas un Dieu de désordre mais un Dieu de paix » (14,33). C’est pourquoi, envisageant les parlers en langues que personne ne peut comprendre, Paul pose la nécessité d’une discrimination et d’une interprétation qui, rendant intelligibles les énoncés des glossolales, servent à édifier la communauté dans le calme. Le rôle de celui qui discrimine et/ou interprète n’est pas sans rappeler le Timée. Si Platon y reconnaît que la divination fut donnée aux hommes pour suppléer à la raison, il l’accompagne d’une instance rationnelle capable de « monnayer » les visions ou divinations obtenues dans l’enthousiasme, et pose à côté du devin, le prophète :
C’est à l’homme dans son bon sens qu’il appartient de se rappeler et de méditer les paroles prononcées en songe ou dans l’état de veille par la puissance divinatoire ou par l’enthousiasme, de soumettre à l’épreuve du raisonnement toutes les visions aperçues […]. Mais quand un homme est dans le délire (mania) et qu’il n’en est pas encore revenu, ce n’est pas à lui à juger ses propres visions et ses propres paroles […]. C’est pourquoi la loi a institué la race des prophètes pour juger les prédictions inspirées par les dieux. On leur donne parfois le nom de devins : c’est ignorer totalement qu’ils sont des interprètes des paroles et des visions mystérieuses, mais non pas des devins : le nom qui leur convient le mieux est celui de prophètes des choses révélées par la divination[4].
En fait, Paul instaure l’édification de l’assemblée en s’appuyant d’une part sur un discernement des esprits, car si certains ont le don des langues, d’autres ont celui de discerner, et d’autre part sur une interprétation, car si certains ont le don de prophétiser, d’autres ont celui d’interpréter (12,10 ; 14,26-33). Par la discrimination des esprits et l’interprétation, Paul ramène ainsi l’ordre, l’intelligence et la paix dans l’assemblée. « Je prierai avec mon esprit, mais je prierai aussi avec mon intelligence. […] Car si ton esprit est seul à l’oeuvre quand tu prononces une bénédiction, comment celui qui fait partie des simples auditeurs pourra-t-il dire “amen” à ton action de grâce, puisqu’il ne sait pas ce que tu dis ? » (14,15-16). S’il n’y a pas d’interprète dans l’assemblée, le glossolale se taira, ou se parlera à lui-même et à Dieu mais en aucun cas ne sera cause de désordre. Et pas plus que les glossolales, les prophètes ne peuvent prendre toute la place dans l’assemblée. Qu’ils prennent la parole à deux ou trois, et que les autres discriminent. En cas de révélation subite chez un participant, que celui qui est en train de parler se taise.
Ces principes qui ramènent le bon sens dans les manifestations langagières et prophétiques, organisent en même temps une hiérarchisation : « Grâce à Dieu, je parle en langues plus que vous tous, mais en assemblée, je préfère dire cinq paroles avec mon intelligence (tô noi mou lalèsai), pour instruire aussi les autres, plutôt que dix mille en langues (en glossè) » (14,18-19).
2. Le statut linguistique, sociologique et psychologique du parler en langues
Revenons à la glossolalie pour observer son statut linguistique, sociologique et psychologique. Le parler en langues, signalent les spécialistes, se caractérise par une émission de sonorités plus vocaliques que lexématiques. On souligne généralement son aspect mélodieux, sa valeur rythmique, son intérêt pour les syllabes ouvertes, la relative pauvreté de son invention vocalique[5], etc.
La glossolalie suspend la fonction sociale du langage qui, à l’intérieur des jeux de dénotations et connotations, des styles et des tons propres à toute langue, associe un signifiant à un signifié reconnu par l’ensemble du groupe. Elle accumule comme à l’excès le dire, sélectionne, dans le dit, la matière sonore et vocalique qu’elle organise en chant, mélodie, mélopée, babil. Le signifié s’éloigne du signifiant émis puisqu’il ne sera réintégré que par un interprète. C’est en quelque sorte « l’incompréhensible » qui est donné à entendre ; et c’est précisément cette irruption de l’étrange dans le langage qui désigne aux oreilles de l’assemblée la présence de l’Esprit. Mais quelle langue se fraie ainsi un chemin dans le corps ?
L’interprète (diermèneutès) ramènera le langage du glossolale dans une langue compréhensible par tous, et à un discours sensé. Il est toujours celui qui ramène la langue étrangère, sinon étrange, vers une langue connue, apprivoisant en quelque sorte l’altérité, opération essentielle à la communication du message au groupe. En interprétant la parole singulière de l’enthousiaste, il la déploie autrement dans l’espace communautaire, la rend communicable, transmissible, susceptible même d’être mise par écrit. Mais cette opération de truchement va de pair avec une perte, celle d’une singularité. En effet, la parole du glossolale n’a pas d’autre lieu que son corps singulier en ce sens que les signifiants oraux de son discours de ravi ne sont pas vraiment détachables du corps qui les exprime — personne par exemple ne peut les répéter — et qu’ils disparaissent dans l’opération consistant à en tirer de la signification. Le glossolale est l’homme des signifiants, l’interprète celui des significations. Le phénomène de la glossolalie génère ainsi une efficacité à double détente : a) celle du glossolale est de signifier la présence de l’Esprit par l’étrangeté des signifiants prononcés, b) celle de l’interprète est de la signifier par les signifiants/signifiés de son interprétation qui produit de l’intelligible[6].
3. La prophétie-anathème
La prophétie anathème peut être rapprochée de la glossolalie dans la mesure où elle est indiscutablement une arrivée de l’étrange dans la communauté dont elle subvertit les valeurs. Voici le texte paulinien : « Pour ce qui est des dons de l’Esprit, je ne veux pas, frères, vous voir dans l’ignorance. Vous savez que, lorsque vous étiez païens, vous étiez entraînés, comme au hasard, vers les idoles sans voix. C’est pourquoi, je vous le déclare : personne parlant dans l’Esprit de Dieu, ne dit “Maudit soit Jésus”, et personne ne peut dire “Jésus est Seigneur” si ce n’est dans l’Esprit Saint » (12,1-3). L’exégèse de ce passage, et particulièrement l’anathème à Jésus, a donné lieu à de nombreuses interprétations[7]. Quelque exégèse que l’on donne à la formule, on se trouve de toute façon devant un énoncé étrange, que Paul précisément remet en perspective dans un discours concernant le dire ou le ne pas dire en Esprit. Glossolalie comme prophétie-anathème nous invitent à nous tourner vers le fonctionnement psychique du sujet.
4. Une topique du sujet
Il est relativement rare de voir l’exégèse s’intéresser à l’organisation psychique de l’esprit humain. On en reste généralement à une vision humaniste du sujet, vu d’abord comme quelqu’un qui dit ce qu’il veut dire, à la lumière de sa raison parfaitement maîtrisée. Et l’on greffe généralement là-dessus des intentions rhétoriques si prisées des narratologues. Or la glossolalie et la prophétie mal discriminée constituent typiquement un objet d’étude nécessitant le recours à la topique du moi. Elles témoignent d’une redistribution des énergies entre les différentes instances psychiques : affaiblissement du contrôle du surmoi sur le moi, surgissement dans le moi d’un « insu » tenu habituellement à distance. Du point de vue du surmoi, la glossolalie peut être vue comme une régression. Mais le moi qui s’affranchit du surmoi ou de l’idéal du moi y retrouve sans doute le plaisir d’un certain type d’auto-érotisme : je jouis du langage de mon corps qui, à l’image du babil, perd sa fonction référentielle et sociale, et je satisfais un processus narcissique.
Si Paul ne rejette pas la glossolalie, sans doute la considère-t-il comme une sorte de parler enfantin : « Quand j’étais petit enfant (nèpios), je parlais (elaloun) comme un petit enfant, je pensais comme un petit enfant, je raisonnais comme un petit enfant. Devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre au petit enfant » (1 Co 13,11). Les instructions de l’apôtre sur le dépassement de la glossolalie par les autres prières et par la prophétie témoignent de la mise en oeuvre d’une véritable « paideia » conduisant vers l’état adulte, que l’apôtre explicite ainsi : « […] je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels (pneumatikoi) mais comme à des êtres charnels (sarkinoi), comme à des petits enfants en Christ. Je vous ai fait boire du lait, non de la nourriture (sic), vous ne l’auriez pas supportée » (1 Co 3,1-2. Voir encore : Rm 2,20 ; Ga 4,1-3).
Quant à la prophétie mal discriminée ou prophétie-anathème, elle conduit, me semble-t-il, à explorer le rapport du moi au désir. Si, comme l’enseigne Paul, « les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes » (1 Co 14,32), celui qui, sous influence enthousiaste, déclare « maudit soit Jésus » (anathema Iesous) témoigne qu’il n’est pas maître des esprits. C’est d’ailleurs pourquoi Paul demande la présence de gens qui « discernent » (14,29).
Mais qu’en est-il au regard d’une topique du sujet ? Qu’un enthousiaste puisse prononcer une telle formule laisse deviner une instance d’énonciation complexe faisant remonter, en marge des énoncés normés par l’usage qu’en fait habituellement la communauté, ce qu’on peut désigner de trois façons :
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Des énoncés virtualisés. Entendons par là, en référence à la sémiotique, des virtualités de configurations discursives qui restent à l’état latent et ne se réalisent pas habituellement dans les parcours figuratifs des discours des prophètes de l’assemblée. La prophétie-anathème « réalise » dans le discours ce qui restait virtualisé dans les discours des autres.
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Des énoncés censurés. On se situe ici dans le cadre de la gestion des confessions de foi et des prières à l’intérieur de la communauté ; elles obéissent à une certaine normativité gérée par une organisation hiérarchique, quand bien même il est difficile de la décrire dans le détail s’agissant de la communauté de Corinthe. Dans le cas de l’anathème à Jésus, un propos censuré — une telle prophétie n’a pas sa place — s’exprime soudainement dans le groupe.
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Des énoncés refoulés. On se situe ici au niveau d’une topique du sujet. Le relâchement de l’instance normative, liée au surmoi, permet au refoulé de revenir au discours, un peu comme cela se fait dans la pratique de l’association libre en psychanalyse. On a pu remarquer qu’il est aisé de passer de « marana tha » (notre Seigneur, viens) à un mélange araméen/grec « mar anathema » (anathème au Seigneur). On sait que la liturgie de Corinthe connaissait des formules araméennes, comme en témoigne leur utilisation par Paul dans sa lettre. Et ce n’est peut-être pas un hasard si Paul, à la fin de sa lettre, rapproche les mots anathema et marana tha : « Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur, qu’il soit anathème. Notre Seigneur, viens » (16,22). L’anathème à Jésus trace soudain l’expression d’une déviance qui paraît pour le moins surprenante mais que la communauté hésite à censurer puisqu’il s’agit d’une parole émise sous l’influence de l’Esprit. L’anathème est ainsi un retour sur scène, auprès de la confession de foi, de son contraire, par décrochement soudain, ou comme par lapsus, ou comme par association libre « marana tha, mar anathema ». Il se révèle ainsi que l’énoncé de foi, dans un même confessant, ne campe jamais loin de son contraire censuré ou refoulé. La normativité de la confession délimite une marge, lieu de ces énoncés censurés, mais toujours disponibles. On peut voir ici, dans la prophétie-anathème, comme le paradigme de tout discours marginal, adversatif, impertinent, parodique, renversant, carnavalesque dont l’histoire du christianisme fournit nombre d’exemples[8].
II. Le voyage aux limites des mots : 1 Co 12
Dans le passage de 2 Corinthiens 12, l’apôtre se situe là à l’opposé de la glossolalie sur le plan du rapport du langage au corps. Le passage s’insère dans un contexte polémique où Paul entend remettre à leur place ses adversaires, ceux qu’il appelle « les super-apôtres » (11,5), ou encore les « faux apôtres, faussaires » (11,13). Le discours rompt donc avec la retenue que Paul se devrait de cultiver : « Ce que je vais dire, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais comme en pleine folie, dans mon assurance d’avoir de quoi me vanter. Puisque beaucoup se vantent de leurs avantages humains, moi aussi je me vanterai » (11,17).
Tous les spécialistes pointent aussitôt, devant ce texte, la tradition dite de char céleste, ou merkhava, très développée dans les apocalypses juives du temps. Plusieurs éléments vont nettement dans ce sens : le troisième ciel, l’enlèvement jusqu’au paradis. Les rabbis s’en méfient, car l’expérience de ces voyages peut conduire à la folie. Les raconter doit se faire en privé et jamais dans la communauté[9]. Le Talmud rapporte la montée au ciel de quatre Sages :
Nos rabbis ont enseigné : Quatre hommes pénétrèrent dans le Verger Céleste : Ben Azzaï, Ben Zoma, Aher et R. Akiba. R. Akiba les avait prévenus en ces termes : — Lorsque vous parviendrez devant les pierres lisses, n’allez pas vous écrier « De l’eau, de l’eau », à cause du passage Celui qui dit des mensonges ne subsistera pas en ma présence (Ps 101,7). Ben Azzaï regarda et mourut […]. Ben Zoma regarda et devint fou […]. Aher arracha des plantes. Seul l’un d’eux, R. Akiba sortit en paix comme il était entré[10].
Mais alors que les héros apocalyptiques de la merkhava se montrent de grands voyeurs et de grands rapporteurs, la grande caractéristique de 2 Co 12 est précisément de ramener dans le discours l’évocation de « paroles » qu’on ne peut rapporter. Paul ne rapporte strictement rien ni de ce qu’il a vu, ni de ce qu’il a entendu. Il s’agit de paroles inexprimables (arrèta rèmata). On touche ici à une expérience au-delà du discours, organisant des déplacements dans le « moi » qui ont trait à une économie sur lesquels les textes mystiques de la tradition occidentale auraient beaucoup à dire.
Dans 2 Co 12, le lexique habituel des montées au ciel organise comme un trou de silence rapporté dans un discours qui dit qu’il n’est pas permis de redire, et de fait ne redit pas. On est ici dans une montée au ciel à corps perdu et à langue perdue. La langue est suspendue. Il n’est pas permis de redire, parce qu’on est là du côté du non exprimable ; la langue n’est pas disponible pour dire quelque chose qui touche à l’insu du moi, insu que le discours d’apôtre ne peut rapporter qu’en le taisant.
L’expérience n’a pas à être partagée. Paul n’y fait allusion que dans un discours que l’auto-censure relie à un coup de folie. Dans les apocalypses au contraire, l’expérience trouve les mots, même s’ils sont dits « mots de chair », inadéquats à dire les choses du ciel[11]. Contrairement aux apocalypses, l’expérience sous-jacente à 2 Co 12 ne se transforme pas en « discours adressé » de quelqu’un qui a des choses à dire aux autres. Individuelle, elle touche à un commerce du moi avec d’obscurs royaumes. Le parler et le voir s’abolissent comme s’abolit la conscience du corps dans ce voyage qui confine aux limites du sujet.
Il suffit de se reporter à l’Apocalypse de Paul, texte apocryphe écrit vers la fin du deuxième siècle, pour se rendre compte de ce qui manque au récit paulinien pour entrer pleinement dans la grande tradition apocalyptique des visionnaires. L’auteur de cette apocalypse pseudonymique part du texte de 2 Corinthiens pour le relayer par un long récit de séjour au ciel rempli de visions et de rencontres, récit que l’apôtre aurait écrit et enfermé dans un coffret puis caché sous les fondations de sa maison, avant d’être découvert et révélé au public. Ce supplément apocryphe révèle assez bien ce que le milieu récepteur eût aimé entendre raconter par l’apôtre et que, de fait, il ne raconte pas[12].
III. Glossolalie et voyage aux limites des mots
Concernant le rapport du corps au langage, il est clair que la glossolalie et l’expérience aux limites des mots sont à l’opposé l’une de l’autre. À Corinthe, le parler enthousiaste se fait voir et entendre comme expérience publique. Dans 2 Co 12, en revanche, l’expérience extatique est privée. L’expérience enthousiaste se caractérise par une émission abondante de sons, celle de Paul emporte le sujet aux limites de son corps, et pour ainsi dire lui coupe la parole, le mettant seulement en disposition d’entendre des paroles. À la faconde du glossolale et de son excès de signifiants, s’oppose l’impossibilité de mettre en discours des paroles indicibles (arrèta rèmata) (2 Co 12,3). L’enthousiaste inspiré parle sans retenue alors que Paul n’a pas permission de redire ce qu’il entend. Le premier manifeste la présence de l’Esprit dans les coordonnées esthétiques du temps et de l’espace, le second est enlevé « jusqu’au troisième ciel », aux limites de ces mêmes catégories spatio-temporelles. Enfin, la glossolalie entre pour Paul dans la catégorie de la prière, la seconde non.
On objectera que le texte de 2 Co contient une prière à propos de l’écharde dans la chair : « Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi, mais il m’a déclaré : “Ma grâce te suffit…” » (12,8-9). Cette prière, présentée sous forme de dialogue, exprime à n’en pas douter une demande insistante, mais précisément cette structure dialogique nous éloigne complètement des expériences sans mots rapportées un peu plus haut dans la lettre. Nous sommes ici dans un commerce plus ordinaire avec la divinité, même s’il reste solennel et insistant (« par trois fois »). Une demande se formule, elle n’a rien à voir avec les mots indicibles.
En 2 Co 12, nous avons affaire avec le rapport entre le moi et le ça, à l’obscure auto-perception par le moi de ce qui lui est extérieur[13]. Lui est extérieur, précisément, ce avec quoi son désir recherche la fusion impossible. La quête reportée sur Dieu d’un désir de fusion aménage l’espace intérieur d’un troisième ciel ou paradis, Éden, « jardin des délices » à la Jérôme Bosch où pousse l’étrange fleur dont la bulle transparente sert de refuge aux amants épris d’intimité. Les réticences de Paul à rapporter son expérience ne sont donc pas de l’ordre de l’anecdotique, pas plus que le serait le vocabulaire érotique et amoureux utilisé par les mystiques[14]. Elles soulignent l’importance de l’espace privé en lequel s’enclosent ces types d’expérience. Les grands mystiques occidentaux ne sont pas plus désireux que Paul de mettre en avant ces instants indicibles, où s’affrontent des pulsions antagonistes du clair et de l’obscur, de la mort et de la vie, dont ils ne tirent, pas plus que Paul, aucun orgueil. « Clair et d’obscur » font référence à la nuit des mystiques. Mais il faut remarquer qu’en 2 Co 12, le vocabulaire de la vision, si présent dans les apocalypses, est parfaitement absent. L’oeil est disqualifié, l’entendre va plus loin. Une parole ensemence l’oreille, parole si affranchie de mots qu’elle ne saurait parvenir aux lecteurs de l’épître, quand Paul décide de parler sur un coup de folie, pour dire qu’il ne devrait pas dire. Expérience diamétralement opposée à celle de la glossolalie.
Appendices
Notes
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[1]
Voir W. Schmithals, Die Gnosis in Korinth. Eine Untersuchung zu den Korinther Briefen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1965 ; et aussi Id., Paulus und die Gnostiker. Untersuchen zu den kleinen Paulusbriefen, Hamburg-Bergstedt, Herbert Reich-Evangelischer Verlag, 1965 ; Neues Testament und Gnosis, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1984 (sur Paul : p. 23-95). Pour une évaluation de la présence gnostique à Corinthe, voir les réflexions que J. Becker consacre à l’enthousiasme, dans son Paul, l’apôtre des nations, Paris, Cerf, 1995, p. 233-254.
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[2]
R. Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 289-290. Voir P.-M. Beaude, Saint Paul. L’oeuvre de métamorphose, Paris, Cerf, 2011, p. 47-48.
-
[3]
Tite-Live, Histoire romaine XXXIX, 13, 11. Voir t. XXIX, Livre XXXIX, texte établi et traduit par A.-M. Adam, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
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[4]
Timée, 72b, trad. E. Chambry, dans Platon, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Paris, GF-Flammarion, 1969, p. 449.
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[5]
W.J. Samarin, « Glossolalie as Regressive Speech », Language and Speech, 16 (1973), p. 77-89. Id., Religious Language of Pentecotalism, New York, Macmillan, 1972.
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[6]
Il existe une analogie entre l’interprète du parler en langues, et les truchements qui, au xvie siècle, furent des pièces maîtresses dans la rencontre entre les Européens et les Amérindiens, ramenant la parole de l’autre dans la langue connue, référant les données « ethnologiques » au monde culturel du traducteur, offrant à la parole orale du « primitif » le support de récits écrits, condition nécessaire pour « rapatrier » quelque chose de l’étrange vers l’Europe (quand on ne rapatriait pas le corps même du sauvage, comme le fit Colomb). Le débat autour de la perte liée à ces opérations entre plus largement dans celui du rapport entre l’oralité et l’écriture. Voir entre autres C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon (coll. « Terre humaine-Pocket »), 1955, p. 347-360 ; F. Lestringant, Jean de Léry ou l’invention du sauvage, Paris, Champion, 1999, p. 111-116 ; M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 215-248, consacrées à Jean de Léry et à l’oralité comme espace de l’autre, c’est-à-dire le sauvage. Voir encore T. Todorov, La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982. Par exemple, sur le rôle d’intermédiaire de la Malinche, p. 106-107 et passim.
-
[7]
Voir l’exposé des diverses positions et des références dans Saint Paul. L’oeuvre de métamorphose, p. 61-62.
-
[8]
Sur ce sujet de la parodie et du carnavalesque renversant le discours qui fait autorité, voir M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1978, p. 411-437.
-
[9]
A.F. Segal, Paul the Convert, New Haven, Yale University Press, 1990, p. 58.
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[10]
T. B. Haguiga 14 b.
-
[11]
« J’ai vu moi-même dans mes songes ce que je dis à présent avec une langue de chair, avec le souffle de ma bouche que le Grand a donné aux hommes pour qu’ils parlent, et avec intelligence » (1 Hénoch XIII, 2).
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[12]
Apocalypse de Paul, dans F. Bovon, P. Geoltrain, dir., Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1997, p. 787-826.
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[13]
Freud définissait le mysticisme comme « l’obscure auto-perception du royaume extérieur au moi : du ça » (Freud, 22 août 1938, dans Gesammelte Werke, XVII, 1941, London, Imago Publishing Co., Ltd, by permission of S. Fischer Verlag GmbH, Frankfurt am Main, p. 152).
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[14]
M. de Certeau a représenté un détail du Jardin des délices de Jérôme Bosch au début de son ouvrage La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. On y voit un homme et une femme nus et désirants enfermés dans une fleur-bulle.