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Croyance et psychanalyse : ces deux champs d’action, d’exercice et d’expression de la pensée, de l’esprit, voire de l’âme humaine, entrent, plus souvent qu’on ne le croit, en relation l’un avec l’autre. La croyance touche à la sphère du spirituel et du religieux, la psychanalyse à celle du psychique et de la clinique. Croyance et psychanalyse concernent des domaines a priori éloignés l’un de l’autre, et, dans l’existence d’un individu, il ne semble pas à première vue que l’exercice de l’une fasse bon ménage avec celui de l’autre. La croyance est d’ordre irrationnel, l’analyse paraîtrait se situer davantage du côté de la raison, ce qui pourrait rendre difficile leur fréquentation, voire leur coexistence. Il n’est que de penser à Freud dont Julia Kristeva affirme qu’il a été « l’homme le moins religieux de son siècle[1] » pour ressentir à quel point l’inventeur de la psychanalyse a dû s’arc-bouter contre la vague affolante de la pulsion de croire qui ne peut venir que fragiliser ou déstabiliser les fondements solides d’une construction qu’on voudrait un tant soit peu scientifique. Dès le début de Malaise dans la civilisation, Freud se montre sceptique et peu réceptif à ce fameux « sentiment océanique » dont Romain Rolland lui a fait état dans une de ses lettres. « En moi-même, impossible de découvrir pareil “sentiment océanique” », dit-il[2]. Cette description par Romain Rolland d’une « sensation de l’éternité », du « sentiment de quelque chose d’illimité » dans lequel « l’énergie religieuse » puiserait sa source sans nécessairement se soumettre à une croyance déterminée, répond à la thèse de Freud selon laquelle la religion est une illusion. Romain Rolland avançait là contre Freud un argument de taille : il ne refusait pas l’idée que toute religion soit une illusion, mais il représentait à Freud qu’il existait, en aval de la croyance et de la religion, une région un peu trouble où prenaient naissance des potentialités humaines, des tendances inattendues pouvant nous amener à croire, à adhérer à quelque chose en dehors de nous-même. Cette origine profonde de la tendance à croire, Freud va aussitôt tenter de la situer topologiquement et de la définir rationnellement.
Il ne peut envisager que le sentiment océanique ou cette disposition particulière de la psyché dont provient vraisemblablement la croyance ou tout au moins le besoin de croire ne soit pas localisable, définissable et analysable. Cette idée lui semble si « étrange », dit-il, elle « s’insère si mal dans la trame de notre psychologie » qu’il va tenter « un essai d’interprétation psychanalytique, c’est-à-dire génétique[3] » concernant la genèse de ce sentiment. Psychanalyser revient dès lors, pour Freud, et il le dit en toutes lettres, à « insérer dans une trame » préalablement établie et constituée des catégories de la psychologie des profondeurs qu’il a mise sur pied. Freud réagira de la même manière face au phénomène mystique qu’il définira ainsi : la mystique, c’est « l’autoperception obscure du règne au-delà du moi, du ça[4] ». Là encore, il réduit le phénomène et le contraint d’entrer dans ses catégories, sans paraître concevoir ou vouloir reconnaître que la mystique n’est peut-être pas entièrement analysable à l’aide des instances de sa deuxième topique.
Cependant il est clair, en lisant attentivement le texte de Freud, et tout particulièrement dans la dernière traduction de Bernard Lortholary[5], que Freud, en aucun cas, ne réfute l’existence objective de cette « obscure auto-perception », de ce sentiment dont il semble férocement refuser de se sentir jamais la proie.
Car la force de l’irrationnel, la puissance de la croyance, voire de la foi, ou de ce « besoin de croire préreligieux » dont parle Julia Kristeva, ne sont pas absentes de l’invention freudienne. Je pense en particulier à cette « foi expectante », traduction possible de la « gläubige Erwartung » par laquelle Freud désigne dans un article de 1905 sur la psychothérapie[6] la disposition dans laquelle des méthodes médicales primitives traitent les malades. Cette disposition psychique, faite d’attente, de croyance, Freud la retrouve chez ses patients : c’est elle qui motive la demande d’analyse et nourrit le déroulement de la thérapie. Certes, il la mettra au service d’une démarche qu’il veut scientifique, mais il n’en reste pas moins qu’au commencement de l’analyse, il y a la croyance.
Que signifie ce mot à l’origine ? Credo, en latin, tout comme son parallèle sanscrit śraddhā, désigne un acte de confiance en un dieu, lequel accordera en retour sa faveur. C’est ce sens que l’on retrouve dans la connotation financière du mot « crédit ». Selon Benveniste, credere en latin signifie attribuer à quelqu’un le « kred », qui pourrait être une force magique. Croire, c’est donc tenir une chose pour vraie ou vraisemblable, accorder du crédit à une personne, donner créance, ajouter foi à un récit. Accorder, attribuer, donner, ajouter : dans ces différentes expressions, l’acte de croire implique toujours un don ou une offre de soi à l’autre ; il suppose une ouverture à un principe extérieur auquel on fera de la place en soi pour l’accueillir ; adhérer, c’est se rapprocher de quelque chose pour s’y accoler, en se départant d’une position antérieure pour faire l’effort d’en conquérir une nouvelle. Cette conquête se fait dans la reconnaissance de la valeur de l’autre, celui à qui il est fait confiance. La croyance ainsi définie est au fondement de la psychanalyse : le patient est un être que sa souffrance dispose à la croyance, à la foi expectante en lui-même et en celui à qui il se fie et se confie, dans une relation transférentielle à laquelle personne n’interdit de conférer une dimension spirituelle.
« L’homme spirituel croit que croire rend possible de croître », écrit Marie Balmary dans son dernier ouvrage, Freud jusqu’à Dieu[7]. Et aussi : « Dans une relation thérapeutique, si le patient ne se sent pas cru, il ne parlera pas de ce qu’on ne croit pas de lui[8]. » La croyance — définie ici aussi par Marie Balmary comme la conviction confiante que l’on est cru par celui en qui l’on croit — permet la parole. C’est un peu ce qu’avance saint Paul dans la seconde lettre aux Corinthiens, 4, 13 : « J’ai cru et j’ai parlé[9] ». De la même manière, le psychanalyste peut dire : « J’ai cru, et j’ai entendu ce qu’il me disait, jusqu’à, même, susciter ce qu’il ne savait pas qu’il pouvait dire. »
Cette disposition croyante ne se rapproche-t-elle pas de la foi au sens religieux du terme ? La distinction entre croyance et foi a été pensée par Jean-Luc Nancy dans un très beau texte intitulé « Foi et croyance[10] ». Le philosophe y place la croyance dans l’ordre du savoir : « Si on se sent tenu de dire qu’on croit, alors il faut avoir très certainement beaucoup d’arguments raisonnables pour étayer une croyance. » La foi, selon lui, n’est pas de cet ordre-là : « […] elle n’appartient pas au savoir. Elle n’est pas savoir faible, mais un rapport fort. Ce qu’est ce rapport fort, nous le savons bien : il est un rapport de fidélité[11]. » Jean-Luc Nancy cite l’épisode biblique du sacrifice d’Abraham : la confiance d’Abraham qui répond à l’appel de Dieu ne vient pas d’un savoir qu’il aurait de l’intention véritable de Dieu de sauver Isaac, puisque Dieu sauvera Isaac malgré Abraham. Sa confiance est fidélité et foi, sans savoir, mais dans ce « rapport fort » qui habite aussi Jeanne d’Arc lorsqu’elle répond à ses juges : « Si j’y suis, que Dieu m’y garde, si je n’y suis qu’il veuille m’y mettre[12]. »
Ces dernières considérations nous amènent à une question cruciale dans notre réflexion aujourd’hui : si la psychanalyse, sans aucun doute, sollicite chez l’analysant et l’analyste une disposition à la croyance, comment s’arrange-t-elle avec la foi ? Sa pratique est-elle compatible avec elle ? Lacan l’a très bien dit : la devise de la psychanalyse est « scilicet » : tu peux, il t’est permis de savoir. La volonté, la tentation de savoir n’éloignent-elles pas du « rapport fort » dont parle Jean-Luc Nancy ?
Les diverses contributions qui composent ce dossier tournent de près ou de loin autour de cette question, sans y répondre cependant expressément, laissant justement peut-être entendre qu’aucun savoir ne tient lorsque la croyance s’en mêle.
Pour terminer cette introduction, renvoyons à deux témoignages qui soulèvent subtilement cette même question : d’abord celui de Maurice Bellet dans Foi et psychanalyse[13]. Dans cet ouvrage, il y présente une psychanalyse génératrice d’un effet qui met une certaine foi à l’épreuve : une foi au sens du savoir faible de la croyance décriée par Jean-Luc Nancy, ou de l’illusion religieuse démystifiée par Freud.
C’est lorsque la foi s’obtient dans l’aveuglement, la demande volontaire, l’intéressement et les arrangements fallacieux que la psychanalyse la démantèle.
La foi que la psychanalyse permet est celle qui naît ou persiste quand tout a disparu des semblants de la religion ou des simulacres névrotiques de la croyance imposée. Je cite Maurice Bellet :
La voie qui s’impose est une tierce voie, à vrai dire beaucoup plus rude ; une reprise très fondamentale de ce que peut signifier la foi, la foi au Christ, pour l’homme et en l’homme travaillant sans réserves à sa propre vérité, confronté à une désillusion qui n’épargne rien, et surtout pas sa religion. C’est ce retour au commencement, cette re-découverte, ce re-dévoilement d’une relation originale et originaire, dont le Christ est figure et ancrage premiers, qui doit alors s’accomplir. Tâche décevante et éprouvante pour nos appétits et nos peurs, plus présents que nous ne pensons à ce qu’est en fait notre foi[14].
Thierry de Saussure, psychanalyste et théologien suisse (neveu de Raymond de Saussure), émet dans son ouvrage L’inconscient, nos croyances et la foi chrétienne[15] des idées sensiblement comparables à celles de Maurice Bellet. Dans un chapitre en particulier, intitulé « La psychanalyse fait-elle perdre la foi religieuse ? », il rappelle la distinction entre « religion fonctionnelle », celle analysée par Freud et nommée par le théologien Karl Barth « religiosité naturelle » et « la foi en un Dieu qui se révèle toujours autre », ce qu’il va définir comme une foi mature, « une vie spirituelle adulte, toujours susceptible d’évolution, une évolution qui nécessite un travail continuel de confrontation aux textes fondateurs dans lesquels […] peut se discerner la révélation d’un Dieu toujours inattendu, toujours Autre, qui prend à contre-pied nos attentes les plus religieuses ou morales[16] ».
Nous voyons donc bien se dessiner ici, dans la réflexion de tels auteurs, psychanalystes, théologiens, penseurs des religions, l’idée d’une foi que l’analyse épurerait des scories de la religiosité et des obscurantismes de l’illusion.
Appendices
Notes
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[1]
Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard, 2007, p. 7.
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[2]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
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[3]
Ibid., p. 7.
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[4]
Note de Freud du 22 août 1938, dans Résultats, idées, problèmes, t. II, 1921-1938, Paris, PUF, 1985, p. 288.
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[5]
Id., Le malaise dans la civilisation, trad. inédite par Bernard Lortholary, Paris, Points, 2010.
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[6]
« De la psychothérapie », dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 2005, p. 9-23.
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[7]
Marie Balmary, Freud jusqu’à Dieu, Arles, Actes Sud, 2010.
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[8]
Ibid., p. 26.
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[9]
2 Co 4,13 : « Credidi, propter quod locutus sum ».
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[10]
Jean-Luc Nancy, « Foi et croyance », dans Jean-Daniel Causse, Henri Rey-Flaud, dir., Croyance et communauté, Paris, Bayard, 2010, p. 43.
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[11]
Ibid., p. 48.
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[12]
Ibid., p. 51.
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[13]
Maurice Bellet, Foi et psychanalyse, Paris, Desclée de Brouwer, 1973, rééd. 2008.
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[14]
Ibid., p. 21.
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[15]
Thierry de Saussure, L’inconscient, nos croyances et la foi chrétienne, Paris, Cerf, 2009.
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[16]
Ibid., p. 24.