Abstracts
Résumé
La philosophie ne correspond pas seulement à un travail de déchiffrement du monde. D’une telle démarche les scientifiques s’acquittent avec succès. Aussi n’est-ce pas un hasard, si tous ceux qui consacrent du temps à la réflexion philosophique lui reconnaissent une ambition qui dépasse celle consistant seulement à faire progresser la connaissance. Il n’y a de philosophie que parce qu’il y a du « jeu » dans l’Être. Autrement dit, il y est toujours question d’une certaine liberté et d’un certain écart. On peut ainsi se demander si le rôle du philosophe n’est pas avant tout d’être un « témoin ».
Abstract
Philosophy is not solely content with deciphering the world. Scientists do that well. Hence it is not by chance that all those who give their time to philosophical reflection acknowledge in it an ambition that transcends the mere progress of knowledge. There is philosophy only because there is “play” in Being. In other words, there is invariably question in it of a certain freedom and of a certain distance. One may accordingly ask if the role of the philosopher is not above all to be a “witness”.
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Ni purement contemplative, ni totalement désintéressée la philosophie est une activité toujours en quête de sa propre définition ; pour l’essentiel elle produit des interrogations, qu’elle fait suivre de cheminements plus ou moins longs qui débouchent à leur tour, soit sur de nouvelles questions, soit sur les mêmes mais autrement posées. La philosophie souffre ainsi d’un manque d’efficacité évident. Ceux qui lui sont extérieurs lui reprochent de faire du « surplace ». Ils leur semblent, en effet, qu’au lieu de chercher à résoudre les problèmes, les philosophes s’acharnent seulement à les déplacer et à en rendre la solution impossible. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que la philosophie n’est pas tout à fait une chose du monde. Il n’est pas sûr que l’on doive identifier son ambition ultime au projet d’embrasser dans une seule vision le Tout du réel[1]. La pensée excède la connaissance, ce qui signifie qu’elle continuerait à nous hanter — et sans doute même avec plus de vigueur — s’il n’y avait plus rien à connaître. Aussi est-ce précisément aux implications de cet excès de la pensée que nous devons nous attacher si nous voulons mieux appréhender la situation particulière du philosophe dans le monde. Plus qu’un penseur de la totalité, cet excès ne fait-il pas de lui un simple témoin ? Telle sera ici notre essentielle question. Elle comporte une dimension critique non voilée : par définition l’excès empêche l’adéquation ; il prive de la possibilité même de posséder ; le paradoxe de l’excès est à la fois de libérer mais aussi d’affaiblir. En ce sens l’excès de la pensée ne nous donnerait pas une maîtrise supplémentaire des choses, mais nous obligerait au contraire à les prendre en considération dans leur opacité première. Il nous ferait accéder non au triomphe des concepts mais à leur fragilité. Et de ce fait, un tel excès nous condamnerait à accepter l’idée d’un nécessaire échec de la pensée comme condition de la pensée. Affirmer que la mission essentielle du philosophe est de témoigner peut donc surprendre et choquer. Comme telle, elle contredit la conception de ceux qui aimeraient au contraire le voir toujours au centre de la cité prêt à s’engager dans nos combats du moment. C’est néanmoins à essayer de justifier cette posture du philosophe comme témoin que nous allons consacrer la réflexion qui va suivre.
I. De l’action de témoigner
La plupart des actions de la vie ne requièrent pas pour s’accomplir de s’offrir au regard d’un ou de plusieurs témoins. La vie aime l’immédiateté oublieuse de son geste, elle y puise sa force et sa sécurité. Et de même que nous ne souhaitons pas exposer à la lumière crue de notre conscience l’expression spontanée de nos sentiments de peur d’en briser l’élan et d’en tarir la source, nous ne souhaitons pas non plus que d’autres consciences jettent sur nos actes le regard trop incisif de celui qui observe et qui juge. Les témoins ne sont pas toujours les bienvenus. Ils ont vu et savent comment se sont déroulées les choses. Ils sont les dépositaires d’une vérité qui avec eux reste vivante et est toujours prête à éclater. Mais surtout, c’est leur statut de témoin qui nous inquiète, car dès lors qu’ils revendiquent cette position, ils s’éloignent de nous.
Le mot latin qui avait le sens de « témoin » était testes, qui signifie proprement « celui qui se tient en tiers ». L’étymologie met ainsi l’accent sur un aspect décisif de la condition de témoin. Ce dernier n’est pas directement impliqué, il est le spectateur d’une réalité à laquelle il ne participe pas ou du moins à laquelle il reste en partie extérieur. Mais ce recul n’est pas le seul, car c’est en réalité dans la conscience du témoin que se jouent un combat et une nouvelle mise à distance. Les témoins disent souvent qu’ils auraient préféré ne pas assister à ce qu’ils ont vu ou entendu. C’est qu’il y a lieu d’en appeler aux témoins seulement lorsque les événements qui se sont produits ont une certaine gravité. S’il n’a pas directement participé à ce qui s’est passé, le témoin n’en est pas moins prisonnier des faits ; son extériorité ne le protège pas, elle le rend au contraire disponible et prêt à recueillir la puissance symbolique de ces derniers. Aussi ce qui s’est produit sous ses yeux ouvre-t-il une brèche dans son existence sous la forme d’une alternative : soit il s’empresse de refouler et de nier ce à quoi il a assisté pour sauver l’ordre vital qui garantit sa paix intérieure, soit il s’expose aux suites de l’événement et il décide — parfois aux dépens même de sa vie — de porter à la parole le contenu de ce dont il a été le témoin.
C’est sur les présupposés et les implications de cette structure consistant à être « celui qui se tient en tiers » que nous devons porter notre attention. Il nous faut essayer de mieux cerner les conditions d’une telle relégation. Le témoin est un homme démuni devant l’événement. Parce que le hasard ou les circonstances ont voulu qu’il se tienne en retrait, celui-ci est privé des recours dont disposent les autres hommes pour se protéger de ce qui a eu lieu. Ceux qui ont agi dans le sens du bien sont fiers de ce qu’ils ont fait et le font savoir, ceux qui ont mal agi en ont honte et se cachent dans le silence, ceux qui ont été frappés injustement se souviennent d’avoir souffert et demandent réparation ; quoi qu’il en soit tous ont intégré l’événement, car d’une manière ou d’une autre, ils en ont été les rouages. Honte, amertume, fierté ne créent pas entre eux de véritable différence, elles sont au contraire la marque d’une même participation. Certains n’ont pas eu le « beau rôle », mais cela ne change rien à l’équilibre qui s’instaure toujours entre les bourreaux et les victimes. Et c’est ainsi que l’Histoire finit par figer dans un même geste le destin de ceux qui ont été vainqueurs et de ceux qui ont péri en victimes innocentes, comme l’envers et l’endroit d’un même accomplissement. Une fois les fumées dispersées, les cris apaisés, les morts enterrés, chacun retourne chez soi et s’éprend de son avenir afin d’oublier au plus vite ce qui s’est réellement passé. Mais les témoins, eux, précisément, n’y arrivent pas.
On objectera qu’il ne faut pas exagérer la réciprocité qui lie les coupables et les victimes et que ces dernières sont mieux placées pour se souvenir et raconter que les témoins qui n’ont pas été marqués dans leur chair par l’événement. Il y aurait ainsi une sorte de concurrence dans la prise de parole, les victimes exigeant d’être entendues en priorité. Il reste que cette objection n’est pas recevable comme telle. La question, en effet, n’est pas de savoir qui est le mieux à même de rendre compte de l’événement. S’il s’agissait de cela, il faudrait renvoyer dos à dos tous les protagonistes, y compris les témoins, et affirmer que d’un point de vue purement épistémologique, on doit confier cette tâche à l’historien et à lui seul. Cependant l’objection oblige à s’interroger sur ce qui fait la spécificité de la parole du témoin et sur ce qui advient avec elle que l’on ne trouve ni dans le récit d’une victime ni dans le discours de l’historien. Quoiqu’elle ne soit pas évidente ni toujours perceptible, une différence essentielle sépare en effet cette parole de toutes les autres. Car ce ne sont pas tant les faits que cette parole relate, que la manière définitive dont ils sont capables d’arracher les hommes à leur bonheur et à leur insouciance. Tous ont quelque chose à dire sur l’événement, la victime sur sa violence et sur les souffrances endurées, l’historien sur ses circonstances et sur ses causes, mais la parole du témoin comporte une dimension supplémentaire qui tient précisément à sa situation particulière de témoin. Celui-ci n’habitait pas tout à fait le monde où s’est déroulé l’événement, et c’est pourquoi il est le seul à pouvoir en restituer le côté étrange et irréductible. Le témoin n’a pas sa place dans l’Histoire, sa parole en arrête le cours, elle en défait l’ordre et en conteste le discours convenu. Pour le témoin l’affaire n’est pas classée, cette dernière a ouvert une brèche, sinon dans la vie des autres, du moins dans la sienne, et c’est ce qui fait qu’il revendique le droit de continuer à parler de ce que les autres veulent oublier et qui explique aussi pourquoi il se retrouve seul et nécessairement incompris.
II. L’éloignement de Socrate
Sous les traits du témoin, on voit déjà comment il est possible de reconnaître ceux du philosophe ou du moins certains de ceux que l’on peut lui accorder étant donné la relative indétermination de son essence. Mais avant de rappeler comment un homme comme Socrate a su magnifiquement incarner la figure du philosophe-témoin, nous devons revenir et insister sur un point essentiel.
Suffit-il d’avoir été placé grâce au hasard des circonstances à la lisière d’un événement pour en devenir le témoin ? Nous soutenons que l’on ne devient pas uniquement un témoin par le fait du hasard et qu’il faut donc bien distinguer ici le témoin de « rencontre » avec ce que nous pourrions appeler, faute de mot approprié, un témoin de « conviction ». La différence qui les sépare concerne la suite que chacun donne à ce qu’il a vu ou entendu. Le témoin de rencontre se tient bien en tiers, mais parce qu’il n’est qu’effleuré par l’événement, rien n’est pour lui profondément modifié en ce qui concerne sa vie et le rapport même qu’elle entretient avec le langage. Ne devient pas témoin de conviction qui veut ; plus que l’événement lui-même, c’est une errance personnelle déjà commencée qui explique la genèse de ce type de témoin. Avec le témoin de rencontre l’événement n’est pas perdu, mais il est seulement sauvé dans sa dimension événementielle. Grâce au témoin de conviction, il est arraché à sa seule dimension historique et est confié à l’inépuisable travail d’interrogation et de méditation de la réflexion. Or la condition de possibilité d’un tel accueil de l’événement suppose de la part de celui qui s’y prête plus que le simple fait de se tenir en tiers. Autrement dit, de même qu’il y a deux types de témoin, il y a deux types de relégation : il y a d’abord la relégation spatiale, celle qui fait le témoin ordinaire et à laquelle on n’a pas besoin d’être préparé dans la mesure où elle est purement ponctuelle et accidentelle ; puis il y a une relégation beaucoup plus rare qui, parce qu’elle est de nature subjective et qu’elle est antérieure à l’événement, est celle qui prédispose certains êtres à devenir, lorsque les circonstances s’y prêtent, des témoins de conviction.
Cette remarque acquise, essayons de montrer avec un exemple comment la figure du philosophe peut croiser celle du témoin de conviction. Un premier point les réunit : tous les deux sont en porte-à-faux avec la société. Tous les deux parlent en effet de ce qui vient rompre le cours ordinaire de la vie, et tous les deux proposent que l’on détourne son attention durablement ou au moins provisoirement de ce qui n’est pas immédiatement utile et réjouissant. Il se trouve en effet que chacun à sa manière est profondément hanté et comme habité par un excès qui ne le laisse plus jamais tranquille. Chez le témoin de conviction, l’excès a son point d’ancrage dans des événements : il a assisté à des faits dont la violence et l’extrême cruauté ont réussi à briser sa confiance dans le langage. Plus précisément l’excès qui l’a arraché à lui-même prend sa source dans le dévoilement d’un réel qu’aucune forme ne parvient plus à contenir. Et si on peut certes considérer que sa propre relégation l’avait déjà préparé à cette découverte, il reste que c’est l’événement qui a définitivement entamé sa foi dans la correspondance entre le réel et le langage. Habituellement nous sommes tenus à l’écart de cette inadéquation, le rôle des institutions et des croyances consiste en effet à nous en protéger. Tout est fait pour sauver les apparences, et c’est ce qui explique que s’il nous arrive d’être les témoins de petits dérèglements, nous n’en sommes pas affectés en profondeur. Il faut de grands événements pour voir surgir des témoins de conviction : une extrême misère ; ou bien d’une manière encore plus sûre : les déchaînements de la guerre. Avec ce type d’événement, le témoin de conviction est arraché à sa vie non pas seulement parce qu’il se doit à la mission qui est désormais la sienne et qui est de rendre compte de ce qu’il a vu, mais parce qu’il est définitivement ravagé par la question de savoir si les mots ont encore un sens. Plus exactement le témoin de conviction vit à plein une crise du langage dont les termes sont à peu près les suivants : comment parler de ce qui advient et qui en advenant met en évidence l’inadéquation du discours ? Le témoin de conviction se retrouve ainsi écartelé entre deux attitudes qu’il adopte tour à tour : poussé par le désir de soulager sa conscience, il commence par parler, mais très vite il est frappé par la disproportion entre ce dont il a été le spectateur foudroyé et ce que peuvent saisir les mots ; après avoir beaucoup parlé, c’est l’inanité même du discours qui s’empare de son esprit, il tente de fuir dans le silence, mais c’est sa mémoire qui prend alors le relais et qui l’interpelle chaque nuit avec des images qui continuent de défier les mots. Ce cercle infernal est bien mis en évidence dans le livre que Yannick Haenel a récemment consacré au combat de Jan Karski[2]. Résistant polonais, témoin du massacre systématique des Juifs d’Europe, Karski réussit à rejoindre les Alliés en novembre 1942 pour les alerter du génocide en cours et leur demander de l’aide. Dans le cadre de cet exemple, on comprend mieux ce qui sépare le simple témoin, le témoin de rencontre, du témoin de conviction. La question est en effet pour celui qui témoigne de savoir de quel côté il regarde, et surtout ici avec quelle humanité il se solidarise. À la lisière de deux mondes, le témoin de conviction ne sait plus comment parler. Vivant parmi les vivants, il doit continuer de parler comme eux, autrement dit il doit continuer de régler ses propos sur le mode propre au déroulement de la vie, soit sur le mode de l’insouciance et de l’incrédulité. Mais ce faisant le témoin ne peut que trahir l’autre humanité, en l’occurrence ici l’humanité exsangue et en attente d’être achevée du ghetto de Varsovie et du camp d’Izbica Lubelska. Ce qu’il a vu est insoutenable et n’entre pas dans le langage des vivants. Il a ainsi le choix entre parler et piétiner malgré lui la douleur de ceux qu’on a abandonnés, ou s’enfermer dans le silence et se laisser glisser avec ces derniers dans le monde insondable de l’oubli. Le témoin de rencontre n’est pas confronté à cette alternative ; l’événement l’a heurté mais n’a pas déchiré la trame du langage, il n’a pas remis en cause sa puissance de recouvrement. S’il décide de se taire c’est surtout pour ne pas avoir d’ennui, mais s’il parle c’est pour restituer à l’événement sa place dans un ordre que le langage autorise à croire immuable et légitime. Aussi, comprenons-nous qu’à proprement parler seul le témoin de conviction est un homme démuni devant l’événement, sa relégation ne peut pas prendre fin, pour cela il faudrait qu’il puisse reprendre pied dans le langage des vivants, qu’il puisse rejouer la comédie du Même, et qu’il fasse finalement comme s’il ne s’était rien passé. Une telle relégation invite à poser la question de Paul Celan placée très justement en épigraphe du livre de Yannick Haenel : « Qui témoigne pour le témoin ? »
Revenons maintenant au philosophe. Pour sa part, l’excès dont il est le témoin étonné ne dérive pas d’un événement. Cet excès prend sa source directement en lui dès lors qu’il découvre que sa pensée n’est pas asservie à l’ordre vital. Faire une place à cet excès, le laisser s’épanouir, assumer l’errance à laquelle il assigne le moi, voilà ce qui fait d’un homme un philosophe-témoin. Comment les choses ont commencé, par quels détours et par quelles expériences faut-il passer pour se retrouver au centre d’un tel processus, le philosophe ne le sait pas lui-même. La naissance à soi du philosophe est déjà accomplie lorsqu’il prend conscience de l’autonomie de sa pensée et de la solitude forcée à laquelle elle le condamne. Solitude et non pas isolement. L’isolement n’est qu’un état lié aux circonstances, la solitude est une conséquence directe de l’excès de la pensée. Le philosophe ne souffre pas d’isolement, mais parce qu’il pense au-delà de ce qu’exige le salut immédiat de ses affaires courantes, il se tient en tiers.
Nous disposons avec Socrate de l’archétype même du philosophe-témoin. Plus exactement nous devons au génie de Platon d’avoir su en dessiner l’essence au travers du personnage de Socrate tel qu’il le donne à voir et à entendre dans ses dialogues. Seule une hypertrophie de la pensée peut donner à un homme une telle force morale et une si grande disponibilité. C’est à cette capacité de transcender son être et de rester d’une humeur égale même dans l’adversité que Socrate doit d’attirer sur lui l’incompréhension des hommes ordinaires que sont ses concitoyens qui, quant à eux et comme le brave Calliclès, ne demandent au fond qu’une chose : jouir de la vie. Mais c’est précisément ce que l’excès de la pensée n’autorise pas. Chez celui qui en est le siège, et qui en est le témoin au moins autant qu’il est le promoteur, l’excès de la pensée vient rompre la continuité de la vie en plantant en elle les flèches d’un questionnement radical. Le propre de ce questionnement est de bouleverser l’ensemble des données et de menacer l’équilibre du gros animal que constitue la cité. L’un des enjeux du débat qui oppose Socrate et Calliclès dans le Gorgias de Platon concerne précisément cette subversion possible de l’ordre de la vie par la philosophie. On manque d’impartialité dans l’interprétation de ce débat : on souligne la démesure de Calliclès mais on passe sous silence la pertinence de ses arguments quant à la question du statut de la philosophie. Calliclès pressent en effet avec raison que l’excès de la pensée désorganise tous les ordres. En traitant Socrate d’adolescent attardé, il dénonce la subversion que cet excès engendre dans l’ordre des âges de la vie et des risques que cela fait peser sur la société. Autrement dit pour Calliclès, la question « comment vivre ? » ne doit pas déborder le cadre d’un simple jeu d’idées. Et s’il est légitime de s’adonner à ce jeu, cela ne convient néanmoins qu’à cette période éphémère de l’existence appelée adolescence. Au-delà de cette étape de la vie, ce n’est pas seulement ridicule, c’est tout simplement dangereux et irresponsable. Pour Calliclès, les questions philosophiques sont nécessairement des questions secondaires dans la mesure où elles doivent se soumettre au sérieux de ce que nous enseigne l’inflexible loi du temps. Or il y a un accord profond entre la loi du temps et l’organisation sociale. Donner libre cours à l’excès de la pensée, c’est tout simplement prendre le risque de ruiner la vie en condamnant les conditions de sa pérennisation.
On condamne Calliclès parce que sa violence et son goût immodéré des jouissances en font un personnage inquiétant, mais on oublie que Socrate propose lui aussi une manière d’être qu’il n’est pas souhaitable de voir se généraliser au sein de la Cité. Sa sagesse fait problème, car elle est plus celle d’un témoin que celle d’un bon citoyen. Socrate ne cesse de se tenir en tiers. Lui-même confirme lors de son procès qu’il ne peut pas s’investir dans le monde comme ses concitoyens et qu’il ne saurait vivre comme eux, puisqu’il doit son rôle à un dieu et que ce rôle, selon l’image de l’Apologie, consiste à être attaché à la cité comme un taon à un cheval trop mou qui a besoin d’être aiguillonné. Une telle image souligne bien l’ambiguïté du rôle de Socrate : le cheval est plus noble que le taon qui fera toujours figure de parasite, quels que soient les services qu’il puisse rendre. Socrate ne dérange ses concitoyens que pour la bonne cause : l’élévation de leur âme et le sens de la justice ; il n’en demeure pas moins que l’insistance de son questionnement n’a pas vocation à les rassurer mais bien à les déstabiliser. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si chez Socrate l’excès de la pensée prend une tournure essentiellement morale. Nous touchons ici à ce qui nous paraît faire toute la différence entre la philosophie de Platon et la démarche de son Maître. Platon, parce qu’il est un penseur de la totalité, privilégie la politique sur la morale ; Socrate, parce qu’il se veut témoin d’un excès de la pensée, opte pour l’idéal moral aux dépens même de l’ordre politique. L’élévation de l’âme et la perfection morale excèdent le plan du politique. Aussi une certaine lecture de La République permet-elle de penser que ce n’est pas seulement Homère et les poètes qui auraient été chassés de la cité idéale, mais bien Socrate lui-même. En nous ouvrant à l’infini du Beau, l’artiste génial sème le trouble dans les esprits ; par ses discours et par la vie qu’il mène, l’homme juste brille d’un même éclat ; en tant que tels, ces êtres inspirés par une transcendance représentent un danger pour ce qui est de la cohésion et du maintien de l’ordre social. Platon ne nie pas la transcendance, mais il veut la capter et en faire la Science. C’est cette prétention qui lui permet de croire que l’on devrait pouvoir mettre à la tête de la cité les meilleurs des hommes, en l’occurrence les philosophes. Néanmoins on imagine mal Socrate en meneur d’hommes. Comme ceux qui ont du génie et qui nous étonnent par ce qu’ils sont capables de produire, ce dernier n’entre dans aucune catégorie si ce n’est peut-être celle de philosophe-témoin.
III. Le philosophe comme témoin de l’Ouvert
L’intérêt pour nous de ces êtres inclassables que nous appelons à défaut de savoir comment les nommer des « philosophes-témoins », réside paradoxalement dans le fait qu’ils ne réussissent jamais à être des philosophes professionnels. Ils ne construisent pas de systèmes et refusent de nous laisser croire qu’il y aurait des remèdes à l’incertitude. Leur but n’est d’ailleurs pas de nous rassurer mais de nous aider au contraire à aimer et à consentir au souffle de l’aventure spirituelle. Eux-mêmes prennent le risque de s’y jeter sans retenue, et c’est précisément parce que leur vie se laisse creuser par ce souffle qu’elle nous interroge au moins autant que leurs textes ou leur propos. On reconnaît ainsi un philosophe-témoin à la poignante intimité qu’il y a entre sa vie et ses idées, ce qui est bien la chose la plus rare et la plus difficile. Et si un tel homme ne cherche pas à se protéger, si sa sagesse n’est pas comme le dit Nietzsche une manière de tirer son épingle du jeu[3], c’est pour rester sensible et ouvert à un appel.
Mais avant de revenir à cet appel et d’en manifester la dimension nécessairement subjective, nous devons clarifier autant que faire se peut le positionnement du philosophe-témoin par contraste avec celle du philosophe compris dans son acception classique. Pour accéder à cette clarification, nous proposons de nous appuyer sur la typologie présentée par Clément Rosset dans Logique du pire. Le philosophe-témoin correspond-il à ce que ce dernier désigne sous le nom de philosophe tragique ? Il y aurait en effet selon lui deux types de penseurs, ceux qui réussissent — soit ceux dont on ne conteste pas le titre de philosophe — et ceux qui restent en marge de cette réussite qu’ils jugent mensongère. Les premiers auraient pour but de nous montrer que sous les apparences bigarrées du monde règne un ordre, alors que les seconds auraient au contraire pour intention de nous mettre face au chaos. Clément Rosset affirme ainsi successivement d’une part que « tous ceux pour lesquels l’expression de “tâche philosophique” a un sens — c’est-à-dire presque tous les philosophes — s’accorderont en effet à penser que cette tâche a pour objet propre la révélation d’un certain ordre », d’autre part que, « à l’opposé et en marge de cette philosophie, il s’est trouvé, de loin en loin, des penseurs qui s’assignèrent une tâche exactement inverse ». À propos de ces derniers, il précise encore que pour eux « la philosophie devient ainsi un acte destructeur et catastrophique : la pensée ici en oeuvre a pour propos de défaire, de détruire, de dissoudre — de manière générale, de priver l’homme de tout ce dont celui-ci s’est intellectuellement muni à titre de provision et de remède en cas de malheur[4] ». Ces définitions semblent indiquer l’existence de caractères communs entre le philosophe tragique et le philosophe-témoin : le constat d’une faillite de l’ordre et de l’impossibilité de le restaurer, une certaine solitude et un sens aigu de la critique comme expression même de l’excès de la pensée. Cependant, elles font apparaître aussi que le penseur tragique détermine sa tâche par opposition à celle du philosophe. Le philosophe-témoin nous semble plus libre et moins agressif. On sait d’ailleurs qu’il y a toujours un certain confort à se maintenir dans la posture de celui qui s’oppose et qui en fait son métier. S’il prend seulement le contre-pied du philosophe, le penseur tragique lui reste inféodé. Ce serait donc par-delà cette posture et cette dépendance qu’il faut envisager la démarche du philosophe-témoin.
Il reste que la typologie de Clément Rosset nous aide à mieux saisir cette démarche. Si ce qui caractérise le philosophe au sens propre du terme c’est le succès (il comprend le Tout du réel dans un système), on est en droit de considérer que le philosophe-témoin est pour sa part un homme qui échoue. Cependant, c’est sa manière d’échouer qui nous intéresse et sur laquelle nous devons porter notre attention. Pour le philosophe-témoin, l’échec n’est pas intentionnel, il n’est pas commandé par une volonté de penser mal et de discréditer par tous les moyens la raison, il est simplement la traduction d’une expérience vécue qui est celle de l’incommensurabilité de la pensée et du réel[5]. Ce n’est donc pas par rapport au philosophe qui réussit qu’il se détermine, il n’a pas à prouver l’inadéquation qui le déchire, il la vit et il s’efforce seulement d’en être le témoin. On ne prêtera donc pas au philosophe-témoin une intention terroriste. Clément Rosset croit pouvoir discerner une telle intention chez des penseurs comme les Sophistes, ou chez Lucrèce, Montaigne, Pascal et Nietzsche. Ainsi les décrit-il comme « des penseurs terroristes et logiciens du pire », dont le « souci n’est plus d’éviter ou de surmonter un naufrage philosophique, mais de rendre celui-ci certain et inéluctable en éliminant, l’une après l’autre, toutes les possibilités d’échappatoire[6] ». Or, outre qu’il est sans doute très exagéré de réduire les démarches de ces penseurs à une telle intention terroriste, il faut nous interroger sur le sens de cette violence. Elle est révélatrice du but ultime du penseur tragique qui n’est autre en réalité que de tenter d’exténuer la pensée. Le penseur tragique veut triompher à sa manière en montrant au philosophe qu’il est impossible de penser. Pour lui la pensée est vouée à bafouiller et à se taire[7], car il n’y a ni nature ni être ni événement ni acte ni sens ni non-sens : il n’y que le hasard. Il reste qu’une telle perspective est battue en brèche par les faits. Toujours et partout nous constatons que la pensée renaît de ses cendres et qu’elle n’arrive jamais à se convaincre de sa propre inanité. Son propre excès la sauve de la tentation de s’abîmer dans le vide. Si elle fait l’expérience de ses limites et de son relatif aveuglement, elle croit trop en elle-même pour renoncer à s’exprimer. Aussi ce que vit le philosophe-témoin et ce dont il témoigne avant tout autre chose résident-ils précisément dans cette actualité d’une pensée qui ne renonce pas et n’a de cesse de s’affirmer et de manifester sa transcendance. Pascal a mis en évidence les limites du pyrrhonisme et le ridicule du dogmatisme, par là il appartient si on veut à la catégorie des penseurs tragiques, mais Pascal a aussi déclaré dans la même pensée[8] que « l’homme passe l’homme », ce qui fait de lui un philosophe-témoin. Dans une telle expression, il est impossible de ne sentir que du dépit ou de l’effroi, et si on ne peut y lire un programme, du moins peut-on y discerner un appel. De même est-il très réducteur de ramener la pensée de Nietzsche à une entreprise de destruction, la dimension terroriste de son travail n’est qu’une facette de son oeuvre, son ambition n’est pas de désespérer les hommes, mais de les sortir d’une trop longue torpeur et de les faire réagir en leur redonnant le goût de la vie. Le surhomme est en projet dans l’excès de la pensée, sans ce projet l’humanité est vouée à s’enliser dans les sables de la médiocrité. En ce sens Nietzsche est incontestablement et sans doute encore plus que tous les autres un philosophe-témoin.
Le passage par la typologie de Clément Rosset nous a permis de mieux cerner le statut du philosophe-témoin. Dans un dernier moment, il nous reste à tenter une réponse à la question de savoir de quoi le philosophe-témoin doit rendre compte en priorité. Nous disposons désormais de quelques éléments essentiels. Nous avons vu qu’il fallait distinguer le témoin de rencontre du témoin de conviction et nous avons souligné que c’était seulement pour le second que l’on pouvait parler de relégation. Le témoin de rencontre n’est pas transformé par ce qu’il a vu ou entendu, il peut réintégrer le Tout du monde. Mais il n’en va pas de même pour le témoin de conviction, celui-ci tente de parler, mais les mots qu’ils utilisent le trahissent et lui font prendre conscience de son éloignement. Entre lui et les autres hommes, il n’y a pas de dialogue possible, car pour ce qu’il a à dire, non seulement les mots lui manquent mais surtout il n’y a pas d’auditeur. Le témoin de conviction est ainsi le porteur d’une relation à un événement qu’on lui demande de refouler et d’oublier. Il ne doit plus essayer d’en parler s’il veut réintégrer le Tout du monde. Or c’est bien là lui demander l’impossible. Pour tous l’événement est passé, mais en ce qui le concerne l’événement se répète à chaque fois qu’il prend la parole et qu’il sent les mots s’écarter de ce qu’ils prétendent évoquer. Il n’y a pas de compensation possible au fait de se taire pour un homme comme lui. S’il parle, c’est en effet non pas seulement parce qu’il doit rendre compte d’un événement toujours déjà dépassé mais parce que l’événement a mis en difficulté le discours, et que cette remise en cause a donné à la parole une nouvelle légitimité et la possibilité même d’avoir à dire quelque chose d’essentiel. Pourquoi le témoin dérange-t-il ? Pourquoi souhaitons-nous qu’il se taise ? En principe les paroles sont bienfaisantes, elles ont pour vocation de nous persuader de la connivence qui lie les êtres entre eux. Mais la parole du témoin jette le trouble ; unilatérale, elle se met au service de ce qui la tient en respect et devant quoi nous sommes désarmés. La parole du témoin nous dérange ainsi doublement : d’une part, parce qu’elle vient contrecarrer notre aspiration à l’unité, d’autre part, parce qu’elle met en évidence la frivolité de nos discours dès lors que nous restons persuadés qu’ils ont raison de tout et que rien ne saurait leur échapper.
Le philosophe-témoin est lui aussi un étranger qui dérange et embarrasse. Il veut rester fidèle à un appel, appel dont nous avons identifié la source dans un excès de la pensée. Presque tous les hommes réussissent à faire taire en eux cet excès. Ils l’investissent dans un travail, dans une profession, ou dans une oeuvre, ils font tout pour l’inscrire dans le monde et ils parviennent à l’y enfouir. Or les philosophes de ce point de vue ne sont pas différents des autres hommes. Eux aussi aspirent à un certain confort, la vérité même mal établie est plus rassurante que l’errance. On ne peut ainsi que donner raison à Clément Rosset quand il souligne dans l’entreprise philosophique le désir de soumettre l’ordre des choses à l’ordre des idées afin d’offrir au regard de l’esprit l’image figée d’un Tout unifié et sans reste. Cependant nous avons vu que lui-même tend à enfermer le geste philosophique dans un cercle. Il fait l’apologie du philosophe tragique, mais il lui prête seulement la mission de dénoncer l’illusion de l’ordre et de manifester l’empire du chaos. Tels qu’il les décrit, qu’ils soient des adeptes de l’ordre ou du désordre, les penseurs aspireraient donc à la même chose : au repos et au silence. Et ils y aboutiraient d’une façon aussi sûre, quoique par des chemins opposés.
Nous pensons pour notre part qu’il y a une troisième voie, celle qu’incarne le philosophe-témoin. Il ne s’agit pas pour lui d’aboutir au silence, du moins pas à un silence compris comme le résultat d’une option philosophique préétablie et posée en principe. Son attitude se veut plus respectueuse de ce qu’il éprouve. Il souhaite rester fidèle à la texture même de son expérience du monde. Or ce qu’il sait, ce qu’il sent et ce qu’il constate, c’est que le monde se donne à voir ni selon un ordre digne de ravir l’esprit, ni dans un désordre à même de le désespérer une fois pour toutes. Il y a une discursivité du monde qui nous relie à lui et qui fait de nous son complice avant même que nous nous prononcions sur lui. L’être-au-monde de l’homme suppose cet enchevêtrement du langage et des choses et par conséquent d’un horizon de sens qui précède tout ce que nous pouvons dire. Mais le philosophe-témoin souhaite aussi assumer et donner toute sa portée à cette expérience intime d’une relégation qu’il doit à l’excès de la pensée. Quoiqu’il se tienne auprès des choses à la manière de tout un chacun, il a beaucoup plus que tout autre le sentiment qu’elles lui échappent. C’est que l’excès de la pensée se traduit en effet par la remise en cause des donations de sens originelles qui lie cette dernière au langage et grâce auxquelles nous croyons naïvement à la possibilité de nous emparer de l’ordre du monde. On ne deviendrait philosophe-témoin qu’à la condition de se tenir au coeur de ce déchirement, c’est-à-dire à la condition de nous laisser gagner ou reprendre par le mouvement le plus intime et le plus essentiel de la vie qui est celui d’aller au-devant des frontières indécises de l’altérité. Mais en ce lieu inassignable, aucune décision de la volonté ne peut conduire. Et c’est pourquoi la question de savoir de quoi doit rendre compte en priorité le philosophe-témoin n’a finalement pas de sens. Une telle question suppose un monde avec un relief et une physionomie bien établie, elle suppose qu’on puisse débattre de ce qui est important et que l’on dispose par conséquent de critères à même de nous orienter et de juger en connaissance de cause. Mais c’est la fragilité même de ce monde qui constitue si l’on peut dire la « première évidence » du philosophe-témoin. Pour lui les lignes du réel n’ont pas assez de résistance pour donner lieu à un découpage de l’être en régions et pour justifier l’idée selon laquelle chacune de ces régions doit relever d’une approche et d’un mode de dévoilement spécifique. Les philosophes professionnels ont parfois l’intuition de cette fragilité, mais ils ne la vivent pas, et c’est ce qui leur permet de l’oublier et de continuer à faire confiance aux catégories et aux valeurs qui régissent la vie intellectuelle. Pour eux l’altérité ou le négatif ne traduisent que le mouvement d’un réel avec lequel nous restons en prise.
On se demandera alors si la figure du philosophe-témoin n’est pas seulement une forme vide. Elle l’est en effet si on veut indiquer par là que personne n’en connaît à l’avance les codes et qu’elle ne correspond pas à une attitude existentielle qu’un homme pourrait délibérément décider d’adopter et de faire sienne. Mais elle n’est pas vide si on se contente d’en esquisser les traits et si on apprend à en reconnaître la prégnance dans les démarches de certains penseurs[9]. Ces derniers, plus artistes et plus secrets que les philosophes professionnels, sont appelés à se tenir dans l’Ouvert, soit là où la durée de vie des mots est brève, mais où leur possibilité de nous toucher et de signifier est la plus forte.
Appendices
Notes
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[1]
Une philosophie est une « vision unique et globale du tout », affirme Bergson dans L’évolution créatrice, chap. III, dans Oeuvres, Paris, PUF, 2007, p. 657.
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[2]
Yannick Haenel, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.
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[3]
« La sagesse, aux yeux du vulgaire, c’est un refuge, un moyen, un artifice pour tirer son épingle du jeu ; mais le véritable philosophe, ne le sentons-nous pas, mes amis, ne vit ni en “philosophe” ni en “sage”, ni surtout en homme prudent et sent peser sur lui le fardeau et le devoir des cent tentatives, des cent tentations de la vie ; sans cesse il se met lui-même en jeu, il joue le mauvais jeu par excellence… » (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, trad. G. Bianquis, Paris, UGE, § 205).
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[4]
Clément Rosset, Logique du pire, Paris, PUF, 1971, p. 9-10.
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[5]
Incommensurabilité qui ne résulte pas d’une inadaptation de la pensée à saisir le réel, mais qui est l’effet même de son excès.
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[6]
Clément Rosset, Logique du pire, p. 9-10.
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[7]
« En bonne logique, le discours tragique pourrait, devrait même, s’arrêter ici — au silence. Passer ensuite, s’il le désire, à des illustrations ou à des conséquences ; pour sa “théorie”, tout est dit, si rien n’est à dire. Faire parler davantage le silence supposerait qu’on dispose d’un mot magique, qui sache parler sans rien dire, penser sans rien concevoir, dénier toute idéologie sans s’engager lui-même dans une idéologie quelconque. Or, un tel mot existe peut-être : le hasard » (ibid., p. 70).
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[8]
Blaise Pascal, Pensées, no 131, éd. Lafuma.
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[9]
Les philosophes ont le « choix » entre se barricader dans un système ou oser s’exposer à l’excès de la pensée. Tous connaissent ou ont connu des moments d’hésitation entre ces deux attitudes. Une lecture attentive de leurs oeuvres pourrait le montrer. Il reste qu’ils finissent presque tous par s’enfermer dans l’enceinte d’un système ou d’une idéologie. Au xxe siècle, Sartre constitue un bon exemple de ce repli frileux. Dans La Nausée, son roman le plus réussi et le plus travaillé, Sartre décrit l’errance d’un homme harcelé par le débordement de sa propre pensée. Roquentin est à sa manière un philosophe-témoin qui s’ignore. Victime et complice de ce qui lui arrive, il accepte de se laisser porter par ce débordement qui en un sens n’est autre que lui-même. Or l’intérêt du roman tient précisément à ce qu’il met en évidence la corrélation entre l’excès de la pensée et la marginalisation de l’individu qui en est la proie. La relégation de Roquentin est bien antérieure à « l’événement » qui annonce au début du roman que rien ne va plus et qu’il y a du « jeu » dans l’Être. En apparence Roquentin s’achemine vers une idée à laquelle il n’avait jamais pensé : l’idée de contingence. Cependant il serait faux de dire qu’il découvre cette idée, car loin d’être un simple concept comme pour un philosophe professionnel, elle est pour lui son propre vécu. Dès lors il n’est pas possible de demander à Roquentin de réintégrer le Tout du monde. Mais si Roquentin a été un tant soit peu le double de Sartre, il faut bien convenir qu’entre l’auteur de La Nausée et celui de la Critique de la raison dialectique, on n’a plus affaire au même homme. Le second a trahi le premier en substituant à l’idée de contingence celle d’une totalisation possible du sens. Chez Sartre, le philosophe professionnel a fini par l’emporter.