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L’A., connue pour ses interprétations de la pensée de Machiavel et traductrice de son oeuvre, a développé un intérêt marqué pour les questions d’éthique médicale. Son livre, La valeur de la vie, en témoigne.

D’entrée de jeu, l’A. questionne à savoir s’il existe une égalité de toutes les vies humaines. La philosophie politique et morale comme les sciences humaines nous rappellent qu’il existe véritablement une inégalité de fait entre les vies humaines. Cette question se pose de manière lancinante en contexte hospitalier « dans les décisions de maintien ou d’interruption de vie ». L’A. signale que la question de la valeur de la vie survient principalement au sujet des personnes en fin de vie, des personnes plongées dans un coma végétatif irrémédiable, des enfants en réanimation néonatale et au sujet des enfants à naître dans un contexte de diagnostic prénatal où est mis à jour « un risque ou une certitude d’anomalie ou de maladie ».

Cette idée de la valeur de la vie nous conduit directement à la question socratique : « Comment doit-on vivre ? ». Sauf que pour l’A., la question n’est plus tant ce qu’est une « vie bonne », mais ce qu’est une vie « vivable ». Dans l’idée du vivable, c’est la question du seuil ou de la limite qui se dresse. À partir de quel moment précis une vie peut-elle être jugée vivable ou non vivable ? Une vie peut-elle être vivable malgré tous les désagréments engendrés par la maladie ? Ces questions amènent l’A. à défendre la thèse selon laquelle « le jugement sur la valeur de la vie, quel qu’il soit, ne constitue pas un argument moral pour la décision de maintien ou d’interruption de la vie » (p. 22), car l’idée que l’on puisse évaluer, mesurer et hiérarchiser des états de la vie humaine « n’a aucun fondement objectif ». Cette conclusion exige d’établir « un rapport de questionnement » devant les différents arguments pour en faire un objet de discussion en évitant toutefois « l’esprit de polémique ».

Pour y parvenir, il s’avère essentiel de procéder à un travail de clarification conceptuelle en adoptant une démarche généalogique inspirée par la pensée de Nietzsche pour repérer l’origine des idées, des croyances, des convictions. Ceci, non pas pour identifier une essence, mais pour mettre à jour les sources de nos interprétations. Certes, si le philosophe peut « établir l’histoire conceptuelle des arguments en jeu », il est moins habile pour analyser les contextes dans lesquels la question de la valeur de la vie se pose.

Cependant, l’objectif demeure d’aborder les arguments invoqués dans toute leur complexité afin d’éviter d’envisager ces énoncés de façon abstraite ou « en chambre », car nous risquerions de manquer une part de leur sens. L’A. démontre de cette façon qu’une analyse philosophique de l’idée de valeur de la vie requiert une analyse des différents contextes de son usage.

La question de la valeur de la vie soulève un questionnement « sur la légitimité même de son évaluation ». Il constitue l’objet du chapitre trois : « Est-il légitime d’évaluer la vie humaine ? ». Elle soulève aussi un questionnement sur « le contenu de la représentation d’une vie humaine » qui forme le chapitre quatre. Enfin, elle questionne « la légitimité du lien de cause à effet qui est parfois établi entre un jugement sur la valeur de la vie et la décision de maintien ou d’interruption de vie » (p. 30-31), qui constitue le chapitre cinq.

Ces trois chapitres posent la question de savoir s’il est légitime, d’un point de vue moral, d’évaluer la valeur de la vie et de fonder sur ces évaluations des décisions pour le maintien ou l’interruption de la vie, même si le cadre légal conférait au médecin ou à d’autres institutions le pouvoir et la responsabilité de décider.

De ces propos, jaillit rapidement l’expérience du nazisme, pour remettre en question l’idée que certaines existences ne vaudraient pas la peine d’être vécues parce que jugées inutiles, nuisibles et dispendieuses pour la société.

Pour contrebalancer ce courant de pensée, les démocraties d’après-guerre ont refusé le principe de discrimination entre les différentes formes de vie humaine. Ils ont mis de l’avant, en s’inspirant de la pensée de Kant et de Mill, l’idée que seul l’individu est juge de la valeur de sa vie. Mais dans un contexte clinique, l’individu est-il toujours la meilleure personne pour décider de soi ? Selon les analyses psychologiques, psychiatriques et psychanalytiques, la demande d’aide à mourir, formulée par un individu, « ne relève pas d’un choix lucide et réfléchi de la personne » (p. 82), d’autant plus que la médecine possède les moyens pour mettre fin aux douleurs du corps. Mais sans que l’on puisse affirmer et valider qu’une personne soit dépressive, il arrive que celle-ci insiste pour mourir parce qu’elle porte un jugement négatif sur la vie, parce qu’elle ne trouve plus de raison de vivre, parce qu’elle ne se reconnaît plus dans son corps. Ce faisant, cette personne se juge incapable de se réapproprier sa vie, de lui donner une forme : elle n’accepte pas sa nouvelle condition. Il se produit une rupture insurmontable, comme si elle ne pouvait plus être l’auteur de sa vie. Comme si son histoire de vie s’arrêtait là.

L’A. montre que l’évaluation de la valeur de la vie, dans le contexte du nazisme ou de celui d’un eugénisme d’État, renvoie à un rapport faussé à la personne, au corps et à la capacité de créer une forme de vie qui fait sens en faveur de la personne. Quant à la personne incapable de prendre une décision, les proches et les soignants sont-ils mieux disposés pour le faire ? En fait, lorsque ces derniers sont confrontés à des personnes démentes, paucirelationnelles, en état végétatif chronique, ils ne peuvent s’empêcher de porter un jugement sur la valeur de la vie. Souvent, on entendra des commentaires comme : « C’est pas une vie, ça ! », « Je ne veux pas de cette vie pour mon enfant ». Ces énoncés laissent sous-entendre qu’une vie sans projet, sans ouverture sur le possible, ne mérite pas d’être vécue. Ces jugements trouvent leur fondement dans une conception libérale de la personne qui origine dans la pensée de Locke, et qui se caractérise par la conscience de soi, l’exercice de la raison et de l’autonomie. En ce sens, les patients déments ne seront alors plus jugés comme des « êtres humains ». Pour contrecarrer cette conception de la personne, des penseurs, comme Martha Nussbaum, proposent une autre conception de la personne qui met l’accent sur la capacité d’établir une relation avec autrui, d’imaginer sa vie, d’éprouver de la joie et de la peine. S’opposant ainsi à une conception libérale de la personne, ils offrent une conception relationnelle et intersubjective de la personne qui démontre qu’une personne se constitue dans une relation singulière avec autrui en tant que membre d’une communauté. La personne advient à son individualité et à son autonomie en entrant en relation avec autrui. Comme l’A. le souligne, ces deux visions en tension de la personne possèdent « des implications directes sur la nature des projets thérapeutiques choisis » (p. 118). Selon la vision adoptée par la personne, l’évaluation des différentes formes de vie en regard du maintien ou de l’interruption de la vie variera de l’un à l’autre.

Cela nous ramène au point de départ : existe-t-il un seuil objectif de la vie qui nous permettrait de décider si la vie vaut la peine d’être vécue ? Autrement dit, devons-nous absolument constituer une ontologie afin de fonder une axiologie ? Ne devons-nous pas plutôt dissocier, comme Hume recommande de le faire, cette habitude de déduire de ce qui existe ce qui devrait être ? L’A., inspirée ici de la pensée de Kant, de Schopenhauer et de Nietzsche, affirme qu’il est impératif de séparer « pleinement le plan ontologique et le plan axiologique et de dénoncer la prétention du jugement sur la valeur de la vie à fonder une décision en contexte hospitalier » (p. 123). Car il n’y a pas de conception de la personne humaine qui puisse servir de fondement ontologique à une décision de maintien ou d’interruption de la vie. Kant nous le rappelle, l’être humain est une fin en soi, de sorte que la vie humaine ne s’évalue pas. Ne pas pouvoir lui accorder une valeur relative lui procure une dignité. Nietzsche, à la suite de Schopenhauer, poussera la réflexion encore plus loin en affirmant, dans Le crépuscule des idoles, que « la valeur de la vie ne saurait être évaluée » d’une manière objective, car l’être humain ne fait qu’interpréter selon une perspective limitée.

Ainsi, l’usage de différentes conceptions de la vie renvoie à différentes conceptions de la vérité. En effet, lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur la valeur de la vie, il est évident que le modèle de la vérité entendue comme adaequatio intellectus ad rem n’est pas approprié. Tout ce que nous pouvons alors affirmer est que ces jugements sont l’expression d’une interprétation singulière d’une vie vécue sans être « contraignant pour autrui ».

Le discours médical moderne est mû par une forclusion : la question de la mort, de la maladie, du corps, de la souffrance. Peut-on ajouter maintenant la valeur de la vie ? Comme le souligne l’A. : « L’idée de valeur de la vie et l’interrogation sur le seuil de la vie humainement vivable sont rarement abordées en tant que telles et font parfois l’objet d’une stratégie de fuite » (p. 14). Par conséquent, si l’on admet que la valeur de la vie ne s’évalue pas, ne court-on pas le risque de ne plus se poser la question de la valeur de la vie ? Pourtant, « l’idée de valeur de la vie mérite une enquête philosophique » d’autant plus que cette idée de la valeur de la vie demeure trop souvent vague. Certes, en raison d’un manque de clarté conceptuelle, mais surtout parce que l’être humain ne peut pas s’empêcher de porter un jugement sur la valeur de la vie. Si l’on admet, comme Augustin, que l’être humain est une question pour lui-même, quaestio mihi factus sum, ne pourrait-on pas affirmer que la valeur de la vie pour l’être humain consiste à s’interroger sur le sens de son devenir ? À la suite de Camus, je dirais que l’interprétation de la valeur de la vie est probablement la seule question véritable. À cet égard, la valeur de la vie n’est pas si éloignée de la valeur du questionnement philosophique. C’est la raison pour laquelle l’A. invite à continuer à réfléchir à cette question en débordant du cadre de la communauté médicale et celui « des moments de discussion collective suscités par quelques “affaires” fortement médiatisées » (p. 153).

Si dans un cadre de bioéthique cette question de la valeur de la vie est adressée lors de débats publics, dans un cadre d’éthique clinique, cette question émerge dans la relation soignant-soigné selon la nature de la relation. Par conséquent, cette question de la valeur de la vie a des répercussions sur une autre question peut-être encore plus importante : la question du genre de relation que nous désirons établir entre le soignant et le soigné. Car nous sommes en droit de dire qu’une mauvaise relation occultera cette question dérangeante de même qu’une conception absolue de la valeur de la vie aura un impact sur la relation soignante.

La valeur de ce livre montre clairement qu’à partir de problèmes concrets, il est possible et avantageux de s’adonner à la philosophie, ce qui est encore trop rare dans les multiples publications en bioéthique. Ce livre réussit très bien à remettre sur le chantier l’une des plus vieilles questions de l’humanité, comme quoi la philosophie n’est pas complètement inutile et peut servir d’accompagnement à ceux qui réfléchissent à la question de la valeur de la vie.

Toutefois, j’apporterais une nuance importante. S’il n’est pas permis d’attribuer un jugement absolu sur la vie à partir d’une expérience personnelle de la vie, il n’en demeure pas moins que c’est lors de moments de vie tragiques, quand la maladie sévère et chronique vient perturber le déroulement d’une histoire de vie, que la question de la valeur de la vie se pose avec le plus d’acuité. À ce moment-là, la valeur de la vie n’est plus une simple idée, mais devient une question qui affecte l’être humain dans son être le plus intime. C’est bien parce que plus rien n’est pareil, que plus rien n’a le même sens, que la question de la valeur de la vie resurgit. Toutefois, si nous désirons la traiter comme une question de sens, elle devra être abordée dans la relation clinique. Car c’est dans la relation soignant-soigné que des histoires de vie tragiques peuvent être racontées et devenir intelligibles. Et c’est dans cette relation clinique que le vivable se décide selon le sens que les acteurs accordent à la valeur de la vie.

En fin de compte, lorsqu’on examine toutes ces histoires de vie, certaines pourraient sembler valoir plus que d’autres. Or en fait, juger de la valeur de la vie ne sert surtout pas à condamner certaines vies, mais bien plutôt à partager chaque fois plus profondément, si possible, la question du sens de la vie humaine.