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Par la qualité de l’analyse et son degré d’approfondissement, cet essai au titre accrocheur me rappelle les articles de fond et les débats de haut niveau que l’on trouve régulièrement dans les grandes revues françaises comme Esprit, Études, et Le Débat. Comme on le sait, ce que l’on nomme « Empire du mal » était pour l’administration de George W. Bush la manière de stigmatiser un groupe de pays hostiles à l’Occident, tandis que l’étiquette du « grand Satan » permettait à certaines mouvances islamistes d’identifier globalement les États-Unis et leurs alliés en tant qu’« impies ». Ces deux expressions qui se retrouvent opposées dès le titre percutant de l’ouvrage résument parfaitement le propos de l’auteur, qui veut « analyser les représentations réciproques des sociétés occidentales et musulmanes », du Moyen Âge à nos jours (p. 3). Pour le résumer simplement (et imparfaitement), Empire du mal contre grand Satan est un livre démontrant comment le fait religieux peut se légitimer et devenir idéologique, identitaire, politique, voire obsessif. Longtemps professeur à l’Université Paris VII et collaborateur occasionnel au journal Le Monde diplomatique, Claude Liauzu (1940-2007) affirme que l’on assiste depuis peu à « la résurgence, sous d’autres formes, de l’ancienne légitimité du religieux dans la sphère publique, où il assure des fonctions éthiques » (p. 260).
L’auteur étant historien, celui-ci procède d’abord en rappelant un certain nombre d’événements familiers, en évitant d’emblée l’approche chronologique qui nous ferait débuter par le Moyen Âge. Ainsi, il évoque la tragédie du 11 septembre 2001 à New York et l’élan de solidarité envers les États-Unis qui a suivi presque partout dans le monde, mais il souligne aussi le même jour cette réaction inimaginable de réjouissance spontanée (et souvent passée sous silence) lors de l’annonce de cette nouvelle dans les territoires occupés à Gaza : « […] les chants et les danses des Palestiniens, vite interrompus par l’OLP » (p. 21). Ce premier exemple sert de base à l’auteur, qui parle d’une « guerre des civilisations », voire de « guerre des cultures », pour ensuite mettre en évidence ce qui peut opposer ces deux grandes familles religieuses que sont le christianisme et le monde musulman, non pas dans les textes sacrés, mais entre les civilisations (p. 41). D’ailleurs, en guise d’illustration de ce fossé, tout le onzième chapitre se réfère à l’idée de « guerre sainte » (p. 257). En réalité, selon Claude Liauzu, ce sont précisément ces idéologies religieuses (et les normes qui en découlent) qui seraient à l’origine de ces conceptions si divergentes entre ces deux grandes traditions culturelles, particulièrement de nos jours, en cette ère de sécularisation et de séparation entre État et monde religieux, du moins dans la plupart des pays occidentaux. D’ailleurs, selon l’auteur, « le terme laïc n’a pu être traduit clairement ni en turc ni en arabe » (p. 260).
D’une manière exemplaire, Claude Liauzu prend bien soin de définir dès le deuxième chapitre plusieurs des concepts qu’il utilisera dans les douze chapitres : culture, civilisation, ethnocentrisme, identité, et quelques autres (p. 44). Comme on le sait, ces deux conceptions ont d’étonnantes similitudes mais aussi de grandes divergences (p. 43). La partie centrale du livre propose une relecture détaillée des relations entre Orient et Occident depuis le Moyen Âge à aujourd’hui, en insistant sur les épisodes souvent douloureux du colonialisme européen et sur le choc des cultures qui a souvent caractérisé ces relations ponctuées de conflits et de malentendus. Les chapitres de la dernière moitié portent sur les diverses réponses où l’islam apparut dans beaucoup de régions colonisées comme un refuge et une source privilégiée de fondement identitaire, qui culmina avec le règne spirituel et politique des ayatollahs (p. 217).
On ne peut qu’être impressionné par la vaste documentation rassemblée par Claude Liauzu dans ce livre d’une grande érudition ; il refait pour nous plusieurs des grands débats antérieurs sur des questions aussi variées que la laïcité, la place de la femme dans le monde musulman, le port du voile islamique dans une république où chacun devrait volontairement renoncer au port de signes religieux. L’auteur puise aisément dans plusieurs centaines de sources bibliographiques : françaises, américaines, orientales. Le texte est riche en citations pertinentes et en définitions utiles, que l’on voudra noter. Au fil des pages, le lecteur a souvent l’impression de pouvoir bénéficier de toute une vie de collecte de données et d’idées, de formules et de démonstrations. Autre fait à souligner : on trouve en complément un glossaire et un index des noms, choses rares dans les essais français. Certaines affirmations auraient cependant pu être plus nuancées ou mises en contexte, par exemple lorsqu’on lit, mais sans aucune précision dans le temps : « L’islam et le christianisme sont universalistes et prétendent incarner la vraie foi, à laquelle tous les humains doivent adhérer » (p. 43). Enfin, l’auteur conclut sur une note optimiste, sans doute parce que notre planète est beaucoup trop petite pour y maintenir « la culture de l’ennemi », prônant plutôt le pluralisme mais aussi la laïcité, particulièrement dans la sphère politique et dans l’espace public (p. 321). Mais sa postface (ajoutée quelques mois après la finalisation du manuscrit) marque au contraire une certaine inquiétude à propos du retour des communautarismes en Europe, auxquels s’ajoute un relent d’islamophobie et d’antisionisme (p. 326).