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L’oeuvre de Fernand Dumont n’a pas fini de donner à penser. Professeur au Département de sociologie de l’Université Laval jusqu’à la fin des années 1980 et docteur en théologie, les travaux de Dumont ont porté principalement sur la théorie de la culture, la philosophie des sciences humaines et la situation du christianisme contemporain. Un colloque international et multidisciplinaire s’est tenu à Trois-Rivières en mai 2007, dix ans après la mort de Dumont, afin de revisiter l’oeuvre et la pensée de cet intellectuel influent, qui fut aussi un écrivain de talent et un homme de foi. Ce colloque avait pour ligne directrice le questionnement suivant : « Nos vérités sont-elles pertinentes pour l’ensemble des hommes ? » Suite à ce colloque, une trentaine de textes ont été regroupés dans ce recueil divisé en huit parties, dont les titres renvoient à des thèmes directeurs de la pensée dumontienne. Pour chacune de ces sections, quelques contributions importantes seront présentées.
La première partie de l’ouvrage porte sur l’épistémologie dumontienne. D’abord, Serge Cantin expose la complexité de la question de la pertinence de l’anthropologie. Pour l’auteur, celle-ci tient au statut de l’intellectuel dans nos sociétés. À partir de L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Cantin montre comment Dumont envisage le lien entre le travail de l’intellectuel et le déracinement de la culture. Le savoir anthropologique que suggère cette articulation exige une épistémologie de la pertinence sur le plan éthique et politique. Mais cette épistémologie de la pertinence est-elle encore valable aujourd’hui ? Cette question est débattue par Claude Javeau, Julien Goyette, Serge Gagnon et Jacques Racine dont les propos sont recueillis dans le dernier texte de la section. Pour Javeau, cette pertinence doit être comprise selon un « horizon de significations » (p. 36), qui est celui des cultures que le sociologue doit reconstruire. Pour sa part, Goyette insiste sur l’écueil qui consiste à voir dans l’épistémologie dumontienne une protestation contre la vérité et la science. Ensuite, Serge Gagnon réitère l’actualité de la critique dumontienne de la connaissance. Même si l’auteur concède qu’une épistémologie de l’anthropologie est éclairante, il exprime une réserve sur l’idée qu’une autorité se donne le pouvoir de sélectionner les objets de la recherche. Enfin, Jacques Racine affirme que la question qui sous-tend toute l’épistémologie dumontienne est celle de « la légitimité éthique du travail anthropologique » (p. 48). Cette question doit être au coeur de toute pratique théologique véritable puisqu’elle renvoie sans cesse le théologien à la communauté des hommes et des croyants à laquelle il appartient.
La deuxième partie de l’ouvrage traite d’une question transversale chez Dumont, celle d’une théorie de la culture. Dans un premier temps, Jacques Beauchemin dégage les conditions d’un projet éthique et social à partir de la critique dumontienne de la modernité. La culture et son dédoublement mettent en lumière une critique de la modernité à travers le constat de l’autonomisation de la culture seconde et de ses oeuvres. Pour Beauchemin, cela alimente une méfiance à l’égard des oeuvres issues de la culture seconde et d’un attachement à ce qui relève de l’origine, de la mémoire et de la communauté de culture. Claude Javeau poursuit cette réflexion en traitant des conceptions duelles de la culture dans l’oeuvre de Dumont. Ce dédoublement de la culture correspond à « une tension perpétuelle entre les deux moments de la culture, caractérisée tantôt par le couple dispersé/institutionnalisé, tantôt par le couple milieu/horizon » (p. 68). Ces moments ne sont pas à considérer comme séparés, mais comme des voies selon lesquelles la culture est construite ou vécue.
La troisième partie concerne la genèse et les filiations de la pensée dumontienne. Micheline Cambron présente d’abord un Fernand Dumont « lecteur » en s’attardant aux « événements de lecture » racontés dans Récit d’une immigration. Elle le fait à partir des quatre figures du « sujet lisant » proposées par Marcel Goulet, puis en esquissant la manière dont ces pratiques de lecture trouvent écho dans la façon dont Dumont cite les oeuvres et les auteurs. Ensuite, Gérard Langlade retrace les indices de l’identité de Dumont tels qu’ils se laissent entrevoir dans Récit d’une immigration. L’auteur retrace l’itinéraire intellectuel, politique, religieux, etc., présenté dans l’ouvrage autobiographique. Langlade y voit un itinéraire « paradoxal » entre le Dumont connu, celui de la culture savante, et celui qui cherche à « réconcilier l’intellectuel avec le silence du pauvre » (p. 129).
La quatrième partie s’intitule : « La culture comme pédagogie et mémoire ». Denis Simard et Héloïse Côté insistent sur l’importance d’une « théorie herméneutique de la culture » (p. 183) pour penser le rôle de l’école et des enseignants à l’égard de la transmission culturelle dans la société. Cette théorie est à la fois « dédoublement et reprise en charge » de la culture, et « consiste dans ce retournement de la conscience vers elle-même, dans cet éveil pour la porter et la guider vers la culture seconde » (p. 191). Une pédagogie ainsi comprise s’inscrit dans le paradigme de l’interprétation et vise à penser la pertinence des savoirs en fonction de la vie humaine. Ensuite, Sébastien St-Onge pose la question : « Comment l’école a cessé d’être pertinente en se faisant l’antichambre du marché ? » (p. 203). Ce questionnement, tiré d’un écrit de Dumont sur l’éducation, permet à l’auteur d’exprimer l’urgence de repenser les fondements philosophiques sur lesquels s’érige le système scolaire québécois. À partir du Récit d’une immigration, St-Onge réfléchit à une transformation de l’éducation à partir d’une épistémologie de la pertinence dumontienne.
La cinquième partie touche aux questions liées à l’éthique et au politique. Le texte de Daniel Jacques met en relation la question anthropologique et le politique chez Dumont. Pour l’auteur, « on ne saurait prendre la juste mesure de la pensée politique de Fernand Dumont sans aborder les rapports du politique à l’anthropologie » (p. 215). Dumont propose un retour à la question de l’homme comme prémisse de toute politique véritable. Dans ce sens, le politique est une manière d’actualiser notre discours sur l’homme. Pour sa part, Mathieu Bock-Côté étudie la question de la démocratie et celle de la délimitation de la communauté politique chez Dumont. Cette réflexion est poursuivie par Jean-Marc Larouche au sujet de l’articulation entre la communauté d’histoire, la communauté éthique et la communauté politique. Pour Larouche, l’articulation de ces pôles permet de dégager l’actualité et la pertinence des réflexions de Dumont sur la communauté politique. La conception de la culture a aussi une dimension politique puisqu’elle fait référence à une mémoire qui est partie prenante du processus réflexif de la société sur elle-même.
La sixième partie fait état du lien entre Dumont et la société québécoise. À ce propos, Julien Goyette s’intéresse aux travaux sur l’histoire du Québec de Dumont. Selon l’auteur, les travaux de Dumont sur ce sujet ne peuvent s’expliquer seulement à partir d’une perspective psycho-socio-historique. En marge des considérations biographiques et nationales, les références à l’universel jouent aussi un rôle structurant dans la construction de la pensée de Dumont, plus particulièrement dans l’élaboration de sa représentation de l’histoire du Québec. Ensuite, Yvan Lamonde étudie les médiations de la culture comme passage du nationalisme à l’universel chez Dumont. À partir d’un texte de 1958, Lamonde fait ressortir le triple apport de Dumont au débat d’idées depuis un demi-siècle : un appel à la conscience de soi, une critique du nationalisme traditionnel et l’indication d’une voie vers un autre type de nationalisme conciliable avec les valeurs démocratiques.
La septième partie, la plus courte du livre, comporte deux textes. D’abord, Jonathan Livernois explore l’oeuvre poétique de Dumont. Par de nombreux exemples, l’auteur fait ressortir les termes d’une dialectique fondamentale qui pose l’enjeu de la culture dans la modernité culturelle québécoise. Dans cette même logique, Marjolaine Deschênes démontre que la poésie de Dumont témoigne d’une « fissure » qui est à l’origine du dédoublement entre culture première et culture seconde. Le poème, comme l’oeuvre d’art, est la figure de ce dédoublement qui est le mouvement constant de la culture.
La dernière partie de l’ouvrage concerne l’articulation entre le savoir et l’acte de croire. Patrice Bergeron soulève d’abord l’enjeu de la situation du théologien, qui pose la question de la pertinence de la théologie dans la culture d’aujourd’hui. Après avoir repris le geste théologique de Dumont, l’auteur montre en quoi ce geste est « provoquant » et renvoie à une épistémologie de la pertinence et à ses conséquences pour la pratique de la théologie elle-même. Ensuite, Pierre Lucier s’intéresse aux dynamiques des relations entre foi et savoir dans l’oeuvre de Dumont. Lucier démontre comment a évolué la pensée de Dumont au sujet de ces relations entre la démarche des sciences humaines et l’expérience religieuse.
Comme nous le constatons, ce collectif couvre un large spectre : théorie de la culture, théologie, épistémologie des sciences humaines, philosophie de l’histoire, politique, pédagogie, éthique, la société québécoise et la question nationale. Ce sont là autant de domaines explorés dans l’oeuvre interdisciplinaire de Fernand Dumont, qui a voulu interroger leurs présupposés et la pertinence de leur vérité pour la société. Aujourd’hui, ces questions revêtent une importance particulière puisque la distance se creuse de plus en plus entre les modes de vie (ce que Dumont appelle la « culture première ») et le savoir lui-même (culture seconde). Voilà une raison importante pour évaluer la pertinence et les fondements de ces vérités, tâche à laquelle se sont prêtés les participants de ce colloque.
Comme en témoignent les textes des auteurs, la crise de la culture est transversale dans l’oeuvre de Dumont. Cette crise demande de s’interroger sur la définition même du concept de culture. Malheureusement, cette question n’est pas abordée par les auteurs même si elle s’avère complémentaire à la réflexion proposée. Dans Le lieu de l’homme, Dumont avance que cette crise de la culture trouve son fondement et sa genèse dans une crise du langage. C’est dans cette crise du langage que Dumont définit la culture comme projet, au sens où celle-ci est un dialogue jamais achevé et un débat entre êtres humains sur le monde que nous habitons. La réflexion sur le dédoublement de la culture, relevée à maintes reprises par les auteurs, s’inscrit dans ce lieu du langage à l’intérieur duquel l’humain doit chercher son sens. La question posée, soulevée surtout dans le texte de Pierre Lucier, est alors celle d’envisager la foi comme objet d’investigation et de recherche scientifique dans la culture divisée. Pour Dumont, cette voie est celle de l’affirmation de l’Être comme lieu anthropologique de la transcendance (L’Anthropologie en l’absence de l’homme). L’articulation entre foi et savoir apparaît ainsi comme un projet qui offre un programme à la théologie : celui d’une tâche herméneutique de « médiation » (L’institution de la théologie) qui recherche des pistes de réconciliation entre les figures de la foi et la culture. C’est sur ce geste herméneutique que porte à réfléchir la question de la pertinence aujourd’hui. Cependant, le constat de Dumont est que plus on essaie de saisir l’objet de la culture, et de ce fait le dédoublement du monde et de la parole, plus on s’en éloigne. C’est bien cette hypothèse qui est mise en valeur dans les textes des auteurs.