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Entrée en matière

Dans le volume portant sur les sciences et la philosophie de la nature qui se situe dans le tome de la Cosmologie théologique, Siegwalt critique sévèrement la mise au premier plan unilatérale ou encore l’absolutisation de l’approche dualiste et objectiviste de la nature. Non seulement cette approche situe la nature en face du sujet comme une réalité lui étant essentiellement extérieure, mais elle se limite méthodologiquement à ne traiter que du comment des choses occultant les questions du fondement et de la fin de celles-ci. Cette approche aurait contribué à la crise des fondements du monde contemporain, dont l’un des corollaires est la crise écologique. Ces crises sont le fait de l’oubli de l’unité du réel. Elles appellent de nouveaux fondements. C’est pourquoi Siegwalt cherche à poser les assises d’une vision globale et unitaire du cosmos et de la nature. Une vision totalisante ouverte aux différents niveaux de la raison et de la réalité ainsi qu’à leurs dimensions de transcendance. Une telle vision cherche à dépasser l’objectivisme fonctionnaliste par la mise à profit d’un holisme dialectique qui pose que l’extériorité et l’intériorité, on pourrait dire aussi l’étendue et la pensée, sont essentiellement complémentaires, faisant ainsi valoir la profonde unité du réel.

Selon Siegwalt, le dépassement du dualisme et de l’objectivisme doit donc passer par une approche religieuse de la nature, c’est-à-dire une approche qui cherche à relier (religare) la partie au tout, à rassembler (relegere) la partie et le tout. Une telle approche doit s’inspirer, selon lui, de la vision primitive mythologique et symbolique des choses dans la mesure où celle-ci aborde la réalité en tant que totalité ; en cette vision primitive se manifestent notamment les données élémentaires de la nature dont la portée est permanente.

Il s’agira donc de mettre en relief le rôle que jouent ces données dans la problématique cosmologique. Autrement dit, de tenter d’élucider avec Siegwalt pourquoi il est justifié sur le plan de la raison de faire appel à ces données dans l’élaboration d’une science religieuse unitaire et totalisante du cosmos et de la nature.

Le point de départ de cette présentation sera l’incidence de l’approche dualiste et objectiviste des choses sur les rapports entre science et théologie à l’époque contemporaine. Dans un deuxième temps, je montrerai qu’une telle approche est de moins en moins compatible avec ce qu’il convient de nommer le nouveau paradigme scientifique. Comme l’indique à juste titre Siegwalt, la physique et la biologie contemporaines appellent d’elles-mêmes à un dépassement du dualisme et de l’objectivisme par une reprise réflexive ou philosophique de la méthode scientifique et des énoncés qui en sont issus. Aussi, se contenter de cette méthode et de ces énoncés sans cette réflexion, c’est se cantonner dans une compréhension strictement fonctionnaliste du réel et conséquemment c’est se fermer aux questions de l’origine, de l’essence et de la finalité. À partir de ces constatations, j’aborderai, dans un troisième temps, ce que Siegwalt nomme la question épistémologique fondamentale de la Dogmatique. Soit le problème de la juste coordination entre approche scientifique positive, approche philosophique ontologique et approche mythique symbolique. Le mythe, en tant qu’il est « le langage du mystère ontologique des choses[1] », ne saurait soudainement être dépassé par l’avènement d’une pensée scientifique fondée sur l’observation contrôlée et objective des faits. Enfin, dans un quatrième et dernier temps, il sera question de la réactualisation de quelques-unes des anciennes représentations mythologiques de la nature, soit la quête de l’élémentaire. Selon Siegwalt, ces représentations nous « indiquent le chemin à suivre » dans la mesure où elles permettent une compréhension du cosmos et de la nature qui est à la fois unitaire et totalisante, c’est-à-dire inclusive aussi bien de l’être humain que des multiples facettes de la raison, et en particulier du coeur et de ses fonctions : l’imagination, l’intuition et l’affectivité. Bien qu’elles exigent un discernement et qu’elles ne doivent pas être confondues avec le niveau de description scientifique du réel, ces représentations demeurent fidèles à notre expérience de la réalité dans sa profondeur ; elles permettent de faire justice à ce qui est laissé pour compte par l’approche objectivante dominante ; ce sont elles précisément qui préparent à parler de la nature comme Création.

I. L’objectivisme scientifique et la discréditation de la théologie

À l’évidence, les rapports entre sciences de la nature et théologie ont été et sont toujours fortement influencés par l’ontologie dualiste qui a dominé l’époque moderne. Cette ontologie opère une scission entre la conscience en tant que réalité intérieure, dite subjective, et la réalité physique ou naturelle, extérieure, dite objective. Une telle ontologie conduit habituellement ou bien au rapport conflictuel, dans lequel l’approche scientifique objectiviste, s’accaparant le monopole de la vérité en regard du domaine de la nature, se perçoit comme étant la seule approche pertinente ; soit au rapport compartimenté où l’on cherche à départager au sein de l’image religieuse du monde ce qui serait proprement religieux de ce qui serait préscientifique et donc caduc. Notons que dans le cas du compartimentage, les représentations symboliques qui caractérisent la vision religieuse de la nature ne sont plus qualifiées d’emblée comme des produits chimériques d’une imagination angoissée et débordante. On y soutient plutôt que ces représentations ne doivent plus être interprétées comme référant à la réalité naturelle extérieure, mais bien comme des projections psychiques d’un drame intérieur sur l’extériorité physique, donc ramenée à leur portée subjective existentielle.

Au fondement de cette incompatibilité et de ce compartimentage, il y a le fait que la vision religieuse du cosmos et de la nature pose l’existence de principes immanents et transcendants qui se présentent sous la forme de dieux ou de puissances. L’existence de ces principes implique que la nature est dotée d’une épaisseur ontologique que ne lui reconnaît pas l’objectivisme scientifique. D’un point de vue théologique, cette profondeur traduit un dessein, un projet, une intention inhérents au cosmos et à la nature. Or, dans la perspective objectiviste, et en particulier selon l’objectivisme ontologique et non plus seulement méthodologique, la nature est dénuée de toute finalité intrinsèque ; elle n’est pas un projet mais un objet régi uniquement par le principe de causalité efficiente. Si la nature et les êtres qui l’habitent semblent être animés d’un sens et posséder une fin, cette direction et cette finalité ne dépendent en réalité que d’un jeu aveugle impliquant le hasard et la nécessité. Dans le cadre d’un tel objectivisme, hérité du dualisme cartésien, des prédicats comme l’intentionnalité, la conscience, la sensibilité, etc., ne peuvent être attribués qu’à l’âme ou à l’esprit, soit à l’intériorité psychique et non à l’extériorité physique.

Si à l’aube de l’époque moderne une telle séparation entre la matière et l’esprit, entre la res cogitans et la res extensa, pouvait sembler légitime, comment doit-on la comprendre aujourd’hui alors que les théories du big-bang et de l’évolution des espèces démontrent que la réalité psychique émerge graduellement de et s’inscrit en continuité avec la réalité physique ? Autrement dit, dans le cadre de nos théories scientifiques actuelles, où finit la matière et où commencent la conscience et l’esprit ?

II. L’objectivisme et le fonctionnalisme appellent le questionnement philosophique

La science ne donne certes pas de réponse définitive à cette question. Toutefois, cette question demeure importante dans la mesure où elle nous met face au problème de l’unité du réel. Formulé autrement, ce problème est celui de la discontinuité à l’intérieur de la continuité. Dans le premier volume de la Cosmologie théologique Siegwalt montre qu’à l’époque contemporaine notre image de la nature n’est pas unitaire, mais contient des blancs qui se présentent comme une série de discontinuités au sein de la continuité ou de l’unité du réel. Notons que ces discontinuités au sein de la continuité sont principalement de trois types : théorique, épistémologique et pratique ou existentiel.

Sur le plan théorique, ces discontinuités concernent les limites du pouvoir prédictif des théories scientifiques. Au-delà de savoir si ces limites sont définitives ou provisoires, il reste que pour l’heure l’apparition de la vie ne peut pas être prédite à partir des théories de la physique, au même titre que l’apparition de la conscience ne peut pas être prédite à partir des théories de la biologie moléculaire. Or, malgré ces discontinuités entre la physique, la biologie et la psychologie, il y a par ailleurs affirmation de la continuité du réel dans des théories comme le big-bang, l’évolutionnisme, ou encore l’écologie qui toutes pointent en direction de l’interdépendance des parties au sein du tout. À cet égard, la formulation du principe anthropique cosmologique est particulièrement évocatrice. Ce principe stipule qu’une variation infime de l’une des constantes physiques fondamentales a des répercussions majeures sur l’ensemble du devenir cosmique. Par exemple, une altération minime de l’intensité de la force gravitationnelle ferait en sorte que les planètes graviteraient ou trop près ou trop loin du soleil, rendant l’apparition de la vie telle que nous la connaissons impossible. Le principe anthropique dans son interprétation forte va jusqu’à poser que l’univers est tel qu’il est afin que l’être humain ou la conscience puissent y exister. Notons que l’interprétation forte se trouve ainsi à réaffirmer, bien que de façon plutôt obscure, la préséance des principes de causalité formelle et finale sur le principe de causalité efficiente. Nous y reviendrons…

Sur le plan épistémologique, les discontinuités dans notre image de la nature et du cosmos concernent d’abord les ruptures au sein de notre champ habituel ou classique de représentation. Ruptures qui marquent les limites de nos pouvoirs cognitifs à définir de façon exhaustive les principes qui régissent la réalité physique ou naturelle. Pensons à l’émergence de concepts tels le probabilisme, l’imprévisibilité, le hasard, le temps zéro de la singularité initiale, etc. Concernant le hasard, ce « Deus ex machina du sécularisme », comme le dit si bien Siegwalt, est-il légitime de faire de lui le seul principe directeur de l’origine et de l’évolution de la vie ? Le hasard, au lieu de répondre à la question posée par l’évolution, ne renvoie-t-il pas plutôt à son mystère ? Ne pointe-t-il pas plutôt en direction des limites — provisoires ou définitives — inhérentes à la pensée scientifique ? Concernant la continuité, il ne faut pas perdre de vue que nos théories scientifiques sont des constructions avant d’être des descriptions fidèles de la nature telle qu’elle est en elle-même. On ne peut connaître la nature autrement qu’à travers la raison, même si la nature précède toujours la connaissance que nous avons et est toujours située au-delà de cette connaissance. Ceci est bien palpable dans la physique quantique par ce qui est nommé l’inséparabilité entre observateur et observé en regard du phénomène de la dualité onde/particule, comme il l’est également, bien que sous un autre angle, dans le cadre des théories de l’information qui indiquent que toute observation des phénomènes n’est pas désincarnée, mais implique une dépense énergétique de la part de l’observateur qui se trouve lié intégralement au système qu’il « observe ».

Outre ces continuités et discontinuités théoriques et épistémologiques à caractère scientifique, il faut également mentionner celles qui concernent le plan de l’expérience vécue, soit, d’une part, les multiples distanciations opérées pour des raisons pratiques entre la nature, le corps et la raison dans l’accomplissement de l’existence humaine et, d’autre part, la continuité de fait, à la fois intuitive et a posteriori, qui lie cosmos à bios jusqu’à anthropos indiquant l’unité ontologique du réel.

La question du sens impliqué dans la problématique de la continuité dans la discontinuité, ainsi que la question des limites méthodologiques inhérentes à l’entreprise scientifique « font éclater, dit Siegwalt, le fonctionnalisme scientifique et libèrent la question ontologique[2] ». Celle-ci est « la question de l’Être qui est au fondement de ce qui est (des étants) […]. Elle est, au milieu du multiple, la question de l’un et du tout : quel est l’un du tout, quel est le tout de l’un[3] ? » Cette question, en plus d’appeler au dépassement du dualisme, ne peut être abordée uniquement sur le plan de la raison fonctionnelle ; elle doit mettre à contribution toute la raison.

III. La question épistémologique fondamentale et le vrai concept de science

Ceci nous amène à considérer la question épistémologique fondamentale de la Dogmatique. Comme Siegwalt aime à le dire, l’épistémologie, science de la connaissance, a trait aux lunettes à travers lesquelles nous observons la réalité. Or, ces lunettes ne sont pas neutres. En plus des lunettes scientifiques, qui nous permettent d’analyser, de décomposer la nature à titre d’objet objectivé, il en existe d’autres à travers lesquelles elle nous apparaît davantage comme un tout, c’est-à-dire non plus tellement comme une réalité en face de laquelle, mais bien au sein de laquelle, avec laquelle et à travers laquelle il nous est donné d’exister.

Siegwalt est ainsi conduit à critiquer la théorie comtienne des trois états selon laquelle la pensée mythologique et la pensée métaphysique ont été dépassées et rendues caduques par l’avènement de la pensée scientifique positive et formelle. La pensée mythologique, telle qu’on la retrouve dans la conception primitive du monde, traduit l’expérience de puissances numineuses, soit l’expérience de la participation de tout, y compris soi-même, à une dimension de mystère et de transcendance. La pensée métaphysique, qui fera suite à la pensée mythologique, sans renier la réalité de ce monde de puissances, opérera une différenciation ontologique entre le macrocosme des astres et le microcosme terrestre. Chez Aristote, par exemple, cette démythisation s’effectue par la démarcation entre le monde sublunaire, sujet aux principes naturels de génération et de corruption, et le monde supralunaire, éternel et immuable, siège des divinités.

Nous avons dit précédemment que Siegwalt soutient que l’image scientifique contemporaine de la nature ouvre sur et appelle le questionnement philosophique. Or, cela ne signifie pas que ce questionnement vienne nécessairement après l’appréhension scientifique et lui soit simplement juxtaposé. C’est que la philosophie, comprise comme la mise en oeuvre non seulement de la raison empirique formelle, mais de toute la raison avec la base qu’elle a dans le coeur, emprunte une approche non plus uniquement fonctionnelle, mais bien une approche globale portant sur les questions de l’essence, de l’origine et de la finalité, soit la question de l’Être. C’est en ce sens que la pensée mythique, symbolique, qui cherche à réconcilier l’immanence et la transcendance, le domaine conscient et son au-delà ne peut constituer un stade historiquement dépassé de la raison. Il s’agit bien plutôt d’une facette inamissible de celle-ci qui doit être judicieusement coordonnée à ses autres facettes. C’est pour cette raison que Siegwalt n’hésite pas à dire que « la globalité réelle, véritable, de l’approche philosophique, ontologique, se doit à son enracinement dans le mythe[4] ». Sans cette coordination, la pensée philosophique demeure une pensée fonctionnelle abstraite qui perpétue la coupure entre l’homme et le monde ; entre la raison fonctionnelle et le coeur et ses fonctions. D’où le vrai concept de science sur lequel débouche la question épistémologique fondamentale.

Le concept dominant de science est celui d’une science réductrice : se concevant comme purement inductive, c’est-à-dire s’appuyant sur les seuls faits « objectivement » avérés, elle limite en fait ces derniers à ceux qui correspondent au schéma dualiste et à une conception largement « positiviste » de l’objectivité, à l’exclusion des autres niveaux (psychique, paraphysique et parapsychique) et de toute la dimension invisible de la réalité ; l’induction dans ce sens est une réduction. Le vrai concept de science non seulement est ouvert aux différents niveaux de la raison et de la réalité, ouvert également par-delà la dimension visible à la dimension invisible des choses, mais encore est attentif, outre à la totalité de la raison et de la réalité, à leur dimension dernière, ontologique. La raison ontologique pose en effet la question de l’Être comme fondement (et fin) de la réalité[5].

IV. Les données élémentaires de la nature

La recherche d’une juste coordination entre le mythique, le philosophique et l’empirico-formel s’inscrit donc dans la mouvance d’une science religieuse de la nature inclusive de la totalité du réel et corrélativement de la totalité de la raison.

Dans un tel contexte, on aura compris que les données élémentaires de la nature ne sont pas des représentations d’un intérêt simplement historique. Il s’agit plutôt de structures de connaissances qui ont trait à ce qu’il y a de proprement mythique dans les anciennes cosmogonies, à ce qu’elles possèdent d’originel, d’archétypal. Aussi, comme l’indique clairement Siegwalt, il ne s’agit pas de retourner en arrière mais bien de tenter de réactualiser les représentations mythiques/symboliques primitives critiquement à la lumière de connaissances nouvelles[6].

Disons d’emblée que ce à quoi réfère l’élémentaire ne peut faire l’objet d’aucune expérimentation scientifique. L’élémentaire relève davantage de l’expérience au sens large, c’est-à-dire du vivre, du « monde de la vie » ; l’élémentaire est précisément inclusif de ce qui échappe — tout en la précédant — à la raison formelle objectivante. En ce sens, l’élémentaire est plus pratique que fonctionnel, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ne soit que subjectif ! Le caractère à la fois tangible, mais non quantifiable, voire insaisissable de l’élémentaire est bien illustré dans le passage suivant de la Dogmatique, où Siegwalt nous introduit à cette notion en faisant référence aux quatre éléments.

Au plan courant, empirique, de même qu’il y a polysémie des mots (au plan scientifique qui est celui du réductionnisme de la raison, il y a univocité ; on peut aussi dire unidimensionalisme), il y a aussi polyvalence des éléments, et même doublement. D’un côté, ils sont tous ontiquement ambivalents : la terre est la terre mère dont procède toute vie et elle est le tombeau auquel toute vie retourne (cf. Gn 3,19), elle est par conséquent matrice et gouffre, lieu de vie et de mort, il y a sa beauté et sa cruauté, ses forces constructives et ses forces destructives ; l’air est le souffle qui allume et qui éteint, la brise douce qui vivifie et inspire et la tempête qui arrache et tue, il est l’espace de l’aigle royal et le vide à côté de la falaise ; l’eau est celle de la pluie bienfaisante dans le désert et celle du déluge destructeur, elle désaltère et elle noie, elle lave et elle avale ; le feu éclaire et chauffe et il aveugle et dévaste, il est bienfaisant et malfaisant. De l’autre côté, noétiquement parlant, les éléments ont une autre valence selon qu’on les perçoit avec la raison autonome, formelle au sens réductionniste, et donc « physiquement », objectivement, ou qu’on les perçoit existentiellement et dans ce sens pratiquement et donc avec le coeur, et là on les perçoit encore différemment selon que prévaut l’affectivité, l’intuition ou l’imagination[7].

L’ambivalence ontique de chaque élément — sur le plan noétique, sa polysémie — indique qu’ils sont en relation avec la totalité du cosmos. D’ailleurs, Siegwalt rappelle que les philosophes présocratiques, en se posant la question du principe, ont défendu à tour de rôle qu’il s’agissait tantôt du feu, tantôt de l’air ou encore de l’eau. Ils n’auraient pas perçu, comme le feront davantage et à leur suite Platon et Aristote, « le caractère avant-dernier des éléments[8] ». Les éléments, au sens de stoïcheîa, qu’il s’agisse des quatre éléments ou, comme nous le verrons sous peu, de la situation de la terre dans l’univers, de ses règnes, ainsi que des correspondances, des niveaux, polarités et dimensions de la nature, sont « des “archai”, non l’“archè”, des principes, non le principe[9] ».

La seule attitude adéquate devant l’élémentaire, c’est, avec la Ehrfurcht — la crainte —, l’étonnement devant ce qui est. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, telle est la question philosophique fondamentale. Elle surgit devant l’ambivalence des éléments, leur caractère d’être et de non-être, et devant l’évidence de la contingence de tout : le non-être et donc la mort, le néant, la destruction pourraient être absolus, alors qu’ils ne le sont pas, il y a quelque chose plutôt que rien, alors qu’il pourrait en être autrement. La contingence, c’est cette qualité de ce qui est, d’être donné. Les éléments sont donnés, la nature est donnée. On ne peut que partir de là, d’un donné qui est un pré-donné. Ce pré-donné est un donné, c’est-à-dire qu’il n’est pas donnant ou qu’il n’est donnant qu’en tant que donné ; il n’est pas donnant-principe, mais donnant second. Il pose la question du premier donnant, qui est la question de Dieu ; elle est la question de l’auteur de la contingence[10].

Mais quelle relation entretiennent les données élémentaires avec la transcendance ? Rappelons qu’il n’y a pas de réponse définitive à ces questions, il s’agit d’une quête. Aussi, Siegwalt précise que « c’est la fonction de la philosophie en tant qu’ontologie de réfléchir à ces questions[11] ». La crise des fondements du monde contemporain traduit précisément une absence de questionnement à cet égard depuis les Lumières. Car si les religions primitives constituent une aide précieuse dans cette quête de l’élémentaire, on ne saurait pourtant s’y limiter, puisque comme le dit Siegwalt, « ces fondements se proposent à notre appréhension directe[12] ». Ils sont perceptibles lorsque la raison est attentive à la transcendance du réel, à sa profondeur ontologique[13].

1. La situation de la terre dans l’univers et la notion de correspondance

Concernant la situation de la terre dans l’univers, Siegwalt écrit : « […] l’idée impliquée dans la donnée élémentaire qu’est la situation de la terre dans l’univers, c’est celle de la correspondance — ou des correspondances — entre le macrocosme (l’univers) et le microcosme (la terre, et puis l’homme)[14] ». D’un point de vue scientifique, l’hominisation n’est rendue possible qu’au terme d’un long processus de différenciation géochimique et biologique et à son tour celui-ci dépend d’un non moins complexe processus de mise en ordre cosmique impliquant les cycles de formations des étoiles et des galaxies qui remontent à l’origine de notre univers, au big-bang. On peut donc dire que de l’univers dépend la terre au même titre que de celle-ci dépend l’homme. Sur le plan philosophique, cette dépendance n’est toutefois pas absolue au sens où les principes qui sont à la source aussi bien de l’univers que de la terre ne sont pas derniers, mais avant-derniers ; subsiste toujours la question de l’auteur de l’univers et conséquemment de la terre. Selon Siegwalt, c’est précisément cette dépendance à un Absolu, coordonnée au fait de la contingence de tout, qui indique que la liberté de l’homme tient, au-delà de sa dépendance à l’univers et à la terre, à sa relation au Créateur [15].

Cette correspondance entre le macrocosme (l’univers) et le microcosme (la terre et l’homme) n’existe pas seulement de fait, a posteriori, elle doit également être postulée comme existant de droit ou a priori. Selon Siegwalt, en effet, l’affirmation selon laquelle l’esprit, qui devient conscient en l’homme, est donné « élémentairement dans, avec et sous la matière […] [elle est] impliquée dans la reconnaissance de la correspondance entre l’univers et la terre et l’homme[16] ». L’auteur de la Dogmatique refuse de taire cette affirmation sous prétexte qu’elle dépasse le plan de ce qui peut être vérifié par la méthode scientifique.

Sa portée va au-delà, puisque l’esprit qui, chez l’homme, est la raison en tant qu’ontologique, pose la question de l’Être lui-même en tant que fondement porteur des étants ; l’esprit pose la question de l’Esprit, qui est au fondement de la dualité (laquelle n’est pas un dualisme) ou polarité de la matière et de l’esprit. En ce sens le réel (matière et esprit) qui apparaît comme donnant — le macrocosme apparaît comme donnant par rapport au microcosme — est ouvert, au plan de l’esprit humain, à la question de son être donné et donc de son fondement dans un donnant au-delà de lui-même. On peut dire aussi : la temporalité qui est celle du réel est ouverte à l’éternité qui est au-delà d’elle mais qui, dans sa transcendance même, est aussi immanente puisqu’aussi bien le réel temporel trouve en elle son fondement[17].

Ici, comme dans le cas du principe anthropique, le questionnement métaphysique est induit à partir du physique, la transcendance à partir de l’immanence. « Il suffit, dit Siegwalt, de voir que la correspondance entre le macrocosme et le microcosme implique la reconnaissance de la spiritualité de la matière et de la matérialité de l’esprit[18]. »

Outre les correspondances de fait et de droit entre le microcosme et le macrocosme, Siegwalt ajoute qu’il existe une analogia entis entre les deux. Il reprend ici une des notions centrales de la théologie thomiste qui remonte elle-même à la physique d’Aristote où est traité le lien de cause à effet entre le mouvement et son premier moteur.

Le terme « analogie » renvoie à la préposition « ana » qui indique un mouvement de bas en haut, au sens de la correspondance : ce sens est ascendant, c’est-à-dire que l’on va de bas en haut, de l’étant immanent à l’Être transcendant, de la créature au Créateur [19].

Siegwalt conteste la critique barthienne de l’analogia entis selon laquelle celle-ci impliquerait « une mainmise de l’homme sur Dieu[20] ». Selon Barth, la théologie ne peut être que descendante, puisque « l’homme ne connaît pas par lui-même Dieu[21] ». Pour Siegwalt, de même que le mouvement descendant n’exclut pas le mouvement ascendant — pensons à la coordination entre approche sapientiale et approche prophétique — l’analogia entis « ne supprime pas la différence entre l’étant et l’Être, entre ce qui est et ce qui fonde ce qui est, mais dit l’immanence de l’Être (son inhérence à l’immanent, au réel donné) dans le maintien même de sa transcendance[22] ». Il y aurait ainsi, selon Siegwalt, outre l’incommensurabilité, une certaine continuité entre l’immanence et la transcendance, entre la Création et le Créateur. Le réel a une épaisseur, un sens qui lui est inhérent bien qu’il ne se suffise pas à lui-même. Selon Siegwalt, « l’analogia entis correctement comprise, c’est la ressemblance dans la différence[23] ».

2. Les niveaux de la nature

Outre la différenciation entre l’univers et la terre, il en existe également au sein du microcosme lui-même. Siegwalt reprend à cet effet ce qui traditionnellement était identifié comme étant les règnes de la nature, soit les niveaux minéral, végétal et animal.

Si le règne minéral est le premier des trois, cela ne signifie pas que rien ne le précède dans l’histoire du cosmos. Cette idée se retrouve aussi bien dans les mythes cosmogoniques que chez les philosophes présocratiques. La science contemporaine, de son côté, situe l’apparition de la terre dans l’univers à il y a environ cinq milliards d’années. C’est dire que le niveau minéral s’inscrit lui-même dans le devenir du cosmos. S’il nous apparaît statique, il ne l’est que relativement puisque « [a]u plan minéral il y a d’autres durées qu’au plan végétal et animal (et humain)[24] ».

Si, contrairement aux deux autres niveaux, le règne minéral se suffit (relativement) à lui-même, il ne semble pas posséder sa finalité en lui-même lorsque l’on pose à son sujet la question du pourquoi.

De même que l’idée de causalité apparaît dès le règne minéral, de même aussi celle de finalité. Comme celle-là, celle-ci a une composante à la fois scientifique (de l’ordre du comment) et philosophique (de l’ordre du pourquoi). Scientifiquement parlant, l’idée de la finalité est celle des degrés, ou niveaux, du réel. Celui-ci apparaît comme « gradué » ; la distinction entre les trois niveaux rend compte de cette gradation. Et l’idée de la finalité est celle du sens de cette gradation […]. Au plan philosophique, la gradation peut être comprise en termes de progression et celle-ci peut être valorisée dans le sens d’une distinction entre ce qui est inférieur et supérieur. Mais il y a là un danger, celui du dualisme. On n’évite ce danger qu’en évitant de caractériser le règne minéral comme inférieur et les autres comme supérieurs. Ce jugement de valeur est impropre du fait de la dépendance des autres règnes par rapport au règne minéral[25].

Le règne végétal quant à lui est le premier niveau proprement vivant. D’emblée, ce fait soulève la question du passage du non-vivant au vivant. Nous avons rencontré une question voisine en parlant du point de transition qui va de l’énergie/matière à l’esprit dans le cadre de la science contemporaine. Aussi, précédemment, nous avons mentionné que Siegwalt n’hésite pas à poser la nécessité de postuler que l’esprit doit avoir été prédonné à sa manifestation dans l’univers. « De même, écrit-il, le vivant doit avoir été (être) dans l’inorganique pour que celui-ci puisse “produire” l’organique[26]. » Notons que cette production de l’organique par l’inorganique se fait sous l’implication des quatre éléments. Le règne minéral pris en lui-même, en particulier l’écorce terrestre, apparaît comme une cristallisation de l’action de ceux-ci ; « […] étant entendu par ailleurs que la planète terre n’existe qu’en relation avec tout le système solaire[27] ». D’où la complexité et l’interrelationnalité, voire l’inséparabilité, de l’action des éléments entre eux et des règnes minéral et végétal. Autrement dit, c’est seulement parce qu’il est porté par l’ensemble des quatre éléments — qui eux-mêmes apparaissent suite à une première phase de cosmisation — que le règne minéral peut devenir le support du règne qui lui succède.

Par ailleurs, la biologie contemporaine établit que les caractéristiques fondamentales du vivant en général sont l’autoconservation, l’autoreproduction, ainsi qu’une relative invariance dans la fonction reproductive. Le niveau végétal n’échappe pas à ces caractéristiques comme il n’échappe pas à la loi fondamentale du vivant qui est celle de la succession cyclique de la vie et de la mort. Ces caractéristiques appellent le même questionnement que vis-à-vis du niveau minéral quant au comment et au pourquoi, et « conduisent ainsi à la question de l’“âme” du vivant végétal, autrement dit à son mystère[28] ». Par âme végétale, précise Siegwalt, comprenons « ce qui “anime” le vivant végétal, cela d’où vient-il, où va-t-il[29] ? »

À ce niveau végétal, peut-on déjà parler non seulement d’une âme sensitive (indéniablement il y a une sensibilité « physique » de la plante, à son milieu, etc.), mais d’une âme sensible au sens de psychique, c’est-à-dire comportant une certaine conscience ? La vieille conception animiste du pan-psychisme l’affirme (déjà à propos du règne minéral lui-même). Et qu’est-ce qui, en dehors du préjugé matérialiste (que ce soit au sens du mécanisme ou du fonctionnalisme), permet d’infirmer cette conception[30] ?

Selon Siegwalt, l’existence d’une âme végétale n’implique ni la sacralisation de la nature, ni un interdit touchant l’utilisation de celle-ci. « Mais le pressentiment du mystère du vivant déjà à propos du règne végétal conduit, au plan de l’homme, à une attitude responsable dans son usage de la nature[31] ».

Reste que l’âme du règne végétal est une âme collective, par espèce ; la conscience de l’individualité y est absente. « C’est l’affirmation pleine de profondeur de Gn 1 qui, à propos des plantes et aussi des animaux, parle d’espèces, l’individu proprement dit, au sens de conscient de lui-même en tant qu’individu et donc au sens libre et responsable n’apparaissant qu’avec l’homme[32]. » Ainsi, « plus on monte dans les niveaux, plus le principe d’individualisation s’esquisse ; il se prépare donc dès avant l’homme[33] ». Relativement à la problématique du point de transition entre la matière et l’esprit, il y a donc à la fois discontinuité et continuité entre l’homme et les niveaux qui le précèdent et le soutiennent, même si cette discontinuité dans la continuité n’est pas du même type que celle qui est posée par la raison fonctionnelle.

Enfin, concernant le règne animal, il manifeste à son tour une nouvelle complexification du réel et, conséquemment, de nouvelles caractéristiques : mobilité, plus grande flexibilité comportementale (éthologie), « développement du cerveau au fur et à mesure qu’on monte dans la “hiérarchie” des espèces animales, conscience (âme) psychique et progressivement même mentale, cependant en dessous du seuil de la parole proprement dite[34]. »

Siegwalt reprend à ce point ce qui a été dit au sujet du principe anthropique. Dans son interprétation faible, celui-ci stipule que l’homme est rendu possible par le cosmos dans lequel il apparaît. Dans le contexte de la discontinuité des règnes de la nature, « dire qu’il est rendu possible ne répond déjà pas à la question scientifique du comment[35] » et répond encore moins « à la question du pourquoi (et du pour quoi)[36] ». Par ailleurs, la compréhension forte, selon laquelle l’homme n’est plus uniquement rendu possible, mais apparaît être le point de focalisation, pour ne pas dire la raison d’être de la nature, n’est pas plus éclairante relativement au comment du processus, bien qu’elle propose d’élucider la question du pourquoi. Toutefois, dit Siegwalt, l’interprétation forte, esquivant la question du comment, ne peut être que partielle et partiale puisqu’il n’y a « pas de finalité sans causalité[37] ». L’homme serait-il, en effet, la mesure de toute chose ?

Si le principe anthropique peut être invoqué après les trois règnes de la nature, il n’explique en fait rien, ni d’un point de vue scientifique ni surtout d’un point de vue philosophique. Il y a une énigme scientifique et un mystère ontologique concernant l’homme, comme cela est déjà vrai concernant les deux règnes organiques précédents et, en vérité, également le règne minéral. En parlant de la physique et de la biologie contemporaine, nous avons évoqué ce qui, au milieu des connaissances scientifiques justifie de parler aussi d’énigme scientifique. Elle est peut-être — sans doute jamais totalement — réductible, mais alors encore le mystère demeure. L’élémentaire des règnes de la nature et aussi de l’homme est le fondement d’un questionnement élémentaire permanent[38].

3. Les polarités

Au-delà des diverses problématisations touchant la question de la discontinuité dans la continuité en regard des niveaux de la nature, il demeure que le réel est fondamentalement relationnel. « [T]out se tient dans (le cosmos et) la nature ; il y a globalité du réel, une cohésion. Mais il y a en elle et dans la relationnalité générale de la nature des tensions[39]. » Si ces tensions sont innombrables, elles peuvent être ramenées à un certain nombre de polarités paradigmatiques. « Une polarité, dit Siegwalt, est une réalité à deux pôles, une dualité dans ce sens, étant entendu que les deux pôles n’existent que liés entre eux, référés l’un à l’autre[40]. » Il y a polarisation lorsque les membres de la polarité sont séparés et substantifiés comme c’est le cas avec le dualisme. Dans le cas de la physique des particules, cette relationnalité s’exprime par le passage d’un mode de compréhension objectiviste à un mode de compréhension holiste où domine la notion d’inséparabilité entre l’observateur et ce qui est observé. À l’inverse de la polarisation, la polarité est synonyme de corrélation, de circularité, ou encore de complémentarité.

En relation avec notre terre et ses niveaux, il y a les polarités : niveau minéral-éléments, inorganique-organique, végétal-animal, mâle et femelle, naturel-humain et partant chaos et cosmos, espace et temps, matière et forme, multiple et un (composition et unité), quantité et qualité, identité et altérité, individu et groupe, extérieur et intérieur ; âme végétative et âme sensitive, âme sensitive et âme psychique (inconscient et conscient), psychisme et intelligence, âme et esprit, et également continuité et discontinuité, potentialité et actualité, substance et accident, nécessité et contingence, conditionnement et liberté, dépendance et autonomie, intelligibilité et mystère, physique et métaphysique, science et philosophie (comment et pourquoi) ; et encore statisme et dynamisme, passif et actif, expiration et inspiration, systole et diastole, chaud et froid, devenir et périr, vie et mort, irréversibilité et réversibilité (entropie et néguentropie) ; etc.[41]

Cette notion de polarité ouvre à son tour sur celle des dimensions de la nature. « Il y a un au-delà des polarités qui les meut. Les polarités sont les canaux, les structures d’un devenir. Les questions de la causalité et de la finalité de ce devenir sont alors inévitables, aussi bien scientifiquement que philosophiquement[42]. »

4. Les dimensions

Aussi, parmi les multiples polarités, il en est une qui demande un traitement particulier parce qu’elle est celle qui introduit le mieux au mystère ontologique des choses, qui met le mieux en lumière l’énigme entourant les principes de causalité et de finalité : la polarité du visible et de l’invisible.

La notion d’invisible n’a, dans notre contexte, rien de surprenant. Sans être thématisée, elle a déjà affleuré dans sa substance à plusieurs reprises : quand nous avons parlé de l’énigme scientifique et du mystère ontologique de la nature, de l’esprit (en relation avec l’énergie/matière), de causalité et de finalité… Elle est liée à celle de transcendance, celle-ci étant entendue comme inhérente à l’immanence sans pourtant s’y épuiser. L’énigme scientifique, le mystère ontologique, la causalité, la finalité, l’esprit… sont invisibles et ont trait, à un titre ou à un autre, à la dimension de transcendance du réel. L’invisible, c’est la transcendance, celle-ci nous étant apparue comme graduée. La polarité du visible et de l’invisible est celle de l’immanence et de la transcendance[43].

Selon Siegwalt, la polarité du visible et de l’invisible, de l’immanence et de la transcendance, se présente de trois façons. C’est que les notions de causalité et de finalité doivent être traitées selon un double registre, d’abord dans une perspective philosophique ou ontologique, ensuite dans une perspective mythologique ou religieuse. Le troisième aspect de la polarité visible/invisible concerne le problème du dualisme métaphysique, soit la question de la relation entre l’Être et les étants, en langage théologique, la question de la relation entre le créé et l’incréé, entre la création et le Créateur. Je me limiterai ici aux deux premiers aspects.

4.1. L’invisible philosophique

Parmi les philosophes qui ont soutenu que l’intelligence du visible ou de l’immanence ne peut être complète si on ne pose l’existence d’une dimension invisible ou transcendante, on compte en premier lieu Platon et Aristote. On sait que pour Platon, le monde intelligible non seulement précède le monde sensible, mais encore possède une existence propre à l’état séparé de ce dernier, qui lui-même n’en est qu’un « pâle reflet[44] ». Pour Platon, le monde sensible est une « interpénétration de l’être qu’est l’Idée et du non-être qu’est la matière[45] ». Toutefois, bien que les idées — qui dans leur hiérarchisation atteignent aux divinités, en particulier le Bien — et la matière soient co-éternelles, cette dernière se plie docilement aux déterminations des formes idéelles, elle est matrice, réceptacle, au même titre, dira Platon, que l’or du bijoutier, l’excipient du parfumeur ou encore la terre glaise du potier [46]. Par la réminiscence, qui est la recollection des idées, l’âme peut s’élever à l’intérieur même du monde sensible et remonter, au fil des métempsychoses, vers le monde idéel[47]. Ce qui fait dire à Siegwalt que ce que l’on présente le plus souvent comme le dualisme de Platon est davantage un émanatisme, « mais qui, à la différence d’un panthéisme émanationiste qui est un monisme, comporte un élément dualiste[48] ». Notons qu’au Moyen Âge subsiste toujours « le réalisme de l’idéalisme platonicien (les Idées qui sont des “universalia” sont des “realia”) opposé au nominalisme (pour qui les Idées sont simplement des “nomina” désignant les données sensibles individuelles) : le nominalisme est le précurseur du fonctionnalisme contemporain[49] ».

Chez Aristote, au contraire, on parle d’hylémorphisme ; la matière comme les idées sont ici dépossédées du statut d’existence à l’état séparé. Selon le Stagirite, matière et forme (idée) sont comme puissance et acte, déterminée et déterminant. L’idée n’existe qu’en composition avec la matière, elle n’est « donc pas “ante rem” (avant la chose sensible) mais “in re” (en elle). Aristote, peut-on dire, immanentise l’idée. À ce titre, nous dit Siegwalt, il est moderne, la modernité étant caractérisée par l’immanentisme[50] ». Toutefois, il faut rappeler que chez Aristote le questionnement touchant les causes physiques du mouvement ouvre sur le questionnement métaphysique. Celui-ci se présente à la fois comme une ontologie (catégories de l’être) et une philosophie première (l’Être fondement). Aristote, on le sait, pose l’existence d’un premier principe, moteur non mu.

À la polarité matière-forme (puissance-acte) il n’y a qu’une seule exception, celle de l’Être suprême qui est forme (idée) pure, acte pur. C’est cet Être éternellement actuel qui est tout à la fois cause première de la matière et de la forme et la fin (cause finale) des choses et donc aussi leur cause efficiente, le moteur de tout le réel. Par sa Métaphysique, Aristote intègre le platonisme ; par la Physique, il le dépasse, donnant une consistance réelle au monde sensible[51].

Selon Siegwalt, si Aristote dépasse Platon dans sa compréhension du comment, il le rejoint au sujet du pourquoi (causalité) et du en vue de quoi (finalité). Autrement dit, pour l’un comme pour l’autre, « la question de la cause, qui ne peut être évitée, conduit inéluctablement de la dimension du visible à celle de l’invisible[52] ».

On a laissé entendre que non seulement la dimension invisible était en relation de polarité à la dimension visible — elle est, dit Siegwalt, la dimension invisible de la dimension visible, mais aussi que la dimension invisible était graduée. À la suite de Platon, d’Aristote, ainsi que de l’émergence du monothéisme, cette gradation conduisit à une double compréhension de la dimension invisible.

Celle du « ciel » de Dieu d’un côté, celle du « ciel » de Dieu et des Idées de l’autre côté… Toute philosophie qui fonde le multiple dans l’Un et toute théologie monothéiste affirment le premier ; mais si elles ne tombent pas dans l’abstraction, où Dieu n’est plus qu’un principe philosophique sans vie ou une prétention théologique arbitraire, elles « meublent » le ciel de Dieu, soit en multipliant les attributs de Dieu grâce auxquels le lien au monde visible se précise et se concrétise, soit en posant des données intermédiaires, à l’image des Idées platoniciennes, soit en faisant l’un et l’autre[53].

4.2. L’invisible mythologique

Disons d’emblée que selon la perspective mythologique ou religieuse, la dimension invisible n’apparaît plus uniquement en termes « d’idées », « de potentialité » ou « d’archétype, … et donc en termes essentiellement philosophiques[54] », elle prend aussi « la forme de divinités ou de puissances intermédiaires[55] ».

De même que nous avons distingué, en parlant du mythe, entre les mythologies particulières, et la structure mythique qui leur est sous-jacente et qui est la dimension de transcendance inhérente à la réalité immanente, il faut distinguer entre telle gnose et telle mystique particulières et la structure mystique et gnostique elle-même : celle-ci est une implication de la structure mythique. En effet, le mythe en tant que langage du mystère ontologique comporte une certaine connaissance de ce mystère ou de l’Être — c’est sa dimension gnostique — et en même temps la conscience du caractère transcendant du mystère dans son immanence même et donc de son ineffabilité à jamais indicible — c’est la dimension mystique du mythe. Nous avons déjà dit que le mystère ontologique est présupposé et impliqué, purifié et accompli, bref récapitulé par le mystère théologique ou la révélation spéciale de Dieu. Cette affirmation concerne, outre la structure mythique elle-même du mystère, la dimension gnostique et mystique de cette structure. Le rejet de telle gnose et de telle mystique particulières n’équivaut pas au rejet de la structure gnostique et mystique qui est donnée, tout comme le langage du mythe, avec le mystère ontologique lui-même[56].

Siegwalt distingue deux traditions gnostiques-mystiques principales : l’une conforme à l’esprit du christianisme, l’autre hérétique. Un des traits caractéristiques de la première est qu’elle n’est pas dualiste.

Le dualisme est le fait non du mystère ontologique lui-même, mais de son interprétation. L’hérésie gnostique contre laquelle se dressent les écrits du Nouveau Testament, est dualiste parce qu’elle définit l’Être véritable en opposition à la réalité immanente et que la gnose et la mystique qu’elle implique sont une gnose et une mystique d’évasion, de fuite par rapport à ce monde[57].

Selon Siegwalt, la gnose et le mysticisme sont des dimensions « de toute théologie non sectaire[58] ». Aussi, il critique l’attitude qui rejette toute mystique et toute gnose, puisqu’il en résulte alors « un appauvrissement et un dessèchement de la foi chrétienne[59] ».

Tout entière préoccupée de sa spécificité et pour ainsi dire de sa pureté chimique, la foi chrétienne se comprend alors unilatéralement comme un supranaturalisme, une révélation d’une telle originalité qu’aucune parenté non seulement avec aucune autre religion mais pas davantage avec quelque « structure » religieuse fondamentale de l’homme s’exprimant dans sa préoccupation de la dimension dernière des choses ne peut être admise[60].

La gnose et le mysticisme, lorsqu’ils ne sont pas dualistes, sont donc l’expression de cette « “structure” religieuse fondamentale de l’homme », celle-ci traduit la connaissance que l’homme a de la structure mythique, c’est-à-dire du mystère ontologique du réel[61]. Il ne peut être question ici de présenter les diverses particularités de cette tradition, mais de présenter, « en rapport avec l’approche religieuse de la polarité du visible et de l’invisible, le coeur de la compréhension des choses qui est la sienne […][62] ».

La gnose et le mysticisme posent l’existence « dans » la dimension invisible de puissances structurelles à la fois cosmiques et oecuméniques, d’une part, de forces constructives et destructrices personnelles, les anges et les démons, d’autre part[63]. On reprendra ici, avec Siegwalt, la définition générale qui est donnée de ces forces et de ces puissances par Paul Tillich dans sa Théologie systématique :

La vérité de la doctrine des puissances angéliques et démoniaques est qu’il existe des structures supra-individuelles du bien et des structures supra-individuelles du mal. Les anges et les démons sont des noms mythologiques pour désigner des puissances d’êtres constructives ou destructrices ; elles s’entremêlent de façon ambiguë et elles luttent entre elles dans la même personne, dans le même groupe social et dans la même situation historique[64].

Il faut préciser que si ces structures[65] appartiennent à la dimension invisible, elles ne doivent pas être comprises dans un sens platonicien comme étant des réalités qui possèdent une existence à l’état séparé ; elles appartiennent à la dimension invisible de la réalité « qui est en fait non deux mais une : une réalité à deux dimensions[66] ». On a parlé, à cet effet, de la polarité du visible et de l’invisible. Cette inséparabilité, si l’on peut dire, du visible et de l’invisible s’exprime par le fait du caractère symbolique des données mythologiques ; le symbole part de la conjonction de l’immanence et de la transcendance.

En fait, le risque de prendre les affirmations concernant anges et démons au premier degré, comme des données objectives du même ordre que le réel visible mais invisibles, est parallèle à celui de parler de Dieu objectivement. Nous renvoyons par conséquent expressément à l’affirmation constamment faite dans cette Dogmatique concernant le caractère non « objectif » (au sens scientifique) mais symbolique des affirmations de foi, que celles-ci aient trait à Dieu directement ou à son oeuvre, de création et de rédemption. Le caractère symbolique des affirmations de foi ne signifie pas leur irréalité ou plutôt l’irréalité de leur « objet », en l’occurrence la création invisible et son ambivalence, mais il signifie, avec la non-objectivité scientifique de cet « objet » mais dans le sens d’un réalisme de foi (réalisme symbolique), que ces affirmations sont tels des « chiffres » (K. Jaspers) qui doivent être déchiffrés, ou interprétés, et relèvent donc d’un discernement ; leur sens est spirituel et appelle par conséquent une compréhension spirituelle. La dimension invisible de la création est spirituelle, mais son caractère spirituel est réel, s’attestant dans son effectivité, autrement dit dans son pouvoir, dans sa qualité de puissance (exousia, etc., comme dit saint Paul, cf. ci-dessus)[67].

Conclusion

La physique et la biologie contemporaine avec l’inséparabilité observateur/observé, la théorie génétique de l’univers, la non-localité, la systémique, l’évolutionnisme, l’écologie, le principe anthropique cosmologique, etc., dessinent une nouvelle image scientifique du réel qui appelle le questionnement philosophique au sens où ce questionnement doit dépasser le niveau du comment des choses et chercher, nonobstant les multiples limitations épistémologiques qui lui sont inhérentes, pourquoi et en vue de quoi l’esprit émerge de l’énergie matière. Selon Siegwalt, refuser de poser ces questions sous prétexte qu’elles dépassent les potentialités de la raison scientifique, c’est refuser de penser, c’est se cantonner dans un concept étriqué de raison, fermé à la dimension de mystère, à la dimension de transcendance du réel. C’est en somme épouser ce que j’appellerais : la métaphysique du désenchantement.

Subjectivité et objectivité, intériorité et extériorité, esprit et matière, raison et réalité sont bien davantage des façons de dire ou de penser que des façons d’être ; autrement dit la portée de ces concepts est noétique avant d’être ontologique. D’ailleurs, comme l’indique Siegwalt, l’origine de ces concepts remonte à l’époque où le genre homo est devenu faber, soit au moment où s’opère dans la conscience une distanciation qui d’un point de vue phénoménologique marque le commencement du monde. Cette distanciation est peut-être à l’origine de toutes les discontinuités ; elle est caractéristique de la condition humaine. Elle ne doit pas pour autant conduire nécessairement à une compréhension dualiste de la réalité. Le corps, en tant qu’organe de perception, devant être vu comme une extension différenciée et individualisée de l’univers, l’esprit étant pour sa part le lieu de la reconnaissance de l’unité de la totalité du réel.

Dans une telle perspective, les systèmes symboliques à caractères religieux, et en particulier les données élémentaires de la nature véhiculées par la vision primitive, sont plus que de simples structures de signification subjectives qui seraient séparées du réel ou encore plaquées, imprimées sur lui de l’extérieur comme autant d’étampes aux formes fortuites. Elles jaillissent de l’intérieur même du réel et nous transportent en direction de son essence.

Le mythe fait état de la relationnalité fondamentale qui lie cosmos et anthropos ; il pointe en direction du lien de filiation qui unit le microcosme au macrocosme, l’intérieur et l’extérieur avec leurs multiples différenciations. Il appelle la raison à se décloisonner pour parvenir à se percevoir elle-même comme ontologique, c’est-à-dire fonction de l’Être.

Réponse de Gérard Siegwalt

La communication de Christian Downs porte toutes les caractéristiques de qualité de sa thèse de doctorat (De l’objectivisme dualiste à une approche totalisante et unitaire de la nature. Contribution au dialogue entre science et religion selon G.S.). C’est dire deux choses :

  • elle embrasse un sujet à la fois particulier et en même temps déjà vaste, celui de la cosmologie et plus particulièrement de la problématique scientifique et philosophique de celle-ci ; et elle rend compte de ce sujet d’une manière réflexive et critique, c’est-à-dire en repensant la thématique abordée et en la situant dans le contexte scientifique et philosophique tel que lui-même, avec les présupposés de sa propre formation, l’appréhende ;

  • je n’ai rien à ajouter à proprement parler à cette communication, qui fait preuve d’une compréhension en profondeur à la fois pertinente et cohérente, du sujet traité. Je ne peux dire que ma satisfaction et ma reconnaissance.

Les deux remarques que je ferai visent à situer le sujet traité sur un double arrière-plan.

— Il y a celui de la crise des fondements de la civilisation moderne. C’est cet arrière-plan qui est présupposé dans la communication que nous venons d’entendre. Le sujet en est bien focalisé sur « les données élémentaires de la nature ». La crise nous renvoie à ces données élémentaires, aussi bien dans leur diversité que dans leur impressionnante synergie et donc unité dialectique. La crise porte en elle la puissance d’un choc ontologique, d’un choc de réveil appelant toute l’oikouménè et, partant, la conscience humaine de toute la terre habitée à un éveil dans le sens d’une nouvelle manière de penser et de vivre, bref d’être, et disant aussi la nouvelle possibilité de penser et de vivre et donc d’être.

— Il y a, par-derrière l’arrière-plan indiqué, un arrière-plan encore plus général, qui dépasse la cosmologie, ou mieux : cet arrière-plan qui vient d’être esquissé a une portée qui dépasse la cosmologie et concerne aussi bien l’anthropologie que la sociologie, c’est-à-dire aussi bien la réalité humaine, personnelle et communautaire d’un côté, que collective de l’autre côté, tant sur le plan d’un peuple, d’un pays que sur celui de toute l’humanité. Cette vision totalisante s’impose aussi bien à partir de la démarche dont la communication de C. Downs a rendu compte, à savoir la démarche expérientielle-sapientiale, ou empirique, donc de bas en haut, qu’à partir de la démarche proprement théologique, ou prophétique, de haut en bas. La confession de foi du Dieu un et unique, telle qu’elle caractérise les trois religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) — même si chacune d’elles en rend compte à sa manière propre et qui appelle au dialogue inter-religieux —, cette confession de foi, en confessant le Dieu créateur et rédempteur des cieux et de la terre, donc de tout le réel, cosmique-naturel et oecuménique-humain, appelle à « récapituler » ce réel, c’est-à-dire à le placer dans la lumière de ce Dieu. Je voudrais ici noter que ce que l’abbé Couturier, sur la base de la prière sacerdotale du Christ selon Jean 17 (« afin qu’ils soient un », ut unum sint) a eu le souci de promouvoir dans le sens de l’unité des chrétiens et donc de la communion des Églises, a, par-delà cette portée ecclésiologique et, partant, ecclésiale, une portée plus générale encore, car Dieu en Christ par le Saint Esprit n’est pas seulement le Seigneur de l’Église mais de toutes choses : cette portée, la sociologie théologique a à la penser pour la société humaine, l’anthropologie théologique pour la réalité humaine, comme la cosmologie théologique pour la création comme telle. C’est un chantier immense qui se dessine ainsi et dans lequel chacun/e est appelé/e à prendre sa part, conscient/e de ce qui revient à chacun/e dans l’ensemble et donc dans le respect à la fois de la partie et du tout.