Dans ce beau livre très dense et bien documenté, Paul Valadier entreprend de réhabiliter la pensée politique de Jacques Maritain qui a, selon lui, magnifiquement contribué à la rénovation de l’Église en approfondissant la notion de démocratie, en établissant le bien-fondé des Droits de l’homme et en articulant de façon nouvelle les rapports entre l’Église et l’État. Maritain à contre-temps est de l’aveu de son auteur une apologie. Paul Valadier trouve injuste en effet le silence dont cette pensée politique est l’objet alors même qu’on s’efforce de mettre en honneur les grands noms du passé qui ont façonné la société contemporaine. Peut-être faut-il expliquer cette indifférence, surtout en France, par le caractère à contre-courant de la recherche maritainienne d’une voie intermédiaire entre la théocratie médiévale qui se subordonne le politique et le laïcisme exacerbé actuel qui voudrait éliminer le sacré. Pour Maritain, la démocratie qui a des racines religieuses — pensons aux Puritains qui l’ont implantée aux États-Unis — n’est, malgré son incontestable actualité, légitime et vivante qu’à condition d’être traversée par une inspiration évangélique. Henri Bergson ne soutient-il pas, dans Les deux sources de la morale et de la religion, que la démocratie, dans la mesure où elle incarne le troisième terme de la devise républicaine, la fraternité, est d’essence évangélique et qu’elle a « pour moteur l’amour » ? Se situant dans le sillage de cette déclaration, Maritain n’hésite pas à affirmer que le nom de démocratie « n’est pas autre chose que le nom profane de l’idéal de chrétienté » (À travers la victoire, 6 juin 1944). La voie moyenne excluant toute intervention autoritaire de l’Église, l’inspiration évangélique en démocratie ne peut venir que des citoyens croyants qui participent aux choix des dirigeants, aux débats sur les lois et aux décisions politiques majeures : « Ni l’Église comme telle, ni la spéculation théologique comme telle n’ont été sources fécondantes, mais l’inspiration évangélique et ce qui se joue au niveau de la conscience profane, non point donc par le jeu des institutions ecclésiales […], mais par un travail du message évangélique dans et sur les consciences » (p. 120). Si l’inspiration évangélique peut animer les milieux les plus divers, il n’en est pas moins vrai que le laïc chrétien a une responsabilité spécifique comme le proclame la constitution Gaudium et Spes, « inconcevable, précise Paul Valadier, sans l’influence des idées maritainiennes » (p. 121). Pour contrer l’objection qui opposait les Droits de l’homme aux droits de Dieu, Maritain les rattache à la loi naturelle qui est inscrite par Dieu dans le coeur de tout homme. La loi naturelle révèle la nature de l’homme et tout ce qui est nécessaire à son épanouissement. Passer des obligations naturelles aux Droits de l’homme, dont plusieurs sont consentionnels, est un tour de force théorique qu’il faut porter au crédit du philosophe. De plus, pour faire échec aux diverses formes de totalitarisme, il était urgent, après la Deuxième Guerre mondiale, de mettre au point une proclamation des Droits de l’homme qui serait soumise pour adoption aux pays membres des Nations Unies. René Cassin fut chargé de réunir des experts des pays les plus importants qui auraient la responsabilité d’identifier ces droits en tenant compte des avis venant de pays très différents par leur histoire, leur religion et leur conception de la vie politique, de manière à ce qu’on s’entende en fin de parcours sur un texte commun. Maritain reçut la mission d’assurer que les convergences qui émergeaient puissent conduire sinon à l’unanimité, du moins à un large consensus. L’intervention de Maritain fut décisive. Plus éclatante encore fut l’influence qu’exerça …
Paul Valadier, Maritain à contre-temps. Pour une démocratie vivante. Paris, Desclée de Brouwer, 2007, 140 p.[Record]
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† Lionel Ponton
Université Laval, Québec