Abstracts
Résumé
La notion d’intuition agissante désigne le mode d’être fondamental de l’humain dans le monde dont celui-ci est élément constitutif. Elle ouvre la dimension où s’éprouve l’immédiateté de notre expérience du monde, et cette immédiateté est la source de toute connaissance réelle. Dans cette couche primordiale de notre expérience du monde, les moments actif et intuitif sont les deux aspects constitutifs de la seule et même réalité fondamentale qui n’est autre que la vie. Notre action constitue une réception du monde en son intérieur propre par son élément à la fois passif et actif, élément que nous sommes.
Abstract
The concept of intuition-action means the fundamental mode of the human being in the world of which it is a constituent element. It opens the dimension where is felt the immediacy of our experience of the world, and this immediacy is the source of any real knowledge. Within this basic level of our experience of the world, active and intuitive moments are the two constituent aspects of the only fundamental reality, that is to say, of life. Like us, our action is both passive and active. It is a reception of the world in ourselves.
Article body
[541][1]
I.
Lorsqu’on parle de l’intuition, on la considère spontanément comme simplement passive, ou comme un état extatique. On la considère comme un état diamétralement opposé à l’action. S’agissant de la distinction conceptuelle, l’action et l’intuition sont ainsi considérées comme distinctes, en aucun cas elles ne sont susceptibles d’être liées l’une à l’autre. L’intuition agissante ne peut alors être comprise que comme un concept vide ou une chose mystique. Or, dès l’époque où Plotin conçut l’intuition, il ne s’agissait pas de la concevoir uniquement comme une chose passive ou extatique. Plotin l’a identifiée, aux frontières de la raison, à un mouvement infini. L’intuition bergsonienne, elle aussi, est un mouvement infini. Ce que j’appelle « intuition agissante » n’est cependant pas comparable à l’intuition plotinienne ni à la durée pure bergsonienne ; bien au contraire. L’intuition agissante consiste dans la position d’une connaissance réelle à l’extrême, qui forme la base de toutes les connaissances empiriques. Il s’agit d’une position de la connaissance empirique, trop empirique.
Jusqu’à présent, ceux qui se réfèrent à l’intuition comme ceux qui la rejettent s’appuient également sur une position consistant à opposer sujet et objet. [542] Ainsi, l’union même du sujet et de l’objet est comprise soit comme l’extrême de l’unification des deux directions à partir de cette position, soit comme étant transcendante par rapport à cette position (Bergson pense autrement). Quant à l’intuition, elle est considérée uniquement comme une absorption du soi dans les choses, de sorte que toute action disparaît. C’est un tel point de départ qui doit être remis en question. L’acte de connaissance, comme toute chose, doit se produire dans le monde historique. La division ou l’opposition du sujet et de l’objet, elle aussi, doit être fondée par le mouvement dialectique du monde historique. Nous effectuons la connaissance en tant qu’individuels[2] dans le monde historique. Le lieu et la manière de l’opposition sujet/objet doivent être déterminés historiquement. On peut concevoir au moyen de l’abstraction le sujet de la connaissance comme étant séparé de l’arrière-plan historique. Mais la connaissance concrète doit être une constitution de la réalité historique. Cela ne veut pas dire qu’une saisie purement et simplement immédiate constitue directement un savoir. L’établissement de la connaissance objective exige pourtant que cette négation même soit réalisée par l’entremise de la réalité de l’intuition agissante. Une position telle que l’épistémologie kantienne doit s’établir sur l’arrière-plan historique.
On croit qu’on effectue l’intuition en agissant et que l’action ne vient donc pas de l’intuition ; mais c’est parce qu’on ne tient pas compte du fait que notre action est historique dans tous les cas et que nous accomplissons toute action en tant qu’individuels dans le monde historique, si bien qu’on pense le soi de manière abstraite. [543] Historiquement parlant, notre action doit pourtant être développée à partir d’un geste instinctif, et celui-ci est un acte de formation, propre à une espèce. Cependant, la vie ne consiste pas simplement dans un acte de cet ordre. Elle doit consister dans l’identité dialectique du sujet et du milieu, identité se définissant par le fait que le sujet détermine le milieu et que le milieu détermine le sujet. C’est en tant qu’autodétermination du monde de l’universel dialectique que la vie se conçoit. Or l’auto-identité absolument contradictoire consiste à former et à créer ; elle consiste dans le processus allant de ce qui est créé à ce qui crée. Dans cette mesure, créer n’est autre que voir. C’est parce que nous sommes dans le monde des choses que l’action se réalise. Pour qu’elle se réalise, il faut qu’il y ait des choses, qui ne doivent pas être conçues, mais être vues — c’est-à-dire qu’elles doivent apparaître comme formées historiquement, et cela dans leurs rapports dialectiques avec le soi. L’action se réalise là où le monde, étant totalement déterminé en tant que présent historique, comprend néanmoins l’autonégation en son intérieur propre, et là où il va du présent au présent en se transcendant lui-même. Elle est donc la praxis et la poïêsis[3].
D’un point de vue psychologique, on peut considérer qu’une chose est connue grâce à une résistance, de sorte que l’action précède l’intuition. Néanmoins, une chose véritablement objective est vue par une action spécifique[4], elle est vue historiquement. Or le fait d’être vu par une action spécifique signifie être vu par l’intuition agissante. [544] Notre comportement est tout d’abord spécifique et instinctif dans l’évolution du monde historique allant de ce qui est créé à ce qui crée. L’être humain, tout en évoluant au-delà du monde animal, est encore soumis à une espèce (totémisme, par exemple). Le monde des humains primitifs est sociospécifique[5]. Ces humains voient les choses et agissent spécifiquement[6]. L’action spécifique consiste à saisir une chose par l’intuition agissante, et vice versa. Une espèce vivante constitue une auto-identité contradictoire consistant dans le fait que le sujet détermine le milieu en même temps que le milieu le sujet ; et le fait de voir une chose spécifiquement n’est autre qu’agir de manière autocontradictoire, et vice versa. C’est ainsi qu’une espèce se forme elle-même. Or l’espèce est telle en tant qu’espèce de l’universel dialectique ; et comme nous en avons discuté dans l’essai sur « Le problème de la genèse et de l’évolution de l’espèce[7] », on peut dire que l’espèce se forme elle-même de manière singulière[8]. Dans cette mesure, l’action médiatisée par les concepts, elle aussi, doit être médiatisée historiquement. Dans le monde de l’évolution dialectique allant de ce qui est créé à ce qui crée, seul le monde des humains poïétiques est dialectique, alors que le monde instinctif des animaux reste simplement non dialectique. Cela dit, le monde des instincts animaux relève du monde allant de ce qui est créé à ce qui crée. C’est pour cela que ce qu’il y a de spécifique est à l’oeuvre au fond de nos actions actuelles. Nous ne nous délivrons jamais du spécifique. La poïêsis, elle aussi, est le prolongement d’un geste corporel. C’est ainsi qu’un comportement spécifique doit être une saisie des choses par l’intuition agissante.
II.
[545] Notre comportement est originairement spécifique ; il se produit par le fait de voir une chose par l’intuition agissante. Dans le monde historique, il en va ainsi de tout, de l’acte instinctif d’un animal au comportement humain. Notre comportement est provoqué par le fait que nous voyons toute chose dans le monde historique en tant que nous sommes des individuels du monde historique. L’acte de connaissance, lui aussi, est une action historique. La position de la connaissance, elle aussi, doit être fondée sur l’histoire. Traiter de la connaissance en se fondant sur l’intuition agissante peut apparaître d’emblée comme mystique, si l’on se place d’un point de vue épistémologique. On pense que la connaissance commence par la négation de l’intuition. C’est alors que la position de l’intuition agissante est considérée comme non dialectique. Néanmoins, je pense le contraire.
Dans le monde de l’évolution historique où le sujet détermine le milieu et où le milieu détermine le sujet — monde allant de ce qui est créé à ce qui crée —, il n’y a pas de simple donné, mais ce qui est donné est ce qui est créé. Le fait que ce qui est donné soit ce qui est créé signifie que le milieu est saisi par le sujet. Ce qui est créé historiquement doit être ce qui est formé par le sujet, spécifiquement. Former historiquement est former spécifiquement. Bien évidemment, le milieu n’est pas simplement saisi par le sujet. Si c’était le cas, le milieu n’existerait pas. Le fait que le sujet forme le milieu signifie inversement que le sujet est nié. [546] En même temps, le sujet s’affirme à partir de là. L’espèce se donne la vie dans la poïêsis, elle vit là où elle se forme elle-même singulièrement[9]. On peut dire que le sujet détermine le milieu et que le milieu détermine le sujet là où le monde se détermine lui-même singulièrement en tant qu’auto-identité contradictoire, en allant de ce qui est créé à ce qui crée.
Comme nous l’avons dit dans l’essai sur « Le problème de la genèse et de l’évolution de l’espèce », nous sommes nés d’une espèce, sous la forme d’individuels historiques ; mais l’espèce vit en entretenant des rapports avec le milieu à travers les individuels. L’espèce se transforme à travers le milieu, en tant qu’elle s’entretient en rapport avec le milieu par l’individuel. En radicalisant la pensée dans cette direction, on peut dire qu’une espèce est née en rapport avec le milieu. Mourir est naître. Une espèce est née comme autodétermination du monde dialectique là où l’un est le multiple et là où le multiple est l’un.
Dans le monde de l’évolution historique ainsi défini, nous voyons toute chose par l’intuition agissante là où une espèce subjective forme un milieu, et nous agissons spécifiquement en tant qu’individuel historique. Le savoir est fondé sur une constitution historique en tant qu’autodétermination contradictoire. Le fait qu’une espèce forme un milieu signifie qu’elle s’entretient en tant qu’individuel en rapport avec le milieu. En même temps, inversement, cela signifie qu’une espèce est transformée et niée, et que le monde se forme lui-même de manière singulière. C’est là que le corps se constitue et que, en tant qu’individuel historique, nous voyons toute chose par l’intuition agissante. Cependant, le mouvement dialectique de l’histoire ne se résume pas aussi simplement. [547] Le présent, étant toujours déterminé, l’est pour être nié. Ce qui est créé, à la fois, appartient au passé et créera ce qui crée. C’est en cela que réside la continuité de la discontinuité, l’autodétermination du néant. Il n’y aurait pas de mouvement historique si le fondement était posé dans l’une de ces directions opposées[10]. Cela ne serait pas une dialectique absolue. L’autoconstitution singulière n’est pas une continuité d’un acte à l’autre, mais elle doit être celle qui va de ce qui est créé à ce qui crée, à savoir une continuité historique. Ce qui est créé, tout en étant indépendant de ce qui crée, créera ce qui crée (par exemple, dans le cas de l’acte de création artistique).
Former spécifiquement, cela consiste déjà dans le fait qu’un individuel agisse et voie une chose par l’intuition agissante. Mais dans le monde de l’évolution historique, ce qui est créé l’est pour créer ce qui crée. Le mouvement historique étant un acte de production historique, ce dernier trouve là son essence. C’est pour cela que la conscience apparaît en tant que continuité de la discontinuité. Voir une chose par l’intuition agissante signifie donc que la chose est vue pour être niée. Le sujet se forme lui-même pour se nier. Cependant, ce qui est créé ne l’est pas seulement pour créer ce qui crée, mais ce qui crée n’est pas, s’il est séparé de ce qui est créé. Par exemple, notre corps crée tout en étant créé ; il est simultanément ce qui voit et ce qui est vu. Le corps propre sera reconnu comme tel après coup ; [548] l’opposition épistémologique entre sujet et objet prendra son origine dans la relation de la continuité de la discontinuité entre ce qui crée et ce qui est créé. Du point de vue de notre époque qui pense un soi conscient, sont conçues abstraitement une opposition sujet/objet, ainsi que l’action du soi conscient ; cette action doit pourtant être à l’issue du développement de l’acte de formation historique allant de ce qui est créé à ce qui crée. Former spécifiquement, cela implique déjà la négation d’une espèce ; le monde se forme lui-même singulièrement à l’infini. C’est à partir de là que l’action du soi de la conscience est développée.
Ce qui est créé, l’étant pour créer ce qui crée, le fait même d’être créé inclut le fait d’être une chose à nier. Mais ce qui crée n’existe pas sans ce qui est créé, et ce qui crée, aussi, se crée en tant que créé. Tel est le mouvement dialectique de la réalité historique. Dans n’importe quelle section de cette réalité, on trouve un antagonisme du sujet et de l’objet s’opposant à l’infini comme les directions de ce qui est créé et de ce qui crée ; en outre, cette réalité, en tant qu’auto-identité contradictoire, se meut de ce qui est créé à ce qui crée. On peut penser que c’est le monde qui donne naissance à ce qui le nie de façon autocontradictoire. Notre action n’est rien d’autre que ce qui vient se manifester en tant qu’affirmation de l’autonégation du monde. Là où il y a continuité de la rupture — de ce qui est créé à ce qui crée — on touche à l’absolu, lui-même intouchable à jamais. Si je place toujours « ce qui est créé » en premier, en ne disant que « de ce qui est créé à ce qui crée », c’est que, chacun étant né en tant que ce qui est créé, [549] on ne peut dire autrement.
Voir une chose par l’intuition agissante signifie que la chose est vue pour être niée. L’intuition, considérée comme un concept abstrait, pourrait être conçue simplement comme un état statique. Mais, concrètement parlant, elle consiste dans le fait de saisir une chose par le corps. C’est la raison pour laquelle j’emploie le terme « intuition agissante ». Certains diront alors que l’action précède l’intuition, mais notre action trouve son origine dans un geste spécifique. Saisir par le corps signifie agir spécifiquement[11]. Ceci dit, ce que je nomme intuition agissante ne consiste pas seulement dans le fait de saisir toutes choses en tant qu’êtres appartenant à une espèce biologique, mais surtout dans le fait de les saisir en tant qu’êtres sociaux, en tant qu’êtres appartenant à une espèce historique. Toutes choses appartiennent à un événement historique. Nous les voyons toutes par le corps historique. Et nous les constituons historiquement, en tant qu’elles sont fondamentalement ce qui est créé pour créer, ce qui est vu pour être niées. C’est pour cela que les animaux voient toutes choses par impulsion. Le fait qu’ils les voient par impulsion signifie qu’ils les voient pour les nier (Hegel dit que les animaux pénètrent le plus profondément les mystères d’Éleusis[12]). Bien plus, il ne s’agit pas d’une négation pour une simple négation ; la négation doit être immédiatement une affirmation[13]. Il y a déjà là une consommation en tant que production, une production en tant que consommation. Cependant, la vie animale est une vie fixée dans le sens de ce qui est créé. Notre vie historique, quant à elle, constituant l’auto-identité absolument contradictoire, s’engage dans la poïêsis sociale à partir de la formation corporelle. Le monde de la réalité historique évolue [550] de ce qui est créé à ce qui crée par l’entremise de la poïêsis ; il se constitue lui-même de manière singulière. C’est là que notre poïêsis se fait acte d’expression ; la négation ne se fait pas par le corps biologique, mais par le corps historique, comme l’acte de jugement. L’acte de formation historique est rationnel. Dans cet acte se conçoivent diverses facultés comme la force formatrice. Cela dit, au fond de cette force, il faut nécessairement une chose telle que l’intuition agissante, laquelle va de ce qui est créé à ce qui crée en tant qu’auto-identité dialectique ; l’auto-identité contradictoire entre voir et agir doit se constituer comme fondement. Notre action va à l’acte de formation historique en partant de l’acte de formation historique. Nous sommes, en tant qu’individuels, foncièrement négateurs en regard de la réalité donnée, mais nous le sommes, pouvons l’être, en tant qu’individuels du monde historique. La négation de la réalité doit passer par ce qui est marqué par la constitution historique, à savoir ce qui est singulier. Si nous concevons l’acte de formation historique sur la base de l’intuition agissante, cela n’entraîne pourtant pas que la fin de la vie consiste dans un statisme intuitif. Notre fin consiste foncièrement dans la constitution historique. L’existence de l’humain consiste dans la fabrication historique.
On pourrait considérer l’intuition agissante soit comme mystique, soit comme artistique. Pourtant, les partisans du matérialisme historique insistent sur le fait que depuis longtemps, l’objet, la réalité et la sensibilité sont saisis soit sous la forme objective soit sous forme d’intuition, et non pas subjectivement, comme activité et praxis de la sphère humaine sensible. Saisir l’objet ou la réalité par la praxis, en tant que sujet, doit consister à saisir par l’intuition agissante. [551] Voir une chose par le corps, c’est la voir par l’intuition agissante, par un acte de formation historique. Si la praxis consiste à créer une chose à l’extérieur du corps, elle doit être concrètement un prolongement du mouvement corporel en tant qu’acte de formation historique. Inversement parlant, notre corps, auteur de l’acte de poïêsis historique, voit les choses par l’intuition agissante. On me reprochera alors d’identifier trop facilement la nature et l’histoire. Lorsqu’il s’agit de la logique des objets, je ne néglige pas leur distinction. Mais celui qui, en tant que sujet, entend saisir la réalité doit être celui qui saisit la nature comme réalité historique. Or, pour saisir la nature comme réalité historique et considérer l’évolution de l’univers comme un processus, il faut faire état de ce que je nomme dialectique absolue de la production historique, laquelle va de ce qui est créé à ce qui crée. Dans l’histoire, il n’existe rien de simplement donné au commencement, ce qui est donné est ce qui est créé ; ce qui est créé, en tant que tel, crée ce qui crée. C’est dans le processus même allant de ce qui est créé à ce qui crée que l’on trouve une nécessité causale. Mais l’acte subjectif s’introduit, dans l’intervalle, à titre de continuité de la rupture. La nature est intercomplémentaire. Pour que le monde soit dialectique par la production historique, ses éléments constitutifs doivent être dialectiques. Les produits de la société économique capitaliste sont considérés comme des individuels dialectiques dans lesquels la valeur d’échange et la valeur d’usage sont en conflit. C’est en ceci qu’est posé le fondement du développement dialectique de la société économique capitaliste. Le fait que le monde de la réalité historique se définisse par l’auto-identité absolument contradictoire et évolue dialectiquement est fondé nécessairement sur le fait que notre corps, en tant que corps historique, voit toute chose par l’intuition agissante. [552] Le fait que la société économique soit dialectique est alors fondé, lui aussi, sur ce même fait.
Je pense que ce qui est à l’oeuvre au fond du développement dialectique de la conscience, déployé dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, est aussi ce qu’on pourrait définir comme intuition agissante. Ce développement doit être effectivement ce qui constitue l’acte de formation historique, même si Hegel lui-même ne l’a pas conçu de la sorte. La conscience doit être celle du Geist et non pas la conscience abstraite, séparée de la réalité concrète, telle que les psychologues la concevaient. C’est pour cela qu’elle évolue jusqu’à une position concrète, en se niant. Cependant, elle doit être plus fondamentale et plus profonde afin de parvenir à la position du savoir absolu, comme Hegel l’affirmait en dernier lieu dans son oeuvre. Il s’agit de la position de la négation du Geist même. La véritable négation du Geist même ne vient pas de lui-même. La conscience doit être ce qui constitue, dès le départ, le savoir absolu. La dialectique n’est pas une idée schématique. Elle doit être foncièrement une pensée concrète ; elle doit consister à poursuivre le concret, pour ainsi dire l’absolu, et à penser en entrant dans le monde des choses et en devenant ainsi les choses elles-mêmes. C’est pour cela que Hegel appelle expérience un tel mouvement dialectique (introduction de la Phénoménologie de l’esprit). Le mouvement de la réalité concrète elle-même est dialectique. Ce qui s’autodétermine soi-même de l’intérieur est donc syllogistique. L’universel de Hegel est formatif et créatif. Notre soi doit être impliqué en lui. S’il est possible de dire que les sciences concernant la connaissance objective sont médiatisées par un syllogisme, relativement à la réalité concrète, la connaissance philosophique, quant à elle, [553] doit s’établir par l’automédiation de la réalité concrète elle-même. On peut dire que Hegel est le premier à avoir attiré l’attention sur ce point ; la science hégélienne doit se caractériser ainsi. La logique n’est pas en dehors de la vie, elle doit se fonder sur l’automédiation de la vie elle-même. C’est pour cela qu’elle est dialectique.
Ce que je nomme intuition agissante n’est pas identique à ce qu’on appelle perception. Cette dernière doit faire partie de l’intuition agissante, qui s’engendre historiquement et voit de même la réalité historique. Or, s’agissant de la perception au sens normal, c’est unilatéralement et spatialement ce qui voit, en écartant le temps de la réalité historique concrète. Pourtant, c’est parce que notre perception sensorielle relève originellement de la perception historique que nous sommes capables d’atteindre l’intuition artistique. Tout en étant opposée à cette dernière, la connaissance scientifique, elle aussi, pour autant qu’elle exprime une vérité concrète, doit être constituée par l’intuition agissante. Le fait que nous agissions en tant qu’espèce historique, effectuions tout acte de formation de manière spécifique, signifie que nous voyons toute chose par l’intuition agissante ; il s’agit déjà là du monde qui s’autodétermine expressivement. C’est ainsi que l’espèce détermine le milieu et que le milieu détermine l’espèce ; l’espèce vit en se niant d’une manière singulière, alors que le milieu donne naissance à l’espèce en se niant, lui aussi, d’une manière singulière. Le monde de la réalité historique, en tant qu’auto-identité dialectique, se détermine lui-même d’une manière singulière, de ce qui est créé à ce qui crée. [554] C’est ainsi qu’une connaissance se constitue en tant qu’autodétermination de l’universel dialectique, par l’intuition agissante et à partir du sol historique. En ce sens, il n’y a aucune connaissance objective qui ne s’établisse pas à partir du sol historique. Constituer par l’intuition agissante ne consiste pas à nier la théorie (comme le fait l’intuition artistique). L’espèce vit en se niant singulièrement en tant qu’espèce historique. S’autodéterminer d’une manière singulière consiste dans le fait que le monde s’autodétermine de ce qui est créé à ce qui crée comme continuité de ruptures, à savoir le fait que le présent, tout en étant entièrement déterminé, contient foncièrement son autonégation et va du présent au présent en se dépassant lui-même. Nous touchons à l’absolu intouchable dans le présent. C’est pourquoi, plus le monde se détermine lui-même de manière vraiment singulière, plus il se détermine lui-même de manière expressive (et même sémiotique). Ce qui est donné est nécessairement ce qui est créé. Ce qui apparaît a forcément une histoire infinie. La connaissance, constituée par l’intuition agissante, se construit d’une manière singulière, et cela théoriquement. Cela dit, la théorie naît foncièrement du sol de la praxis. Le présent, comprenant son autonégation, ne cesse de se dépasser lui-même et cela du présent au présent, à l’infini. L’autodétermination de l’universel dialectique qui s’autodétermine de manière singulière consiste effectivement dans le fait que la théorie se construit sur le sol de la praxis.
[555] En tant qu’individuels s’autodéterminant de manière singulière, à savoir en tant qu’éléments singuliers, nous construisons une connaissance théorique en vertu de l’intuition agissante. Le monde des vivants, esclaves de l’espèce, peut se concevoir comme le monde de la perception, mais le monde de l’humain se définissant comme corps historique doit le dépasser. Lorsque nous, humains, voyons une chose par l’intuition agissante, cela signifie, fondamentalement parlant, que nous la voyons en tant qu’élément singulier du monde se construisant de manière singulière, que nous la voyons par l’entremise du singulier. C’est ainsi que le factuel nous fait face. Étant nés de l’espèce, nous voyons toute chose de manière autocontradictoire. Nous sommes détenteurs de la conscience en tant que continuité de ruptures, de ce qui est créé à ce qui crée. Nous ne voyons pas les choses uniquement par les organes sensoriels, mais nous les saisissons dans la mesure où nous sommes des sujets corporels[14], et donc de manière sociohistorique. Ce fait même doit comprendre aussi le moment de la logique abstraite en tant qu’automédiation de la vie concrète. Les choses sont vues pour être niée. Pourtant, ce qui est vrai concrètement n’est pas susceptible d’être déterminé à partir de la position de la logique des objets. Si la connaissance commence par l’analyse, celle-ci ne se constitue pas abstraitement, mais elle doit être constituée à partir de l’appui historique réel. En admettant que c’est par l’analyse que le concret, qui est une chose potentielle, est rendu manifeste, l’analyse elle-même doit être comprise dans le concret en tant qu’autocontradiction de celui-ci. C’est alors que plus l’autocontradiction du concret est rendue claire comme auto-identité contradictoire, plus devient claire la manière de l’analyser. Je pense donc que la véritable analyse doit s’effectuer en vertu de l’intuition agissante. C’est ainsi que se crée la nouveauté, [556] au lieu que ce qui est potentiel devienne simplement manifeste. L’autocontradiction de la connaissance doit se fonder sur la vie historique. Il s’agit là de la position de la dialectique. Ce qui est véritablement dialectique doit être ce qui se médiatise soi-même en contenant une contradiction, en tant qu’auto-identité contradictoire, en son intérieur propre. Cela se conçoit comme un syllogisme, pour autant qu’il soit médiatisation de soi-même, en partant de son intérieur propre. La véritable dialectique doit être médiatisée par la réalité singulière. C’est seulement ainsi qu’elle devient susceptible d’être médiatisée absolument.
J’ai bien distingué la vie animale d’avec la vie humaine caractérisée par l’intuition agissante, en disant que la première est soumise à l’espèce, et est instinctive ou perceptive ; mais il faut dire que la vie animale elle aussi est dialectique, en tant qu’elle constitue une phase de la vie historique ; cela dans la mesure où les animaux possèdent aussi une conscience, tandis que l’humain présente foncièrement un aspect animal. Le monde de la vie sensible comprend déjà l’autonégation. À ceux qui affirment la réalité des objets sensibles, l’on peut dire avec Hegel qu’ils sont à renvoyer aux mystères de Cérès et de Bacchus et qu’ils ont à apprendre le secret du boire et du manger[15]. Même dans la vie instinctive des animaux, toute chose est vue pour être niée. Il s’agit là aussi du monde historique dans lequel le sujet et l’objet s’opposent l’un à l’autre et qui, en même temps, se forme lui-même toujours graduellement en tant qu’auto-identité contradictoire. Cela dit, le sujet n’y est pas encore tout à fait indépendant ; tout en allant dans la direction de ce qui est créé à ce qui crée, il ne parvient pas encore à être autonome. Si l’on peut dire, ce qui crée adhère à ce qui est créé, à savoir que le sujet est caractérisé par son milieu ; la vie n’est pas séparée du corporel. Bien entendu, [557] le subjectif ne se sépare en aucun cas de l’objectif. L’idée d’opposition simple entre sujet et objet tient à la position de la logique abstraite. Or, l’auto-identité contradictoire doit consister dans le fait que le subjectif est tout à fait autonome par rapport à l’objectif. Plus le sujet et le milieu s’identifient l’un à l’autre en vertu de la négation mutuelle, plus ils sont évolués historiquement. Plus l’autoconstitution de la vie historique est poïétique au-delà de la phase corporelle, plus elle est susceptible d’être qualifiée de dialectique. C’est en ce sens qu’il est possible de dire que ce qui est créé crée ce qui crée. C’est ainsi que devient concevable la continuité historique de l’animal à l’humain. Même l’être humain, le subjectif, ne devient pas indépendant de l’objectif ; la division et l’opposition sujet/objet elles-mêmes se déterminent graduellement suivant l’évolution de l’histoire. On peut dire que c’est le développement du langage qui fait que le sujet historique possède un logos. C’est ainsi que la position de la conscience en général parvient à s’établir et qu’il est permis de penser que notre soi devient libre. Néanmoins, il s’agit là encore d’une phase historiquement déterminée. Nous pouvons penser que c’est parce que la vie historique est dialectique que le langage s’est développé.
III.
D’un point de vue épistémologique répandu jusqu’à présent, la connaissance est constituée par la forme du sujet connaissant, tandis que le donné est conçu seulement comme matériel ou potentiel. L’intuition est alors considérée uniquement comme antérieure à la division sujet/objet. Pourtant, connaître est aussi bien agir, et pour agir, il doit y avoir appui. [558] Quel est cet appui ? Ce doit être toujours le monde réel saisi par l’intuition agissante. Or, un tel monde doit être constitué historiquement, il doit être ce qui est créé — dans le monde historique, il n’y a pas de simple donné. De plus, il doit être le monde qui se constitue singulièrement, créant ce qui crée bien qu’il soit créé — monde se constituant en tant qu’auto-identité contradictoire. C’est le créé qui sert d’appui et crée ainsi ce qui crée. Pour que nous puissions agir, l’appui doit être saisi ; il doit être clairement saisi, non pas comme chaotique, antérieur à la division sujet/objet. C’est alors que nous sommes susceptibles d’agir véritablement ; que, en tant qu’éléments singuliers du monde se constituant singulièrement — c’est-à-dire du monde historique — nous possédons le sens de notre action. Notre action n’existerait pas si le fondement du monde était simplement ce qui est donné. Le substrat du monde historique doit être ce qui forme tout en étant formé. C’est là l’auto-identité du monde historique, monde qui est donc singulier. En tant qu’individuels d’un tel monde, nous sommes capables d’accomplir une action. Notre corps est une chose créée tout en étant formée. De là nous vient le sens de l’action. Et plus ce qui est formé en tant que donné devient clair, plus nous avons un sens clair de notre action. L’acte de connaissance aussi doit être compris dans cette perspective, pour autant qu’il partage la caractéristique de l’action que nous accomplissons en tant qu’individuels du monde historique.
[559] Si l’acte de connaissance relève de notre action historique dans le monde historique, il faut comprendre cet acte à partir de ce que je nomme « corps historique ». Le mouvement dialectique de l’histoire se comprend à partir de l’analyse de notre corps ainsi conçu. Notre corps s’est formé historiquement ; il est foncièrement déterminé. Mais en même temps, il est ce qui crée. Il constitue l’auto-identité contradictoire entre ce qui est créé et ce qui crée. C’est là que notre soi existe. Pour agir, il faut passer par le corps. Il ne s’agit pas ici simplement du corps biologique, mais également de ce que je nomme « corps historique ». Le corps se fait alors outil. Cependant, le corps est non seulement l’outil de notre comportement, mais aussi son appui. En outre, le sens de notre action doit être déterminé en fonction du corps. Les gestes biologiques sont déterminés par impulsion ou instinct, alors que notre comportement effectué par le corps historique doit être historique et social. Si nous restons dans la position de la logique abstraite, le sens de notre action n’est pas susceptible d’être déterminé. Pour qu’il le soit, il faut saisir clairement ce qu’est le corps historique, à savoir saisir le monde des choses en vertu de l’intuition agissante. Les images en tant que modèles de la pensée physique, elles aussi, [560] doivent être vues en vertu de l’intuition agissante et saisies par le corps. C’est ainsi que même dans la physique quantique d’aujourd’hui, les appareils doivent être compris au moyen de la physique classique. Lorsque je dis que le mouvement dialectique de l’histoire est corporel, on arguera que je le conçois à l’instar du corps biologique, alors que c’est le contraire. Notre corps est plutôt connu de l’extérieur. En tant que modèle du mouvement spécifique, il est vu de l’extérieur par l’intuition agissante. Et lorsque ce qui est créé crée en tant qu’auto-identité contradictoire, notre corps se forme en tant que tel. Cela signifie nécessairement que le monde s’autodétermine singulièrement et est créateur en tant que continuité des ruptures. La réalité saisie en vertu de l’intuition agissante est réelle, pour autant qu’elle soit foncièrement déterminée, et en ce sens matérielle. Cependant, elle fonctionne comme un outil, dans la mesure où elle est déterminée pour être niée. L’outil peut devenir tel, pour autant qu’il soit réel. Cependant, dans le monde historique pris comme auto-identité contradictoire, ce qui est créé doit l’être pour être nié, et cela en ayant à créer ce qui crée. C’est à ce moment-là qu’une chose fonctionne comme un outil, ainsi que notre corps. Cela dit, pour autant qu’elle se constitue elle-même de manière singulière comme affirmation de la négation absolue, la réalité est, en tant qu’auto-identité absolument contradictoire, une phase de l’évolution historique allant de ce qui est créé à ce qui crée. Ainsi, la réalité est toujours absolue en tant qu’auto-expression du réel même, et le phénomène n’est autre que le réel. L’époque précédente n’est pas une simple préparation de l’époque qui suit, ni la seconde un simple résultat de la première [561] (d’une certaine manière, chacune touche à l’absolu). En outre, chaque époque a sa propre mission, en même temps qu’elle comprend en elle-même, de manière autocontradictoire, une transition vers une prochaine époque, de ce qui est créé à ce qui crée (elle est un espace temporel). L’histoire évolue d’une époque à une autre en passant par les phases de la praxis. C’est en ceci que l’acte de création historique ou l’acte de production historique est à l’oeuvre (les limites sont transitoires). Ce que j’appelle métamorphose consiste en un tel mouvement d’un singulier à l’autre. La culture apparaît là où le monde se constitue lui-même de manière singulière. Elle constitue le contenu singulier du monde qui s’autodétermine. Ce qui constitue l’histoire du monde est ici à l’oeuvre. La morale est un effort constitutif du monde se constituant lui-même de manière singulière — effort qui se fait en partant de ce qui est créé ainsi, à ce qui crée. Sans parler des beaux-arts, les sciences aussi doivent se constituer par un tel acte de constitution singulière. Elles doivent s’établir sur le sol historique. Cependant, dire que l’histoire évolue ainsi d’un singulier à l’autre n’implique pourtant pas que le fondement du monde est un esprit qui passerait d’un élément spirituel à un autre. Là se trouve toujours le monde créé en tant qu’auto-identité absolument contradictoire, selon laquelle le multiple n’est autre que l’un, et l’un n’est autre que le multiple ; celui-ci étant un monde absolument médiatisé depuis l’extérieur, il est tout à fait déterminé, mais en même temps, il contient l’autonégation et se transforme conformément à l’auto-identité contradictoire. Est singulier un tel acte de constitution de la continuité de la discontinuité, lequel va de ce qui est créé à ce qui crée. [562] Là se trouve la détermination du néant absolu.
Même pour concevoir l’acte de connaissance, il faut commencer par la saisie de la réalité, au lieu de commencer par le sujet connaissant abstrait, comme on le faisait jusqu’à présent. Quand on dit « saisir », on pourrait entendre par là que le soi, existant en dehors de la réalité, saisit cette dernière de l’extérieur ; mais en fait notre soi existe en tant qu’individu appartenant au monde historique, il voit les choses en vertu de l’intuition agissante. La réalité historique, constituée comme vie historique, implique une infinité de directions, pour autant qu’elle soit donnée comme étant créée. Il y a là une infinité de possibilités. La réalité historique consiste en l’autonégation. C’est pour cela qu’elle détient la conscience et que les choses sont expressives. Cependant, la réalité historique se détermine elle-même en tant que singulière et cela comme continuité des ruptures, en passant de ce qui est créé à ce qui crée. C’est ainsi que nous saisissons le monde des objets de connaissance. Cela signifie alors nécessairement que nous saisissons la réalité elle-même profondément en vertu de l’intuition agissante et que nous devenons un élément constitutif de la réalité historique autoconstituante, à savoir un véritable individuel. Tout problème se produit à travers la saisie profonde de la réalité historique donnée comme créée, et vient de l’autocontradiction de la réalité elle-même. Le devoir n’est que le reflet projeté sur la conscience de la direction d’une telle constitution singulière. Il est un impératif objectif pour notre soi agissant, donné par la vie historique se constituant elle-même de manière singulière. [563] (C’est alors que la révélation religieuse peut se concevoir.) La connaissance théorique doit aussi être constituée de manière singulière en s’appuyant sur cette saisie de la réalité, effectuée en vertu de l’intuition agissante. Il y a là une négation de la réalité dans le passage de ce qui est créé à ce qui crée, mais il s’agit toujours de la négation de la réalité à partir de la réalité. C’est ainsi que la réalité va à la réalité en dépassant la réalité. La connaissance n’est en aucun cas susceptible d’être séparée de la réalité de l’intuition agissante, à savoir du sol de l’expérience. Les critères de la vérité sont tributaires de la cohérence de la constitution singulière établie sur le sol de la réalité de l’intuition agissante. Le monde de la réalité historique allant de ce qui est créé à ce qui crée est nécessairement poïétique. Il évolue donc de manière singulière. La vérité théorique aussi, en ce sens, doit être historico-poïétique. L’exigence théorique elle-même tire son origine dans l’exigence singulière de la vie historique. La connaissance théorique aussi prend naissance et se constitue sur le sol historique. Nous sommes nés d’une espèce historique et voyons toute chose en vertu de l’intuition agissante. C’est le monde de la doxa. Cependant, dans le monde historique, le sujet détermine le milieu et vice versa. Il se constitue lui-même de manière singulière, en tant qu’auto-identité contradictoire qu’est la négation mutuelle entre sujet et milieu. C’est à partir de cela que s’établit une science qui est un logos. Le monde des concepts abstraits qui transcende l’intuition agissante se conçoit en tant que continuité de ruptures. Cependant, s’il est possible de concevoir la science pour la science, pour autant qu’elle soit vraie, elle n’est pas susceptible de se séparer du sol de l’autoconstitution singulière du monde historique allant de ce qui est créé à ce qui crée. [564] Elle se constitue de manière singulière, prenant nécessairement appui sur le donné comme créé, sur ce qui est vu en vertu de l’intuition agissante. La vérité ne consiste pas dans l’universalisation[16] du particulier[17], mais, au contraire, dans sa singularisation[18].
Le sujet de la connaissance aussi doit être fondé sur la position de la constitution singulière ainsi définie du monde. Il doit être conçu comme étant médiat des ruptures, dans la position de l’auto-identité contradictoire en tant que continuité des ruptures entre ce qui est créé et ce qui crée. C’est-à-dire qu’il doit être conçu comme tel dans la direction de l’autonégation de la réalité se dépassant elle-même. Cela ne signifie pourtant pas qu’il se détache de la réalité. La négation de la réalité consiste à aller à la réalité à partir de la réalité. Le sujet de la connaissance se conçoit seulement à la limite de la négation du donné, dans la position de la constitution singulière allant de la réalité à la réalité. Il est impossible d’effectuer la négation absolue de la réalité, tout en se plaçant du point de vue du jugement abstrait. Si l’on dit que la saisie immédiate sans aucun concept est aveugle, il faut tout de même dire que dans la réalité historique, il n’y a aucune saisie immédiate qui n’ait rien à voir avec l’intuition agissante. Il n’existe pas de saisie immédiate aucunement formatrice. Elle est conçue uniquement dans la tête des épistémologues. Ceci dit, l’intuition agissante elle-même n’est pas la connaissance. Celle-ci doit être constituée de manière singulière, en étant niée par le milieu. Mais cela doit se faire à partir de l’auto-identité contradictoire de la réalité historique. Du point de vue de la pensée abstraite, le temps et l’espace sont conçus comme totalement impossibles à lier entre eux. Pourtant, la réalité consiste dans l’auto-identité contradictoire qui les relie. La réalité ne consiste pas dans un amalgame de ce qui n’est pas susceptible d’être lié, mais dans l’auto-identité contradictoire (donc elle évolue de soi-même ; [565] elle consiste aussi en inquiétudes et angoisses). Si, du point de vue de la pensée abstraite, d’aucuns considèrent que le temps et l’espace ne peuvent pas être liés, ceux-ci le sont néanmoins en tant qu’auto-identité contradictoire dans l’esprit même de ceux qui raisonnent. Cela ne signifie pas que la réalité saisie en vertu de l’intuition agissante soit seulement le donné irrationnel, et que la raison du jugement nie de l’extérieur la réalité ; mais cela signifie que la réalité consiste dans le processus d’autoformation, par lequel elle se forme en se transcendant à partir de son intérieur même. Toute connaissance conceptuelle doit s’établir à partir de la réalité historique saisie en vertu de l’intuition agissante et doit être prouvée dans la réalité historique. Je ne peux qu’être d’accord avec Bridgman sur l’idée selon laquelle les concepts physiques sont opérationnels. La forme de la connaissance aussi se conçoit dans l’histoire. On dira que je considère la connaissance de manière pragmatiste ; et pourtant, il faut dire que ce qui est apparu est ce qui existait, cela comme étant à apparaître, et que la réalité consiste à se former elle-même en tant qu’auto-identité contradictoire. Il n’y a rien en dehors de la réalité. Je ne conçois pas la vérité du point de vue de l’humain subjectif, comme le font les pragmatistes.
IV.
Je n’ai pas l’intention de négliger l’évolution du monde historique. L’intuition agissante ne consiste pas dans le fait que tout est donné simultanément. Je suis seulement contre l’idée selon laquelle, en posant un sujet détenteur de connaissances fondées sur le jugement — sujet tel qu’il est conçu par les épistémologues jusqu’à présent —, [566] on conçoit seulement le donné comme matériel ou irrationnel. Je ne suis pas d’accord non plus avec la dialectique, en ceci qu’elle considère que le donné ou l’immédiat est seulement an sich[19]. Ce que j’appelle réalité historique est toujours an und für sich. Il s’agit du monde où les choses sont vues en vertu de l’intuition agissante, et qui se constitue lui-même de manière singulière. C’est ainsi que la réalité va d’elle-même à elle-même en tant qu’auto-identité contradictoire (elle touche toujours à l’absolu intouchable). S’agissant de l’évolution, ce qui est postérieur doit être compris dans ce qui est antérieur. Cependant, le postérieur n’est pas plus un simple résultat de l’antérieur que l’antérieur n’est une simple préparation du postérieur. La continuité conceptuelle, conçue du point de vue de la connaissance des objets, doit être niée. L’acte de constitution historique qu’est la dialectique absolue y est toujours à l’oeuvre.
Il va de soi que la dialectique doit être un mouvement autocontradictoire. Sous un certain aspect, celui-ci consiste à passer de la potentialité à la manifestation, de même qu’il se meut an sich, für sich et an und für sich. Cependant, l’an sich en tant que point de départ ne doit pas être le simple an sich de ce qui apparaît, mais il doit être lui-même l’an und für sich. Ce qui apparaît en tant qu’an und für sich doit être alors à son tour l’an sich. L’an sich antécédent doit être indépendant par rapport au subséquent, ou plutôt le premier doit être une négation du deuxième. En même temps, la négation du subséquent n’est autre que l’autonégation du premier ; [567] ainsi se fait le passage à la phase suivante, un passage du présent au présent. S’il est possible de penser que suivant la logique de l’objet, le soi subséquent est impliqué potentiellement dans l’antécédent, nous pouvons tout de même penser que le nouveau soi en est né. C’est là une pensée dialectique. La dialectique doit être une logique de la création. Aller jusqu’au fin fond de la réalité de l’auto-identité contradictoire, c’est donner naissance à de la nouveauté, et cela par l’entremise de l’acte de création singulier. Il ne s’agit pas d’une position à laquelle on pourrait parvenir grâce à la médiation réciproque qui existe entre deux opposés, conçus comme tels par la logique abstraite. Il sera donc permis de dire qu’il s’agit d’une position à laquelle on parvient par l’entremise de la négation absolue ou du néant. Cette démarche n’est pourtant pas mystique, elle doit consister dans la méthode de la science empirique. On dira que le sujet du jugement tient le rôle principal de la science ; cependant, la science ne s’établit pas seulement par la logique formelle, mais doit reposer sur les axiomes procurés par l’intuition agissante. C’est ainsi que l’axiomatique se modifie suivant l’histoire du développement de la science. Il va sans dire que la connaissance se fait par l’entremise de la logique abstraite. La réalité, fondée sur l’auto-identité absolument contradictoire, doit être auto-expressive. L’autocontradiction de la réalité n’est autre que la contradiction au sens de la logique abstraite, dont le sujet est la réalité même. Parallèlement, il va sans dire que la connaissance ne se constitue pas en vertu de la logique formelle. La connaissance se constitue de façon singulière en vertu de l’intuition agissante, à savoir par l’expérience. Or, la technique consiste dans le fait de constituer de manière singulière en vertu de l’intuition agissante. En ce sens, on peut dire que la science aussi relève de la technique (mais je n’ai pas l’intention d’identifier simplement la science à la technique).
[568] Que la réalité se caractérise par l’intuition agissante ne signifie pas qu’il s’agit de voir la réalité tout à fait passivement, ni que l’action est antécédente, mais que notre action est spécifique, et en outre historico-poïétique. La réalité se constitue de manière singulière. Cette autoconstitution singulière consiste dans l’auto-identité contradictoire qui passe de ce qui est créé à ce qui crée. Il y a là toujours une opposition sujet/objet. Mais cette opposition doit toujours être celle du sujet et de l’objet présents, dans le présent. Ni le sujet en soi, ni l’objet en soi n’existent. La réalité, en tant qu’auto-identité contradictoire, évolue d’elle-même à elle-même, en comprenant en elle l’autonégation et en se dépassant. C’est en cela qu’il y a opposition et contradiction entre sujet et objet. Le présent est toujours an und für sich ; ce qui est compris en tant qu’an sich dans le présent l’est en tant que problème ou devoir du présent. C’est la raison pour laquelle nous rencontrons toujours un nouveau problème ou un autre devoir dans chaque phase postérieure. Il n’y a aucunement de simple für sich ; le für sich est aussi bien l’an sich, il est donc l’an und für sich. Tout problème se produit toujours à partir du présent.
Le monde de l’universel dialectique se constitue lui-même de manière singulière, [569] ce qui implique que nous nous déterminons nous-mêmes toujours en tant qu’individuels, tout en étant nés de l’espèce, c’est-à-dire formés, et que notre action est historico-sociale. Donc, notre vie historique consiste à constituer le monde des choses de façon singulière. La connaissance n’est autre qu’un tel acte de constitution. Tout problème se produit parce qu’en tant qu’individuels historico-sociaux, nous constituons le monde des choses. Notre connaissance se fonde donc sur l’intuition agissante, et elle est poïétique. Le mouvement du corps historique sert de fondement à notre connaissance. Or, le monde en tant qu’auto-identité absolument contradictoire doit être auto-expressif. En tant que nous sommes des individuels historico-sociaux, notre action doit être expressive. Il n’est aucun acte singulier qui ne soit expressif. Dans le présent historique, à partir du centre de constitution de l’auto-identité contradictoire, à savoir à partir du centre de la constitution historico-corporelle, la connaissance des sciences de la nature se constitue dans la direction autonégatrice, à savoir dans la direction spatiale, tandis que la connaissance des sciences de l’esprit se constitue dans la direction auto-affirmatrice, à savoir dans la direction temporelle. C’est en ce sens que la connaissance philosophique s’établit en tant que contenu concret de la vie historique.
Pour l’établissement de la connaissance, il faut que le sens de notre vie historique soit saisi d’abord. C’est à partir de là que le sens du savoir est déterminé. La connaissance ne commence pas à partir d’une simple analyse abstraite. L’objet et le mode de l’analyse doivent être déterminés à partir d’une telle position. Or, cette position est saisie de façon historico-corporelle. Donc, la position analytique de la philosophie grecque n’est pas identique à celle de la philosophie moderne. En outre, même les axiomes de la science doivent être saisis en vertu de l’intuition agissante, par exemple les axiomes de la biologie, tel que Haldane les analyse. [570] Sous un aspect de l’analyse, le tout doit être saisi ; sinon l’analyse n’a pas de valeur. On peut dire que le tout est éclairé conceptuellement par l’analyse. Ce qui est vu en vertu de l’intuition agissante devient une connaissance objective en se constituant de manière singulière. De ce fait, il faut passer par l’analyse. Ainsi se constitue le processus du développement de la connaissance. Cependant, tant qu’il s’agit d’une position de la connaissance, il n’existe pas réellement de position de l’analyse abstraite. L’opposition (venant de l’analyse) conçue du point de vue de la logique dialectique de Hegel et l’opposition conçue depuis le point de vue épistémologique de Kant sont par nature différentes l’une de l’autre. La signification de l’analyse elle-même n’y est pas la même. Si le tout est éclairé en vertu de l’analyse, il ne l’est pas à partir des rapports mutuels entre les choses analysées selon la logique abstraite. L’acte de connaissance, en tant que processus historique, ne commence pas avec ce qui est donné simplement. Concrètement, ce qui est créé en tant qu’auto-identité contradictoire entre l’analyse et la synthèse existe dès le commencement. C’est en ce sens que les problèmes y sont toujours contenus. La connaissance concrète se constitue par conséquent à travers l’interdépendance et l’interaction complémentaires entre analyse et synthèse.
La logique dialectique est la manière la plus concrète de voir toute chose. Elle peut donc être conçue comme position sans position ou savoir absolu. Celui-ci ne consiste pourtant pas à connaître l’absolu objectivement. Cela est impossible, [571] et d’ailleurs ce qui est connu objectivement n’est pas absolu. La réalité concrète doit être ce qui se médiatise soi-même, à savoir l’auto-identité contradictoire. L’opposition et la synthèse entre les choses, également, doivent être vues à partir de cette position. L’analyse aussi doit être effectuée comme telle à partir de cette position. Or, il s’agit là de voir les choses à partir de la position du corps historique que nous sommes dans la vie ordinaire. La véritable position immédiate doit être la position de la médiation absolue, et doit consister à voir les choses à partir de la position de l’auto-identité contradictoire. La Phénoménologie de l’esprit de Hegel est à comprendre, elle aussi, depuis cette position. De même, la vision matérialiste de l’histoire, pourtant diamétralement opposée à la vision hégélienne, considère, en tant qu’elle est dialectique, le phénomène de l’économie (voir « l’introduction » à la Contribution à la critique de l’économie politique, « La méthode »), non pas comme une synthèse des éléments analysés, mais comme le processus de la totalité vivante.
Appendices
Notes
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[*]
Nishida Kitarō zenshū (『西田幾多郎全集』, Oeuvres complètes de Nishida Kitarō), 19 vol., Tōkyō, Iwanami Shoten (1re éd., 1947-1953 ; 2e éd., 1965-1966 ; 3e éd., 1978-1980 ; 4e éd., 1987-1989) ; NKZ 8, 541-571. Dans cette traduction, toutes les notes sont de nous. — La notion d’intuition agissante désigne le mode d’être fondamental de l’humain dans le monde dont celui-ci est élément constitutif. Elle ouvre la dimension où s’éprouve l’immédiateté de notre expérience du monde, et cette immédiateté est la source de toute connaissance réelle. Il s’agit de ce qui est toujours à l’oeuvre au fond de toutes nos connaissances du monde. Nishida tâche de démontrer que dans cette couche primordiale de notre expérience du monde, les moments actif et intuitif sont les deux aspects constitutifs de la seule et même réalité fondamentale qui n’est autre que la vie. Ce mode se dissimule devant l’attitude dualiste consistant à opposer le sujet et l’objet. Notre action s’accomplit dans le monde des objets, en se donnant et en lui donnant une forme objective. Cette donation de formes n’est autre que la saisie immédiate du monde. Elle constitue donc nécessairement une vision immédiate du monde, c’est-à-dire une réception du monde en son intérieur propre par son élément à la fois passif et actif, élément que nous sommes.
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[1]
Le chiffre entre crochets indique la pagination de NKZ.
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[2]
« Individuel » correspond à 個 (ko) ou 個物 (kobutsu) dans le texte. Ces termes désignent l’unité élémentaire irréductible qui s’oppose radicalement à l’universel en même temps qu’il constitue avec celui-ci une auto-identité contradictoire. L’« individuel » se définit aussi comme étant opposé foncièrement à l’autre individuel. Nous employons « individu » pour traduire 個人 (kojin, être humain au sens classique d’être vivant de l’espèce humaine) ou 個体 (kotai, corps biologique autonome).
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[3]
Chez Nishida, ポイエーシス (poïêsisu, poïêsis) est le synonyme de 制作 (seisaku, fabrication). Par exemple, « La poïêsis consiste à former une chose à l’extérieur dans le monde » (NKZ 9, 238) ; « La vraie action est une poïêsis » (NKZ 8, 279). Nous avons donc traduit systématiquement le dernier par « poïêsis » et 制作的 (seisakuteki) par « poïétique », bien que le mot « poïêsisu » ne soit pas employé dans ce texte. Ce terme joue un rôle prépondérant dans l’essai « La science empirique » (NKZ 9, 223-304).
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[4]
Dans cette traduction, le mot « spécifique » choisi pour rendre 種的 (shuteki) s’emploie toujours au sens d’être propre à une espèce et à elle seule.
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[5]
« Sociospécifique » correspond à 社会的種的 (shakaiteki shuteki) dans le texte.
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[6]
« Spécifiquement » signifie « en tant qu’ils appartiennent à une espèce ».
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[7]
「種の生成発展の問題」 (Shu no seisei hatten no mondai) (NKZ 8, 500-540).
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[8]
Dans cette traduction, « de manière singulière » correspond toujours à 個性的に (koseiteki ni) dans le texte. Ce terme signifie « à sa propre manière, qui se distingue des autres » ou « suivant ses propres traits irréductibles ».
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[9]
Dans cette traduction, « singulièrement » correspond toujours à 個性的に (koseiteki ni) dans le texte.
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[10]
À savoir ce qui crée et ce qui est créé.
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[11]
C’est-à-dire, en tant qu’être appartenant à une certaine espèce.
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[12]
Voir Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1941, p. 90 (trad. Jean Hyppolite) ; Paris, Aubier, 1991, p. 99 (trad. Jean-Pierre Lefebvre) ; Paris, Gallimard, 1993, p. 157 (trad. Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière).
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[13]
Cela signifie que la négation est, en tant que telle, un acte affirmatif.
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[14]
« […] dans la mesure où nous sommes des sujets corporels » correspond à 主体的に dans le texte.
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[15]
Voir Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 90.
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[16]
« Universalisation » correspond à 一般化 dans le texte.
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[17]
« Particulier » correspond à 特殊 dans le texte.
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[18]
« Singularisation » correspond à 個性化 dans le texte. Nous entendons ici par ce terme l’acte par lequel le particulier devient unique et irremplaçable de sorte qu’il n’est plus susceptible d’être englouti dans une catégorie universelle.
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[19]
Ce terme allemand est transcrit phonétiquement par des signes japonais, sans être traduit en japonais. Il en va de même pour tous les termes allemands soulignés qui se trouvent dans ce qui suit.