Abstracts
Résumé
« L’autodétermination du maintenant éternel » est un essai central portant sur une question qui ne cessa de préoccuper Nishida tout au long de sa carrière, celle du temps et, corrélativement, celle du soi véritable. L’analyse de la temporalité à laquelle il procède constitue l’un des apports majeurs de sa philosophie sur la scène de la philosophie contemporaine. L’inspiration platonicienne et le rapport constant à Augustin sur ce sujet conduisirent Nishida à approfondir considérablement sa « logique du basho » (場所的論理 bashoteki ronri) ou du lieu et à réinterpréter en retour de manière « englobante » la temporalité. Pour lui, tout ce qui est se situe dans le temps, forme fondamentale de la réalité. Or, le temps se situe dans le présent. À partir de cet acquis, Nishida élargit encore plus sa perspective en établissant que le présent lui-même se situe dans le soi. En réalité, le véritable soi n’est autre que le soi présent. Le stade suivant, le plus englobant de tous, est celui du maintenant éternel, dans lequel tourne le temps. Il résulte de la temporalité « englobante » de Nishida une conception du présent qui met l’accent sur le rapport à l’histoire, sur un soi plus fondamental et éthique, de même que sur le thème de l’altérité.
Abstract
“The Self-determination of the Eternal Now” is a central essay on an issue that preoccupied Nishida throughout his life, that of time and, correspondingly, the true self. His analysis of temporality is a significant contribution to contemporary philosophy. Taking his inspiration from Plato and Augustine on that topic, Nishida deepened significantly his “logic of basho” (場所的論理 bashoteki ronri) (field) and reinterpreted, in return, temporality as “encompassing”. For him, everything that exists is located in time, which is the fundamental form of reality. But time is located in the present. From this premiss, Nishida widened again his perspective in establishing that the present itself is located in the self. In fact, the true self is precisely the present itself. The most encompassing stage is the eternal now, in which time rotates. The consequence of Nishida’s “encompassing” temporality is a conception of the present that emphasizes the connection to history, as well as the insistence on the fundamental and ethical self, and on the topic of otherness.
Article body
/143/ [181]
I. [Le maintenant éternel et son autodétermination]
Lorsqu’à propos de ces paroles de saint Paul : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son fils[1] », on demanda à Augustin ce que signifie la « plénitude du temps », il expliqua que le temps disparaît. Lors de cette naissance[2], le temps doit disparaître. Selon le dire de Maître Eckhart, toutefois, la plénitude du temps a encore une autre signification : il y a plénitude du temps si on peut attirer à l’instant présent ce qui, en l’espace de quelques milliers d’années, s’est produit et se produit dans le temps. Celle-ci étant le maintenant éternel (永遠の今, eien no ima), je puis, en lui, connaître à nouveau et de manière vive toutes les créatures en Dieu, comme maintenant je vois les choses et entends les sons (Meister Eckhart, Von der Vollendung der Zeit).
Platon dit dans le Timée que le démiurge « s’efforça de rendre aussi tout cet univers éternel, dans la mesure du possible », et fit une « image mobile de l’éternité » ; tel est le temps[3]. Ce que Platon considère ici comme l’éternité désigne probablement une chose qui ni n’est engendrée ni ne périt, c’est-à-dire [182] une chose qui transcende le temps ; elle désigne le commencement et la fin des choses qui se transforment, dans la mesure où elles se trouvent dans l’éternité. On peut sans doute soutenir qu’on n’y trouve ni passé ni futur, et que toute chose est le présent, et que de plus, tant le passé que le futur se situent simultanément dans le présent. Mais il faut plutôt penser que [l’éternité] transcendant le temps, ce dernier n’a pas de signification. Comme l’affirme Eckhart, le maintenant éternel (nunc aeternum) doit signifier que le passé infini et le futur infini /144/ sont effacés en un point du présent. Aujourd’hui aussi, Dieu continue toujours à créer le monde, comme au premier jour de la création. Le temps doit avoir une signification toujours nouvelle, toujours initiale.
Qu’est-ce originairement que le temps et comment peut-il être pensé[4] ? Le temps est considéré comme un cours infini, comme une marche rectilinéaire qui progresse en s’orientant du passé infini au futur infini. Cependant, le futur n’est pas encore arrivé ; et même si on affirme que le passé s’est manifesté, il est déjà passé[5]. Qui plus est, il nous est absolument impossible de connaître le passé du passé.
Nous ne pouvons connaître le passé et le futur qu’en nous centrant sur le présent. Les relations entre le passé, le présent et le futur s’établissent lorsque nous centrant sur le présent, nous nous combinons au passé au moyen de la mémoire et prévoyons ce qui n’est pas encore arrivé. En d’autres termes, j’estime que les relations temporelles sont pensées du fait qu’au sein du présent, ce qui est passé n’a pas encore pris fin en tant que tel, et que ce qui n’est pas encore arrivé laisse déjà paraître sa lisière (先端, sentan) ; que ce qui se situe dans le présent possède déjà une inclinaison ou, pour mieux dire, que le présent lui-même est une transition depuis le passé vers le futur.
[183] Or, la connaissance de ce qui change requiert une chose immuable ; la prise en considération — centrée sur le présent — du passé infini et du futur infini nécessite une chose qui les traverse l’un et l’autre. Comme le dit Augustin : « Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps : le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur”[6] ». Le présent englobe le passé, le présent et le futur. Cependant, dire que le temps se situe dans le présent doit consister à nier le temps lui-même. Ce dernier doit cesser d’être lorsqu’il est englobé en un certain sens.
Le temps doit être un cours infini. Et qui plus est, son orientation doit être un cours éternel ne pouvant absolument pas revenir [en arrière] (翻す, hirugaesu). On doit maintenir que le temps ne peut pas retourner (返る, kaeru) ne fût-ce qu’à l’instant précédent. [Mais] il doit finir par pouvoir se répéter lorsque sa destination infinie est en un certain sens englobée. Le temps n’est pas simplement une continuité dotée d’une direction fixe. /145/ La destination du temps doit dépasser ce qui l’englobe. Elle doit dépasser ce qui est déterminé objectivement, en quelque sens que ce soit. L’extrémité du temps doit disparaître à chaque instant. C’est en ce sens que le temps, à jamais, ne peut revenir [en arrière] et que le présent ne peut l’encercler. Il faut [cependant] admettre avec Augustin que le temps se situe dans le présent. Néanmoins, il disparaît lorsqu’on le considère de cette façon. Le temps est en lui-même contradictoire[7]. De quelle manière peut-on affirmer qu’un temps de ce genre s’autodétermine ?
[184] Tout ce qui existe se situe en un certain sens dans un universel, c’est-à-dire a la teneur d’une extension d’un concept universel. Par là se constitue le jugement, qui énonce que « telle chose est telle ». Le jugement s’établit en tant qu’autodétermination de l’universel. Quant à l’individuel (個物, kobutsu)[8] dont on affirme qu’il est « le sujet qui n’est pas prédicat », on peut difficilement dire qu’il se situe dans un universel prédicatif. Pour être pensé, cependant, l’individuel doit se situer dans un universel et être considéré comme l’autodétermination d’un universel. C’est ce que j’appelle l’« autodétermination du basho de l’universel » (一般者の場所の自己限定, ippansha no basho no jiko gentei). Ce type de détermination peut être approfondi radicalement. L’individuel a toujours la teneur d’un sujet ; au stade du changement, il demeure un sujet qui ne peut pas être déterminé. Nonobstant, il se situe encore nécessairement dans un universel déterminé ; il ne peut absolument pas échapper à la détermination-basho de l’être[9]. Pour penser le temps, il faut outrepasser cette autodétermination de l’universel déterminé ; le temps est à concevoir comme l’autodétermination de ce qui s’autodétermine à titre de néant, comme la détermination-basho du néant (無の場所的限定, mu no bashoteki gentei).
Le temps est pensé comme une chose qui passe (移る, utsuru) infiniment. Mais il n’est pas une simple chose qui change. Même si on affirme qu’il passe infiniment en s’orientant dans une certaine direction, cela seul ne suffit pas à le concevoir. Le présent devient /146/ une chose absolument impossible à saisir lorsque le temps est considéré de semblable façon. C’est néanmoins à partir du présent que sont pensés le passé et le futur, ainsi que je l’ai mentionné précédemment. Le présent [185] n’est pas déterminé à partir du passé. Ce sont le passé et le futur qui sont déterminés du fait que le présent s’autodétermine. Sans le présent, le temps n’existerait pas. Le fait que le présent s’autodétermine en ce sens serait impossible si on supposait une chose qui change infiniment dans un universel déterminé. Au contraire, il doit être conçu comme l’autodétermination de ce qui s’autodétermine sans déterminant[10].
C’est la raison pour laquelle le temps est en lui-même contradictoire. La contradiction est impensable lorsqu’elle est située dans un universel déterminé. Elle peut être conçue uniquement au sein de ce qui, à titre de néant, englobe l’être. Un présent qui peut être saisi n’est plus le présent. On considère que le présent ne peut être saisi et que la contradiction est impensable. Cependant, le fait que le soi se connaisse, autrement dit qu’il s’auto-éveille (自覚する, jikaku suru), signifie qu’à titre de néant, il détermine l’être. C’est alors que le présent s’autodétermine toujours. Augustin affirme lui aussi que le passé, le présent et le futur se situent dans l’esprit (心, kokoro)[11]. Le présent se trouve là où le soi se connaît. Le soi se trouve là où le présent s’autodétermine. Il ne doit rien y avoir au fond du soi. Le soi disparaîtrait si quelque chose le déterminait. Il ne doit rien y avoir au fond du présent. S’il s’y trouvait quelque chose, le passé finirait par déterminer le présent et le temps disparaîtrait.
J’ai dit précédemment que tout ce qui est se situe dans un universel et que la connaissance judicative s’établit en tant qu’autodétermination de l’universel. Mais à l’inverse, je puis affirmer qu’à sa racine, l’autodétermination de l’universel a entièrement la teneur de l’auto-éveil (自覚, jikaku). [186] Le fait que le noématique soit d’ordre subjectif (主語的, shugoteki)[12] et que le jugement s’établisse comme autodétermination de l’universel ne signifient rien d’autre que ceci : « Le soi se voit dans le soi[13] ». Comme auto-éveil noématique de ce qui s’autodétermine comme néant, toutefois, [le soi] est considéré comme objectif.
Alors, la détermination-basho (場所的限定, bashoteki gentei) qui englobe l’individuel doit avoir le sens /147/ de la détermination-auto-éveil du néant (無の自覚的限定, mu no jikakuteki gentei). L’individuel doit être pensé sur la base de notre auto-éveil. Il doit toujours y avoir une intuition (直覚, chokkaku) au fondement du jugement individuel (個別的判断, kobetsuteki handan). Rechercher, comme Aristote, la base de la vérité dans l’individuel — le sujet qui ne devient pas prédicat — signifie que la vérité est fondée par l’auto-éveil du néant. La définition (定義, teigi) au sens où l’entend Aristote désigne le contenu auto-éveillé du logos.
Dès lors, le néant doit s’autodéterminer pour que le temps s’établisse du fait que le présent s’autodétermine et pour que le présent s’autodétermine En cela consiste notre auto-éveil. Le temps est pensé comme autodétermination de l’universel qui s’autodétermine en qualité de néant, c’est-à-dire comme la détermination-auto-éveil du néant absolu.
Toutes les autodéterminations de l’universel sont fondées par la détermination-auto-éveil du néant absolu et sont par elle englobées. Mais ce qui s’autodétermine à titre de néant, c’est-à-dire le présent qui s’autodétermine, est déterminé comme détermination-auto-éveil du néant absolu. Néanmoins, le présent qui s’autodétermine vraiment est l’instant, lequel ne peut être saisi. [187] L’instant qui s’autodétermine est déterminé comme détermination-auto-éveil du néant absolu. Il est considéré comme la personne libre (自由なる人, jiyū naru hito) que nous sommes. La personne libre est déterminée comme détermination-basho du néant absolu. Notre soi étant une chose qui s’autodétermine à titre de néant, il englobe en lui le temps et chaque personne possède son propre temps[14].
On considère habituellement que le temps absolu s’écoule depuis le passé infini vers le futur infini et que nous naissons et mourons en lui. Mais comme je l’ai également signalé précédemment, le véritable temps n’est pas concevable à partir d’une telle manière de penser. Le temps doit commencer depuis le fait que le soi s’autodétermine et depuis le fait que le présent s’autodétermine. Les temps respectifs existent là où existe le soi de chaque personne. Ce n’est pas le moi qui se trouve dans le temps, mais le temps qui se trouve dans le moi. Le temps absolu /148/ n’est qu’une chose pensée.
Ce qui s’autodétermine à titre de néant est déterminé avant tout comme détermination noétique de l’auto-éveil du néant absolu, c’est-à-dire comme détermination-basho. Ce qui s’autodétermine vraiment à titre de néant devrait être la personne libre. Ce qui est déterminé par le néant absolu doit être la personne libre.
Ce qui, en ce sens, s’autodétermine à titre de néant est tel un cercle qui englobe en lui-même un mouvement dialectique infini. La personne libre est une détermination circulaire qui englobe en elle-même le temps. Pascal compare Dieu à « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part[15] ». Or, [188] la détermination-auto-éveil du néant absolu peut être considérée comme un cercle infiniment grand dont le centre est partout, la circonférence nulle part (ce que Pascal tient pour une sphère est sans doute approprié mais je préfère maintenant parler simplement d’un cercle). Par lui et en lui sont déterminés des cercles qui, partout, s’autodéterminent à titre de néant. Ainsi, des personnes innombrables sont déterminées par autodétermination du néant absolu dans la mesure où elles s’y situent, et s’établissent des temps innombrables dotés chacun de son propre présent. Ce qu’on devrait aussi appeler le « présent absolu » — qui englobe tous les temps et les détermine tous, au sens où le présent s’autodétermine —, est la détermination-auto-éveil du néant absolu dont le centre est partout, la circonférence nulle part.
En ce sens, le présent absolu est le maintenant éternel qui commence n’importe où et est à chaque instant nouveau, et qui peut attirer en un point du présent le passé infini et le futur infini. Le temps s’établit comme autodétermination du maintenant éternel. Ce qu’on devrait appeler le véritable « maintenant éternel » n’a pas le sens de la permanence éternelle établie par Platon. Il est l’auto-éveil du néant absolu qui, à chacun de ses points, peut faire disparaître le passé infini et le futur infini, et qui peut être considéré comme ce en quoi naît le temps, n’importe où et n’importe quand. Le « monde éternel » de Platon est lui aussi déterminé par et dans [le maintenant éternel].
Le plan de l’auto-éveil /149/ du néant absolu — dont le centre est partout, la circonférence nulle part — est à chacun de ses points ce en quoi le temps débute et, simultanément, ce en quoi il est effacé. Le plan de la vie absolue doit être le plan de la mort absolue[16]. L’autodétermination du néant absolu [189] prise au sens d’une détermination noétique englobe des temps innombrables ; en elle s’établissent des temps innombrables. Simultanément, prise en son sens noématique, elle les nie tous. Le temps disparaît dans le présent absolu, déterminé au sens où il englobe tous les temps.
L’autodétermination du cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part, est un cercle infiniment grand qui englobe toute chose. On n’y trouve ni mouvement, ni vie. Il ne devrait plus être qualifié de présent. Là, le temps disparaît. Toutefois, le « temps absolu », celui qui s’écoule du passé éternel au futur éternel, est considéré comme autodétermination de ce qui, absolument, s’autodétermine à titre de néant, parce que pareil cercle infiniment grand (notre « monde objectif ») est le plan d’autodétermination du néant absolu, c’est-à-dire parce qu’il est un présent éternel déterminé par le maintenant éternel.
Mais comme je l’ai mentionné précédemment, le temps ne doit être considéré ni comme autodétermination d’un universel déterminé, ni comme autodétermination du monde objectif. Il doit être conçu comme autodétermination de l’universel qui s’autodétermine à titre de néant. Néanmoins, le fait que le temps absolu soit déterminé en ce sens doit signifier que nous saisissons (掴む, tsukamu) l’instant au fond de l’instant, que nous saisissons un instant qui ne peut être saisi. Le centre du cercle sans circonférence doit être fixé, chose qui est impossible sans l’auto-éveil de Dieu. Par contre, le cercle qui s’autodétermine à titre de néant, c’est-à-dire le présent qui s’autodétermine, est pensé comme autodétermination du cercle sans circonférence. [190] Le temps s’établit dans la mesure où est saisi le présent qui ne peut être saisi. Par conséquent, nous, qui nous autodéterminons vraiment à titre de néant, entrons en contact avec le temps véritable /150/ à l’extrémité de l’instant. Autrement dit, nous touchons au temps absolu. L’individu touche à Dieu à l’extrémité de soi-même. Là, les faits internes sont/ne sont pas les faits externes[17].
Mais une fois que le présent s’autodétermine, il est saisi complètement ; il est [alors] possible, dans la direction de l’auto-éveil noématique du néant, de concevoir l’autodétermination du présent saisi complètement, de concevoir la détermination-auto-éveil du soi universel. L’autodétermination de ce qui s’autodétermine à titre de néant doit être considérée comme autodétermination de l’instant qui ne peut absolument pas être saisi. Mais l’autodétermination du présent déterminé et les choses éternelles telles que les idées de Platon peuvent être envisagées dans la mesure où [cela qui s’autodétermine] le fait et se voit soi-même conformément à l’auto-éveil. Il est aussi possible de concevoir, à l’extrémité de cette direction, une chose dépourvue de temps.
II. [Rapport noético-noématique et véritable soi]
Là où le présent s’autodétermine, là se trouve le soi. Là où le soi s’autodétermine, là est le présent. [191] Au soi vient ce qui vient du passé éternel. De lui provient ce qui provient du futur éternel. En lui est effacé le passé éternel et en lui commence le futur éternel. [Le soi] peut être considéré comme raison au sens où il efface le passé et l’englobe. Il peut être considéré comme volonté libre au sens où il amorce le futur. Mais il est absolument irrationnel au sens où il s’autodétermine sans déterminant. Où ce soi se trouve-t-il, et au sein de quel type de relations ?
Partant de l’universel déterminé, c’est-à-dire du basho de l’être, supposons aussi que cet universel s’autodétermine infiniment en soi ; /151/ qu’en d’autres termes, notre monde objectif est autodétermination d’un tel universel et qu’il s’autodétermine infiniment en soi. Mais comme je l’ai indiqué précédemment, cette manière de penser ne permet pas de concevoir ce qui est en soi-même contradictoire. Par conséquent, elle ne permet pas de concevoir le temps véritable.
Nonobstant, le fait que l’universel s’autodétermine ainsi infiniment en soi doit signifier qu’il est déjà supporté par quelque chose de transcendant. Il doit avoir la teneur de l’auto-éveil, à savoir que l’être se situe dans le néant en qualité d’autodétermination du néant. On peut considérer l’autodétermination du monde objectif absolument infini comme la détermination noématique du néant absolu. La détermination noématique de ce qui s’autodétermine absolument à titre de néant [192] ne peut qu’être elle-même un processus absolument infini. Elle entre en contact avec la détermination-auto-éveil du néant absolu à la limite de l’autodétermination du monde objectif absolument infini. Au sein de cette ligne de contact, le temps absolu qui passe du passé éternel au futur éternel est pensé du point de vue de [la détermination-auto-éveil du néant absolu]. Le « temps objectif », pourrait-on dire, est pensé le long de la détermination noématique de l’auto-éveil du néant absolu, c’est-à-dire le long de l’autodétermination du monde objectif.
L’« histoire », abordée conformément au monde objectif, doit être pensée au sens de ce type de temps. On ne peut atteindre la position de l’histoire à partir du point de vue de la détermination objective, quel que soit le degré où l’on se rapproche de la position de l’auto-éveil. Le point de vue téléologique et la dimension de l’histoire doivent être différenciés au niveau de leurs positions respectives. L’histoire est concevable uniquement sous l’angle de l’auto-éveil du néant qui dépasse la détermination objective. En conséquence, elle doit être considérée comme dialectique.
Cependant, notre soi ne se situe pas seulement dans l’histoire. On ne peut absolument pas atteindre le présent au sein du temps historique, pensé le long de la détermination objective. Il n’y a pas d’instant dans le temps historique. Plutôt, la détermination-auto-éveil du néant qui dépasse l’universel déterminé s’établit depuis le fait que le présent s’autodétermine. /152/ Le temps objectif est pensé depuis cette position, le long de la ligne de détermination objective.
Donc, nous ne pouvons déterminer le temps absolu, à moins que nous ne possédions l’auto-éveil même du néant absolu, c’est-à-dire à moins que nous ne possédions l’auto-éveil de Dieu. Toutefois, nous nous situons dans l’histoire dans la mesure où soi agissants, nous sommes les déterminations noématiques de l’auto-éveil du néant absolu. Et qui plus est, le temps historique [193] est pensé du point de vue de l’autodétermination du soi agissant.
Alors, notre véritable soi, celui qui s’autodétermine, doit dépasser également le temps objectif (客観的時, kyakkanteki toki) pensé le long de la détermination objective (対象的限定, taishōteki gentei). Autrement dit, il doit dépasser l’histoire. Notre soi libre doit être fondé par la détermination noétique du néant absolu qui englobe le mouvement dialectique infini. Il doit être fondé par la détermination circulaire, selon laquelle le basho s’autodétermine directement. Détermination circulaire — au sens où le basho s’autodétermine —, la détermination noétique doit englober de l’intérieur le mouvement dialectique infini. Donc notre soi libre est une chose qui s’autodétermine infiniment et profondément au fond du temps objectif pensé le long de la détermination objective, c’est-à-dire une chose qui englobe l’instant. Le soi individuel libre est pensé au fond de l’histoire.
Augustin dit que non seulement le soi se connaît, mais encore qu’il s’aime lui-même, et aussi que nous ne pouvons pas aimer ce que nous ne connaissons pas[18]. Pourquoi le soi est-il lui-même dès lors qu’il s’aime, et en quel sens pouvons-nous affirmer que nous connaissons déjà ce que nous aimons ?
Il faut reconnaître que ce qui est déjà connu objectivement est une chose qu’il a été possible de chercher, [tandis que] ce qu’on cherche à connaître est une chose pas encore connu. Cependant, notre soi n’est pas déterminé comme autodétermination d’un universel déterminé[19]. Il n’existe pas [194] en tant qu’autodétermination de l’être mais en tant qu’autodétermination du néant. Existe tout d’abord l’autodétermination du basho, dans laquelle et par laquelle s’établit la détermination objective. /153/ Pour autant qu’elle est ainsi conçue, la « détermination objective » se situe déjà dans notre auto-éveil et peut être connue en un certain sens.
C’est au sein de l’amour de soi (自愛, jiai) que nous aimons ce qui est néant du point de vue objectif[20], que nous cherchons ce qui ne peut être connu cognitivement. Néanmoins, l’amour de soi s’établit du fait que celui qui est cherché est celui qui cherche, et que celui qui est aimé est celui qui aime. Notre véritable auto-éveil est concevable dans la mesure où le néant s’autodétermine. Lorsque j’énonce que « le basho s’autodétermine », je veux dire exactement que le soi s’aime. L’amour de soi étant une autodétermination du basho lui-même qui n’est médiatisée par rien, il est donc absolument irrationnel ; notre soi s’autodétermine de manière irrationnelle au moyen de l’amour de soi. Considérée objectivement, cette détermination est une détermination corporelle. Il n’y a pas de corps là où il n’y a pas d’amour de soi, et pas d’amour de soi là où il n’y a pas de corps.
Comme autodétermination de ce qui est absolument néant[21], l’auto-éveil du néant est un mouvement dialectique infini. Ce qui s’y situe est une chose en elle-même contradictoire. Mais non seulement l’auto-éveil du néant — au sens de l’autodétermination du cercle sans circonférence — englobe en soi cette détermination processive, mais encore il la dépasse et s’autodétermine conformément au basho. En lui est effacée la détermination processive infinie.
[195] Partout s’établissent des déterminations circulaires innombrables, comprises comme autodéterminations du cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Autrement dit, le présent s’autodétermine partout, comme autodétermination du maintenant éternel. Là, deux plans entrent en contact réciproquement, à savoir le plan du déterminant — celui de l’auto-éveil du néant absolu — et le plan du déterminé ; le plan de la mort, c’est-à-dire celui de l’être, et le plan de la vie, c’est-à-dire celui du néant, entrent en contact réciproquement. En ce sens, la détermination-basho du néant est considérée comme l’amour de soi. De celle-ci, le plan du déterminé, c’est-à-dire le plan de l’être objectif, est pensé comme le corps. Étant donné que tout ce qui se situe en elle s’autodétermine sans déterminant, cela est d’ordre impulsif (衝動的, shōdōteki). /154/ En conséquence, là où il y a amour de soi, là se trouve le corps, et là où il y a le corps, là se trouve le présent.
Le présent se fixe non pas à partir de la détermination objective mais à partir de la détermination-auto-éveil de notre soi. Il est fixé non pas cognitivement mais là où le soi s’aime. On peut tout aussi bien dire que le présent qui s’autodétermine est le soi de l’amour de soi (自愛的自己, jiaiteki jiko). L’autodétermination du présent qui englobe le passé, le présent et le futur, doit être la détermination-amour de soi (自愛的限定, jiaiteki gentei). Augustin dit que [le passé, le présent et le futur] se trouvent dans l’esprit ; il ramène ceux-ci à la mémoire, à l’intuition et à l’attente[22]. Mais le moi qui unifie ces trois choses doit être le moi qui s’aime soi-même.
Je puis affirmer sur la base de ce que j’ai exposé précédemment que ce qui se situe dans la détermination-auto-éveil du néant est toujours déterminé de deux manières. Ou, pourrait-on dire encore, les choses qui s’autodéterminent sans déterminant[23] [196] s’autodéterminent dans deux directions. La première est la suivante : lorsqu’elles s’autodéterminent noématiquement, elles s’autodéterminent dialectiquement en longeant la ligne de détermination noématique de l’auto-éveil du néant absolu. Il s’agit là d’une détermination rectilinéaire. Elles s’autodéterminent « temporellement », c’est-à-dire « historiquement ». Le soi au sens de cette détermination est tenu pour agissant.
La seconde direction est la suivante : [les choses situées dans l’auto-éveil du néant] s’autodéterminent de manière circulaire en longeant la détermination noétique du néant absolu. Elles s’élargissent de manière infiniment grande au sens où faisant d’elles-mêmes le centre, elles englobent le mouvement dialectique. Des cercles infiniment grands dont le centre est partout s’établissent dans le cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part[24]. Le basho du néant qui s’autodétermine, c’est-à-dire le présent qui s’autodétermine, se forme partout comme autodétermination du cercle sans circonférence. Les choses déterminées dans l’auto-éveil du néant s’autodéterminent dialectiquement, c’est-à-dire historiquement. Autodéterminations du basho lui-même, elles s’autodéterminent simultanément de manière transcendante. Elles englobent en elles le mouvement dialectique et le transcendent. De telles choses sont considérées /155/ comme les autodéterminations du cercle sans circonférence.
Comme je l’ai indiqué précédemment, le basho déterminé en ce sens est le corps. Ce dernier ne peut être envisagé ni comme une pure détermination spirituelle, ni comme une pure détermination matérielle. Il peut être conçu uniquement comme la détermination-basho du néant, c’est-à-dire comme autodétermination du soi de l’amour de soi.
Le soi individuel supposé au fond du présent qui ne peut être saisi est [197] un cercle infiniment grand dont le centre est un point qui s’autodétermine, c’est-à-dire un instant qui s’autodétermine. Dès lors, l’amour de soi est une autodétermination circulaire qui s’élargit au sens où en longeant la ligne de détermination noématique du mouvement dialectique, elle englobe absolument ce dernier à partir d’un point qui est l’autodétermination du cercle sans circonférence.
Cependant, l’amour de l’autre n’est pas envisageable de semblable façon (je n’ai pas le temps maintenant de traiter ici en détail des relations entre amour de soi et amour de l’autre). Amour de soi et amour de l’autre doivent se déployer dans des directions exactement contraires. L’amour de l’autre tel que l’amour de la société ou l’amour du genre humain est un élargissement de l’amour de soi. Le soi est absolument élargi au moyen de choses telles que la « compassion » (同情, dōjō). Mais l’amour en ce sens élargi est un amour de soi absolument élargi, et non pas le véritable amour de l’autre. Il n’est qu’une détermination circulaire qui, longeant la ligne de détermination noématique, est élargie en vue d’englober [l’amour de l’autre]. Il n’est qu’un présent autodéterminé qui s’est élargi.
Le véritable amour de l’autre doit être pensé dans la direction contraire. L’autodétermination du cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part doit consister d’un côté à nier aussi la détermination noétique prise au sens de cette détermination noématique. D’un autre côté, elle doit consister à nier aussi la détermination circulaire qui longe la ligne de détermination noématique. Sinon, elle serait simplement la même chose que l’autodétermination du cercle infiniment grand.
Lorsque nous nous opposons (対する, taisuru) à la magnifique nature (自然, shizen) que nous ne pouvons pas contrôler, nous croyons qu’elle est le véritable monde objectif et que le soi n’en est lui aussi qu’une partie. Mais jusqu’à un certain point, [198] il nous est possible d’utiliser aussi la nature comme un moyen /156/ et de la placer sous les ordres de la volonté du soi. De plus, si le monde de la nature aussi s’établit par l’unité synthétique du moi pur (純我, junga), comme dans la philosophie kantienne, lui aussi se situe en un certain sens dans le moi. Tout ce qui est rationnel se situe à son tour dans le soi, bien que notre volonté ne puisse pas le contrôler.
Toutefois, ce qui s’oppose au « je » et que ce dernier ne peut pas contrôler est le « tu ». Ce qui s’oppose vraiment au « je » et est vraiment objectif doit être non pas la nature mais le « tu ». La détermination noétique qui absorbe la détermination noématique doit consister dans une relation entre le « je » et le « tu ». La relation entre deux cercles partout déterminés en tant qu’autodéterminations du cercle sans circonférence doit être une relation entre le « je » et le « tu ». Le fait que d’innombrables cercles s’établissent comme autodéterminations du cercle sans circonférence signifie qu’une personnalité s’établit au sein d’une [autre] personnalité[25].
Par conséquent, le véritable amour consiste dans le fait que le néant se cherche absolument et s’autodétermine. Si l’on conçoit aussi l’amour de soi de cette manière, l’autodétermination du cercle sans circonférence peut être considérée comme l’amour absolu. Le « je » et le « tu » sont déterminés par l’amour absolu. Le véritable amour de soi est l’amour de l’autre, tandis que l’amour de l’autre est en réalité l’amour de soi. C’est en ce sens que peuvent être comprises ces paroles : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[26] ». Quoiqu’on fasse, l’amour de l’autre ne provient pas de l’amour de soi, qui consiste à s’autodéterminer le long de la détermination objective. Par conséquent, on ne trouve pas non plus à ce niveau de véritable amour de soi personnel. Le véritable amour consiste en une négation de [la détermination objective]. Il consiste donc en ceci que « le “tu” ne peut pas ne pas être aimé », [199] ainsi que l’affirme Kierkegaard dans Leben und Walten der Liebe.
J’estime que de cette façon, il est aussi possible de voir la détermination expressive au sens d’une autodétermination du cercle sans circonférence qui dépasse la détermination noématique, c’est-à-dire au sens d’une autodétermination du basho lui-même — à savoir que le basho se situe en soi-même. À [ce] niveau qui dépasse la détermination noématique, tout ce qui est objectif doit être un « tu ». L’histoire objective qui s’établit en opposition au moi doit être elle aussi un « tu ». Mais l’histoire est une chose pensée le long de la ligne de détermination noématique. Au niveau /157/ qui dépasse à son tour cette détermination également, ce qui est objectif finit par s’exprimer soi-même, simplement.
III. [L’autodétermination de l’amour]
Tout ce qui se situe dans la détermination-auto-éveil du néant absolu, autrement dit l’être vraiment concret, s’autodétermine au double sens rectilinéaire et circulaire, ainsi que je l’ai signalé plus haut. Lorsque le cercle sans circonférence s’autodétermine, il le fait d’abord en qualité de cercle infiniment grand. En lui sont déterminés d’innombrables cercles infiniment grands dont le centre est partout. Ces [innombrables] centres sont eux aussi des instants qui s’autodéterminent. Les instants sont déterminés comme autodéterminations de ce qui est absolument néant. Étant des autodéterminations du maintenant éternel, chacun devient pour ainsi dire un maintenant.
Mais les cercles infiniment grands dotés d’un centre se situent dans la détermination-basho du néant absolu, [200] c’est-à-dire dans la détermination noétique du cercle sans circonférence ; ils ne sont pas, de ce dernier, le plan de détermination noématique. En tant que plan d’autodétermination du cercle sans circonférence, ils nient absolument le centre ; des cercles dépourvus de centre doivent être pris en compte. Le cercle sans circonférence dont le centre est partout s’autodétermine à titre de cercles qui nient absolument le centre — le plan noématique.
Le plan de la mort absolue, totalement dépourvu de centre, est le plan noématique de l’auto-éveil du néant absolu. Le plan de la vie absolue, dont le centre est partout, est son plan noétique. Dans l’auto-éveil du néant absolu, le plan qui reflète est le plan reflété, car le néant se voit soi-même. Et puisque ces deux plans s’unifient, ce qui s’y situe est dialectique. Cela dit à partir de l’opposition des deux plans : ce qui est dialectique s’établit là où ces derniers entrent mutuellement en contact. Dit à partir des choses qui s’autodéterminent dialectiquement : celles-ci appartenant à [ces] deux plans opposés, elles aspirent au plan de la mort absolue d’un côté, /158/ et voient le plan de la vie absolue de l’autre. Néanmoins, ce qui est dialectique est conçu là où le second englobe le premier, là où la mort est/n’est pas la vie[27]. Le mouvement dialectique ne se constitue pas simplement du fait que du point de vue noématique, l’être est/n’est pas le néant[28]. À sa racine doit s’autodéterminer le néant, c’est-à-dire doit s’autodéterminer le basho. Il doit s’y trouver ce que j’appelle une « détermination circulaire ».
Comme auto-éveil du néant, notre soi, être concret, est en soi-même contradictoire. Ce qui est dialectique doit être fondé lui aussi sur le fait que le soi s’autodétermine. Il ne semble pas que la contradiction [201] provienne du simple soi connaissant. Ce dernier n’est pas le véritable soi. Il doit y avoir au fond du soi quelque chose de profondément irrationnel. L’irrationnel est rationnel ; ou plutôt, doit être considéré comme dialectique le fait que le rationnel (合理的なるもの, gōriteki naru mono) s’établisse par l’autodétermination de l’irrationnel.
L’existence véritable du soi réside non pas dans son [côté] rationnel (理性的, riseiteki) mais dans son [côté] sensible (感官的, kankanteki), dans [son côté] charnel (肉的, nikuteki). Néanmoins, ce qui est seulement charnel est l’équivalent de la matière. Le soi existe uniquement là où il voit l’esprit (霊, rei) au fond de la chair. Son existence même est donc contradictoire. Bien que le soi rationnel soit un soi rationnel, il doit se trouver au fond de lui quelque chose d’irrationnel. Le soi rationnel est un soi peu dense (稀薄なる自己, kihaku naru jiko). En ce sens, l’esprit qui s’autodétermine au fond de la chair, ou plutôt, le fait que la chair elle-même devienne précisément l’esprit, est le véritable soi de l’amour de soi (自愛的自己, jiaiteki jiko). L’autodétermination d’un tel soi est l’amour de soi.
Par conséquent, l’autodétermination du soi de l’amour de soi — celui qui s’aime soi-même — doit être l’autodétermination du basho du néant. Le fait que le sensible soit/ne soit pas spirituel[29] signifie qu’en tant que détermination-basho du néant, il se situe dans le basho du néant et s’autodétermine sans déterminant ; cela signifie que les faits s’autodéterminent, que l’extérieur est/n’est pas l’intérieur[30], et que l’irrationnel est/n’est pas rationnel[31].
Ce que j’appelle l’« autodétermination de l’irrationnel » /159/ ne signifie pas qu’il existerait quelque chose de profond impossible à connaître et que cela s’autodéterminerait. Elle consiste [202] à s’autodéterminer sans déterminant. Une chose qui demeure à l’état latent et qui est inconnaissable n’est qu’un mè on s’opposant à l’on. Cette conception même se constitue au sens où les faits s’autodéterminent.
Dès lors, notre soi s’établit en tant que détermination-basho, c’est-à-dire en tant que détermination circulaire. Néanmoins, il s’autodétermine dialectiquement, c’est-à-dire de manière rectilinéaire, au sens où, autodétermination du cercle sans circonférence, il fait du monde de la mort — celui de la négation absolue —, c’est-à-dire du cercle dont le centre est nié absolument, son plan d’autodétermination.
Le corps est conçu là où le plan de la mort absolue et le plan de la vie entrent mutuellement en contact — au sens où le basho s’autodétermine. Là s’établit le soi corporel qui s’autodétermine dialectiquement. Ce dernier étant situé entre l’un et l’autre de ces deux plans opposés, il permet la constitution de différents types de soi suivant qu’il se rapproche de l’un ou l’autre plan. Il est possible de concevoir un soi dépourvu de corps au sens où [ces deux plans] s’opposent à leurs deux extrémités. Là, notre soi perd son propre corps.
Par conséquent, tout être concret a, comme autodétermination du néant absolu, la teneur de notre soi. Il est possible de concevoir, aux deux extrémités opposées de la détermination dialectique, une chose séparée de cette dernière, au sens où la première [extrémité] nie la dialectique, et au sens où la seconde l’englobe. Autrement dit, il est possible de concevoir, en deux sens opposés, une chose dépourvue de temporalité. Tels sont les êtres abstraits et le soi universel.
[203] Le plan d’autodétermination du néant absolu — qu’on peut comparer à l’autodétermination du cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part —, c’est-à-dire son plan noématique, est un cercle dépourvu de centre. Les choses qui se situent dans la détermination-basho du néant s’autodéterminent dans ce plan de détermination. Quel genre de relation entretiennent-elles en regard du plan du déterminé et du plan du déterminant ?
Ce qui se situe /160/ dans l’autodétermination du cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part, est un cercle élargi jusqu’à l’infiniment grand et doté d’un centre. Ce centre est notre soi individuel. Là s’autodétermine l’instant ; là s’établit le temps qui s’autodétermine. [Vu] à partir du cercle dont le centre est nié, c’est-à-dire à partir du plan noématique du néant absolu, ce soi est absolument nié ; autrement dit, il perd son propre centre. En même temps, il a une signification qui englobe [ce plan].
Le temps, simultanément, disparaît éternellement et naît éternellement. Le soi, à la fois, est absolument déterminé à partir du monde objectif et détermine absolument ce dernier. Pris au sens où il englobe absolument le monde objectif, il est agissant. Pris au sens où il est absolument déterminé par le monde objectif, il est sensible. Ce que j’appelle l’« universel déterminé » — où toute détermination pourvue d’un centre est niée — doit être entièrement fondé par le cercle dont le centre est nié, c’est-à-dire par le plan de détermination noématique du néant absolu. Le temps, pensé le long de l’autodétermination de l’universel déterminé, au sens où (à titre d’autodétermination du néant), il la perce et l’englobe, doit être en fin de compte conçu le long de l’autodétermination du cercle dont le centre est nié, c’est-à-dire le long de la détermination noématique du néant absolu.
Néanmoins, le temps n’englobe en rien ce cercle ; un cercle doté d’un centre ne peut pas englober un cercle dépourvu de centre. Vue à partir de la détermination dépourvue de centre (非中心的限定, hi chūshinteki gentei), la détermination dotée d’un centre (中心的限定, chūshinteki gentei) doit être niée. Depuis la détermination dépourvue de centre, tant le présent qui s’autodétermine que notre soi (自己, jiko) doivent être niés. Le temps vieillit ; le moi (我, ware) va vers la mort. Le cours du temps éternel qui ne peut retourner au passé, ne fût-ce que d’un instant, est à entendre de cette façon. Toutefois, la détermination dépourvue de centre n’est originairement que la détermination noématique du cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part. La détermination dotée d’un centre n’est pas du tout effacée par la détermination dépourvue de centre.
/161/ Le temps renaît absolument ; chacun de nos instants est simultanément mort et vie. Non seulement il renaît à chaque instant mais encore, chacun de ces derniers, comme détermination circulaire, englobe le temps et revient (翻す, hirugaesu) sur le passé. On peut dire à l’instar de Platon que l’instant se trouve hors du temps et que le futur détermine le passé — bien que cela soit irrationnel. Il est possible de s’exprimer ainsi puisque l’autodétermination du cercle dont le centre est nié est pensée uniquement en tant que plan noématique du cercle dont le centre est partout.
L’autodétermination-instant qui englobe le temps en ce sens est l’agir (行為, kōi). À sa racine se trouve une chose qui, comme détermination circulaire, s’aime soi-même. En regard de la détermination temporelle qui s’écoule du passé éternel au futur éternel, [205] néanmoins, [cette chose] est d’ordre uniquement intellectuel et perceptif. Même perceptive, elle n’en demeure pas moins un sens des faits (事実感, jijitsu kan) selon lequel les faits s’autodéterminent, car à l’extrémité de la détermination-instant (瞬間的限定, shunkanteki gentei), la perception interne est/n’est pas la perception interne.
Ce qui est pensé le long de l’autodétermination noématique de l’auto-éveil du néant absolu — lequel est un cercle infiniment grand doté d’un centre — doit être abordé de la manière indiquée ci-dessus. Mais il est en outre possible de penser l’autodétermination sans intermédiaire du basho — au sens où le basho s’autodétermine —, c’est-à-dire la détermination circulaire. Cette dernière est dialectique — la mort étant/n’étant pas la vie — lorsque le plan du déterminé est/n’est pas le plan du déterminant.
Cependant, le mouvement dialectique s’établit originairement comme détermination processive du néant absolu, lequel s’autodétermine sans déterminant. À sa racine doit se trouver une dimension qui englobe la détermination-basho du néant absolu. Il s’agit de l’amour absolu, conçu comme détermination noétique du néant absolu, par laquelle le néant s’autodétermine. En lui disparaît le mouvement dialectique également. La détermination-basho abstraite s’établit une fois fondée sur cette dimension de l’amour absolu. Dès lors, l’autodétermination du basho dépourvue d’intermédiaire doit être toujours fondée sur l’autodétermination de l’amour. Elle doit être fondée sur la combinaison immédiate des personnes (人と人, hito to hito). La détermination noétique du néant absolu devrait /162/ être qualifiée d’autodétermination de l’amour. Ce qui saisit le présent ne pouvant être saisi est l’amour. Le présent saisi s’établit au moyen de l’amour.
Par conséquent, l’autodétermination d’un tel présent est pour nous le soi universel (一般的自己, ippanteki jiko). [206] La constitution d’un monde qui nous est commun requiert à son fond un soi social (社会的自己, shakaiteki jiko) au sens large (il n’y a pas de présent sans le moi social [社会的我, shakaiteki ware]). Si on considère l’individu comme un cercle infiniment grand doté d’un centre, le moi social peut être pensé comme un cercle déterminé au niveau de la circonférence. Donc, le moi social consiste toujours à englober le monde objectif. Autrement dit, il comporte une dimension agissante. Un seul plan — au sens où le basho s’autodétermine — doit désigner le plan du déterminant et le plan du déterminé. Un seul cercle doit être déterminé de deux manières.
Le moi social possède une sorte de corps. Il se situe dans l’histoire, au sens d’une autodétermination considérée conformément au plan du déterminé. Il doit être fondé par l’histoire. Le contenu de la détermination noétique pensé le long de la détermination noématique du néant absolu, telle doit être l’histoire. Mais cela signifie que cette dernière étant une détermination sur le plan du déterminant, c’est-à-dire l’autodétermination de l’amour, le plan du déterminé est englobé dans le plan du déterminant et est absorbé en lui. C’est en ce sens que nous dépassons l’histoire et que nous relevons (止揚, shiyō, aufheben) le mouvement dialectique.
Nous voyons le contenu de l’éternité au sein de l’autodétermination de l’amour, en dépassant l’histoire. Dans l’autodétermination de l’amour, ce qui s’oppose au soi est encore déterminé en tant que soi, la détermination objective est/n’est pas l’autodétermination, et l’objet est absorbé dans le sujet. L’autodétermination du présent qui englobe le passé, le présent et le futur, c’est-à-dire l’autodétermination de ce qui s’autodétermine comme néant, est l’autodétermination de l’amour — au sens où le basho s’autodétermine. En elle, [207] nous dépassons le temps et englobons l’histoire. Autrement dit, c’est au sein de l’autodétermination de l’amour que nous pouvons entrer en contact avec le contenu de ce qui est éternellement présent.
Cette autodétermination de l’amour est l’intuition (直観, chokkan). Ce qui s’aime soi-même doit se trouver au fond de l’agir. L’agir /163/ n’est autre qu’une autodétermination qui longe le temps de ce qui s’aime soi-même. L’intuition s’établit lorsque nous sommes en mesure d’englober le temps au moyen de l’agir. Elle est l’auto-éveil de l’agir. Le contenu de cette intuition est l’idée éternellement présente. L’idée est le contenu de l’amour (l’art se fonde sur l’amour). Donc, le contenu de l’autodétermination du moi social — lequel consiste en ceci que le basho s’autodétermine — doit être en un certain sens idéal. Le contenu idéal peut être vu grâce à l’autodétermination du moi social. Il a ici une signification qui dépasse l’histoire.
Dans l’amour, le soi et l’autre s’unissent, et [le soi] se voit dans l’autre. Dans l’amour absolu, qui est la détermination-basho du néant absolu, toute chose devient le soi et [ce dernier] se voit en toute chose ; chaque point du cercle sans circonférence est le centre. C’est dans cette détermination qu’est pensé aussi l’agir au sens large — qui consiste à englober le temps — et que simultanément, [le soi] peut se voir dans les choses.
La détermination noématique de l’amour est l’intuition. Le fait que soit déterminé un basho qui s’autodétermine comme autodétermination de l’amour, c’est-à-dire le fait que s’établisse une détermination circulaire finie, signifie que se constitue là une [sorte] d’intuition. [208] L’autodétermination du néant absolu, peut-on dire, se voit elle-même fondamentalement. L’autodétermination du maintenant déterminé peut être nommée « intuition » si on considère comme amour absolu l’autodétermination du maintenant éternel qui, toujours, naît partout. L’autodétermination du présent — qui englobe le passé, le présent et le futur — peut être considérée comme intuition — au sens où le présent s’autodétermine — si elle est abordée en tant qu’autodétermination de l’amour.
[L’intuition] étant l’autodétermination du maintenant éternel, c’est là que conséquemment, nous entrons en contact avec le contenu de l’éternité. Ce dernier doit être considéré comme un enrichissement du temps. Le temps ne disparaît pas dans le cours de son enrichissement ; il est englobé. /164/ Une chose véritablement éternelle n’est pas une chose qui, simplement, ne change pas. Elle désigne une chose qui s’autodétermine depuis l’intérieur, au sens où le présent s’autodétermine (Plotin, Über Ewigkeit und Zeit). C’est aussi en raison de cela que nous entrons en contact avec le contenu de l’éternité dans l’agir, lequel signifie que le présent s’autodétermine.
En ce sens, se voir soi-même consiste pour le soi individuel (個人的自己, kojinteki jiko) à atteindre sa propre limite. Ce qui se situe dans l’auto-éveil du néant absolu ne peut qu’atteindre sa limite au stade du cercle infiniment grand doté d’un centre. C’est à cette limite qu’est pensée la détermination dialectique, selon laquelle le plan de la mort est/n’est pas le plan de la vie. Cependant, il est possible de concevoir une dimension qui dépasse à son tour [la détermination dialectique], dans la mesure où le cercle dépourvu de centre a une portée qui englobe le plan de détermination du cercle dont le centre est partout.
Dans cette dimension qui englobe ce mouvement dialectique [209] sont pensés simultanément la volonté libre — dans la direction noétique — et le simple monde de l’expression — dans la direction noématique —, compris comme contenu sur le plan de détermination du cercle dépourvu de centre. Il n’y a pas de soi dans /le simple monde de l’expression/. Ce dernier est un monde dépourvu d’auto-éveil (無自覚の, mujikaku no). Le temps disparaît du côté de l’expression lorsque nous le dépassons au fond de la volonté libre, c’est-à-dire lorsque nous touchons à Dieu. Des choses telles que le temps et le soi ne peuvent que disparaître dans le plan de la négation absolue qu’est le cercle dépourvu de centre. Tel doit être le monde de la mort absolue. Le monde de l’expression est le monde de la vie détruit par la mort.
Nous ne pouvons que nous trouver confrontés au plan objectif que nous ne pouvons pas contrôler si nous nous autodéterminons en partant du soi agissant. Là, nous perdons notre soi. Mais il doit y avoir au fond de l’agir une chose qui s’aime soi-même. Ce que nous ne pouvons pas contrôler au niveau de l’agir se situe également dans la sphère de l’amour. Autrement dit, cela se situe dans le monde objectif des désirs. Les choses deviennent des objets de désir lorsqu’on part de l’autodétermination du soi agissant ; mais à l’inverse, vu à partir du monde objectif, le centre /165/ du monde objectif de l’amour est le soi. L’agir est l’autodétermination d’un tel monde objectif.
Comme je l’ai signalé précédemment, l’amour signifie que les choses sont le moi et que le moi se voit dans les choses. Si, comme l’affirme Augustin, nous ne pouvons aimer ce que nous ne connaissons pas, les choses se situent déjà dans le moi au niveau de l’amour, et l’autodétermination des choses est l’autodétermination du moi. Si on en juge à partir de cette conception, le monde de l’expression [210] s’établit comme autodétermination du cercle dépourvu de centre lorsque le soi agissant se perd soi-même, c’est-à-dire lorsque le centre du cercle infiniment grand doté d’un centre est effacé par le plan dont le centre est nié.
L’établissement de ce monde requiert que se trouve au fond de lui l’amour de l’autre. L’autodétermination du soi agissant est l’amour de soi. Nous nous introduisons dans l’amour de l’autre lorsque le soi agissant se perd soi-même. Comme je l’ai déjà mentionné, l’amour de l’autre n’est pas un élargissement de l’amour de soi mais se trouve sur la voie de sa négation. Ce qui est pensé le long de la ligne de détermination objective en vue de l’englober est l’amour de soi ; ce qui englobe le « tu » en niant cette direction [de l’amour de soi] est l’amour de l’autre.
Lorsque [le soi] voit vraiment à l’intérieur de soi le monde objectif et lorsque ce dernier est absorbé dans le soi, ce qui s’oppose à son tour au soi doit être non plus une chose mais un « tu ». Toute chose est un « tu » lorsque le « je » disparaît au sein de cette opposition. L’opposition entre deux basho doit être [une opposition] entre le « je » et le « tu ». Vu depuis l’amour absolu, le cercle dont le centre est nié doit avoir lui aussi la portée du « tu ».
Que le soi de l’amour de soi (自愛的自己, jiaiteki jiko) s’oublie soi-même signifie qu’il s’introduit dans l’amour de l’autre. Qu’il s’introduise dans l’amour de l’autre signifie qu’il se combine à la dimension de l’amour absolu, laquelle nie la direction de l’amour de soi. De cette façon, le cercle dépourvu de centre devient le champ de l’expression, conçu comme dépourvu d’auto-éveil.
Toutefois, dans la mesure où le soi social au sens large, c’est-à-dire le soi universel, s’établit à titre d’autodétermination du « soi de l’amour de l’autre » (他愛的自己, taaiteki jiko) — au sens où le basho s’autodétermine —, le temps s’enrichit en lui qui est l’autodétermination du présent (qui englobe le passé, le présent et le futur), c’est-à-dire l’autodétermination de l’amour, et en lui est vue l’idée, [211] autodétermination du maintenant éternel.
La détermination-auto-éveil (自覚的限定, jikakuteki gentei) du soi expressif /166/ doit être abordée en ce sens. Notre soi pensant s’établit là où le plan de l’expression dépourvu d’auto-éveil possède la teneur de l’auto-éveil. On peut aussi le qualifier d’autodétermination du plan de l’expression dépourvu d’auto-éveil qui a la teneur de l’auto-éveil. Comme détermination sur le plan noétique, il a également la portée de l’agir. Mais [le soi pensant] n’est pas l’autodétermination du soi social, centré sur l’amour. Il consiste plutôt à le nier. Il est fondé sur la détermination noématique de l’amour absolu.
La détermination-auto-éveil du néant absolu est l’autodétermination du temps absolu si on l’envisage à partir de sa détermination sur le plan noématique. Elle est aussi l’autodétermination du cercle dépourvu de centre lorsqu’on prend en considération ce qui s’autodétermine comme néant en dépassant l’universel déterminé. En elle est déterminé le « monde objectif ». Mais notre soi, qui se situe dans la détermination sur le plan noétique, ne se situe pas dans ce plan de détermination [du temps absolu] ; il existe en le dépassant. Il n’est pas déterminé par le temps mais le dépasse plutôt, en qualité d’autodétermination du maintenant éternel. Le temps absolu n’est qu’une chose centrée sur la direction négatrice du temps, où la mort est/n’est pas la vie.
L’être concret, compris comme la détermination-auto-éveil du néant absolu, doit être notre soi individuel, qui est l’autodétermination du maintenant éternel. Chacun de ses degrés s’autodétermine [212] à titre de cercle infiniment grand doté d’un centre. Notre soi ne se situe donc pas dans l’« histoire ». Toutefois, il s’autodétermine noématiquement en elle. Tout ce qui se situe dans la détermination-auto-éveil du néant absolu doit s’autodéterminer dans le plan de détermination de ce dernier. Notre soi s’autodétermine dans le temps absolu le long de la détermination noématique [du néant absolu]. La « nature » est considérée comme un simple contenu sur le plan de la détermination. Comme soi corporels, nous nous autodéterminons au sein de la nature et sommes également déterminés par elle. Mais comme soi agissants, /167/ nous nous autodéterminons dans l’histoire.
Je suis parti plus haut de la détermination noématique du néant absolu, c’est-à-dire du point de vue cognitif. Mais si on part de sa détermination noétique, c’est-à-dire du point de vue affectif (情意的, jōiteki), ce qui s’oppose au « je » doit être un « tu ». Toutes les relations objectives doivent être des relations entre un « je » et un « tu ».
Le fait que le présent s’autodétermine consiste pour le soi à s’autodéterminer ; cela signifie que le soi s’autodétermine en qualité de personnalité unique (一つの人格, hitotsu no jinkaku). Il est possible de s’exprimer ainsi dans la mesure où le « je » s’autodétermine comme personnalité unique. L’autodétermination du néant qui combine vraiment deux néants[32] doit être l’unité personnelle (人格的統一, jinkakuteki tōitsu). La détermination circulaire qui englobe la détermination rectilinéaire doit être une chose de ce genre.
Dès lors, si on part du « je » qui est fondé sur la détermination noétique du néant absolu, le plan noématique du néant absolu doit être le « tu ». Ce dernier doit néanmoins, comme plan noématique du néant absolu, nier absolument le « je ». [213] Le monde de l’expression est pensé en ce sens. Pour le « je », il est un « tu » inconnaissable, ou bien un soi objectif non encore auto-éveillé.
Mais originairement, le cercle dépourvu de centre doit se situer dans le plan noématique du cercle dont le centre est partout. En ce sens, il doit être un vaste soi objectif. La « conscience en général » est à entendre en ce sens. Elle peut être conçue également comme l’auto-éveil du soi expressif. Là, le cercle dont le centre est partout s’autodétermine pour la première fois de manière circulaire. Autrement dit, il consiste à se voir soi-même.
Cette détermination étant elle aussi fondée originairement par l’autodétermination de l’amour absolu, elle est à l’instar de ce « je » un soi, et elle a à l’égard du « je » la teneur d’un « tu ». Mais détermination noématique, elle est complètement intellectuelle et son contenu est simplement la nature. Une goutte d’eau suffit pour tuer le moi comme soi corporel. Mais comme personnalité unique, le moi, quand l’univers entier [l’écraserait], est plus noble que ce qui le tue parce qu’il sait [qu’il meurt][33]. Le moi et la nature étant néanmoins l’un et l’autre des déterminations noétiques /168/, ils doivent être frère et soeur dans l’amour absolu.
J’ai affirmé que le soi expressif devient auto-éveillé et a la teneur de la conscience en général lorsque le plan noétique consiste à englober le plan noématique. Mais lorsque le plan noématique est à son tour englobé dans le plan noétique — ce qui signifie que le néant se voit soi-même —, l’autodétermination du soi expressif doit avoir la teneur du soi social, c’est-à-dire une signification personnelle. Le soi expressif est, à l’égard du « je », un « tu ». Plan [214] noématique ayant la teneur de la détermination noétique du néant absolu, il nous détermine noématiquement. Simultanément, notre soi étant une détermination sur le plan noétique, nous sommes libres en regard de la société. C’est plutôt la société qui est construite par nous.
Il n’y a plus de soi social lorsque le plan noématique est à son tour absorbé dans le plan noétique. Le seul « tu » qui s’oppose au « je » est Dieu. Volontés libres, nous touchons directement à Dieu à l’extrémité [de notre] soi individuel. En même temps que du point de vue noétique, nous touchons ainsi à Dieu, nous apercevons, du point de vue noématique, des personnes libres (自由なる人, jiyū naru hito) identiques à nous-mêmes, à distance des contraintes sociales ; les personnes s’opposent réciproquement. Lorsque le « tu » comme détermination sur le plan noématique disparaît, la noèse est/n’est pas le noème, et nous voyons Dieu dans chaque personne. Le commandement « aime ton prochain comme toi-même[34] » provient lui aussi de là. Ce monde de la détermination noétique doit être appelé royaume de Dieu lorsqu’il est abordé comme société. Le « règne des fins » de Kant aussi doit être compris de cette manière.
En regard de cette détermination noétique du néant absolu, la détermination noématique de ce dernier est le monde de l’histoire. En lui, le moi social prend le sens d’un moi historique. Du point de vue noématique, nous nous situons dans [le monde de l’histoire] et sommes déterminés par lui. Il existe néanmoins, au fond de l’histoire comme détermination noématique du néant absolu, une chose infiniment irrationnelle, une chose qui efface aussi l’histoire. Le royaume de Dieu est conçu là où pareille mort absolue est, dans l’amour absolu, vie absolue.
Nous pensons à partir de la détermination noématique, [215] qui est le point de vue de la connaissance objective. /169/ Cependant, la détermination noématique doit être toujours fondée par la détermination noétique. Le contenu de la détermination noématique le plus profond de l’auto-éveil du néant absolu consiste dans les faits (事実, jijitsu) qui s’autodéterminent. Ce sont les faits de l’histoire primitive (原始歴史, genshi rekishi). Le contenu de l’autodétermination du cercle dont le centre est partout doit consister ainsi dans les faits, lesquels sont continuité de la discontinuité (非連続の連続, hirenzoku no renzoku).
Du point de vue noématique il faut supposer à la racine [des faits] une chose absolument irrationnelle[35]. Elle n’est pas encore la « nature ». Elle est néanmoins absolument néant puisque absolument irrationnelle. Comme autodétermination de ce qui est absolument néant, elle doit être l’amour absolu. Noèse qui est/n’est pas le noème[36], elle n’est encore ici ni la nature, ni le « tu ». Mais dans la mesure où elle est un auto-éveil absolu, le contenu de son autodétermination consiste dans les faits mêmes qui s’autodéterminent. Ces derniers doivent être les faits de ce que j’appelle l’« histoire primitive ».
Ce n’est pas dans la nature que nous sommes confrontés à ce qui est irrationnel ; nous y sommes vraiment confrontés au sein de l’histoire. En ce sens, le monde des faits en arrive à se voir soi-même noématiquement. Lorsque ce dernier néanmoins n’est pas aperçu, l’« histoire », et de concert avec elle la nature et en outre la société, sont prises en considération, ainsi que je l’ai mentionné précédemment. Ces dernières ont toutes trois la portée d’autodéterminations du monde de l’histoire primitive. Elles sont coincées entre les deux plans de l’auto-éveil du néant absolu. L’idée est vue dans la direction du plan noématique de ce dernier, tandis que les faits qui s’autodéterminent sont aperçus à sa racine — [216] la noèse étant/n’étant pas le noème. L’idée n’est que le contenu auto-éveillé des faits. Contenu du présent déterminé, elle n’a pas de caractère réel ; mais à sa racine se retrouvent toujours les faits, pris comme autodéterminations du maintenant qui s’autodétermine. Par conséquent, ce qui détermine de tels faits doit être notre soi individuel en tant qu’il touche à l’auto-éveil du néant absolu. Le soi individuel est dans le basho du néant absolu la chose ultime ; par conséquent, /170/ le soi universel est vu et dans la direction noématique [du soi individuel], et dans sa direction noétique.
IV. [Mémoire et personnalité]
Si, comme j’en ai traité depuis le début, le monde objectif de l’auto-éveil du néant absolu est déterminé par l’autodétermination du maintenant éternel, sa détermination noétique est l’autodétermination de l’amour absolu. Il y a derrière le mouvement dialectique une chose qui l’englobe, une chose qui le relève (止揚する, shiyō suru, aufheben). Il doit y avoir derrière tout ce qui se situe dans l’auto-éveil du néant une détermination circulaire, c’est-à-dire une dimension selon laquelle le basho s’autodétermine. Il s’agit de l’autodétermination de l’amour. Par elle est déterminée l’existentialité (存在性, sonzaisei) des choses. Le monde personnel est déterminé grâce à l’autodétermination de l’amour absolu. Les innombrables personnalités individuelles (個人的, kojinteki) sont déterminées dans la mesure où elles se situent dans cette autodétermination, par laquelle doit être fondé l’individuel (個物, kobutsu) [217] également.
On objectera que le fait de fonder les objets de connaissance (認識対象, ninshiki taishō) au moyen de la détermination de l’amour est incompatible avec l’objectivité de la connaissance (知識の客観性, chishiki no kyakkansei). Cependant, il est impossible de concevoir les « phénomènes de conscience » (意識現象, ishiki genshō) en l’absence de la dimension selon laquelle le basho s’autodétermine. Il faut supposer en quelque façon cette détermination à la racine de l’établissement de toute connaissance scientifique de l’esprit. Qui plus est, les faits mêmes qui s’autodéterminent et qui fondent la connaissance scientifique de la nature, sont fondés eux aussi sur cette détermination. Continuité de la discontinuité, les faits mêmes doivent être le contenu de cette détermination. Le passage vers le monde des objets de l’art, de la morale et de la religion peut être pensé lui aussi de cette façon, à partir du monde des objets de connaissance.
À mon avis, la conception concrète des choses n’a-t-elle pas été jusqu’à présent tenue tout à fait à l’écart, prisonnière qu’elle a été de la distinction abstraite entre connaissance, émotions et volonté ? Il n’y a pas d’auto-éveil sans le fait de s’aimer soi-même. Les objets concrets sont déterminés par /171/ l’autodétermination de l’amour. On peut dire que la dialectique de Hegel est une conception concrète des choses. J’estime cependant être en mesure de la rendre parfaite en y ajoutant en outre l’autodétermination de l’amour.
Il n’y a pas de moi sans la mémoire. Mais comment la mémoire s’établit-elle ? Son contenu, originairement, doit être continu. Mais comment pareille continuité est-elle possible ? De quelle manière le moi d’hier et le moi d’aujourd’hui se combinent-ils ? Lorsqu’on cherche la racine de cette combinaison à l’extérieur, on ne peut que la chercher dans l’existence du cerveau. Mais on n’échappe pas à une sorte d’hysteron proteron[37]. Et lorsqu’on la cherche à l’intérieur, on suppose tout au plus [218] les « petites perceptions » leibniziennes. Cela demeure néanmoins une simple supposition. La mémoire s’établit par l’autodétermination du néant. Elle s’établit par ce que j’appelle la « détermination circulaire », dans laquelle est déterminée la continuité rectilinéaire ; cette dernière est notre continuité intérieure. Il doit déjà y avoir, au sein de la mémoire, une continuité de la discontinuité dans laquelle est déterminée la simple continuité des faits.
Qu’est-ce qui se trouve au fond de cette mémoire et s’autodétermine à titre de néant ? Ce doit être le soi de l’amour de soi (自愛的自己, jiaiteki jiko). Le soi de l’amour de soi doit déterminer la mémoire et doit également décider de la direction de ses souvenirs. Nous considérons ce soi comme instinctif et nous supposons quelque chose d’irrationnel au fond du soi de l’amour de soi. Cependant, le soi personnel n’est pas envisageable au moyen de l’autodétermination de cette chose irrationnelle. Il n’y a pas de soi qui ne soit personnel. Nous aimons notre soi personnel. Il doit y avoir au fond de ce soi une chose irrationnelle puisque ce qui est rationnel y est aussi déterminé. C’est ce que j’appelle l’« autodétermination du néant ».
Le « je » d’hier qui s’oppose au « je » d’aujourd’hui, ou plutôt le moi de l’instant précédent qui s’oppose au moi de l’instant de maintenant, est aussi une personnalité indépendante. Le soi présent ne décide pas du soi passé, ni le moi passé du moi présent. Ils ne doivent pas se déterminer réciproquement l’un par rapport à l’autre. /172/ L’unité personnelle ne s’établirait pas s’il existait une chose de ce genre. Tant les faits d’hier que les faits d’aujourd’hui doivent être des faits absolus.
Plus nous sommes indépendants à chaque instant, [219] plus nous sommes des personnalités uniques. La dimension du « règne des fins » de Kant doit se retrouver à l’intérieur de la personnalité individuelle également. Les [personnalités][38] sont immédiates puisqu’elles sont la combinaison de choses indépendantes les unes en regard des autres. Plutôt, elles forment une unité intérieure. La personnalité est considérée principalement comme une chose agissant rationnellement. Or, la combinaison immédiate de deux choses indépendantes doit être l’amour. Cette unité de l’amour doit se trouver au fond de l’unité personnelle. L’agir rationnel se produit lui aussi depuis le fond de cet amour.
La mémoire est la détermination noématique du soi de l’amour de soi en ce sens. Elle s’établit en tant qu’autodétermination du présent — qui englobe le passé, le présent et le futur. La signification de la « continuité de la discontinuité » se trouve dans la mémoire. Plus les faits individuels sont disjoints, plus ils sont unifiés au moyen de la mémoire. Nous nous conformons aux faits individuels au sein de la mémoire. Plus nous nous y conformons, plus la mémoire est explicite. Il ne s’agit pas de la mémoire lorsque l’unité est vue en un certain sens noématiquement, comme dans le cas de l’imagination ou la pensée. Il existe une unité de cette non-unité, en l’occurrence l’unité du soi vraiment intérieur. Ce que nous considérons comme l’unité au moyen de la mémoire (記憶的統一, kiokuteki tōitsu) — comprise comme unité du soi véritablement intérieure — peut être qualité d’unité disjointe (分離的統一, bunriteki tōitsu).
Le sens interne voit les faits individuels ; il est un oeil qui voit sans oeil[39]. Nous nous heurtons à ce qui est absolument irrationnel à l’extrémité du sens interne ; nous nous heurtons à la négation absolue. Néanmoins, ce qui renaît à partir de là, ce sont les souvenirs. Le soi de l’amour de soi est conçu dans la mesure où [220] les faits individuels sont unifiés de manière disjonctive en tant qu’affirmation de cette négation.
Le monde des faits objectifs est déterminé au moyen de l’amour lorsque la signification de l’amour de soi est à son tour approfondie jusqu’à la position de l’amour de l’autre, où le soi est/n’est pas l’autre[40]. On peut comprendre aussi en ce sens Augustin, qui affirme que toute chose se situe dans la mémoire, /173/ et que penetrale amplum et infinitum[41].
Nous pensons les simples faits. Et nous les tenons pour irrationnels. Nous pensons également la matière, par elle-même totalement privée de forme. Cependant, même ce qu’on entend habituellement par les « faits » doit se conformer (当て嵌まる, atehamaru) aux formes du temps — tel est le « quand » — et de l’espace — tel est le « où ». De plus, nous devons absolument nous conformer (従う, shitagau) aux faits, tout au moins dans les sciences expérimentales. L’objectivité de la connaissance repose sur la combinaison aux faits. Comment un fait simplement irrationnel, privé de forme, peut-il avoir cette signification ?
Ce qui nous est donné doit être donné en un certain sens en relation avec notre subjectivité (主観, shukan). Les couleurs ne sont pas données à un aveugle ; la voix n’est pas donnée à un sourd. Ce qui est donné est ce qui est cherché. Mais notre acte de perception visuelle ne produit pas les couleurs, et les couleurs ne suscitent pas l’acte de perception visuelle (視覚, shikaku). Les couleurs possèdent un système des couleurs elles-mêmes. Ce système est un système classificateur.
Mais [une chose] doit finir par s’autodéterminer pour être donnée au « je », c’est-à-dire pour entrer en relation quelconque avec lui. Tout au moins, [221] elle doit « être » (有る, aru) au sens large ; elle doit avoir la portée de l’hypokeimenon. Il est possible de dire qu’elle est donnée à notre pensée si elle est donnée comme hypokeimenon ; on ne peut toutefois pas dire qu’elle est donnée au « je » qui voit. Cette chose n’en est pas une qui pose des actes (作用する, sayō suru). Pour être pensée comme telle, elle doit s’autodéterminer infiniment depuis l’intérieur de soi. Elle doit être considérée comme un universel concret. Mais en quel sens entretient-elle des relations avec le « je » lorsqu’elle est abordée de cette façon ?
Cette seule manière d’aborder [le donné] ne permet pas de prendre en compte notre acte de perception visuelle. Néanmoins, ce dernier n’est pas concevable séparément de l’autodétermination de l’universel de la couleur. L’acte de perception visuelle /174/ et les actes de la conscience (comme autodéterminations du basho) sont concevables uniquement lorsqu’on situe dans la direction du prédicat ce qui se trouve dans la direction du sujet (comme autodétermination de l’universel), c’est-à-dire lorsqu’on retourne (裏返す, uragaesu) l’hypokeimenon.
Alors, qu’une chose nous soit donnée ne signifie pas que le moi et une telle chose existeraient, [puis] que la seconde serait donnée au premier, mais uniquement qu’existe une chose qui s’autodétermine à titre de néant. Cela signifie que ce qui est[42] s’autodétermine dialectiquement. Son aspect d’auto-affirmation est la chose, tandis que son aspect d’auto-négation est le moi ; le néant relatif qui s’oppose à l’être qui est affirmé est le moi.
Même le fait que les perceptions (感覚, kankaku) soient données comme index doit être compris en ce sens. [222] Ces dernières ne permettraient pas de construire le monde des faits, le monde de la véritable réalité si, [perceptions] dont on ne s’aperçoit pas (極微, kyokubi)[43], elles étaient de simples points de productions — comme l’affirme l’école de Marbourg. La construction du monde du compossible requiert qu’elles s’autodéterminent dialectiquement en qualité de choses en elles-mêmes contradictoires.
Non seulement la matière privée de forme ne peut « être donnée » mais encore, elle n’est autre que le néant simple, tel qu’il a été pensé dans la philosophie grecque. Que [le donné] nous soit donné signifie qu’il se situe dans le néant à titre d’autodétermination du néant. Se situer dans le néant à titre d’autodétermination du néant, telle est la forme du donné. Au fond de ce dernier doit se trouver ce que j’appelle la « détermination circulaire ».
Les catégories du donné doivent être dialectiques, au sens le plus profond. [Le donné] est absolument irrationnel si on le considère à partir de sa détermination noématique. Mais vu à partir de la détermination noétique, il est absolument rationnel. La véritable détermination dialectique se trouve là où [le donné] est rationnel parce qu’irrationnel, et irrationnel parce que rationnel. Lorsqu’on dit que les « faits » « nous sont donnés » comme irrationnels, ce doit être au sens où [ces faits] irrationnels sont/ne sont pas rationnels. Le simple irrationnel n’est rien, /175/ à l’instar de la simple matière. Lorsqu’il nous est donné, cela signifie qu’il est rationnel.
On réfère habituellement à la simple pensée lorsqu’on parle de ce qui est rationnel. On considère par conséquent que l’irrationnel est donné à cette dernière. Mais eu égard à ce qui est (有るもの, aru mono) véritablement, il n’existe pas de chose simplement irrationnelle, [223] ni de chose simplement rationnelle. Même en mathématiques, on se fonde sur les faits de l’intuition (直覚, chokkaku) mathématique. Le contenu n’est pas donné par rapport à une forme préexistante ; forme et contenu sont donnés simultanément.
Comme l’affirme Platon dans le Parménide, il faut que ce qui est se trouve quelque part[44]. En regard de « ce qui se situe dans » (於てあるもの, oite aru mono), le « ce en quoi » (於てある場所, oite aru basho) est la forme[45]. De même que dans l’auto-éveil, le soi se voit dans le soi, l’universel détermine en lui ce qui se situe en lui. En ce sens, tout ce qui est se trouve quelque part.
Par conséquent, le basho déterminé s’oppose, en tant que forme, à ce qui est donné, dans la mesure où le basho lui-même est déterminé comme détermination circulaire — au sens où le basho s’autodétermine. Ici est prise en considération l’opposition entre le sujet et l’objet. Le basho déterminé est le sujet. Mais « ce qui est » étant toujours, comme autodétermination du néant, une chose se trouvant dans le néant, il s’autodétermine dialectiquement. Il devient dialectique puisque le néant est/n’est pas l’être, et que la matière est/n’est pas la forme[46]. Toutefois, la forme et le donné s’opposent dans la mesure où le mouvement dialectique est relevé (止揚, shiyō) dans la dimension de l’amour, qui englobe le mouvement dialectique[47].
Beaucoup de philosophies partent non pas de la détermination dialectique concrète — qui est la détermination auto-éveillée du soi expressif s’autodéterminant à titre de néant —, mais de l’opposition abstraite entre le sujet et l’objet pensée au moyen de l’autodétermination d’un basho dépourvu d’intermédiaire. Elles considèrent par conséquent la raison — qui est l’auto-éveil noématique du néant — comme le sujet, et que le contenu irrationnel lui est donné. Mais si on soutient que [224] la connaissance est déterminée par la raison et que la détermination rationnelle consiste à connaître, celle-ci doit être non plus une simple détermination logique mais l’autodétermination /176/ de l’universel concret. Par conséquent, la véritable autodétermination de l’universel concret doit être, comme autodétermination du néant, dialectique.
Les néo-kantiens considèrent que le monde empirique se construit lorsque le contenu de l’expérience se conforme à l’espace, au temps et aux catégories logiques. Mais la conscience en général dont l’unité synthétique permet la construction du monde empirique doit avoir, selon ma conception, la teneur de la perception intérieure (内的知覚, naiteki chikaku) au sens le plus profond. Et j’estime que la chose qui s’autodétermine à titre de néant, doit s’autodéterminer dialectiquement. Par elle se construit de cette façon le véritable monde objectif.
Le monde empirique se construit ainsi grâce à l’autodétermination du sens interne. Mais ce dernier s’autodéterminant dialectiquement, il a originairement une teneur agissante. Comme je l’ai mentionné précédemment, il consiste à déterminer le passé depuis le futur et signifie que le néant englobe l’être. Cela que nous considérons comme le monde empirique s’établit lorsqu’en ce sens, l’être est absorbé dans le néant, c’est-à-dire lorsque la détermination dialectique est englobée par la détermination circulaire du basho lui-même. Nous prêtons attention au monde objectif et il nous devient possible de le connaître depuis la position de la détermination noétique du néant absolu, c’est-à-dire depuis la position qui englobe dans l’amour la détermination dialectique. Pour ainsi dire, le monde objectif devient pour nous un problème depuis la position du soi qui englobe la conscience en général. Kant a mis en lumière le point de vue de la construction du monde objectif [225] ; mais cela ne prend pas en considération la position où il devient pour nous un problème. Comme je l’ai déjà mentionné, une telle position doit être celle de l’autodétermination du soi expressif, où le temps est perdu.
Lorsque les faits qui s’autodéterminent comme objets du sens interne se situent dans le plan noétique de l’auto-éveil du néant absolu, le « ce en quoi » a, par rapport à « ce qui se situe dans », une signification uniquement oppositionnelle. Dans cette seule mesure, il a la portée du basho déterminé. Ce dernier est le sujet agissant (行為的主観, kōiteki shukan). En regard de ce qui se situe dans le basho du néant absolu, le basho déterminé de manière oppositionnelle est considéré comme le sujet agissant. On peut donc soutenir /177/ que le sujet agissant est, du sujet, le niveau ultime. En ce sens, l’autodétermination du basho déterminé est l’autodétermination du soi agissant et son contenu auto-éveillé est l’idée. Mais en regard de ce qui se situe dans le basho du néant absolu, le basho pensé de manière oppositionnelle a nécessairement la teneur du sujet agissant. En d’autres termes, le sujet agissant consiste nécessairement à englober « ce qui se situe dans ».
À la limite de cette opposition sujet/objet, le sujet agissant est, au niveau noématique, pensée et, au niveau noétique, volonté libre. Il est considéré comme volonté libre dans la mesure où même lorsque « basho déterminé de manière oppositionnelle », il ne peut plus englober « ce qui se situe dans », il l’englobe encore nécessairement ; et il est considéré comme pensée dans la mesure où il peut l’englober. La vérité s’établit en tant que contenu idéel de la pensée.
La « conscience en général » est pensée dans la mesure où le sens interne, conçu comme la détermination noétique des faits qui s’autodéterminent, [226] a une signification agissante. Lorsque les faits qui s’autodéterminent nous sont donnés, notre subjectivité prend donc à l’égard de ces derniers le sens d’un sujet agissant. Au niveau noétique, ce dernier a la teneur de la volonté libre mais au niveau noématique, il a la teneur de la pensée. Lorsqu’il se situe dans cette dernière, le donné revêt le sens d’un problème. En ce sens, il est donné en tant que problème ; il est ce qui est cherché, comme chez Cohen[48]. Non seulement le simple sujet formel n’a pas la teneur du sujet connaissant mais encore, il est impossible que [quelque chose] soit donné à un tel sujet. Ce qui est donné au soi doit être donné depuis l’intérieur du soi.
Le sens interne est considéré comme la conscience morale (良心, ryōshin) lorsqu’il a une signification agissante — au sens indiqué précédemment. Le donné devient un problème pour celui qui est doté d’une conscience morale théorique, de la même manière que [le caractère] bon ou mauvais de l’agir devient un problème pour celui qui possède une conscience morale. Ce qui se situe dans l’autodétermination du soi agissant théorique /178/ devient un problème ; son contenu auto-éveillé est la vérité. Windelband, reprenant les termes de Lotze, affirme qu’on ne peut échapper à un raisonnement circulaire et que là doit être cherchée aussi la signification de la vérité — qui doit inévitablement transgresser [ce raisonnement].
La connaissance devient un problème à l’égard de ce qui se situe dans la conscience morale théorique. La véritable conscience en général doit avoir une signification analogue à la conscience morale. De la même manière exactement que la conscience morale, [227] elle n’est par conséquent pas simplement formelle ; rationalisation de l’irrationnel, elle doit avoir sous un autre aspect une signification créatrice. Les catégories sont les formes de l’unité synthétique de [la conscience en général], dans la mesure où elle a une teneur agissante. Autrement dit, elles sont, en regard de « ce qui se situe dans », les formes de l’autodétermination du basho déterminé.
On considère que la connaissance commence à partir de l’unité synthétique du sujet de connaissance. J’estime cependant qu’elle débute à partir de ceci que les faits s’autodéterminent à titre d’autodéterminations du maintenant éternel, c’est-à-dire à partir d’une unité disjointe. Le donné n’est pas une diversité (雑多, zatta) privée de forme. Chacun [de ses éléments] doit s’autodéterminer absolument. Ils doivent s’unifier en niant l’unité. Il doit y avoir ici une unité négatrice. Affirmation de la négation, cette unité est une détermination dialectique. Notre connaissance est fondée sur elle et commence par elle. Nous devons rejeter toute forme établie que ce soit là où les faits commandent (命ずる, meizuru).
Nous devons penser ainsi si notre véritable soi est le néant absolu et si « ce qui est » vraiment se situe dans le néant absolu. L’unité interne du soi véritable doit être une unité négatrice de ce genre. Autrement dit, elle doit être dialectique. Considérons l’intuition artistique — pour nous immédiate et dans laquelle le sujet et l’objet ne sont pas séparés —, ou encore le cours de la durée pure de Bergson ; or, l’une et l’autre ne sont que l’unité d’un soi déjà projeté (射影せられた, shaei serareta).
[228] La véritable unité immédiate du soi interne se trouve non pas dans la direction noématique /179/ mais dans la direction noétique. Elle doit être par conséquent une unité-basho (場所的統一, bashoteki tōitsu)[49]. Le fait que les faits s’autodéterminent doit se retrouver même au fond de l’intuition immédiate. La connaissance unifiée s’établit dans la mesure où le « sujet de connaissance » est l’auto-éveil de cette détermination-basho (場所的限定, bashoteki genkei). Elle ne s’établit pas par l’unité synthétique du « sujet de connaissance ». C’est bien plutôt l’unité synthétique du sujet de connaissance qui est pensée à partir de ceci que les faits s’autodéterminent.
En général, un rayon projeté dans un miroir concave se concentre en un foyer. L’espace du néant absolu doit avoir une courbure, dans la mesure où il s’autodétermine à titre de néant. Ce qui s’y situe forme un monde d’objets en eux-mêmes unifiés. Il n’existe pas de simples faits, que les formes unifieraient. Autodéterminations du maintenant qui s’autodétermine, les formes de la connaissance se fixent du fait que le maintenant s’autodétermine, c’est-à-dire du fait que l’actualité (現実, genjitsu) s’autodétermine. Les formes de la connaissance physique se fixent en ceci que les faits physiques s’autodéterminent comme contenu perceptif. Les diverses formes de la connaissance se fixent à partir de la question de savoir en quel sens le maintenant s’autodétermine.
Le présent qui englobe le passé, le présent et le futur, s’autodétermine en soi. Son foyer d’autodétermination est le « maintenant ». Dans la mesure où ce dernier est l’autodétermination du temps et où il s’autodétermine à titre de néant, il doit être tel un point lumineux illuminant ce qui le précède et ce qui le suit ; en d’autres termes, il doit être le maintenant qui s’autodétermine.
[229] Cette autodétermination est le sens interne au sens le plus profond. Il n’y a pas de sens interne sans la mémoire. Le sens interne a une signification qui englobe le passé. On croit habituellement que le « monde intérieur » est déterminé de cette façon par le sens interne mémoriel. Mais dans ce cas, seul un temps potentiel est déterminé ; le soi n’est pas vu véritablement. Le véritable sens interne étant le cogito ergo sum, il doit signifier que l’acte se voit soi-même. De cette façon, notre soi englobe pour la première fois l’avant et l’après du temps.
/180/ Comme l’affirme Augustin, nous nous souvenons que nous nous souvenons ; non seulement la mémoire se trouve dans la mémoire, mais le fait d’oublier s’y trouve aussi. Les faits de la « perception intérieure » sont déterminés par l’intuition de ce sens interne. Mais si le « monde des faits internes » s’établit au moyen de la détermination du sens interne — compris comme autodétermination du néant —, le sens interne doit avoir déjà la portée du sens externe. Ce qui se voit doit se dépasser. Il n’y a originairement pas d’intérieur et d’extérieur dans les sens, compris comme autodéterminations du maintenant éternel. Plutôt, tous peuvent être aussi extérieurs, au sens où ils se trouvent confrontés à l’irrationnel, qui est l’autodétermination du néant. Si on ajoute à ce sens externe la dimension de la mémoire, on peut affirmer suite à Augustin que toute chose se situe dans la mémoire et considérer avec Platon que le connaître est un souvenir.
Les sens étant originairement le plan d’autodétermination du néant, le monde des faits internes n’est au sein de ce plan de détermination [230] qu’un cercle déterminé doté d’un centre. En ce sens, les sens ont en général la portée de la conscience morale. Cette dernière est considérée comme rationnelle mais le fait que l’irrationnel soit/ne soit pas le rationnel renvoie à l’intuition relevant de la conscience morale (良心的直覚, ryōshinteki chokkaku). Ce qui est de l’ordre de l’intuition est directement régulateur ; cela constitue la voix de la conscience morale. Celle-ci ne peut être entendue ni dans ce qui est seulement rationnel, ni dans ce qui est seulement irrationnel. La voix de la raison entendue au fond de l’irrationnel, la voix de l’esprit entendue au fond de la chair, telle est la voix de la conscience morale. Se conformer à la voix de la conscience morale consiste non pas à devenir seulement rationnel, mais à se conformer aux exigences des sentiments purs. Toutefois, cela consiste à rejeter le soi pensé, à se détacher de ses désirs et à devenir une chose qui s’autodétermine à titre de néant. Le contenu de l’autodétermination du maintenant éternel apparaît comme la voix de la conscience morale au sens large.
Jusqu’à maintenant, l’intuition relevant de la conscience morale a été prise en considération uniquement à propos de l’agir. Mais il va sans dire que même si la connaissance certaine (直証的, chokushōteki) est une perception physique, /181/ elle doit avoir la portée de la conscience morale — dans la mesure où elle a une signification régulatrice. La physique doit nécessairement se conformer à l’intuition des faits physiques, laquelle relève de la conscience morale. Pour cela, elle doit rejeter toute théorie, quelle qu’elle soit.
Ce n’est pas le mè on qui s’établit en regard de l’on, mais l’on qui s’établit en regard du mè on. Notre véritable auto-éveil se trouve non pas dans la direction de l’on mais dans celle du mè on. Il doit y avoir à la racine de l’établissement de la connaissance une rationalisation de ce qui est absolument irrationnel. La voix de la conscience morale est la voix de Dieu. En regard de [231] ce qui se situe dans le basho du néant absolu, ce qui en ce sens englobe absolument le basho déterminé de manière relative est le sujet intellectuel (知的主観, chiteki shukan). Par conséquent, la « connaissance certaine » s’établit dans la mesure où le basho déterminé de cette façon a simultanément la portée du basho qui détermine.
Notre monde de la connaissance s’établit par la conscience morale théorique, le monde artistique par la conscience morale artistique, et le monde éthique par la conscience morale éthique (道徳的良心, dōtoku ryōshin). On doit retrouver au fond de chacun d’entre eux la dimension selon laquelle les faits s’autodéterminent, la dimension de l’autodétermination du maintenant éternel. Cette dernière étant l’autodétermination du néant absolu, c’est-à-dire la rationalisation de ce qui est absolument irrationnel, elle doit être par conséquent, au niveau noétique, l’amour absolu. Dans l’amour, nous affirmons le soi en le niant et vivons en mourant. L’amour est la rationalisation de l’irrationnel. On peut dire à l’instar de Kierkegaard que le véritable amour est une obligation, l’affaire de la conscience morale.
L’intuition relevant de la conscience morale et le contenu de l’amour absolu se trouvent là où autodéterminations du maintenant éternel, ils entrent en contact avec l’éternité au sein de l’autodétermination de l’instant — par laquelle les faits s’autodéterminent. Par conséquent, le monde des valeurs éternelles, c’est-à-dire le monde des idées, est vu dans la mesure où nous englobons ce qui est dialectique depuis la position de l’amour absolu. Nous ne pouvons pas englober ce qui est dialectique tant que nous ne nous fondons pas sur la position de Dieu. Le basho déterminé doit être oppositionnel à l’égard de ce qui se situe dans le basho du néant absolu, c’est-à-dire de ce qui s’autodétermine dialectiquement. /182/ L’idée est vue en tant que contenu de cette détermination-basho.
[232] Mais originairement, cette dimension du basho déterminé de manière oppositionnelle, c’est-à-dire la dimension de l’« agir », a [une double] signification : elle englobe ce qui s’autodétermine dialectiquement et en même temps, ne peut pas l’englober. Dans la mesure, toutefois, où elle l’englobe sont pensés à sa limite la conscience en général (au niveau noématique) et le sujet moral (au niveau noétique). Par conséquent, le sujet artistique s’établit dans la mesure où il peut englober [ce qui s’autodétermine dialectiquement]. Mais ces mondes du sujet ne s’établissent pas en eux-mêmes. Au fond de ceux-ci doivent se trouver les mondes de la perception et de l’amour, qui s’autodéterminent dialectiquement. Autrement dit, il ne faut pas oublier que s’y trouve le monde des faits, dans lequel les faits s’autodéterminent.
Appendices
Notes
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[*]
Il convenait pour la traduction de cet essai d’utiliser la plus récente édition des oeuvres complètes de Nishida. Voir Nishida Kitarō, 「永遠の今の自己限定」 (Eien no ima no jiko gentei, L’autodétermination du maintenant éternel) (mars-mai 1931), dans 『西田幾多郎全集』 (Nishida Kitarō zenshū, Oeuvres complètes de Nishida Kitarō), t. 5 : 『無の自覚的限定』 (Mu no jikakuteki gentei, La détermination du néant conformément à l’auto-éveil), Tōkyō, Iwanami Shoten, 2002, p. 143-182. Les numéros de pages indiqués entre traits obliques / / renvoient à cette édition. Cependant, étant donné que la plupart des chercheurs travaillent encore à l’aide de l’édition des oeuvres complètes de Nishida datant de 1965, j’ai aussi renvoyé à la pagination de cette édition, à l’aide de chiffres entre crochets [ ]. Voir 『西田幾多郎全集』 (Nishida Kitarō zenshū, Oeuvres complètes de Nishida Kitarō [abrév. NKZ]), t. 6 : 『無の自覚的限定』 (Mu no jikakuteki gentei, La détermination du néant conformément à l’auto-éveil), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1965, p. 181-232. — Il n’a pas été tenu compte dans la traduction qui suit des quelques notes de l’éditeur de l’édition de 2002 puisqu’elles font référence aux éditions japonaises des auteurs dont Nishida traite, et n’ont donc pas de pertinence dans le cadre d’une traduction française du présent essai. Toutes les notes qui suivent sont de la traductrice.
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[1]
Ga 4,4.
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[2]
Lors de la naissance du fils de Dieu.
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[3]
Voici le passage au complet : « Quand le père qui l’avait engendré s’aperçut que le monde qu’il avait formé à l’image des dieux éternels se mouvait et vivait, il en fut ravi et, dans sa joie, il pensa à le rendre encore plus semblable à son modèle. Or, comme ce modèle est un animal éternel, il s’efforça de rendre aussi tout cet univers éternel, dans la mesure du possible. Mais cette nature éternelle de l’animal, il n’y avait pas moyen de l’adapter complètement à ce qui est engendré. Alors il songea à faire une image mobile de l’éternité et, en même temps qu’il organisait le ciel, il fit de l’éternité qui reste dans l’unité cette image éternelle qui progresse suivant le nombre, et que nous avons appelée le temps » (Platon, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Paris, Garnier-Flammarion [coll. « GF », 203], 1969, p. 416-417).
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[4]
Nishida, certainement en connaissance de cause puisqu’il appuie la suite de son essai sur le livre XI des Confessions d’Augustin, pose la même question que ce dernier au début de ce livre : « Qu’est-ce donc que le temps ? » (Augustin, Les Confessions, Paris, Flammarion [coll. « GF », 21], 1993, p. 264).
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[5]
« Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? » (ibid.).
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[6]
Ibid., p. 269.
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[7]
Ce n’est pas seulement le temps qui est contradictoire, mais également la manière dont Nishida exprime ce caractère contradictoire, ainsi qu’on le voit dans ce paragraphe d’une grande difficulté où n’apparaissent pas clairement les rapports logiques entre les propositions. Nishida y discute de l’irréversibilité du temps, tout en rappelant le thème de l’englobement du temps dans le présent dans ces deux phrases : « [Mais] il doit finir par pouvoir se répéter lorsque sa destination infinie est en un certain sens englobée. Le temps n’est pas simplement une continuité dotée d’une direction fixe », de même que vers la fin du paragraphe lorsqu’il rappelle la conception augustinienne.
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[8]
L’individuum aristotélicien ou sujet qui ne peut devenir prédicat.
-
[9]
有の場所的限定 (yū no bashoteki gentei). Qu’il soit pris en tant que sujet (substratum) ou en tant que changement, l’individuel est englobé par l’être qui, par rapport au néant dans son caractère englobant (c’est-à-dire comme basho), est un universel déterminé.
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[10]
C’est-à-dire en tant qu’autodétermination de l’universel du néant.
-
[11]
« Qui donc ose nier que le futur ne soit pas encore ? Cependant l’attente du futur est déjà dans l’esprit. Et qui conteste que le passé ne soit plus ? Pourtant le souvenir du passé est encore dans l’esprit » (Augustin, Les Confessions, p. 278).
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[12]
Le mot 主語 (shugo) est la traduction japonaise du sujet d’inhérence aristotélicien, dans son rapport au prédicat (述語, jutsugo).
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[13]
自己が自己に於いて自己を見る (jiko ga jiko ni oite jiko wo miru). Telle est la définition fondamentale de l’auto-éveil lors de la période de la pensée de Nishida dite « du basho » (1926-1930).
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[14]
Dans ce paragraphe, les occurrences des notions de « détermination » et d’« autodétermination » sous leurs formes nominale et verbale (active et passive) sont si nombreuses qu’on pourrait facilement s’y perdre. Les choses deviennent plus claires lorsqu’on s’aperçoit que ces notions indiquent avant tout une série de rapports : entre le néant et le présent ; entre le présent et l’instant ; entre l’instant et la personne ; et entre le soi et le temps. Suivant la forme utilisée, ces rapports s’initient soit à partir de l’élément qui détermine, soit à partir de l’élément déterminé. Il est manifeste, dans ce contexte, que la logique du basho de Nishida est essentiellement une philosophie de la relation. Ajoutons que par rapport à l’universel déterminé (l’universel judicatif) qui demeure de l’ordre de l’abstrait, le présent, l’instant et la personne libre sont des déterminations-auto-éveil du néant absolu (ou des déterminations-basho du néant absolu). Cela signifie qu’il s’agit, dans l’ordre de la réalité, des éléments les plus concrets du monde historique. Ajoutons que si l’on part de ce qui s’autodétermine (le néant absolu, le maintenant éternel, l’instant, le présent, le temps, le soi et la réalité), on assiste à deux types de faits. D’abord, l’élément qui s’autodétermine le fait toujours suivant une certaine modalité, à savoir par exemple « conformément à l’auto-éveil » ou « de manière circulaire ». Cela écarte d’emblée de la philosophie de Nishida tout type de statisme. Ensuite, ce qui se détermine le fait toujours « en tant que » quelque chose, ce qui implique d’une part la modification incessante de l’identité propre et la constante mise en relation avec autre chose. Il est manifeste que pour exprimer les liens intrinsèques entre les divers éléments impliqués dans la temporalité, Nishida n’a pas trouvé de meilleur moyen que l’utilisation constamment renouvelée des notions de détermination, d’autodétermination et de détermination réciproque. Ces notions fonctionnent de pair avec la notion de basho puisqu’elles marquent le passage incessant d’un basho à un autre, de même que les rapports entre basho et contenus.
-
[15]
Pascal, Pensées, Paris, Garnier Frères, 1964, p. 87 (pensée 72).
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[16]
Tous les basho sont des plans (面 men), mais tous les plans ne sont pas des basho. Le basho en tant que plan désigne le lieu englobant par rapport à ses contenus. On parlera en ce sens du « plan de la conscience » (意識の面 ishiki no men), qui est le lieu de la mise en relation du soi conscient et de ses objets. Lorsqu’il n’a pas le caractère d’un basho, le « plan » désigne l’un ou l’autre « niveau » ou « stade » de détermination de tel ou tel basho : le plan de détermination noétique (ノエシス的限定面 noeshisuteki gentei men), le plan de la négation (否定面 hitei men), le plan de l’auto-éveil (自覚面 jikaku men). Alors que le basho se caractérise par son caractère englobant, le plan a ceci de spécifique qu’il entre toujours en contact avec un autre plan (cette conjonction de deux plans est exprimée par est/n’est pas [即 soku], comme dans l’expression 死の面即生の面 shi no men soku sei no men (le plan de la mort est/n’est pas le plan de la vie). Ce qui se situe sur ces deux plans entre alors en relation dialectique et appartient désormais aux deux plans. Lorsque par ailleurs Nishida parle du « plan de détermination » d’un basho, par exemple, du « plan de détermination noétique » du néant absolu, il s’agit d’un niveau moins englobant que le basho en question, mais qui est la détermination de ce même basho et qui entretient avec lui d’étroits rapports de détermination réciproque. Nishida utilise aussi souvent la forme adjectivale du mot « plan » (面的 menteki), qu’on peut traduire en français par « sur le plan de », comme dans l’expression « détermination sur le plan noématique » (ノエマ的面的限定 noemateki mentei gentei).
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[17]
内的事実即外的事実 (naiteki jijitsu soku gaiteki jijitsu). Le mot 即 (soku) indique un rapport à la fois d’identité et de différence entre deux termes. Voir à ce sujet Jacynthe Tremblay, « Introduction de la traductrice », dans Nishida Kitarō, L’éveil à soi, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 9-51.
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[18]
« L’âme ne peut s’aimer sans aussi se connaître : comment en effet aimer ce qu’on ignore ? » (Augustin, De Trinitate, 33e série : Dieu et son oeuvre. Les Images, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 81).
-
[19]
Le soi ne peut être connu objectivement.
-
[20]
Ce qui ne peut être objectivé.
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[21]
絶対に無なるもの (zettai ni mu naru mono, ce qui est absolument néant) est une autre formulation de 絶対無 (zettai mu, néant absolu).
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[22]
« Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps : le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.” Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. Si l’on me permet de m’exprimer ainsi, je vois et j’avoue qu’il y a trois temps, oui, il y en a trois » (Augustin, Les Confessions, p. 269).
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[23]
Il s’agit des innombrables soi, en tant qu’ils s’aiment eux-mêmes.
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[24]
À savoir le néant absolu.
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[25]
Le « tu » comme détermination noétique est le cercle ou le basho dans lequel s’établit la détermination noématique, à savoir le « je ».
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[26]
Mt 22,39.
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[27]
死が即生 (shi ga soku sei).
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[28]
有が即無 (yū ga soku mu).
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[29]
感官的なるものが即霊的 (kankanteki naru mono ga soku reiteki).
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[30]
外が即ち内 (soto ga sunawachi uchi).
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[31]
非合理的なるものが即合理的 (higōriteki naru mono ga soku gōriteki).
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[32]
Nishida parlera dans l’essai « Je et tu » de deux faits absolus non objectivables, à savoir le « je d’hier » et le « je d’aujourd’hui » (voir par exemple NKZ, t. 6, p. 343, 399). L’unité personnelle n’est autre que la combinaison du « je d’hier » et du « je d’aujourd’hui ».
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[33]
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien » (Pascal, Pensées, p. 162 [pensée 347]).
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[34]
Mt 22,39.
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[35]
Au sens où elle n’est pas de l’ordre de la raison.
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[36]
ノエシス即ノエマ (noeshisu soku noema).
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[37]
Supposition injustifiée ; en japonais 仮定不当 (katei futō). Nishida utilise d’ailleurs le mot 仮定 sous ses formes verbale et nominale dans les deux phrases qui suivent.
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[38]
C’est-à-dire le « je » d’hier et le « je » d’aujourd’hui.
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[39]
L’oeil qui voit ne peut se voir lui-même. Il est non objectivable.
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[40]
自即他 (ji soku ta).
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[41]
« Je dépasserai donc cette faculté de ma nature, et me hausserai par degrés jusqu’à Celui qui m’a créé. Et j’arrive aux plaines, aux vastes palais de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toutes sortes. Là sont gardées toutes les pensées que nous formons, en augmentant, en diminuant, en modifiant d’une manière quelconque les acquisitions de nos sens, et tout ce que nous avons pu y mettre en dépôt et en réserve, si l’oubli ne l’a pas encore dévoré et enseveli » (Augustin, Les Confessions, p. 209-210).
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[42]
有るもの (aru mono), l’étant.
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[43]
« L’état passager, qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple, n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception, qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite. Et c’est ce en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s’aperçoit pas » (Leibniz, La Monadologie, Paris, Grasset [coll. « Le livre de poche », 4 606], 1991, 317 p.).
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[44]
« Mais évidemment il faut aussi que ce qui est se trouve toujours quelque part » (Platon, Parménide, Paris, Flammarion [coll. « GF », 688], 1999, p. 183 [151a3-4]).
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[45]
En regard du contenu, le basho ou l’universel est la forme.
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[46]
無即有、質料即形相 (mu soku yū, shitsuryō soku keisō).
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[47]
Opposition au sens de mise en relation.
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[48]
Voir Hermann Cohen, System der Philosophie. Logik der reinen Erkenntniss, Berlin, Cassirer, 1902.
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[49]
Il s’agit là d’une unité réalisée par le basho lui-même.