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De nos jours, la métaphysique n’a pas bonne presse. Privé de perspectives métaphysiques, l’homme contemporain possède un goût très vif pour le réel immédiat, mais il lui manque le sens de l’être et sa profondeur mystérieuse. Le métaphysicien s’extasie devant l’étant non pas dans sa nature physique, chimique ou biologique. Il s’émerveille devant lui en tant qu’il est, « en tant qu’étant ». La métaphysique est donc cette science de l’être en tant qu’être.
André Léonard a été professeur de philosophie à l’Université de Louvain de 1970 à 1991. Cet essai de philosophie fondamentale est un ouvrage magistral. Il est difficile de le classer tellement il dépasse ce qui est connu et publié dans le domaine philosophique. Le professeur Léonard campe son sujet dès l’introduction. Quand le regard métaphysique vers la profondeur et la hauteur du réel vient à s’éteindre, alors l’intelligence s’épuise dans l’exploration et l’exploitation de la longueur et la largeur des choses. Et parce qu’ainsi elle ne contemple plus jamais ce qui la dépasse, l’intelligence humaine finit par s’occuper en permanence de ce qui est moins qu’elle-même. Sous peine d’asphyxie spirituelle, la pensée doit donc retrouver le chemin de la sagesse métaphysique.
L’ouvrage est divisé en deux sections. La première permet à l’A. d’exprimer son point de vue sur quatre philosophes qui ont marqué le questionnement métaphysique depuis le Moyen Âge : Thomas d’Aquin (son maître), Kant, Hegel et Heidegger.
L’A. débute donc sa critique en abordant Thomas d’Aquin. Il cerne le coeur de la conception thomiste de l’être. Il y développe la pensée du Docteur angélique à partir de quatre points essentiels : « L’être et l’étant », « L’être et l’intelligence », « L’être et les transcendantaux », « L’être et Dieu ». L’A. expose d’abord le principe « d’universelle intelligibilité » des choses : « Tout est intelligible par l’être ». Toute science est un effort intellectuel à propos d’un objet dont on sait qu’il est (an sit ?) pour comprendre plus facilement sa manière d’être (quid sit ?).
L’être est avant tout une nature réelle, indépendante de notre connaissance, et donc extérieur à notre pensée. L’être est de soi une perfection n’exigeant aucune limite. Il est donc réalisable à l’infini. Il est de soi acte. L’ordre de l’être se révèle comme une source intarissable d’actualité où toute réalité puise sa perfection : « esse est actualitas omnium rerum ». L’être est exprimé par une idée analogue. L’être n’est pas un genre. Il est une « nature » si universelle qu’il contient toutes les réalités. Enfin, l’être est une « nature » abstraite. Celle-ci est d’abord réalisée avec limite dans les objets concrets, changeants et multiples, c’est-à-dire que l’être est aussi composé de puissance et d’acte.
Dieu, étant l’Être qui réalise pleinement l’être, étant à la Source à la fois réalisatrice et explicative de tous les autres êtres, il est donc la première réalité à expliquer. Après Dieu, vient toute créature qui est une substance composée d’essence et d’existence, comme de deux éléments réellement distincts, quoique inséparables, et ordonnés entre eux comme l’acte et la puissance. Enfin, vient le corps en général, objet de la physique, composé substantiel de matière première et de forme substantielle.
Une deuxième grande figure retient l’attention d’André Léonard : Emmanuel Kant. Pour dégager les grandes lignes de ce système si complexe, il pose la question kantienne dans toute sa verdeur : « La métaphysique comme science est-elle possible ? », ou encore : « Y a-t-il une science des objets métaphysiques, à savoir l’âme, le monde et Dieu ? »
André Léonard aborde ensuite le complexe système kantien. La raison, ici, se voit refuser toute possibilité de pénétrer dans le domaine de la réalité véritable : elle peut systématiser les phénomènes, les organiser pour les comprendre, construire des objets de science. Et elle est compétente sur ce terrain, capable de certitude. Elle se voit interdire cependant toute démonstration véritable concernant l’existence de Dieu, la nature de l’âme, les perspectives ultra-terrestres : tout ce qui est transcendantal, c’est-à-dire métaphysique, est illusion pure, construction dans les nuages. La raison ne peut étendre son effort au-delà du cercle de l’expérience sensible. Pour Kant, il n’y a rien au-delà de la raison ; ou ce qui revient au même : cet au-delà est pour l’esprit humain comme n’existant pas. Le mot raison est vidé de son contenu ontologique. Ainsi, la valeur humaine devient la valeur suprême. La personne est une « fin en soi ». La loi morale n’est autre chose que la loi de la raison, se justifiant par elle-même sans qu’il soit besoin de remonter plus haut. La raison est enclose en elle-même.
Les post-kantiens tentent de renouer avec les bases de la pensée philosophique ancienne, médiévale et moderne. La pensée hégélienne constitue l’entreprise la plus prestigieuse en vue de restaurer le plein droit d’une philosophie authentiquement métaphysique. Hegel construit un système plus objectif, dans lequel la conscience ou le moi se trouve mieux à sa place, non plus au centre, mais à un moment de l’évolution universelle. Tout est intelligible par l’être qui, identique à son fond avec l’Esprit ou l’Idée infinie, se manifeste dans l’univers concret grâce à au mouvement dialectique : thèse, antithèse, synthèse. André Léonard termine la première section de son ouvrage en abordant la métaphysique heideggérienne. Le point de départ de Heidegger n’est pas l’homme, mais l’être-là (Dasein). Celui-ci est être dans le monde, en tant que capacité de se dépasser dans une transcendance dont la structure est la temporalité. Cette structure finie de la temporalité donne à l’être-là un destin, une histoire conçue non pas comme succession d’événements dans le temps, mais comme avènement de la liberté.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée au déploiement organique d’une pensée métaphysique de l’être. Dans le premier chapitre, l’A. va à la découverte de l’être à partir de son rôle fondateur par rapport à ce qui, pour nous, est expérimentalement premier, à savoir la pensée, l’interrogation, le concept, le langage et, finalement, les structures essentielles de l’existence humaine. Dans le deuxième chapitre, il cherche à penser l’être en lui-même, dans sa positivité et sa différence interne par rapport à l’essence et à la subsistance : « L’Être en lui-même ». Dans un dernier chapitre, l’A. traite de la différence entre le Je et le Tu, entre les étants et l’être, entre les étants, entre l’être et Dieu. La pensée du philosophe culmine jusqu’à la pensée métaphysique de Dieu et de la création. Au terme de sa recherche, André Léonard affirme que l’être apparaît comme une similitude de la pensée divine, ce qui ouvre le champ d’une pensée positive de l’analogie et de l’exemplarité. L’A. clôt cette réflexion par une méditation du rapport entre métaphysique de l’être et révélation chrétienne.
Cet ouvrage traite substantiellement des grandes questions métaphysiques. Il me semble réservé aux gens qui ont déjà une bonne initiation philosophique et peut très bien accompagner les étudiants et les professeurs qui veulent approfondir les grandes questions métaphysiques.