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Ces deux livres d’un grand historien-anthropologue qui a traversé l’Atlantique pour prendre sans doute plus de recul et de distance vis-à-vis des matériaux qui l’intéressent doivent être lus ensemble, comme deux volumes qui se complètent sur un même thème, celui des « mythidéologies », pour reprendre une expression de l’auteur. Dans ces deux ouvrages, Détienne joue un peu les apprentis sorciers, il pratique littéralement ce qu’il qualifie de « comparatisme expérimental et constructif ».
Avertissons tout de suite le lecteur que ce jeu, soit le rebutera d’office — et il refermera le livre —, soit le séduira — et il lira alors d’un bout à l’autre un texte épicé, parfois provocant mais combien rafraîchissant ! Détienne ne s’interdit aucune question, il bouscule les opinions, déconstruit les stéréotypes, fait émerger d’intéressantes associations et s’oppose à toute forme d’académisme. Il plonge le lecteur tantôt dans l’histoire ancienne, celle des Grecs, tantôt dans la France contemporaine, tantôt dans l’histoire des sociétés non modernes étudiées par les ethnologues, brouillant ainsi l’espace et le temps.
Comparer l’incomparable est un texte pamphlétaire, « postdéconstructionniste », pour reprendre un mot de l’auteur. Détienne y montre surtout comment développer la démarche comparative qui l’intéresse. Plus question ici de comparer des comparables au sens classique du terme en élaborant des typologies ou des morphologies. Au contraire, Détienne plaide pour qu’historiens et anthropologues sortent de l’Incommensurable et travaillent de concert. Tous, renchérit-il avec perspicacité, doivent éviter d’être pris au piège d’une culture qui se ferme comme une huître.
Dans cette optique, l’auteur propose une introduction et quatre études en cours de réalisation où il met en oeuvre sa démarche. L’introduction en appelle à une meilleure collaboration entre historiens et anthropologues, une piste déjà ouverte par des penseurs aussi différents que le jésuite Joseph-François Lafitau, qui osa comparer les Grecs aux Iroquois, et Georges Dumézil, perçu comme un intrus par les spécialistes de la Rome antique. Cette piste ne fut toutefois jamais exploitée en profondeur. Lucien Febvre, Marc Bloch et Fernand Braudel sont donc égratignés au passage, tout comme les historiens britanniques et allemands, tous accusés d’en rester à des histoires nationales. La première enquête se déploie ensuite autour de deux questions, qu’est-ce qu’un lieu et qu’est-ce qu’un site ? On trouvera ici les premiers développements d’un sujet que l’historien exploite plus à fond dans son second volume brièvement analysé ci-dessous et intitulé Comment être autochtone ? La seconde enquête porte sur les régimes d’historicités et le changement. L’historien rappelle que certaines sociétés valorisent plus que d’autres les ruptures et changements radicaux. Le raisonnement de Détienne rejoint ici en bonne partie celui que Lévi-Strauss adopte dans Mythe et histoire, un texte trop souvent mal compris où l’ethnologue se sert de la distinction entre sociétés chaudes et sociétés froides pour faire ressortir différentes attitudes face à l’histoire. Pour Détienne, la situation de l’Occident se démarque : l’histoire demeure encore un instrument d’éducation politique dans ces sociétés, si bien que pour le sens commun, une société qui n’enseigne pas l’histoire est une société suicidaire. La troisième enquête est consacrée aux polythéismes et aux expériences religieuses. Suivant de nouveau les pas de Dumézil, l’historien met en rapport les dieux, les puissances, les génies et les esprits mais aussi les objets et les gestes. Le dernier chantier, celui des pratiques d’assemblée et des formes du politique, offre à Détienne l’occasion de promener son lecteur dans l’Éthiopie du Sud contemporaine, chez les Ochollo, mais également chez les Cosaques du xve siècle en passant par les communes italiennes, la Révolution française de 1789 et l’Athènes de Périclès. Ce dernier chantier a récemment abouti à une publication collective fort intéressante dirigée par l’auteur et qui s’intitule Qui veut prendre la parole ? (Paris, Seuil, 2003, 433 p.).
Dans Comment être autochtone ?, l’historien se donne comme mission celle de dénationaliser les histoires nationales en Europe et ailleurs dans le monde. La thèse qu’il avance tient en une phrase : pour quelqu’un venu d’ailleurs, il y a cent et une manières de fabriquer du territoire à partir de deux ingrédients, la terre et le sang.
Deux grandes idées doivent au moins être retenues. La première, l’hypothèse de l’auteur, considère que l’autochtonie n’est en définitive qu’une façon de faire du territoire, d’aménager un terrain et d’en faire son domaine vital, avec ses marques, ses odeurs, ce que la langue populaire exprime par l’idée de faire son trou. On laissera au lecteur le plaisir de voir comment à partir de là, Détienne met en perspective ce qui se passe sur le territoire des Yanomami, en Israël aujourd’hui, dans la Padanie des Lombards, dans la France de Braudel et le monde des anciens Grecs. La seconde idée figure à la toute fin du volume. Elle laisse apparaître la position de l’auteur qui reprend à son compte une déclaration d’E. Kant : « Personne n’a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ».
À certains égards, ce livre me semble moins riche et moins équilibrée que le tout premier, paru trois auparavant. Ici, en effet, l’Europe domine et si Détienne prend un malin plaisir à lancer quelques piques qui agaceront ses collègues de la Sorbonne et de l’EHESS, la maigreur des données mobilisées pour les sociétés non modernes décevra les ethnologues qui en resteront sur leur faim. Le problème s’avère d’autant plus évident que l’auteur navigue à contre-courant des idéologies contemporaines véhiculées dans les communautés autochtones de multiples régions de la planète et en partie relayées par les ethnologues, traditionnels défenseurs des peuples minoritaires et des populations spoliées. Lorsqu’on provient d’un pays où les frontières sont relativement bien établies et les droits acquis après de multiples guerres, n’est-il pas plus facile de critiquer cette instrumentalisation politique de la notion d’autochtonie ? Enfin, l’historien aurait pu prendre un peu plus de risques et ne pas s’en remettre autant à son propre terrain de prédilection méditerranéen.
Ceci étant dit, ces livres de Détienne valent le détour. L’écriture est limpide, élégante, les arguments convaincants et les exemples instructifs. Ces ouvrages séduiront sans aucun doute tous ceux et celles qui sont prêts à laisser de côté la chronologie et la quête des origines, l’histoire positiviste et les ornières nationales pour entrer dans la logique de la pensée humaine, les grandes règles de navigation qu’évoque Lévi-Strauss lorsqu’il entre dans le dédale des mythes.